Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 89-96).


VIII

LA VILLE ÉTRANGE


Le matin s’était montré radieux. On eut dit que pendant la nuit les volcans s’étaient concertés pour cesser les hostilités. En effet, on ne percevait plus qu’un bruit lointain semblable au roulement du tonnerre ou au bombardement de quelque ville éloignée. Les murailles de toile flottaient sous l’effort de la brise matinale ; à perte de vue on distinguait les tentes sous lesquelles trois cent quatre-vingt-dix millions de personnes attendaient l’embarquement à bord des aérobus à destination de Mars. Quarante milles plus au sud s’étendait l’aérodrome d’où s’effectuaient les départs. De Niagara à ce champ d’aviation la troupe gardait les conduites électriques qui transportaient l’énergie nécessaire au fonctionnement des moteurs d’avions. Ces conduites contenaient des câbles supportant la tension d’un milliard de volts. Là, où ils aboutissaient la plus inimaginable installation s’érigeait : c’était l’usine de transformation. Les techniciens traitaient le fluide, augmentaient sa teneur en électrons, l’emmagasinaient dans de gigantesques bouteilles de Falsten, attendaient l’ordre d’alimenter les moteurs des soixante-cinq milles aérobus qui demain devaient s’élever pour entreprendre le voyage vers la lointaine planète perdue là-bas dans l’immensité.

Des pylônes de mille pieds dressaient leur altière structure vers le firmament. Du sommet de ces mâts les ondes de Hertz devaient, pendant trente-trois jours, diriger la flotte aérienne vers Mars la prédestinée.

Mais là il n’y avait pas seulement les appareils électriques qui dirigeaient les ondes de Hertz, il y avait aussi la machinerie énorme qui devait prolonger la colonne d’air de la terre à Mars. Il fallait voir, aux environs de ce qui était autrefois Chicago, rasée par une explosion terrible vers 1980, l’installation des usines génératrices de l’air sub-atmosphérique. De Niagara arrivait, par voie des airs, le fluide nécessaire au fonctionnement de puissantes dynamos. Personne n’était admis aux alentours et quiconque s’y serait hasardé aurait été volatilisé par les effluves mortelles se dégageant des cuves dans lesquelles l’azote de l’air, sous traitement, était transformé. Nul bruit, malgré les milliers de bielles et de roues d’engrenage. L’ancienne méthode des coussinets à billes avait fait place à un procédé beaucoup plus pratique. Les arbres de couche n’étaient plus enserrés dans des prisons de plomb ou de cuivre, ils roulaient à un millième de pouce d’une paroi de carbone pure ; le tout était lubrifié au moyen d’huile synthétique sous la pression de deux ou trois atmosphères. D’ailleurs chaque machine fonctionnait dans un vide relatif.

Le froid avait sévi dès les premiers jours de l’automne. L’immense territoire aplani où l’on avait dressé une ville colossale de tentes était protégé par l’air chaud contrôlé, qui était distribué par de puissants appareils dressés au confin nord de cette cité temporaire. L’eau était amenée dans des conduites à fleur de terre et distribuée dans des vasques désinfectées et purifiées au chlore désodorisé.

Quatre mois avaient suffi à l’érection de cette ville temporaire où tout était réglé comme le balancier d’une horloge. Stinson la visita et en fut satisfait. Là, devaient vivre pendant quelque temps, et par alternance de trois cent quatre-vingt-dix millions à la fois, onze milliards d’individus. L’humanité entière devait passer sous les tentes innombrables avant d’entreprendre le voyage fantastique vers Mars.

Dans toutes les parties du monde les peuples se préparaient. Les États-Unis vidés de leur population, le Canada allait suivre. Puis viendraient les nations les plus menacées. L’Asie d’où, pendant des mois les flottes aériennes devaient amener à Niagara des millions et des millions d’individus de race jaune. Aucun être humain ne devait être abandonné en aucune partie de la terre. L’Afrique et l’Europe fourniraient ensuite leurs légions. De l’Amérique du Sud, il n’était pas question puisque la presque totalité de sa population avait émigré jadis vers l’Afrique.

En dépit du perfectionnement scientifique qu’avait atteint l’humanité d’alors, il y avait encore des malades et pour eux on avait dressé, toujours sous la toile, un immense hôpital. Il n’y avait certes plus d’épidémie mais des maladies inconnues il y a cinq siècles étaient apparues, faisant le désespoir des savants. La lèpre, absolument différente de l’ancienne, avait fait son apparition vers l’an 2300. Ce n’était plus l’ulcère hideux que les vieilles nations avaient choyé à travers les siècles disparus, c’était la maladie affreuse de la cellule, la perturbation au cœur même de cette unité de la matière animale. C’était non plus l’angoisse mais bien la terreur qui s’emparait des patients. Rien, du côté physique, ne trahissait la maladie, les corps restaient beaux et jeunes grâce à la culture physique obligatoire sur toute la surface de la terre. La forme de la matière ne variait pas mais les malades, atteints de cette lèpre nouvelle, venaient solliciter l’euthanasie dans les hôpitaux. Point de remède à ce mal qui n’était pas contagieux cependant. Ceux que n’avaient pu secourir les divers spécifiques d’alors étaient maintenus endormis jusqu’au terme de la mort.

Le Rayon K avait certes prolongé la durée de l’existence des hommes d’une cinquantaine d’années, mais rien n’avait encore été trouvé qui put enrayer la mort. Les humains ne connaissaient plus la douleur physique mais par contre subsistait toujours l’incertitude morale, le plus grand des maux des hommes, plus grand même que la mort. On avait trouvé le moyen de traiter la folie : en peu de temps la perturbation cérébrale se stabilisait ; les médecins avaient recours à l’opération cervicale qui ne faillissait jamais. Le plus difficile c’était la localisation du mal au cœur même des méandres du cerveau. À la suite d’expériences prolongées et diverses sur les réflexes on parvenait à trouver l’endroit où il y avait congestion, fissure, ramollissement ou simple agitation. La syphilis avait également fui devant la science des hommes, plus de réaction de Wasserman, plus de salversan, plus rien de l’ancien discrédit jeté sur l’humanité des âges lointains. Toutes les maladies microbiennes avaient été balayées de la surface du globe. C’est à peine si l’on avait gardé le souvenir d’un Pasteur, le père de l’ancienne théorie des infiniments petits. Les microbes n’étaient certes pas disparus mais ils étaient devenus inoffensifs grâce aux bactériophages d’Hérelle. On désinfectait le corps des individus comme on désinfectait au XXe siècle les entrepôts des villes.

Les États-Unis d’Amérique et le Canada avec leurs populations de près de sept cent millions d’habitants devaient fournir les premiers contingents à se rendre sur Mars. Il fallait pour ainsi dire déblayer le territoire où onze milliards d’individus devaient stationner avant de prendre place à bord des aérobus de l’Union des peuples.

En peu de temps la ville de New-York fut évacuée presque complètement ainsi que tout le littoral atlantique habité. Cette foule reposait sous les tentes, conduite par une discipline douce et éducative.

Cent cinquante jours suffiraient à l’évacuation de l’Amérique. Les avions avaient en plus de la population, à transporter des tonnes et des tonnes d’aliments synthétiques, de la machinerie indispensable, des bibliothèques concentrées au moyen de la photographie microscopique, et tant d’autres éléments indispensables à l’existence individuelle et collective.

Soixante-cinq mille aérobus pouvant contenir chacun 6,000 passagers de cabines reposaient dans la plaine. Ces avions étaient formidables. Chaque navire de l’air ressemblait vaguement aux anciens paquebots. Dix ponts se superposaient les uns aux autres d’une longueur de quinze cents pieds sur une largeur de trois cents. Des ascenseurs assuraient les communications dans l’énorme bâtiment. Ce navire aérien n’avait pas de train d’atterrissage. Des hélices autogires le soulevaient verticalement sans secousse. Le capitaine était le maître à bord. En plein vol on pouvait relier ensemble deux, trois, quatre et jusqu’à huit et dix de ces avions afin de permettre ainsi à une agglomération plus considérable d’hommes de se sentir les coudes et de franchir avec moins d’angoisse l’espace presque insondable les séparant de la planète qui les attendait.