Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 115-126).

X

LE SIÈGE


En approchant d’Orenbourg, nous aperçûmes une foule de forçats avec les têtes rasées et des visages défigurés par les tenailles du bourreau. Ils travaillaient aux fortifications de la place sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns emportaient sur des brouettes les décombres qui remplissaient le fossé ; d’autres creusaient la terre avec des bêches. Des maçons transportaient des briques et réparaient les murailles. Les sentinelles nous arrêtèrent aux portes pour demander nos passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse de Bélogorsk, il nous conduisit tout droit chez le général. Je le trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle d’automne avait déjà dépouillés de leurs feuilles, et, avec l’aide d’un vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille. Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la santé. Il parut très content de me voir, et se mit à me questionner sur les terribles événements dont j’avais été le témoin. Je le lui racontai. Le vieillard m’écoutait avec attention, et, tout en m’écoutant, coupait les branches mortes.

« Pauvre Mironoff, dit-il quand j’achevai ma triste histoire ! c’est tommage, il avait été pon officier. Et matame Mironoff, elle était une ponne tame, et passée maîtresse pour saler les champignons. Et qu’est devenue Macha, la fille du capitaine ? »

Je lui répondis qu’elle était restée à la forteresse, dans la maison du pope.

« Aie ! aie ! aie ! fit le général, c’est mauvais, c’est très mauvais ; il est tout à fait impossible de compter sur la discipline des brigands. »

Je lui fis observer que la forteresse de Bélogorsk n’était pas fort éloignée, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas à envoyer un détachement de troupes pour en délivrer les pauvres habitants. Le général hocha la tête avec un air de doute.

« Nous verrons, dit-il ; nous avons tout le temps d’en parler. Je te prie de venir prendre le thé chez moi. Il y aura ce soir conseil de guerre ; tu peux nous donner des renseignements précis sur ce coquin de Pougatcheff et sur son armée. Va te reposer en attendant. »

J’allai au logis qu’on m’avait désigné, et où déjà s’installait Savéliitch. J’y attendis impatiemment l’heure fixée. Le lecteur peut bien croire que je n’avais garde de manquer à ce conseil de guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie. À l’heure indiquée, j’étais chez le général.

Je trouvai chez lui l’un des employés civils d’Orenbourg, le directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit vieillard gros et rouge, vêtu d’un habit de soie moirée. Il se mit à m’interroger sur le sort d’Ivan Kouzmitch, qu’il appelait son compère, et souvent il m’interrompait par des questions accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne prouvaient pas un homme vergé dans les choses de la guerre, montraient en lui de l’esprit naturel et de la finesse. Pendant ce temps, les autres conviés s’étaient réunis. Quand tous eurent pris place, et qu’on eut offert à chacun une tasse de thé, le général exposa longuement et minutieusement en quoi consistait l’affaire en question.

« Maintenant, messieurs, il nous faut décider de quelle manière nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou défensivement ? Chacune de ces deux manières a ses avantages et ses désavantages. La guerre offensive présente plus d’espoir d’une rapide extermination de l’ennemi ; mais la guerre défensive est plus sûre et présente moins de dangers. En conséquence, nous recueillerons les voix suivant l’ordre légal, c’est-à-dire en consultant d’abord les plus jeunes par le rang. Monsieur l’enseigne, continua-t-il en s’adressant à moi, daignez nous énoncer votre opinion. »

Je me levai et, après avoir dépeint en peu de mots Pougatcheff et sa troupe, j’affirmai que l’usurpateur n’était pas en état de résister à des forces disciplinées.

Mon opinion fut accueillie par les employés civils avec un visible mécontentement. Ils y voyaient l’impertinence étourdie d’un jeune homme. Un murmure s’éleva, et j’entendis distinctement le mot suceur de lait prononcé à demi-voix. Le général se tourna de mon côté et me dit en souriant :

« Monsieur l’enseigne, les premières voix dans les conseils de guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant nous allons continuer à recueillir les votes. Monsieur le conseiller de collège, dites-nous votre opinion. »

Le petit vieillard en habit d’étoffe moirée se hâta d’avaler sa troisième tasse de thé, qu’il avait mélangé d’une forte dose de rhum.

« Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu’il ne faut agir ni offensivement ni défensivement.

– Comment cela, monsieur le conseiller de collège ? repartit le général stupéfait. La tactique ne présente pas d’autres moyens ; il faut agir offensivement ou défensivement.

– Votre Excellence, agissez subornativement.

– Eh ! oh ! votre opinion est très judicieuse ; les actions subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tête du coquin soixante-dix ou même cent roubles à prendre sur les fonds secrets.

– Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un bélier kirghise au lieu d’être un conseiller de collège, si ces voleurs ne nous livrent leur ataman enchaîné par les pieds et les mains.

– Nous y réfléchirons et nous en parlerons encore, reprit le général. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l’ordre légal. »

Toutes les opinions furent contraires à la mienne. Les assistants parlèrent à l’envi du peu de confiance qu’inspiraient les troupes, de l’incertitude du succès, de la nécessité de la prudence, et ainsi de suite. Tous étaient d’avis qu’il valait mieux rester derrière une forte muraille en pierre, sous la protection du canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin, quand toutes les opinions se furent manifestées, le général secoua la cendre de sa pipe, et prononça le discours suivant :

« Messieurs, je dois tous déclarer que, pour ma part, je suis entièrement de l’avis de M. l’enseigne ; car cette opinion est fondée sur les préceptes de la saine tactique, qui préfère presque toujours les mouvements offensifs aux mouvements défensifs. »

Il s’arrêta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon amour-propre. Je jetai un coup d’œil fier sur les employés civils, qui chuchotaient entre eux d’un air d’inquiétude et de mécontentement.

« Mais, messieurs, continua le général en lâchant avec un soupir une longue bouffée de tabac, je n’ose pas prendre sur moi une si grande responsabilité, quand il s’agit de la sûreté des provinces confiées à mes soins par Sa Majesté Impériale, ma gracieuse souveraine. C’est pour cela que je me vois contraint de me ranger à l’avis de la majorité, laquelle a décidé que la prudence ainsi que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siège qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de l’ennemi par la force de l’artillerie, et, si la possibilité s’en fait voir, par des sorties bien dirigées. »

Ce fut le tour des employés de me regarder d’un air moqueur. Le conseil se sépara. Je ne pus m’empêcher de déplorer la faiblesse du respectable soldat qui, contrairement à sa propre conviction, s’était décidé à suivre l’opinion d’ignorants sans expérience.

Plusieurs jours après ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff, fidèle à sa promesse, s’approcha d’Orenbourg. Du haut des murailles de la ville, je pris connaissance de l’armée des rebelles. Il me sembla que leur nombre avait décuplé depuis le dernier assaut dont j’avais été témoin. Ils avaient aussi de l’artillerie enlevée dans les petites forteresses conquises par Pougatcheff. En me rappelant la décision du conseil, je prévis une longue captivité dans les murs d’Orenbourg, et j’étais prêt à pleurer de dépit.

Loin de moi l’intention de décrire le siège d’Orenbourg, qui appartient à l’histoire et non à des mémoires de famille. Je dirai donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de l’autorité, ce siège fut désastreux pour les habitants, qui eurent à souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie à Orenbourg devenait insupportable ; chacun attendait avec angoisse la décision de la destinée. Tous se plaignaient de la disette, qui était affreuse. Les habitants finirent par s’habituer aux bombes qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts mêmes de Pougatcheff n’excitait plus une grande émotion. Je mourais d’ennui. Le temps passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de Bélogorsk, car toutes les routes étaient coupées, et la séparation d’avec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps consistait à faire des promenades militaires.

Grâce à Pougatcheff, j’avais un assez bon cheval, avec lequel je partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du rempart, et j’allais tirailler contre les éclaireurs de Pougatcheff. Dans ces espèces d’escarmouches, l’avantage restait d’ordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment, et d’excellentes montures. Notre maigre cavalerie n’était pas en état de leur tenir tête. Quelquefois notre infanterie affamée se mettait aussi en campagne ; mais la profondeur de la neige l’empêchait d’agir avec succès contre la cavalerie volante de l’ennemi. L’artillerie tonnait vainement du haut des remparts, et, dans la campagne, elle ne pouvait avancer à cause de la faiblesse des chevaux exténués. Voilà quelle était notre façon de faire la guerre, et voilà ce que les employés d’Orenbourg appelaient prudence et prévoyance.

Un jour que nous avions réussi à dissiper et à chasser devant nous une troupe assez nombreuse, j’atteignis un Cosaque resté en arrière, et j’allais le frapper de mon sabre turc, lorsqu’il ôta son bonnet, et s’écria :

« Bonjour, Piôtr Andréitch ; comment va votre santé ? »

Je reconnus notre ouriadnik. Je ne saurais dire combien je fus content de le voir.

« Bonjour, Maximitch, lui dis-je ; y a-t-il longtemps que tu as quitté Bélogorsk ?

– Il n’y a pas longtemps, mon petit père Piôtr Andréitch ; je ne suis revenu qu’hier. J’ai une lettre pour vous.

– Où est-elle ? m’écriai-je tout transporté.

– Avec moi, répondit Maximitch en mettant la main dans son sein. J’ai promis à Palachka de tacher de vous la remettre. »

Il me présenta un papier plié, et partit aussitôt au galop. Je l’ouvris, et lus avec agitation les lignes suivantes :


« Dieu a voulu me priver tout à coup de mon père et de ma mère. Je n’ai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. J’ai recours à vous, parce que je sais que vous m’avez toujours voulu du bien, et que vous êtes toujours prêt à secourir ceux qui souffrent. Je prie Dieu que cette lettre puisse parvenir jusqu’à vous. Maximitch m’a promis de vous la faire parvenir. Palachka a ouï dire aussi à Maximitch qu’il vous voit souvent de loin dans les sorties, et que vous ne vous ménagez pas, sans penser à ceux qui prient Dieu pour vous avec des larmes. Je suis restée longtemps malade, et lorsque enfin j’ai été guérie, Alexéi Ivanitch, qui commande ici à la place de feu mon père, a forcé le père Garasim de me remettre entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous sa garde dans notre maison. Alexéi Ivanitch me force à l’épouser. Il dit qu’il m’a sauvé la vie en ne découvrant pas la ruse d’Akoulina Pamphilovna quand elle m’a fait passer près des brigands pour sa nièce ; mais il me serait plus facile de mourir que de devenir la femme d’un homme comme Chvabrine. Il me traite avec beaucoup de cruauté, et menace, si je ne change pas d’avis, si je ne consens pas à ses propositions, de me conduire dans le camp du bandit, où j’aurai le sort d’Élisabeth Kharloff. J’ai prié Alexéi Ivanitch de me donner quelque temps pour réfléchir. Il m’a accordé trois jours ; si, après trois jours, je ne deviens pas sa femme, je n’aurai plus de ménagement à attendre. Ô mon père Piôtr Andréitch, vous êtes mon seul protecteur. Défendez-moi, pauvre fille. Suppliez le général et tous vos chefs de nous envoyer du secours aussitôt que possible, et venez vous-même si vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise,

« Marie Mironoff. »


Je manquai de devenir fou à la lecture de cette lettre. Je m’élançai vers la ville, en donnant sans pitié de l’éperon à mon pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tête mille projets pour délivrer la malheureuse fille, sans pouvoir m’arrêter à aucun. Arrivé dans la ville, j’allai droit chez le général, et j’entrai en courant dans sa chambre.

Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe d’écume. En me voyant, il s’arrêta ; mon aspect sans doute l’avait frappé, car il m’interrogea avec une sorte d’anxiété sur la cause de mon entrée si brusque.

« Votre Excellence, lui dis-je, j’accours auprès de vous comme auprès de mon pauvre père. Ne repoussez pas ma demande ; il y va du bonheur de toute ma vie.

– Qu’est-ce que c’est, mon père ? demanda le général stupéfait ; que puis-je faire pour toi ? Parle.

– Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la forteresse de Bélogorsk. »

Le général me regarda fixement, croyant sans doute que j’avais perdu la tête, et il ne se trompait pas beaucoup.

« Comment ? comment ? balayer la forteresse de Bélogorsk ! dit-il enfin.

– Je vous réponds du succès, repris-je avec chaleur ; laissez-moi seulement sortir.

– Non, jeune homme, dit-il en hochant la tête. Sur une si grande distance, l’ennemi vous couperait facilement toute communication avec le principal point stratégique, ce qui le mettrait en mesure de remporter sur vous une victoire complète et décisive. Une communication interceptée, voyez-vous… »

Je m’effrayai en le voyant entraîné dans des dissertations militaires, et je me hâtai de l’interrompre.

« La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de m’écrire une lettre ; elle demande du secours. Chvabrine la force à devenir sa femme.

– Vraiment ! Oh ! ce Chvabrine est un grand coquin. S’il me tombe sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en attendant, il faut prendre patience.

– Prendre patience ! m’écriai-je hors de moi. Mais d’ici là il fera violence à Marie.

– Oh ! répondit le général. Mais cependant ce ne serait pas un grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux d’être la femme de Chvabrine, qui peut maintenant la protéger. Et quand nous l’aurons fusillé, alors, avec l’aide de Dieu, les fiancés se trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps filles ; je veux dire qu’une veuve trouve plus facilement un mari.

– J’aimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la céder à Chvabrine.

– Ah bah ! dit le vieillard, je comprends à présent ; tu es probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors c’est une autre affaire. Pauvre garçon ! Mais cependant il ne m’est pas possible de te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expédition est déraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilité. »

Je baissai la tête ; le désespoir m’accablait. Tout à coup une idée me traversa l’esprit, et ce qu’elle fut, le lecteur le verra dans le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers.