Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 171-176).




CHAPITRE XVII.

la réconciliation.


Voici un père maintenant qui sacrifiera sa fille au plus vil intérêt : Il s’en servira pour apaiser une ancienne querelle, ou la lancera, comme Jonas aux poissons, pour calmer la mer agitée.
Anonyme.


Le lord Keeper commença sa confidence d’un air indifférent, ayant soin néanmoins de remarquer l’effet qu’elle produisait sur le jeune Ravenswood.

« Vous savez, dit-il, mon jeune ami, que le soupçon est le vice naturel de notre époque, et qu’il expose les meilleurs et les plus sages à la fourberie d’artificieux scélérats. Si j’avais été disposé à écouter de pareilles gens l’autre jour, ou même si j’eusse été le rusé politique que vous pensiez trouver en moi, vous, Maître de Ravenswood, au lieu d’être aujourd’hui en liberté, et de pouvoir agir et solliciter à votre gré dans ce que vous croyez la défense de vos droits, vous seriez maintenant au château, devenu la prison d’Édimbourg[1], ou dans quelque autre prison d’état ; ou si vous aviez échappé à ce destin, c’eût été par une fuite en pays étranger au risque d’un jugement par contumace. — Milord, je crois, dit le Maître, que vous ne voudriez pas plaisanter sur un tel sujet, et cependant il m’est impossible de penser que vous parliez sérieusement. — L’innocence, reprit le garde des sceaux, est confiante, et quelquefois, bien qu’elle soit en cela très-excusable, elle y met de la présomption. — Je ne comprends pas, dit Ravenswood, comment la conviction de l’innocence peut, en aucun cas, se nommer présomption. — On peut du moins l’appeler imprudence, dit sir William Ashton, puisqu’elle tend à nous faire croire que tout le monde regarde comme évident ce dont nous n’avons la conviction qu’en nous-mêmes. J’ai vu plus d’un scélérat se défendre mieux que ne le ferait un honnête homme dans la même situation, parce que, n’ayant pas la conviction de son innocence pour le soutenir, il est obligé de recourir à tous les avantages que la loi lui laisse, et quelquefois si ses avocats sont des hommes à talent, il réussit à se faire acquitter par ses juges. Je me rappelle la cause célèbre de sir Coolie Condiddle, qui fut accusé d’abus de confiance ; tout le monde savait qu’il était coupable ; non seulement il se fit acquitter, mais plus tard lui-même devint le juge de gens plus honnêtes que lui. — Ayez l’obligeance de revenir à votre premier point, dit le Maître. Tous semblez insinuer qu’il y a eu quelques soupçons sur moi. — Des soupçons, Maître ? Oui vraiment ; et je puis vous en montrer les preuves, si toutefois je les ai ici. Écoutez, Lockhard. » Le serviteur entra. « Allez chercher la petite valise à cadenas que je vous ai recommandée particulièrement ; entendez-vous ? — Oui, milord. » Lockhard disparut, et le seigneur garde des sceaux continua comme s’il se parlait à lui-même :

« Je crois que j’ai ces papiers, je le crois ; car devant venir dans cette contrée, il était tout naturel de les emporter avec moi ; dans tous les cas, je les ai au château de Ravenswood. Quant à cela, j’en suis sûr ; de sorte que, si vous vouliez bien… »

Ici Lockhard entra et lui remit le portefeuille de cuir. Le lord Keeper en tira quelques papiers concernant le rapport fait au conseil privé sur ce qui avait eu lieu aux funérailles d’Allan lord Ravenswood, et la part active qu’il avait prise lui-même pour étouffer cette affaire. On avait choisi ces pièces avec soin, de manière à exciter la curiosité naturelle de Ravenswood sur ce sujet, sans la satisfaire cependant ; elles laissaient voir que sir William Ashton avait agi dans cette occasion comme avocat et pacificateur entre lui et les autorités du jour. Ayant fourni à son hôte le motif d’un examen, le lord Keeper se mit à table pour déjeuner et commença une conversation insignifiante avec sa fille et le vieux Caleb, dont le ressentiment contre l’usurpateur du château de Ravenswood s’apaisait en voyant son aimable familiarité.

Après la lecture de ces papiers, le Maître de Ravenswood resta pendant quelques minutes le front appuyé sur sa main, comme s’il eût été plongé dans une profonde rêverie ; puis il parcourut encore rapidement les pièces qu’il tenait, comme s’il eût cherché à y découvrir quelque dessein caché, qui lui aurait échappé à une première lecture. Apparemment un second examen le confirma dans l’opinion qu’il avait eue d’abord ; car il quitta précipitamment le banc de pierre sur lequel il était assis, et s’avançant vers le lord Keeper, il lui prit la main et la lui serra fortement, lui demandant pardon de l’injustice qu’il avait commise à son égard, lorsque, au contraire, il avait la preuve qu’il protégeait sa personne en défendant son honneur.

L’homme d’état reçut d’abord ses remercîments avec une surprise bien feinte, puis avec une affectation de franche cordialité ; les larmes brillaient déjà dans les yeux bleus de Lucy en voyant cette scène inattendue et intéressante ; surtout en voyant le Maître, naguère si hautain et si réservé, et qu’elle avait toujours cru la partie offensée, implorer le pardon de son père : c’était un changement surprenant, flatteur et touchant à la fois.

« Séchez vos larmes, Lucy, lui dit le lord Keeper. Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce parce que votre père, quoique homme de loi, est reconnu pour un homme d’honneur et de bonne foi ? Qu’avez-vous à me remercier, mon cher Maître, continua-t-il en s’adressant à Ravenswood ? n’en auriez-vous pas fait autant pour moi ? Suum cuique tribuito[2] était la maxime du droit romain, et je l’ai apprise lorsque j’étudiais Justinien. D’ailleurs, ne m’avez-vous pas payé mille fois en sauvant la vie de cette chère enfant ? — Oui, reprit le Maître d’un ton de remords ; mais le petit service que je vous ai rendu n’était que l’effet d’un mouvement naturel : vous, en défendant ma cause, tout en n’ignorant pas le mal que je pensais de vous et combien j’étais votre ennemi, vous avez fait un acte de sagesse, de générosité et d’honneur. — Bah ! dit le seigneur garde des sceaux, chacun de nous deux a agi à sa façon ; vous, en brave militaire, et moi, en juge et conseiller intègre. Peut-être n’aurions-nous pu changer de rôle. Quant à moi, j’aurais fait un triste tauridor[3] ; et vous, mon bon Maître, quoique votre cause soit excellente, vous l’auriez peut-être plaidée moins bien que moi devant le conseil. — Mon généreux ami ! » dit Ravenswood ; et ce titre, que le lord Keeper lui avait si souvent prodigué, mais qu’Edgar lui donnait pour la première fois, prouva à son ancien ennemi qu’il venait d’obtenir toute la confiance d’un cœur fier et plein d’honneur. On remarquait dans le jeune gentilhomme son bon sens, sa perspicacité, ainsi que son caractère réservé, tenace et irascible : mais ses préjugés, quelque enracinés qu’ils fussent, ne pouvaient manquer de céder à l’amour et à la reconnaissance. Les charmes réels de la fille, joints aux services supposés du père, effacèrent de sa mémoire les serments de vengeance qu’il avait prononcés la nuit qui avait suivi les funérailles de son père ; malheureusement ils avaient été entendus et enregistrés sur le livre du destin.

Caleb était présent à cette scène extraordinaire : il ne voyait aucune autre raison d’une amitié si étrange qu’une alliance entre les deux maisons, et le château de Ravenswood donné en dot à la jeune demoiselle. Quant à Lucy, lorsque Ravenswood exprima les regrets les plus vifs de sa froide réception, elle ne put que sourire au milieu de ses larmes et lui assurer, d’une voix entrecoupée, tout en lui abandonnant sa main, le plaisir qu’elle éprouvait en voyant la réconciliation complète entre son père et son libérateur. L’homme d’état lui-même se sentit ému en voyant l’abandon plein de feu et sans réserve avec lequel le Maître de Ravenswood renonçait à sa haine et sollicitait son pardon ; ses yeux brillaient et se remplirent de larmes en regardant ces jeunes gens, qui déjà s’aimaient et qui semblaient faits l’un pour l’autre ; il pensait combien le caractère fier et chevaleresque de Ravenswood pourrait se montrer avec avantage dans des circonstances où lui-même se trouvait abaissé, pour nous servir d’une expression de Spencer, par l’obscurité de sa naissance et par sa timidité naturelle. En outre, sa fille, son enfant chéri, la compagne constante de ses plaisirs, paraissait devoir former une union heureuse avec une âme aussi grande que l’était celle de Ravenswood ; et même la délicatesse physique et la douceur de caractère de Lucy Ashton semblaient encore avoir besoin d’être soutenues par la force et par le caractère hardi du Maître. Ce ne fut pas seulement pendant quelques minutes que sir William Ashton pensa à ce mariage comme très-probable et même désirable ; car il se passa plus d’une heure avant que le lord eût pu réfléchir à la pauvreté du Maître et au déplaisir que cette union causerait à lady Ashton. Il est certain que cet enthousiasme extraordinaire de sentiments tendres qui vinrent surprendre le lord Keeper, fut un encouragement tacite pour l’amour d’Edgar et de sa fille, et fit croire aux deux amants qu’une semblable union lui serait agréable. On peut penser que lui-même ne fut point éloigné de cette idée, puisque, long-temps après la catastrophe qui suivit leur amour, il engageait ses auditeurs à ne pas permettre que leurs sentiments prissent trop d’ascendant sur leur prudence, et affirmait que le plus grand malheur de sa vie était le résultat d’un instant d’abandon où sa sensibilité l’avait emporté sur son intérêt. Il faut avouer, s’il en fut ainsi, qu’il souffrit long-temps et cruellement d’une faute qui n’avait duré qu’un instant.

Peu après, le lord garde des sceaux reprit la conversation. « Vous avez été tellement surpris de trouver en moi un honnête homme que vous avez oublié votre curiosité au sujet de ce Craigengelt ; et cependant votre nom a été cité dans cette affaire. — Le misérable ! dit Ravenswood ; ma liaison avec lui a été la plus courte possible, et encore ai-je eu bien tort d’avoir le moindre rapport avec lui. Qu’a-t-il dit de moi ? — Bien assez, reprit le garde des sceaux, pour exciter la terreur de quelques-uns de nos sages, qui sont prêts à agir contre un homme sur un simple soupçon ou d’après une vile accusation ; quelques mots vides de sens, qui annonçaient que vous vous proposiez d’entrer au service de la France ou du prétendant, je ne me rappelle plus lequel des deux ; mais le marquis d’A…[4] l’un de vos meilleurs amis, et Une autre personne qui est de vos plus grands ennemis, n’ont jamais voulu y croire. — J’en remercie mon honorable ami, et (serrant la main du lord garde des sceaux) encore plus mon honorable ennemi. — Inimicus amicissimus[5], dit le garde des sceaux. Mais j’ai entendu ce drôle prononcer le nom de M. Hayston de Bucklaw. J’ai bien peur que le pauvre jeune homme ne soit sous un mauvais guide. — Il est assez âgé pour savoir se conduire, reprit le Maître. — Assez âgé, je ne dis pas non ; mais à peine assez sage, s’il l’a pris pour son fidus Achates[6]. Comment ! il a porté une accusation contre lui ; c’est-à-dire qu’on aurait pu interpréter ses paroles comme telles, si nous n’avions pas fait plutôt attention au caractère du témoin qu’à la teneur de sa déposition. — Je crois, dit le Maître, que M. Hayston de Bucklaw est un homme d’honneur et incapable d’une action avilissante ou honteuse. — Dans tous les cas, il faut admettre qu’il est capable d’actions bien déraisonnables, Maître. La mort le mettra bientôt en possession d’une belle propriété, s’il ne l’a déjà. La vieille lady Girnington est une excellente femme ; seulement elle a un si mauvais caractère qu’elle est insupportable à tout le monde ; elle a peut-être cessé de vivre à présent. Six héritiers sont morts successivement pour la rendre plus riche. Je connais fort bien ses propriétés. Elles sont voisines des miennes, elles sont magnifiques. — J’en suis fort aise, dit Ravenswood, et je le serais encore davantage si je pouvais être sûr que Bucklaw changeât de compagnie en changeant de fortune. Cette apparition de Craigengelt en qualité d’ami est un triste présage pour son avenir. — C’est un oiseau de mauvais augure, reprit le garde des sceaux. Il n’annonce que prison, c’est un gibier de potence. Mais je m’aperçois que M. Caleb est impatient de nous voir déjeuner. »





  1. Le château d’Édimbourg diffère de la prison en ce qu’on n’y renferme que les prisonniers d’état, au lieu que la prison est pour les malfaiteurs. a. m.
  2. Rends à chacun ce qui lui appartient. a. m.
  3. Celui qui tue les taureaux en Espagne. Le mot propre est torendor. a. m.
  4. Il paraît qu’il est question du marquis d’Athol, qui fut toujours attaché à la maison des Stuarts. a. m.
  5. Ennemi très-ami. a. m.
  6. Le fidèle Achate de l’Énéide. a. m.