Traduction par Mlle A.-C. Strebinger.
E. Dentu (p. 1-147).

LA

FEMME SÉPARÉE


Le dos tourné à la forêt, je m’étais assis sur une des pierres qui parsemaient le penchant de la colline et d’où je pouvais à merveille étudier le paysage qui se déroulait devant mes yeux, inondé d’une clarté printanière.

À mes pieds s’étendait un champ fraîchement labouré, dont les mottes de terre grasse avaient des reflets de vieux bronze ; à mes côtés se dressait une pauvre petite chaumière au toit déjeté et noirci, entourée d’un jardin et de quelques arbres fruitiers. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, se montraient de vertes prairies, où le soleil jetait parfois brusquement comme des vagues de lumière, et où une brise douce et humide courait, soulevant des tourbillons de bonnes odeurs. De petits hameaux, des propriétés seigneuriales, des dépendances y étaient disséminés au hasard, et avaient l’air de grandes pièces de toiles posées sur le gazon pour y blanchir. Autour de moi, se balancent des fleurs, des herbes et des ramures. Tout est calme. Maintenant, un merle siffle dans le bois, un pinson chante. Tout près, à l’ombre, s’allonge un petit arbuste d’où semblent partir mille sons mystérieux — une note étrange et prolongée. Des abeilles vont et viennent, se blottissent sous ses feuilles, se posent sur ses branches, travaillent avec leurs têtes veloutées, leurs jambes agiles où la cire qui s’amoncelle fait de petites bosses jaunes. Des scarabées, d’un vert doré, se laissent tomber lourdement dans les herbes. Un hanneton à tête noire, au corps roux, se cache dans la mousse. Des mouches bourdonnent, de sveltes libellules se dressent dans l’air, prennent un élan et s’arrêtent plus loin, comme soutenues par la brise. Entre deux branches, une araignée a tendu sa toile où une petite coccinelle se berce gaiement comme dans un hamac ; des papillons blancs veinés de noir, d’autres en deuil, avec des yeux sombres sur les ailes, d’autres bleus, voltigent sur les fleurs et dans les foins ; des sauterelles culbutent avec un frisson strident. Une rainette grimpe le long d’une grosse tige, la tête en l’air, comme un gamin escaladant une perche. Sur un cerisier sautille un moineau, considérant avec dédain ses baies encore vertes ; un acacia, étendant ses rameaux chargés d’énormes grappes éblouissantes, embaume l’air. Et tout cela est dominé par le ciel, clair et bleu, où brille le soleil avec ses rayons tièdes, qui réchauffent déjà sans brûler.

Le son des clochettes de quelque troupeau perdu dans le lointain arrive à mon oreille. Des pies m’entourent, avec leur babil étourdissant, levant et baissant leurs queues en cadence. Des corneilles se promènent gravement entre les sillons ; des alouettes gazouillent, des cigognes planent haut dans l’air, et s’évanouissent dans l’azur ; je les suis du regard ; elles ne sont maintenant pas plus grosses que des hirondelles ; mes yeux sont remplis de larmes.

L’homme, lui aussi, est saisi par ce rapide palpitement de la nature. Sa poitrine se soulève plus libre, son cœur bat plus vite, une douce inquiétude, une mélancolie étrange s’emparent de son être. Il aimerait pouvoir planer ainsi que les cigognes, se perdre comme elles dans l’azur. Il aimerait se couper un bâton dans le taillis vert et tendre, et s’éloigner, et errer. Il croit de nouveau à la joie, au bonheur et à l’amour, une force invisible le pousse à se mettre à leur recherche.

Ce sentiment inconnu fondit sur moi, avec une vigueur inouïe. Involontairement, je balbutiai ce beau vers de Pouschkine :

Les collines géorgiennes sommeillent dans la nuit,
Devant moi écume l’Aragua.

J’en étais arrivé à cette strophe :

De nouveau, mon cœur s’embrase et palpite,
Parce qu’il lui est impossible de ne pas aimer.

lorsque tout à coup, derrière moi, les branches s’écartèrent brusquement, avec bruit, comme pour donner passage à quelque animal sauvage.

Et comme je sautais sur pieds, soudain, une femme se dressa à mes côtés, jeune, étrange, svelte, avec un beau visage à demi-voilé de boucles noires ; elle s’arrêta court, mais ses yeux me lancèrent un regard menaçant, surnaturel ; des étincelles jaunes y brillaient comme dans des yeux de louve.

Mon cœur cessa de battre. Mon sang se figea dans mes veines. L’apparition ne dura qu’un instant, elle s’évanouit comme un météore qui nous éblouit, et qui s’efface avant que nous ayons pu l’examiner. Les rameaux se rapprochèrent avec un sifflement aigu.

Je restai un instant immobile et comme étourdi. La légende de la Letawiza bourdonna à mes oreilles. Ce qui me rassura, c’est que cette femme étrange n’avait pas de chevelure dorée. Une puissance invisible, aussi étonnante que l’apparition, me força à la suivre et à me mettre à sa recherche.

Je me jetai dans le fourré, trop tard, hélas ! Je ne découvris nulle trace. Je battis la forêt dans toutes les directions, je traversai les champs, je questionnai tous ceux que je rencontrais : rien !

Plusieurs heures s’étaient écoulées. Je me sentais épuisé. Je retournai à la place où cette aventure m’était arrivée, je me jetai par terre, puis je me relevai, et suivis la lisière de la forêt. Je n’avais pas fait cent pas, que je me trouvai devant une carrière de sable, d’où s’éloignait un sentier étroit, serpentant dans les pâturages.

C’est par là qu’elle avait passé. Je le devinai immédiatement, bien que je n’en eusse aucune preuve. En m’approchant, je distinguai la trace d’un pied humain sur le sable qui conduisait au sentier. Là, la trace s’arrêtait.

Je m’agenouillai, et j’examinai chacune des traces aussi avidement et avec autant d’attention qu’un géologue à la piste d’un animal antédiluvien.

C’était la trace d’un petit pied, bien formé, une empreinte ferme et distincte. Je me relevai, et suivis sans but le sentier qui se déroulait dans la prairie et conduisait à une statue de la Vierge. Là, il se divisait. Je réfléchis un instant, puis je repris le chemin de mon logis, de très mauvaise humeur. L’obscurité tomba vite. La lune s’éleva dans le ciel, enveloppant d’une lueur mélancolique les bouleaux blancs qui bordaient la route. Il y a deux sortes de clair de lune. L’un, qui suspend aux arbres des pommes et des noix d’argent ou d’or, et fait étinceler chaque rameau, transformant la nature en un gigantesque arbre de Noël ; l’autre, triste, désagréable, et qui voile le paysage de suaires.

Comme je traversais le fourré où se jouaient encore les derniers rayons du crépuscule, un frisson indescriptible me courut dans le dos. Un soupir profond passa à mes oreilles. Puis un rire clair et diabolique éclata entre les branches. C’étaient sans doute quelque grenouille dans le marais voisin et un chat-huant qui volait à la recherche de sa proie. C’est égal, c’était fort désagréable.

Et soudain il me sembla que l’apparition merveilleuse marchait à mes côtés. Je n’osais lever la tête, de peur de la dissiper. C’est de l’autre côté de la forêt, dans la direction de mon village, aux maisons blanches, qu’elle m’avait quitté. Je me retournai. Derrière moi, filait seule la douce clarté de la lune, et cependant le fol esprit me poursuivit, même en rêve, et ne me quitta qu’aux premières clartés de l’aube.

Je réfléchis sérieusement à cette aventure, et je passai en revue toutes les femmes du voisinage.

À plusieurs reprises déjà, il avait été question dans notre société, à mots couverts, d’une femme séparée de son mari, et qui vivait seule, retirée du monde, abandonnée de tous, dans sa seigneurie isolée. Personne ne pouvait donner de renseignements sur son compte. Il y a plus : je n’avais jamais entendu son nom, ce qui faisait que je la considérais comme un mythe. J’ignore comment j’acquis soudain la certitude que mon apparition de la forêt n’était autre que la femme séparée. Ces deux formes voilées de mystère se confondirent, à partir de ce jour, en une seule et même personne, sur la trace de laquelle je me jetai éperdûment et avec l’entêtement d’un chasseur.

J’entendis pour la première fois le nom de la femme séparée dans une société de bons voisins. On parlait justement de la corruption croissante de notre monde civilisé, des scandales de la société et de la désunion générale de la famille, qui trouble notre existence entière par son odeur de décomposition.

— Et cependant, qui a le cœur de fuir ouvertement cette peste des mœurs ? Celui qui se hasarde à le faire est repoussé par la société, et voué à une vie de paria, s’écria un jeune homme zélé, porteur de lunettes bleues. Mme de Kossow nous en offre un exemple bien remarquable. Comment le monde la juge-t-il, et… quel est son crime ?

— Qui est Mme de Kossow ? demandai-je précipitamment.

— La femme séparée, répondit le jeune homme aux lunettes bleues, elle demeure à Tudiow, de l’autre côté de la forêt.

— Pourquoi ne l’appelez-vous pas la femme malheureuse ? interrompit un vieux monsieur, avec un sourire sarcastique. Mme de Kossow n’en est-elle pas tout à fait le type ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Vous n’avez donc pas encore fait la connaissance de cette « femme incomprise », de ce masque caractéristique, triste à la fois et ridicule, de notre société moderne ? Ah ! je vous envie !

— Je vous en prie, expliquez-vous.

— Que vous dire ? s’écria le vieux monsieur avec une méchante joie. C’est la plus noble et la plus dangereuse de nos plaies sociales. Elle est sympathique et belle. Pâle, son visage à l’ovale délicat est encadré d’une chevelure soyeuse. Elle a un regard profond, étrange, triste et passionné, en un mot irrésistible. Une sorte de charme émane de sa personne. L’attouchement de sa main, d’une boucle de ses cheveux, est électrique. Elle semble se renfermer en elle-même, et pourtant elle a toujours sur les lèvres ses secrets les plus chers. De ceux qui la fréquentent, ce sera toujours un inconnu, un homme qu’elle verra pour la première fois, qu’elle fera dépositaire de ses confidences, à qui elle racontera les angoisses de son cœur. Ses impressions sont vives, un rien l’agite, et cependant elle n’a pas le cœur sensible. Elle a des idées étonnantes, de l’esprit, et avec cela il lui est impossible de tirer une conclusion ou d’émettre une pensée raisonnable. Par moments, elle fait preuve d’énergie, de fierté, sans pour cela avoir une volonté ferme ou un atome de caractère. Elle est constamment dans son droit, constamment une victime du sort ; son rôle, dans ce monde, sera jusqu’à la fin un rôle passif. Avec cela, elle est très dangereuse. Elle attire à elle tous les jeunes gens, surtout les jeunes gens honnêtes, car elle ne s’adonne pas franchement, librement à ses passions, et ne change jamais, pareille à une femme frivole, d’adorateurs. Non, elle aime toujours de toute la force de son âme, et, malgré cela, elle n’est jamais vraiment aimée. On la néglige, on la méconnaît, on la trompe et on l’abandonne. Les hommes sans expérience voient en elle une « martyre, » maudissent celui qui la « maltraite », le hasard qui la lie toujours à des « monstres », jouent auprès d’elle, et de tout leur cœur, le rôle de « chevaliers », l’arrachent à son persécuteur, et sont enfin trop heureux quand ils rencontrent quelqu’un qui les en délivre.

— Et Mme de Kossow est une de ces femmes ? demandai-je.

— Certainement !

— Elle m’intéresse, cette dame, dis-je après une courte pause. Pouvez-vous me fournir des détails plus précis sur sa personne et sur son sort ?

Le vieux monsieur haussa les épaules :

— On sait peu de choses, presque rien sur son compte. Mais, croyez-moi, restez sur votre curiosité. Malheur à vous si vous tombez en son pouvoir ! Cette femme est beaucoup plus dangereuse qu’un vampire. Elle ne vous prendra pas seulement votre sang, elle vous prendra aussi votre âme. Ne vous aventurez pas dans son cercle magique, car vous pourriez bien vous trouver dans le cas d’une bête, — allons, je veux en chercher une convenable — dans le cas d’un ours qui passe sa vie à se ronger tristement les pattes, ou bien d’un chat noir. Et alors, soyez persuadé que le monde paraîtrait tout autre à vos yeux verts que vous le voyez maintenant à travers vos prunelles brunes.

Je me tus. Mais je me dis : L’avertissement vient trop tard. S’il est vrai qu’il y a dans ses yeux une puissance magique, je suis déjà en son pouvoir. Je me sentais attiré si irrésistiblement vers cette femme étrange, que je résolus de ne pas résister plus longtemps et de me laisser aller à mon sort. Comme tous mes essais pour me rapprocher de Mme de Kossow restèrent sans résultats, je pris la résolution de me mettre sérieusement à sa recherche. Je ne tardai pas à découvrir la seigneurie isolée de Tudiow qu’elle habitait. Et dès ce jour, du matin au soir, j’errai sur ses terres avec mon chien et mon fusil, comme à la recherche d’un gibier. Mais je ne rencontrai que quelques poules, çà et là des bécasses, une fois un lièvre.

D’elle, je ne découvris aucune trace !

Un jour je me trouvai à cheval sur une petite colline, dans la forêt, d’où je voyais à merveille la route boisée qui menait directement à Tudiow.

Le moment me parut propice ; car, tout à coup, je vis une femme à cheval sortir du fourré. Je distinguai à merveille son amazone flottant et sa taille. Il n’y avait que ses traits que je ne pouvais pas bien distinguer, mais je remarquai qu’elle avait une chevelure sombre. Prenant vivement ma résolution, je donnai de l’éperon à ma monture, et galopai à sa rencontre. À distance, elle me fit un signe avec la main, car elle m’avait reconnu et je la reconnus bientôt à mon tour. C’était une de mes bonnes amies, Katinka de Mogelnicki, une jeune veuve émancipée, barine de sept villages, et devant laquelle tous les jeunes gens de la contrée courbaient le front dans la poussière. Elle m’inspirait, à moi, un certain respect. C’est la femme la plus gaie, la plus sensuelle et la plus estimable que j’aie jamais rencontrée. Je lui plaisais, car j’étais le seul qui ne fût pas épris d’elle. Elle sourit en me voyant arriver à sa rencontre, arrêta son impétueux cheval noir qui, piaffant d’impatience, mordillait son frein et soufflait comme une fournaise, et me tendit la main. Je m’arrêtai près d’elle et je la considérai avec satisfaction. Elle avait un délicieux petit visage aux traits irréguliers, éclairés par un ravissant et doux sourire, des lèvres pleines et rouges et, entre deux yeux brillants de langueur, un joli petit nez retroussé ; quelques boucles de ses fins cheveux châtains se jouaient sur son front d’enfant. Puis, quel amour de petite oreille, et que sa taille était mignonne, cambrée, et pourtant rondelette ! Elle mettait aussi une grâce toute particulière à se balancer sur ses hanches.

— Peut-on savoir d’où vous venez, belle Ninon ? lui demandai-je.

— Pourquoi m’appelez-vous Ninon ? repliqua-t-elle.

— N’êtes-vous pas notre Ninon de l’Enclos ?

— Vous voulez me fâcher, dit-elle. Mais cette comparaison me plaît. Oui, elle me rend fière.

— D’où donc arrivez-vous, belle Ninon ?

— De chez Mme de Kossow, dit Katinka d’un air innocent.

— De chez Mme de Kossow ? m’écriai-je avec une vivacité qui fit partir Katinka d’un éclat de rire. Vous la connaissez donc ?

— Eh bien ! qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

— Savez-vous que je n’ai vu cette femme qu’un instant, une seconde à peine, et que je brûle d’envie de la connaître ?

— Alors vous êtes amoureux d’elle ? dit Katinka en pinçant les lèvres ; je le lui dirai. Rien ne l’amuse autant que de savoir quelqu’un amoureux d’elle.

— Vraiment ? et est-elle, comme on le dit, une sorte de vampire ?

— C’est selon comme vous l’entendez.

— Parlez-moi d’elle, je vous en conjure.

— Il m’est difficile de vous la décrire, repartit Katinka en flattant de la main la croupe de son cheval qui tournoyait sur lui-même. Apprenez à la connaître !

— La voyez-vous souvent ? demandai-je avec une vive impatience.

— Nous sommes au mieux, s’écria Katinka étourdiment, les extrêmes se rencontrent.

— Et comment êtes-vous des extrêmes ?

— Bravo ! On voit tout de suite que votre père était commissaire de police. Mais vous allez être puni. Je vous répondrai aussi indirectement. Je vais vous développer mes principes. Devinez ensuite comment est Mme de Kossow.

— Avez-vous vraiment des principes ?

Katinka affirma de la tête d’un air très sérieux.

— Mais continuons notre promenade.

Elle lâcha les rênes. Nous mîmes nos chevaux au pas. Elle appuya sa main sur le pommeau de sa selle et se tourna gracieusement de mon côté :

— Vous savez, sans doute, que mon intention est de ne pas me remarier, commença-t-elle. Et savez-vous aussi le motif qui m’y force ? C’est que je ne veux pas tromper.

Je la regardai tout surpris.

— Oui, je veux jouir de ma vie, de ma beauté, sans entraves, mais aussi sans remords, ouvertement et honnêtement. Je ne connais qu’une des lois de la morale : l’honnêteté envers moi et envers les autres. Je ne suis pas un homme, je suis une femme. L’homme a à s’inquiéter de l’État, du peuple ; il a à donner des lois, à faire la guerre, à rechercher la vérité ; il a à découvrir, à créer et à civiliser ; la vocation que la nature m’a donnée, à moi, c’est l’amour, et je la remplirai sans hésitation, sans hypocrisie et sans égoïsme, comme la « sœur de charité » de Béranger. La misère des hommes est si profonde, que leur préparer un peu de joie est pour le moins une œuvre aussi bonne que de nourrir des affamés ou de soigner des malades. Et où est l’homme, à l’exception de vous, Tartare, qui refusera ses baisers à mes lèvres ?

— Vous savez que je vous estime !

— Et vous le devez, mon cher ! Durant mon union de neuf ans avec un vieillard, je n’ai jamais, même en pensée, flétri son honneur. Je n’ai trompé personne. Et je ne me suis jamais, comme nos vertueuses coquettes, plu, en manière de passe-temps, à faire endurer aux hommes des tortures. Si cela m’a amusée pendant quelque temps, de voir une tête puissante courbée sous mon joug, d’étourdir quelque grand penseur, de dérouter la rouerie d’un Lovelace expérimenté ou de tendre mes pieds à baiser à quelque sévère Caton, il n’y en a pas un, jusqu’à présent, qui m’ait trouvée impitoyable, excepté quelques scélérats ou des imbéciles. J’ai initié plus d’un jeune homme aux plaisirs et aux beautés de l’amour antique, alors que la fréquentation des filles avait éteint en lui tout idéal ; j’ai aussi consolé plus d’un honnête homme de l’infidélité de sa femme. Laquelle peut dire, entre toutes ces saintes chrétiennes, toutes ces pécheresses sentimentales, qu’elle n’a jamais vu autour d’elle que des heureux ?

— Alors, vous ne croyez donc pas à la vertu, à notre idéal ?

— Je crois à l’idéal, repartit-elle brusquement, et que peut-il y avoir de plus idéal que la beauté, la joie, le bonheur ? Mais de votre idéalisme insensé, je n’en veux rien savoir. Je ne crois qu’à l’amour selon les lois de la nature, et je suis persuadée que vous vous créez vous-même vos soucis et tous vos chagrins, parce que vous demandez à l’amour ce qu’il ne comporte pas, ce qu’il ne peut donner, c’est-à-dire la durée. Pour ma part, je n’ai jamais été étonnée de voir quelqu’un qui mange être rassasié. Je trouve tout naturel que l’amour qui naît du désir, s’éteigne lorsque ce désir est satisfait. N’est-il donc pas tout à fait absurde d’agir contre la nature ? Si l’on veut que l’amour devienne éternel, il faut ne jamais le satisfaire, c’est une vérité bien ancienne dont la preuve nous a été fournie par la Béatrice de Dante et la Laure de Pétrarque. Les juifs et les chrétiens seuls ont peuplé le monde de démons. Ce qui est naturel ne peut être mauvais ni nuisible ni honteux. La morale, au contraire, que l’on s’obstine à vouloir mêler à l’amour, n’est qu’un raffinement habilement voilé.

Involontairement, je me mis à rire.

— Ne riez pas ! s’écria Katinka. Personne n’attache plus de prix à la sensualité que les gens qui soumettent leurs joies à des lois de moralité, à un code sévère, qui les mettraient, s’ils pouvaient, au cachot. Quel attrait nous offre l’innocence, la virginité, si prisée des Allemands en particulier, sinon une excitation et une volupté raffinée ? Car c’est une loi physique que tout dans la nature cherche son semblable, et que l’homme qui a atteint sa puberté est créé pour la femme complètement développée et non pour la jeune fille à peine formée. L’homme s’arroge des droits qu’il condamne si la femme les réclame ; la bassesse, même, ne nuit pas à sa réputation, mais il exige de sa femme la pureté d’une sainte image. Et la pauvre femme est si peu faite pour représenter un idéal. En elle, les forces de la nature, ces forces que la religion attribue à la méchanceté du diable, sont toujours excitées, toujours chancelantes. La femme a besoin de l’homme comme d’une ancre solide, car elle est plus sensuelle, plus cynique, plus esclave de ses passions que lui. Elle est, à proprement parler, faite pour le péché et pour l’inconstance.

— En un mot, lorsqu’elle pèche, elle est toujours innocente ! hasardai-je.

— Vis-à-vis de l’homme, oui. Mais ce qui, chez elle, ressemble d’un côté à de la faiblesse est souvent de la force. Tandis qu’elle ne semble créée que pour le plaisir, la satisfaction de l’homme, elle le rend souvent esclave de sa propre volonté et même de ses caprices ; cela est tout naturel. Le paysan le plus rapace, qui hésite pour l’achat d’un livre ou d’une charrue, saura trouver de l’argent pour une bouteille de vin, pour une place au théâtre ou pour les faveurs d’une femme ; l’homme le plus occupé trouvera toujours le temps de s’amuser. L’amour est la vocation de la femme dans la nature, dans la société, dans l’État, et restera sa vocation. C’est lui qui oblige l’homme à s’inquiéter de ses enfants et à assurer leur sort. C’est d’après la manière dont on le comprend que se règle l’estime du monde. La femme légitime, qui pour toute sa vie a une position assise, même lorsqu’elle est l’épouse d’un pauvre homme, sera toujours estimée, pareille à un homme à qui le gouvernement aurait assuré un emploi inamovible, fût-il chichement rétribué. La maîtresse, en revanche, est beaucoup moins considérée, lors même qu’on lui ferait une vie princière. Elle ressemble à un homme qui aurait des fonctions largement rétribuées, mais précaires, ou à un chanteur payé fort cher, qui peut chaque jour perdre sa voix. L’équivalent de l’artisan qui, dès que le travail lui manque, doit mourir de faim, et qui, par sa sujétion, exerce moins de prestige que tous les autres, cherchez-le vous-même, mon ami. Car on estime rarement un objet bon marché. La preuve qu’il n’est pas question de théorie morale, mais bien de simples et pures questions matérielles, c’est qu’une jeune fille qui se donne par amour ou par une folle générosité — par conséquent, d’une façon idéale et parfaitement morale — est condamnée et méprisée à l’unanimité, comme un misérable dissipateur. Avez-vous quelque chose à m’objecter ?

— Rien ! rien du tout ! Mais comment expliquez-vous alors cette tendance de votre sexe à réclamer une position sociale égale à celle de l’homme, une éducation et une vocation supérieures ?

Katinka sourit.

— Il n’y a pas de doute que vous avez l’instinct de nous soumettre à votre sujétion, et de nous maintenir ferme dans la sphère où vous nous avez placées. Cela a été possible aussi longtemps que la force brutale prévalut. L’homme était le plus fort, et, ce qui est beaucoup dire, il avait le plus de persévérance. Il établit l’Église et l’État, il fit des lois, il étudia les arts et les sciences.

La femme, exclue de partout, excepté de la nursery, étrangère à tout ce qui se passait hors de sa maison, était en quelque sorte adjugée à l’homme, et entièrement dépendante de lui. C’est ainsi que commença notre union, la position actuelle de la femme.

— Et ne croyez-vous pas, demandai-je à ma ravissante petite compagne, que, de même que chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite, la femme n’est pas lésée par sa position vis-à-vis de l’homme ?

— Par sa position dans l’État, non certes, repartit Katinka vivement, mais bien par le mariage indissoluble. Quelle importance n’a pas une vie humaine ! N’a-t-on pas commencé dans plusieurs pays à abolir la peine de mort ? Voilà le souci qu’on a d’un meurtrier, et la femme, elle, doit souvent payer de toute son existence un moment d’erreur et de délire. L’abolition des potences et des échafauds serait une ironie amère, aussi longtemps que les sacrements de l’Église et la punition de l’adultère existeront. La position de la femme dans l’État, dans le mariage, deviendra, du reste, tout autre à partir du jour où la femme n’aura plus besoin de l’homme pour l’entretenir, où elle pourra subvenir elle-même à ses besoins et à ceux de ses enfants. Remarquez comment, partout où cette tendance à l’indépendance existe, la liberté grandit. Partout les femmes ont reconnu qu’avant de s’adjuger les droits de l’homme, elles doivent donner les preuves de leur capacité. De là vient le besoin pour elles d’une éducation semblable à celle de l’homme, de là les pétitions des femmes de Saint-Pétersbourg à leur gouvernement, réclamant pour leur sexe des gymnases et des universités.

— C’est très vrai, répondis-je. Et d’autant plus vrai que cette tendance prend des proportions énormes et ne se laisse plus accueillir par un sourire. Les efforts des femmes, en Angleterre et en Amérique, pour obtenir le droit de vote ; les réclamations des nihilistes russes qui exigent non-seulement le cigare et la canne, mais encore les connaissances et les diverses professions de l’homme ; l’introduction de leur sexe dans certains postes, en Amérique, en Suède, en Norwège, en Hollande ; l’indépendance qu’acquiert la femme en montant sur la scène ; le nombre toujours croissant d’artistes, de musiciennes, et avant tout d’écrivains et de médecins femmes, prouve que nous sommes bien près d’une révolution sociale dont nous ne pouvons que supposer les dernières conséquences. Mais là, franchement, ravissante Katinka, croyez-vous que la femme soit capable de remplir dans la société les mêmes devoirs que l’homme ?

— Oui, je le pense. Mais admettons qu’elle soit douée moins richement que l’homme. Les races et les différents peuples possèdent-ils tous des capacités égales ? Les hommes sont-ils tous intelligents et forts ? Les sots ont-ils jamais été privés de leurs droits civiques ? La Russie, l’Amérique, ne se sont-elles pas vues forcées de les accorder aux serfs et aux esclaves émancipés, moins développés intellectuellement que leurs concitoyens ? Je ne sache pas que d’autres gens, excepté les fous et les idiots, soient placés en curatelle. Et le second motif qu’on oppose à notre émancipation n’est-il pas tout simplement ridicule ? On dit : Lors même que la femme serait investie des mêmes droits que l’homme, il y aurait des époques, celle de sa grossesse d’abord, le moment où elle met son enfant au monde, qui l’empêcheraient d’en profiter.

Eh bien ! maintenant, permettez-moi de vous demander si la différence est énorme entre une femme qui devient mère et un homme tourmenté par quelque maladie chronique. Où et quand avez-vous vu qu’on prive les malades de leurs droits civiques ? Je prétends, moi, que le nombre incalculable de diplômes accordés dernièrement aux femmes en Amérique, en Angleterre et en Suisse, suffit pleinement à prouver l’égalité de capacité de la femme, et que c’est une injustice envers les femmes qui, comme moi, par exemple, dirigent leur train de campagne, gèrent leurs biens, envers celles qui sont utiles à la société par leurs talents de peintre, d’avocat, de médecin ou d’actrice, si la société se refuse à leur accorder les mêmes libertés qu’aux hommes.

— Fort bien ! Et de quelle manière croyez-vous que les femmes s’acquitteraient de leurs devoirs de citoyens, de patriotes, et quel agrément trouveraient-elles au métier des armes ? fis-je remarquer non sans une légère ironie. Tenez ! je vous vois d’ici à la tête d’un régiment.

— Oh ! pardon ! Soyez persuadé que je le commanderais peut-être mieux que maint colonel, s’écria Katinka en riant ; mais, plaisanterie à part, c’est justement pendant la guerre que l’énergie et le courage des femmes ont fait le plus souvent leurs preuves. Je ne vous rappellerai pas les femmes de l’antiquité ; je laisserai tranquilles dans leurs tombeaux Sémiramis et Zénobie, Vlasta et la Pucelle d’Orléans ; mais songez aux Françaises de la grande Révolution, aux Espagnoles et aux Tyroliennes de 1809, aux Allemandes de 1813. N’ont-elles pas, ces héroïnes, fait preuve, tout autant et plus que les hommes, de vaillance, de mépris de la mort et de patriotisme ? Rappelez-vous les régiments féminins de l’Amérique du Sud, et, pour ne pas nous éloigner de notre époque, les hordes guerrières du Dahomey, sur la terre desquelles nul homme ne met le pied que comme prisonnier et pour servir la femme qui l’a vaincu sur le champ de bataille. Quand elle en est fatiguée, elle le vend aux blancs, comme esclave. Eh bien ! j’espère qu’une telle perspective vous sourit ?

— Oh ! je suis persuadé que nos femmes ne demanderaient pas mieux que d’adopter cette coutume ; mais, Dieu soit loué, nous en sommes encore loin !

— Qui sait ? dit Katinka en riant.

— Mais vos théories versent dans le nihilisme ! Elles aboutissent infailliblement au démembrement de la famille et à l’abolition du mariage, dis-je après une pause. Cet état ne serait-il pas plutôt défavorable à la femme ?

— Le père, dans ce cas, devra s’occuper d’une autre manière de l’avenir de son enfant, répondit Katinka. Mais si la femme est indépendante, quant aux rapports sensuels, comme l’homme, si elle peut vivre librement avec lui sans cesser d’être respectée, comme par exemple l’actrice de nos jours, alors seulement, et croyez-moi, la liaison durable et intellectuelle entre les sexes deviendra possible, car, dans ce cas, le mariage restera toujours l’idéal des rapports entre un homme et une femme. Je me représente la femme de l’avenir comme l’Aspasie grecque ou Ninon de l’Enclos, les régents, les penseurs, les savants, les poètes et les artistes à ses pieds, les dirigeant par quelque fil invisible, leur donnant de l’entrain et leur posant des problèmes. Ninon de l’Enclos est, à mes yeux, plus que toutes les autres femmes remarquables, un modèle à suivre. Belle, aimable, spirituelle et riche, elle semblait créée exprès pour le culte de l’amour cynique, et elle s’y adonna corps et âme. Elle se mit généralement au-dessus des prescriptions de l’Église, des préjugés de la société ; elle méprisa le mariage et s’empara, ouvertement et sans hésiter, des droits de l’homme. Bien qu’elle changeât rapidement d’amants, elle ne se donna jamais, comme nos femmes chrétiennes, à deux hommes à la fois. Et comme elle se montra sévère dans le choix de ses adorateurs ! La force et la beauté ne suffisaient pas à exciter son intérêt. Elle exigeait de l’esprit et du caractère. Elle-même, en toute occasion, fit preuve de la plus grande honnêteté et du plus complet désintéressement. Elle refusa jusqu’au plus petit cadeau de ses adorateurs. Elle vit les hommes les plus importants, les plus nobles de la France, heureux dans ses bras. Son salon réunissait les meilleurs éléments de la cour, de la société, du monde de la pensée. Les gens de talent, de mérite et de réputation intacte en avaient seuls l’entrée. C’est à elle la première que Molière lut son Tartuffe. Et comme ses principes s’accordaient avec les lois de la nature ! La preuve, c’est qu’à soixante ans elle était encore fort belle et fort séduisante, et même qu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans elle jouissait encore d’une belle santé et d’une excellente humeur, et qu’elle put repousser en riant les tentatives de conversion que dirigèrent contre elle Mme de Maintenon et Christine de Suède.

Katinka, son discours terminé, se redressa sur sa selle et rabattit sur son front la mignonne konfederatka[1] qui donnait à sa jolie figure une expression mutine.

— Eh bien ? pourquoi êtes-vous tout d’un coup si calme ? s’écria-t-elle en me donnant avec étourderie un léger coup de cravache. Vous vous rattachez, je suppose, aussi à ceux qui voudraient voir la femme enfermée dans une cage en fer comme une tigresse.

— Vous n’ignorez pas…

— Oui, je sais que vous craignez les femmes, et moi tout particulièrement, dit-elle en riant. Réjouissez-vous ! Premièrement nous nous rendrons libres, puis nous bouleverserons tout. Aussitôt que le vent et le soleil seront pour tout le monde, que nos armes et les vôtres seront pareilles, je vous préviens que vous serez en danger de devenir nos esclaves, tout comme nous avons été les vôtres jusqu’à présent. La seule chose que vous pouviez nous offrir, les échanges des joies de l’amour, c’était le mariage, les soins de notre existence ; aussitôt que nous serons à même de nous en passer, nous serons vos maîtres, nous régnerons sur l’État et l’Église, nous donnerons le ton aux sciences et aux arts, comme à l’époque de la grande Catherine, où une femme était investie du titre d’empereur et de pape, où une autre présidait à l’Académie des sciences[2], où il y en avait à la tête des régiments et des compagnies, qui se distinguèrent sur le champ de bataille[3].

Cela est, je l’avoue, plus honorable que la conduite de ces nobles dames russes, en traîneaux, enveloppées dans leurs précieuses fourrures, qui, sur le champ de bataille d’Otschakow, se comportèrent d’une manière bien féminine, en passant en revue les corps nus des Ianitschares qui avaient succombé.

Oui, il viendra une nouvelle période, mon ami, s’écria gaiement Katinka. Vous remarquez déjà le travestissement des rôles sur les théâtres. À l’époque de Shakespeare encore, les hommes jouaient des rôles de femmes. Aujourd’hui, voilà des femmes qui jouent Roméo, Petruchiv et même Hamlet. Que vous dirai-je encore ?

Je me penchai sur le pommeau de ma selle, sans répondre, car j’ai le principe de toujours laisser les gens s’expliquer tranquillement : c’est de cette manière qu’on apprend à connaître des caractères curieux, et qu’on entend de bonnes histoires.

— Et Mme de Kossow ? dis-je enfin.

— Ne vous éprenez pas d’elle. Éprenez-vous de moi plutôt, dit la Ninon de l’Enclos russe. Avec moi vous reprendriez rapidement possession de vos sens. Vous êtes un philosophe altier. Mais, si jamais votre philosophie ne vous suffisait pas tout à fait, venez vers moi, dites. Je m’entends à guérir les âmes malades.

En disant ces mots, la sirène rit de toutes ses jolies dents.

À ce moment, je crois que j’eusse donné ma philosophie entière, et par dessus le marché ma tête, pour un baiser de ses lèvres rouges.

Pour aujourd’hui, adieu ! Elle cingla l’encolure de son cheval, et s’éloigna au galop, se balançant sur la selle avec une ravissante désinvolture.

L’été se passa au milieu de tant de travaux et d’occupations, que je n’eus guère l’occasion de me rapprocher de Mme de Kossow ou même de la revoir. L’automne approchait. Il fut question de l’élection d’un député dans notre district. Le parti démocratique s’agita de toutes ses forces, il se fit une véritable chasse aux voix.

Mme de Kossow avait aussi une voix, non pas comme femme, car elle était représentée par son procureur ; bref, elle avait une voix, et je fondis sur cette occasion splendide de lui rendre visite sous prétexte de la gagner à notre cause.

C’était un jour d’automne, triste et sombre, au soleil voilé, à l’air lourd, humide, imprégné d’odeurs fortes ; je me rendis à cheval à la seigneurie de Tudiow.

La campagne paraissait engourdie, livrée à un immense dépérissement. Le ciel était sans mouvement ; de légers nuages flottaient sur les monts et les eaux ; la forêt fauchait la terre de ses feuilles d’un jaune ou d’un rouge métallique, qui formaient des tas semblables à des monceaux d’or mouvants ; le vent, avec un léger frisson, promenait au hasard des fils de la vierge, qu’il jetait comme des réseaux sur les arbres et les plantes. La seigneurie de Tudiow est située passablement loin de son joli village, et entourée d’un immense parc, dans l’ombre duquel elle a l’air de se cacher. Chose étrange, l’ensemble porte la marque de la richesse, d’un goût distingué, et est avec cela négligé, presque en désordre. Ses énormes dépendances noires sont comme si elles avaient été pillées ; la maison d’habitation, avec ses taches bariolées et ses jalousies brisées, semble complètement abandonnée. Puis, tout a l’air mort aux alentours ; je parcours la cour et le jardin sans rencontrer une âme, je m’approche de la grange, je m’arrête devant l’écurie et j’appelle. Personne ne répond.

Je me dirige alors vers la maison ; je mets pied à terre, je jette la bride sur la tête de mon cheval, et je l’abandonne, plongé dans ses réflexions. La porte est grande ouverte. Je gravis les marches de pierre, creusées par les pluies.

Dans le vestibule, les hautes armoires, les portes des salles sont ouvertes, comme dans la légende, mais on ne voit toujours personne. La salle à manger est meublée d’une table massive, travail moyen âge, entourée de chaises remarquables tout unies, avec des dossiers hauts de deux aunes, d’autres garnies de coussins de damas aux étroits dossiers blanc et or, style Louis XIV, d’autres enfin, modernes, cannelées.

Un beau tableau à l’huile, un paysage de quelque ancien maître de l’école française, représentant un lever de soleil, est suspendu à la muraille dans un cadre noirci par le temps ; son pendant, un coucher de soleil probablement, est appuyé, retourné, contre la muraille, par terre, avec un piton brisé ; à sa place sont suspendues quelques guirlandes de gros oignons. Vis-à-vis, dressé sur un piédestal, un faune en plâtre danse la tarentelle, les bras étendus comme un Napolitain. Une araignée a tissé sa toile entre ses doigts, d’un de ses bras à l’autre ; comme cela il a l’air de lui tenir le tissu auquel elle travaille assidûment.

La poussière a revêtu une autre statuette d’une couche floconneuse qui forme comme une tunique jetée sur son corps nu, et qui lui donne l’air d’un saint Jean-Baptiste. Un arbre fruitier tend son rameau brun dans la chambre par le carreau cassé d’une fenêtre, et y fait pleuvoir des feuilles rouges et jaunes. Au plafond, entre le mur et le fil de la sonnette, est collé un nid d’hirondelles abandonné.

Je traverse le long du corridor pavé de mosaïque, et redescends dans le jardin, de l’autre côté de la maison. Partout les mêmes traces de vétusté : les plates-bandes envahies de mauvaises herbes, la pelouse zébrée d’amas de hauts foins et de places nues, foulées, sans végétation.

Les haies et les arbres, taillés dans le style de Versailles, ont jadis bordé les allées sablées comme de véritables murs, coupés par place de niches qu’occupent des statues. Elles sont toutes mutilées aujourd’hui. Un Neptune a perdu son trident, une Minerve repose dans l’herbe, une Vénus se dresse, les bras brisés, une corde au cou, à laquelle est attaché un rosier desséché. Des pièces de linge sont étendues à sécher. Dans l’énorme bassin du jet d’eau il y a une flaque mousseuse habitée par des grenouilles. Le dauphin qui jadis crachait l’eau, a la gueule remplie de fleurs sèches qu’il semble mâcher d’un air lamentable.

L’herbe, qui tapisse toutes les allées, envahit effrontément les marches de l’escalier et s’étend jusque dans le péristyle aux dalles de marbre.

Je m’assieds, complètement résigné, sur un banc de bois, qui geint et crie sous mon poids comme une mendiante pleurnicheuse, et je regarde autour de moi.

À quelques pas, sur une plate-bande dévastée, est étendu le cadavre d’un petit chat noir et blanc.

Personne ne s’est donné la peine de l’enterrer.

Soudain, un scarabée vole et traverse l’air ; il paraît venir de loin et être très pressé. Il se pose sans façon sur le chat mort, puis descend gravement par terre. Il en fait le tour, comme pour mesurer exactement les dimensions : tout cela, très-calme, avec le grand sérieux qu’exige son emploi. Le brave petit animal est un frère de charité de la nature. C’est un Todtengraeber[4].

Il est revêtu du costume de cérémonie : tout en noir, avec deux taches d’un jaune rouge sur sa carapace courte qui ne recouvre pas tout à fait sa partie postérieure. Il n’est ni petit ni grand. Il porte constamment sur lui ses outils : deux vigoureuses paires de pattes et de petites antennes claviformes ; il sent le musc, le parfum traditionnel.

Maintenant, il paraît prendre une décision. Il déploie ses ailes et s’envole pour aller chercher le renfort nécessaire, le nombre exact d’individus exigé pour l’ensevelissement du cadavre, ni plus ni moins. Il se passera bien un moment avant qu’il revienne.

Tout à coup, un domestique paraît sur l’escalier qui descend dans le jardin.

— Holà ! mon ami, lui criai-je de loin.

Son costume me fait rire. Il cadre à merveille avec tout ce qui nous entoure.

Le petit jeune homme porte sa livrée chamois à revers rouge et à boutons d’argent armoriés sur sa chemise grossière et sa veste de toile, d’où pend un long cordon sale. Il a aux pieds des chaussures en feutre impossible, raccommodées avec des morceaux d’étoffe de toutes les couleurs, qui ressemblent à de petites barques et dans lesquelles il navigue sans bruit, comme à la surface d’un lac, à travers les vastes corridors de la seigneurie.

Au moment où il m’aperçoit, il s’arrête et se cure les dents pour cacher son embarras.

— Madame est-elle chez elle ? demandai-je.

Il se cure les dents, sans répondre.

— N’entends-tu pas ?

Il hausse les épaules.

— C’est difficile à dire, répond-il. Personne ne sait où elle est.

— Elle est sortie à cheval ?

— Non.

— En voiture ?

— Non.

— À pied ?

— Non.

— Elle est à la maison, alors ?

— Non.

— Où est-elle ?

— Oui… où est-elle ? répète le laquais, d’un ton calme, en haussant les épaules. Elle doit bien être quelque part, ajouta-t-il après un instant.

Je m’éloignai, et retraversai le jardin. Lorsque je repassai à l’endroit où était étendu le chat mort, un spectacle merveilleux m’arrêta ; le cadavre se mouvait lentement, presque imperceptiblement, du côté de la plate-bande voisine. Je n’en pouvais croire mes yeux, mais c’était réellement ainsi, et, en posant ma main sur le corps mort, je sentis la trépidation. Je découvris alors la force mystérieuse qui était en jeu. La terre était, à la place où reposait le petit cadavre, sûrement trop dure et trop pierreuse pour y creuser une tombe ; les fossoyeurs, qui s’étaient réunis en grand nombre, avaient rampé sous le cadavre et le transportaient ainsi, lentement, sur le bon terrain. Quelques moments se passèrent avant qu’ils eussent atteint leur but, mais ils ne se découragèrent pas, et enfin y arrivèrent. Je ne pouvais vraiment me séparer de cette association de travailleurs, dont l’œuvre m’intéressait au possible. Bientôt les braves petites bêtes commencèrent à creuser la terre sous le cadavre. Il n’y avait pas de doute que ce travail ne se fit d’après quelque système que j’eusse bien voulu pouvoir étudier.

Cependant, je me mis à la recherche de mon cheval. Il était resté à la place où je l’avais laissé. Il dressa les oreilles à mon approche, et agita la queue. Je sautai en selle et me rendis à Tudiow, où je passai quelques heures dans l’auberge à écouter parler les paysans. Puis je me décidai de nouveau à tenter fortune. Lorsque j’atteignis le jardin seigneurial, j’arrêtai mon cheval et j’examinai l’œuvre des fossoyeurs. Il ne restait plus que peu de chose du bon chat. La moitié de son corps était enterré. Avant la nuit, son ensevelissement sera consommé, me dis-je, puis ces braves petits scarabées viendront déposer leurs œufs dans le cadavre, et leurs larves y vivront jusqu’à leur éclosion. C’est ainsi que partout la mort contribue à une nouvelle création. Au moment où cette pensée, à la fois sombre et douce, s’emparait de moi, une ombre prolongée se dessina sur l’allée sablée. Mon cœur se mit à battre jusque dans le cou. C’était elle, sans doute. Une robe de femme fit entendre son bruissement… Je n’avais encore nulle certitude, mais les vers de Pouschkine me revinrent à la mémoire, et je murmurai dans le crépuscule :

Je t’aimai ; peut-être que cette flamme
Que j’ai cru éteinte brûle encore dans mon cœur.

Ma voix résonna, claire et distincte, dans le calme du soir. J’entendis des pas pressés se précipiter sur le gravier, qui grinça à mes oreilles.

Une femme svelte, de grandeur moyenne, s’avança vers moi avec une grâce sauvage. Je la reconnus : c’était mon apparition de la forêt. Elle aussi se rappela m’avoir déjà vu quelque part.

— Que voulez-vous ? Pourquoi me poursuivez-vous avec ces vers qui me font mal ? s’écria-t-elle, laissant quelques pas entre nous ; elle s’arrêta.

— Une circonstance m’amène auprès de vous, répondis-je.

— Une circonstance ?

Je me nommai. Elle me regarda d’un air hostile.

— Dans ce cas, venez, me dit-elle d’un ton bref et sifflant.

Elle rejeta la tête en arrière, et se dirigea vers la maison en longeant la haie, tandis que je la suivais à cheval, au pas. Nous gardions tous deux le silence. Je pus l’examiner à mon aise. Elle me parut tout autre, cette fois. Je trouvai en elle ce mélange de beauté et de désordre que respirait tout le château : « Une Vénus, elle aussi, me disais-je, les bras brisés, une corde au cou ! »

Elle était poitrinaire, cela ne faisait aucun doute. Les belles lignes de sa taille avaient des contours anguleux. Le cou et la poitrine étaient légèrement enfoncés. Sur ses joues pâles flottait une rougeur fiévreuse et fugitive ; sa démarche craintive laissait deviner une énorme lassitude. Elle toussait par moments, d’une toux sèche.

Malgré cela, elle était encore belle. Sa beauté était celle d’un vampire. Son profil pur était empreint d’un cachet de dureté extraordinaire ; son nez transparent, aux narines mobiles et voluptueuses, était d’une perfection que l’on ne rencontre que rarement, même sur les camées antiques ; sa petite bouche, à demi ouverte, aux lèvres frémissantes, ses yeux bruns, pas grands, mais brillant d’une lueur étrange et comme phosphorescente, étaient entourés d’ombres profondes ; les paupières, en se fermant brusquement, lui donnaient quelque chose de sournois. Tout en elle respirait un égoïsme profond ; elle avait cependant quelque chose de voluptueux et de très doux.

Elle portait une robe de soie épaisse, couleur or bruni, dont la traîne courte bruissait en caressant les herbes ; une kasabaïka décolletée de velours pensée, bordée de petit-gris, vêtement splendide, avec des places grasses et luisantes aux coudes et sur le dos, et des endroits où la fourrure manquait. Ses cheveux étaient hérissés en papillotes tordues dans des papiers de toutes les couleurs.

Je mis pied à terre devant la porte, et la rejoignis dans le péristyle. Notre affaire fut vite terminée. Mme de Kossow me déclara qu’elle ne haïssait rien tant que la politique et que cela lui était parfaitement égal que celui-ci fût élu ou celui-là. Elle s’assit cependant à son élégant secrétaire, et écrivit ce que je lui demandais.

— Il faut que je vous fasse un aveu, commençai-je.

— Eh bien ?

— Le désir de gagner votre voix n’était qu’un prétexte favorable pour faire votre connaissance.

Mme de Kossow fronça ses fins sourcils et sourit.

J’avais une envie indicible de vous connaître.

— Moi ? Vous plaisantez !

— Je ne plaisante pas. Vous avez la réputation d’une femme extraordinaire, au-dessus des préjugés du monde, vivant à votre guise.

Mme de Kossow eut un sourire sombre.

— Oui… ma position aussi m’y autorise. Je suis à peu près libre comme l’air, comme on dit.

— Et comme vous êtes belle !…

Elle releva brusquement la tête.

— J’ai été belle, dit-elle en me regardant fixement.

Elle plia le papier avec lenteur, me le tendit avec un léger signe de tête, et parut m’inspecter d’un œil froid, qui pour un moment glaça entièrement mon enthousiasme.

— Vous voulez faire ma connaissance ? dit-elle d’une voix sympathique, quoique un peu rude. Eh bien, je vous invite à venir me voir, à venir me voir souvent.

De ce jour, je rendis fréquemment visite à Mme de Kossow. Bientôt je me mis à l’aller voir chaque jour. Nous parlions littérature et musique, peinture, questions sociales ; nous sortions, nous montions à cheval ensemble ; nous devînmes intimes, et pourtant ce voile mystérieux qui semblait envelopper toute son existence et influer sur son être, ce voile ne se soulevait pas. Des semaines s’étaient écoulées. Une circonstance m’appela dans la capitale. Mes affaires terminées, j’entrai dans un café pour lire les journaux. Le billard et les tables étaient solitaires. Dans un coin sombre était assis un étudiant tout jeune, absorbé par la lecture d’un journal français.

Il leva les yeux, quitta sa place et me tendit les mains.

Je vis des traits connus et cependant j’hésitai.

— Ne me reconnaissez-vous pas ? dit en riant l’étudiant.

Je lui pris les mains et les portai à mes lèvres.

C’était Mme de Kossow.

— Que faites-vous ici, dans ce costume ?

Mme de Kossow, d’un gracieux mouvement, fit tomber son manteau et se redressa fièrement, les poings campés sur les hanches.

— Eh bien ! comment me trouvez-vous ? C’est ainsi que je cherche des aventures.

La classique beauté de son corps svelte se dessinait sous l’ampleur de son large pantalon russe, de sa blouse de drap serrée par une ceinture de cuir, et de ses hautes bottes de maroquin ; les boucles brunes de ses cheveux se déroulaient sur ses épaules, s’échappant du bonnet rond en astrakan qu’elle portait un peu sur le côté.

— Vous me voyez indignée ; mon sang bouillonne, continua-t-elle sans me laisser le temps de lui répondre. Lisez cette note… Là, qu’en pensez-vous ?

C’était la piquante annonce du mariage d’une actrice célèbre par sa beauté et ses aventures galantes avec un comte extrêmement riche.

— Ô société injuste ! s’écria Mme de Kossow.

— N’est-ce pas révoltant, dites, de voir cette même société qui repousse la jeune fille, la femme qui s’est laissé séduire par elle, n’est-ce pas révoltant de la voir souhaiter la bienvenue à une Messaline de coulisses, parce qu’elle est l’épouse d’un comte ? Est-ce moral, ça ? Est-ce juste ?

Mme de Kossow arpenta fiévreusement la salle.

— Comment pouvez-vous exiger de la justice, répondis-je, là où la mesure du juste et de l’injuste n’existe plus ? Les liens du mariage, la famille, menacent chaque jour de sombrer, et cependant personne ne peut prévoir ce qui les remplacera. Ce qu’il y a de triste, c’est que nous vivons précisément dans une époque de transition où les rapports existants ne nous contentent plus, mais cependant ont conservé assez de puissance, si quelque infortuné cherche à les rompre, pour l’anéantir et l’écraser.

— Oui, l’écraser ! C’est le mot, répéta Mme de Kossow en grinçant des dents, l’écraser ! Moi, savez-vous ? j’ai aussi été écrasée.

La jolie femme s’arrêta et me regarda à travers les larmes de rage qui formaient sur ses yeux comme un voile. Puis elle s’assit et baissa la tête. Elle parut attendre mes questions sur son sort et sur sa vie agitée. Mais je n’osai parler, craignant d’interrompre la douleur muette où elle s’était abîmée.

L’après-midi du même jour, nous nous promenions dans la carrière de Tudiow ; elle était encore toute frémissante de l’émotion qu’elle avait ressentie dans la matinée.

Je l’avais rencontrée dans la prairie, où, tout en fumant un papyros, elle assistait aux ébats des jeunes chevaux qui gambadaient dans les pâturages, comme des enfants étourdis. Elle prit mon bras sans façon, et me conduisit au pied d’une colline boisée qui limitait ses possessions, et dont les rochers calcaires renfermaient un grand nombre de pétrifications, des membres d’animaux, des coquillages et des écrevisses, parfois fort curieux.

Mme de Kossow monta sur un énorme bloc de rocher grisâtre, que les ouvriers avaient récemment détaché, et regarda devant elle, dans l’immensité bleue et sereine. Et quand je la vis là, devant moi, avec sa magnifique robe de soie, sa kasabaïka fanée, ses joues rosées par la fièvre, et son regard rêveur, elle me fit pitié ; il me sembla que j’eusse voulu faire tout au monde pour lui rendre une parcelle du bonheur qu’elle avait perdu.

Au bout d’un moment, elle se baissa, ramassa une pétrification et la regarda avec attention.

— Devenons-nous jamais ainsi ? demanda-t-elle à voix basse.

— Sûrement. Nous avons aussi notre « déluge ». Nous traversons aussi nos périodes géologiques. Il vient toujours un temps pour nous où nous voguons en pleine mer, baignés par les chauds rayons du soleil. Puis, notre cœur se refroidit, s’éteint, et nous en arrivons à douter qu’il ait jamais vécu.

Mme de Kossow me jeta un regard ironique.

— Des phrases !

— Non. Ce ne sont pas des phrases, dis-je.

— Dans ce cas, reprit-elle d’une voix forte, chez moi ce triste procès humain n’a pas encore pris fin. Mon cœur souffre souvent, et tressaille, et saigne. Puis, mon ami, songez qu’il y a d’autres cœurs qui restent toujours jeunes, toujours bons et chauds.

— Croyez-vous à l’idéalisme ? lui dis-je.

— Il le faut bien, mais vous n’ignorez pas qu’il y a deux sortes d’idéalisme, de même qu’il y a deux espèces d’hermine, une vraie et une fausse.

Elle jeta la pétrification qu’elle avait à la main, sauta à bas de son piédestal improvisé, et s’assit toute songeuse sur un tas de pierres peu élevé.

— J’ai connu autrefois un véritable idéaliste, continua-t-elle après une longue pause. Il aurait pu servir de frère à Don Quichotte.

— Trouvez-vous que les idéalistes sont ridicules ?

— Trouvez-vous Don Quichotte comique ? repartit-elle brusquement. Moi, pas. Je vais essayer de vous répéter ce que me dit un jour à ce sujet un homme remarquable, un être que j’ai aimé plus que ma vie, que j’ai haï d’une haine féroce, aussi. Maintenant, je ne possède plus que des larmes pour lui.

Une expression dure se répandit sur son visage, mais sa voix était douce, et je remarquai qu’elle devenait de plus en plus tendre à mesure qu’elle m’ouvrait son cœur. Je me gardai de la déranger, et je m’assis sur l’herbe sèche, à quelque distance.

— J’avais fait sa connaissance par hasard, dans la rue, continua-t-elle comme absorbée dans ses souvenirs.

Puis elle se tut, en baissant la tête.

— C’est-à-dire, continua-t-elle en se tournant tout à coup vers moi, pour que vous compreniez bien toute la portée de ces paroles, il faut que je vous raconte un peu de ma vie. Vous voulez me connaître, ajouta-t-elle, tandis qu’un fin sourire éclairait son visage d’une de ses oreilles à l’autre ; ainsi cela vous intéressera ?

— Je brûle de curiosité.

— Eh bien, écoutez ! Enfant, j’étais ce qu’on appelle une petite merveille ; on me trouvait spirituelle. Je vécus dans un luxe princier, mon père était seigneur de Tudiow. Nous habitions à Lwow. Ce qui fit mon malheur, c’est que ma mère mourut de bonne heure.

Ma beauté me corrompit jeune et étouffa tous les germes de bonté que je possédais. Mon père négligea mon éducation. Son plus grand plaisir était de m’attifer de vêtements somptueux, comme une poupée de modiste. Chaque jour, je recevais une nouvelle toilette. Comme nous passions ordinairement l’hiver en ville et l’été sur nos terres, il arriva que j’oubliais régulièrement au second semestre tout ce que j’avais appris pendant le premier semestre. J’eus un professeur d’histoire, de géographie et d’arithmétique ; un autre pour la musique, un troisième pour le dessin ; j’eus une institutrice française, une anglaise, une allemande, et cependant, lorsque j’atteignis mes seize ans, que je commençai à porter des traînes de soie et que mes épaules s’arrondirent, je n’étais encore qu’une enfant terrible, un gamin vaniteux, oisif et ignorant, en vêtements de femme. Comment voulez-vous aussi, dans ma position, qu’il me fût possible de rester modeste et laborieuse ?

J’avais à peine quinze ans qu’un peintre célèbre supplia mon père de me laisser poser pour lui en costume antique. Durant les séances, il compara ma tête à celles de plusieurs statues remarquables, à celles des déesses grecques et des impératrices romaines. Au théâtre, notre loge était le point de mire de toutes les lorgnettes.

Mon premier bal fut un véritable vertige. Jamais on ne vit pareil triomphe.

Étonnez-vous maintenant si tout cela eut des suites graves !

Bientôt je me considérai, avec ma beauté, comme indispensable dans le monde ; à peu près comme la lumière du soleil ; je fronçais les sourcils si quelqu’un passait près de moi sans me regarder ou avec indifférence. Je n’avais qu’un désir, qu’un rêve : devenir femme ; être libre, noble, riche, éblouir mes rivales par l’éclat de mes toilettes, les anéantir par mon prestige.

Il arriva que ma sœur aînée se fiança.

Vous savez, n’est-ce pas ? ce qui arrive en pareil cas.

Lorsqu’une jeune fille est témoin des rapports de sa sœur avec son fiancé, son cerveau se trouble ; son imagination travaille, elle devient inquiète, triste, elle se croit bientôt amoureuse, elle aussi, et se jette souvent dans les bras du premier venu.

C’est ridicule, mais c’est vrai. Lorsque ma sœur nous rendit visite, immédiatement après son mariage, que devant moi son époux la choya, la caressa et l’embrassa, je me sentis envahie par une envie féroce. Le jour suivant, je parus à table les yeux rouges et gonflés.

Parmi mes adorateurs, il y en avait un d’une quarantaine d’années, Thomas de Kossow. Il avait un extérieur agréable, de bonnes manières, savait se rendre aimable en société, et s’entendait admirablement à l’arrangement de parties de jeu, de danses, etc.

C’est à son adresse, plutôt qu’à ses talents, qu’il devait d’avoir été appelé à un poste élevé. Il passait, en outre, pour avoir de la fortune. Cela m’amusait de savoir épris de moi un homme qui avait plus du double de mon âge. Mon orgueil aussi était satisfait à l’idée de courber sous le joug un être connu pour ses bonnes fortunes et qui passait pour un redoutable don Juan aux yeux de toutes les femmes.

C’est ainsi que je devins sa femme, à dix-sept ans.

Mme de Kossow se tut. Puis, elle eut un sourire singulier.

— Je crois, continua-t-elle, que je n’ai jamais eu d’idéal ; avant mon mariage, du moins cela est certain.

C’est pourquoi je ne peux pas dire que le mariage m’ait désillusionnée. Seulement, en moi il se fit comme une grande révolte. Mon sentiment naturel, mon innocente fierté s’indignèrent. Avant les noces, je n’aimais pas mon mari ; — après les noces, je me pris à le détester. J’éprouvais une sorte de félicité à l’idée de le faire souffrir, de lui préparer des tourments. Cela m’était facile. Je restais froide auprès de lui.

Il m’aimait à sa manière, d’une façon brutale, comme la plupart des hommes du monde.

Avec cela, il eut le défaut de mon père. Il voulait, avec moi, faire de l’effet ; durant les premières années de notre union, il commandait lui-même mes toilettes, il en dessinait les modèles sur du papier, il en indiquait les couleurs ; il m’habillait souvent lui-même des pieds à la tête.

Croyez-vous donc que, dans de telles conditions, la poésie subsiste chez la femme ? Et croyez-vous que la femme puisse rester bonne lorsqu’elle n’est occupée que de sa beauté, de ses avantages extérieurs, lorsqu’elle ne songe qu’à les faire valoir ?

Mon mari se servait de moi comme d’une sorte d’appât. Il ne réfléchissait pas qu’ainsi il me poussait vers l’abîme.

J’étais constamment entourée de l’élite de la société. Un seul de mes adorateurs eût éclairé la vie entière d’une autre femme ; mais je ne recherchais que le plaisir. Je ne songeais qu’à me divertir. Cela finit par me lasser au bout d’un certain temps.

Je ne sentis le prix du luxe dans lequel j’avais été élevée que lorsque je fus sur le point de le perdre. Mon mari ne s’entendait guère aux affaires. Des spéculations fâcheuses ébranlèrent la solidité de sa fortune. Nous passâmes l’été aux bains. Il y construisit avec son argent et le mien une villa princière, beaucoup trop fastueuse pour un aussi petit endroit, et qui, au lieu de produire, comme il l’espérait, un gain considérable, amena la faillite.

Des économies, une vie simple eussent pu nous sauver ; une bonne épouse aurait pu, à force de soins et de calculs, mettre de l’ordre dans le ménage. Mais je vous l’ai déjà dit, je ne m’entendais qu’à dépenser l’argent. Lorsque mon mari m’apprit sa situation, je fondis en larmes, je criai, je frappai du pied, j’eus une attaque de nerfs. Il renonça donc à l’idée qu’il avait eue tout d’abord de diminuer notre train de maison, et, pour me calmer, il me fit des cadeaux et satisfit toutes mes fantaisies. Bientôt, nous eûmes une abondance d’argent à la maison. Mon mari se fit prêter d’énormes sommes, hypothéquées sur notre villa, premièrement, ensuite sous forme de traites. Je ne lui demandais jamais d’où il tenait cet argent. Je l’acceptais comme une chose toute naturelle, sans reconnaissance. Quand je l’avais dissipé, j’en exigeais encore. Le visage soucieux de mon mari, dans certaines occasions, ne me troublait pas le moins du monde.

La vie des eaux m’avait mise en rapport avec toute la noblesse de la contrée ; dans mon salon, à Lwow, où nous passions l’hiver, les modestes amis de mon mari étaient effacés par mes princes et mes comtes, mes comtesses et mes baronnes ; j’acquis bientôt la réputation de la plus grande beauté de la capitale, et même de tout le pays. On fit mon portrait en Judith, en Hélène, en madone et en Vénus. Les poètes me célébraient, et je tenais, dans les tableaux vivants que donnait l’aristocratie, les rôles de Rébekka et de la reine Wanda.

J’étais devenue mère de deux jolies petites filles. Mais je n’avais pas le temps de m’en occuper. Oui, vous avez beau me regarder, j’ai été une mauvaise mère…

— Ce n’est pas pour cela que je vous regarde.

— Eh bien, pourquoi alors ?

— Parce que… Non, je ne veux pas vous rendre plus vaniteuse que vous ne l’êtes.

Réellement, je ne pouvais me rassasier de contempler cette petite tête, modelée comme celle d’une statue grecque, ce profil admirable, d’une pureté étonnante.

— Comme je vous l’ai dit, je m’amusais, continua-t-elle. Mais bientôt je sentis en moi un grand vide ; tous mes désirs étaient accomplis, et néanmoins je n’étais pas heureuse.

Après cinq ans d’une vie dissipée, un grand jour se fit dans mon cerveau, et je découvris que le véritable bonheur m’était inconnu.

Comme d’autres, que l’évanouissement de leurs illusions pousse à l’égoïsme, un sentiment inconnu s’éveilla en moi. Je ressentis un besoin d’idéal et un besoin d’amour.

On ne m’avait pas appris à remplir ou seulement à connaître mes devoirs. Ce qui, jusque-là, m’avait empêchée d’y manquer, c’était mon orgueil insurmontable. Dans la foule de mes adorateurs, il n’y en avait pas un, fût-il bon et noble, qui eût trouvé grâce à mes yeux. Tous les hommes qui me voyaient s’éprenaient de moi. Il ne m’était jamais venu à l’idée de faire un heureux.

On me trouvait sévère, froide, dépourvue de cœur. Ma vertu enthousiasmait les femmes, qui ne voyaient pas en moi une concurrente redoutable. Souvent, la nuit, lorsque tout dormait dans la maison, lorsque je me sentais bien seule, je sautais bas du lit, j’allumais toutes les bougies des candélabres à cinq branches accrochés dans la muraille et qui se reflétaient dans mon immense miroir. Puis, je me débarrassais de mon vêtement de nuit, et je me contemplais avec une extase qu’il eût à peine été possible de rencontrer chez l’amant le plus passionné. Je regardais mes formes, je les comparais à celles des Vénus du Titien, de la Danaé de Van Dyck, et je me disais que moi, j’étais encore plus belle que les créatures idéales de nos grands peintres.

Je couvrais de baisers mes épaules, mes bras, mes genoux avec une sorte d’adoration. Je dénouais mes cheveux dont les ondes brillantes se déroulaient et m’enveloppaient comme un manteau sombre, sous lequel se relevait l’éclat rosé de mon corps, pour le moins aussi avantageusement que celui d’Hélène Forman sous ses célèbres fourrures. Je pleurais de rage, à l’idée qu’il ne m’était pas accordé, comme à la femme de Rubens, de m’éterniser par la toile d’un grand artiste, dans ma beauté complète et dénuée de tous voiles. J’aurais voulu me sentir immortelle dans l’avenir, comme la Vénus de Milo.

Aussi, je vous assure que, de tous ceux qui m’adoraient, je n’en aurais pas rencontré un seul qui m’admirât comme je le faisais moi-même. C’est pourquoi je trouvais tous les hommes indignes d’un tel bonheur. Malheureusement, le fruit était assez mûr pour tomber de lui-même dans la main du premier qui le toucherait.

Voyez-vous, mon cher Sacher-Masoch, tout le danger de notre société, de notre vie de famille, vient de ce que la femme a essentiellement pour vocation l’amour.

— C’est vrai.

— Ne m’interrompez pas ! s’écria Mme de Kossow. La femme, antérieurement, n’a été créée que pour aimer, pour mettre au monde et élever des enfants. L’amour, par conséquent, ne doit-il pas tenir dans sa vie une place bien plus importante que dans celle de l’homme ? Chaque événement qui se rapporte à cet amour l’intéresse, tient une place dans ses souvenirs.

Pour l’homme, au contraire, l’amour ne tient qu’une place insignifiante à côté des fonctions qu’il est appelé à remplir dans l’État, dans la société ; ce n’est que rarement et pour un court espace de temps qu’il se laisse entièrement dominer par lui. Dans ce dernier cas, il s’y adonne plus complètement que la femme, qui en fait son esclave, sa chose, et profite de cette impuissance pour le subjuguer.

Qu’elle ne s’imagine pas cependant que ce revirement de choses est durable !

L’homme retombe en peu de temps dans le juste milieu, et bientôt la femme s’aperçoit qu’il n’est plus lié à elle que par son devoir et par ses enfants, mais qu’il se sent entraîné vers d’autres femmes par une puissance essentiellement sensuelle.

Plus la femme a été subjuguée par cet amour, plus elle en supportera difficilement la perte, et plus, lorsqu’il sera éteint, elle étouffera sous la lourde cendre de la vie et de ses devoirs.

Maintenant, comme elle ne vit que pour et par l’amour, que l’atmosphère chaude de la passion est en quelque sorte indispensable à sa constitution, il arrive que — lorsque l’amour de son mari ne lui paraît plus assez grand — elle sent le besoin de chercher un remède dans un autre amour, et se jette dans une ère de lutte entre l’assouvissement de sa passion et son devoir de se conserver pure pour ses enfants.

Elle se montre, en cela, plus morale que l’homme, puisqu’elle n’est pas séduite par ses sens, mais ne réclame un autre amour que lorsque celui qui l’a contentée jusqu’alors ne lui suffit plus. D’un autre côté, il ne lui sera pas, comme à l’homme, possible de résister à la passion qui la dévore, par la raison, par le sentiment de son devoir ou la force de son caractère.

La femme ne connaît pas d’autres liens que l’amour. C’est l’amour qui l’enchaîne, c’est l’amour qui la détache de ses devoirs. Dans ce cas, rien ne la ramène dans le bon chemin ; ses enfants moins que toute autre chose, parce qu’ils sont les tristes témoins de sa félicité perdue.

Le mariage et l’adultère marcheront la main dans la main, aussi longtemps que la femme n’aura pas, à part l’amour, une autre vocation sur la terre comme l’homme.

Aujourd’hui, elle se sent forcée de tromper, et, lorsqu’elle a trompé une fois, elle sera, comme un banqueroutier ou un faussaire, obligée de continuer à tromper pour se maintenir sur l’eau. Puis elle sombre. Le monde, la société, la poussent amicalement dans l’abîme. On la juge, on la condamne aussi longtemps qu’il y aurait encore de l’espoir pour elle, et ainsi elle s’enfonce peu à peu dans la fange, entraînée par l’ironie du monde. Et les vagues se referment sur elle.

Mme de Kossow s’appuya sur sa main et me déroba son visage.

— Maintenant, attendez-vous à une confession bien horrible !

Elle se mit à rire, d’un rire âpre, et fut prise d’un accès de toux sifflante. Un moment de silence s’écoula.

Le soleil était bas à l’horizon, entouré de traînées de nuées blanches. Par moments, un vent frais s’élevait, courant sur les champs de vaine pâture.

— Le frère de mon mari vint nous voir. Il me vit, s’éprit de moi, et, un jour, me surprit dans mon boudoir.

Tenez, la honte m’étranglait presque. Mais c’est justement cela, cette honte, ce repentir, cette crainte d’autres humiliations plus grandes encore, qui me jetèrent en son pouvoir. Une liaison durable naquit de cette surprise lâche et vile. Mon beau-frère nous quitta, puis il revint, et revint encore. Je m’efforçai d’aimer cet être qui m’avait fait perdre tout respect pour moi-même. Oui, j’essayai de l’adorer pour ne pas tomber plus bas encore. Mais tous mes efforts furent vains, malgré les prières que j’adressai à genoux à Dieu en pleurant.

Lorsqu’il me tenait dans ses bras, en extase, qu’il jouait avec les boucles de cheveux qui couvraient mon front, je réfléchissais, et me demandais, calme et sombre, comment je pourrais bien lui briser le cœur, à cet homme, et me venger de lui, de son attentat consommé pendant un moment de faiblesse, et mon orgueil s’enflammait comme une plaie et je me disais souvent que je pourrais le tuer.

Le jour de la vengeance arriva enfin, plus terrible que je ne l’avais rêvé. Ce jour-là, je fis saigner son cœur goutte à goutte, je le vis baigner mes pieds de ses larmes ; il voulut me tuer, et s’ôter la vie après.

J’avais, avec une raffinerie de cruauté sans exemple, attendu le moment où il allait me revoir après une longue et pénible absence. Enivré par la félicité, il était tombé à genoux, tout tremblant, et cachait sa tête contre ma poitrine.

— Je ne t’aime pas, dis-je tout à coup, en le rejetant en arrière. Va-t’en !

— Tu ne m’aimes plus ? dit-il, épouvanté.

Je lui répondis par un grand éclat de rire, qui le fit pâlir jusqu’aux lèvres.

— Je ne t’ai jamais aimé, m’écriai-je ; — son abattement me donnait du courage ; — je te méprise, laisse-moi, et ne t’avise pas de reparaître jamais à mes yeux, sans quoi…

Je fis un geste dont je me souviens, le geste que j’avais sur un de mes portraits, là où j’étais en Judith et où j’allais attaquer Holopherne.

Les lèvres blêmes, le regard troublé, il saisit les pistolets de mon mari, accrochés à la muraille.

— Tue-toi, m’écriai-je, sans faire un mouvement, car tu as détruit la fidélité, la foi que je possédais en moi-même ; tue-toi, expie ton crime, et je te pardonnerai.

Il se frappa le front contre la muraille, se jeta à mes pieds, me nomma son Dieu, se traîna par terre.

Je le regardai curieusement, puis je lui dis :

— Ma parole, tu es ridicule !

Et je me mis à rire si fort, que mes joues étaient mouillées de larmes.

— Où croyez-vous que je pris alors la force de brutaliser ainsi cet homme ?

— Dans la rancune que vous lui gardiez de ce qu’il vous avait fait violence, dis-je en hésitant.

— Non, mon ami, mais bien dans une nouvelle passion.

Il y avait depuis quelque temps dans notre société un comte allemand, dont le prestige enchantait toutes les femmes. Il avait beaucoup vu, beaucoup voyagé ; il avait un peu vécu dans tous les mondes, et en avait rapporté ce vernis si séduisant où se mêlent l’art, la galanterie et la littérature, et qui souvent rend irrésistible. Un bel homme, au front rêveur, aux manières aristocratiques, un vrai Lovelace enfin.

Sa tristesse, sa mélancolie éveillèrent mon intérêt. Je fis sa connaissance, et je l’aimai. Il était marié à une femme qu’il avait adorée. Elle l’avait trompé, puis elle s’était enfuie. Il n’en parlait guère et ne confiait à personne ses soucis. Je m’efforçai de le distraire, de l’égayer ; il se lia étroitement à moi, je devins sa maîtresse.

Nos rapports furent des plus étranges. Je vécus avec lui un roman complet, du premier chapitre au dernier, un roman de plusieurs volumes, mais un roman comme ceux que l’on écrit en France, riche en aventures, en intrigues, captivant, curieux et toujours amusant. Au commencement de nos relations, mon mari avait accueilli le comte à bras ouverts, comme chacun de mes adorateurs ; cependant, peu à peu, il se montra méfiant et désagréable et enfin commença à me soupçonner sérieusement.

Un jour que nous prenions le thé ensemble, mon mari sortit et se rendit à la cuisine, sous prétexte d’y donner des ordres. Il revint bientôt par le couloir opposé, ôta ses bottes, se glissa sur la pointe des pieds jusqu’à la porte du réfectoire et regarda par le trou de la serrure. C’est du moins ce qu’il m’avoua par la suite. Cependant le comte m’avait dit :

— Anna…

— Vous vous nommez Anna ? demandai-je précipitamment.

— Oui, pourquoi ne m’appellerais-je pas ainsi ?

— Pardon ! je vous ai interrompue.

— Donc, le comte me dit : Anna, ne bougez pas. Je crois que votre mari nous épie. Et, vraiment, lorsque celui-ci nous examina par le trou de la serrure, il nous vit, assis l’un en face de l’autre, impassibles, et nous entretenant de modes nouvelles.

Dans le monde, le comte passait pour mon chevalier, pas davantage. Il se comportait d’une façon si délicate que personne ne crut jamais à des rapports sérieux entre nous.

Mon mari, en ce temps-là, entra en rapport avec un dentiste qui se nommait Aaron Moscheles.

Un drôle d’homme, et qui a joué dans ma vie un rôle si important que vous me pardonnerez de vous le faire connaître.

Il était né à Lwow, de parents juifs, et destiné à continuer le petit commerce de son père. Mais, de bonne heure, l’ambition, les rêves et les projets commencèrent, semblables à un essaim d’abeilles, à bourdonner dans son cerveau.

Un soir, Aaron déclara à ses parents qu’il renonçait au commerce, qu’il voulait étudier et devenir quelque chose. Leurs larmes, leurs représentations furent vaines.

Il fit ses classes, entra à l’école de chirurgie, et en sortit, après l’examen, médecin-adjoint de l’armée.

Dix ans plus tard, il reparut ; son capital n’avait guère augmenté, mais ses connaissances humaines s’étaient accrues ; une idée fixe, qui pesait sur son cœur comme une lourde pierre, le poussait en avant, lui promettant position, richesses, honneurs, considération. Il marchait droit devant lui, il voulait arriver, coûte que coûte.

Ses parents étaient morts. Avant tout, il se fit baptiser, s’établit dentiste, et accrocha au-dessus de l’armoire où il tenait ses instruments, une petite vierge en pierre achetée dans un encan. Puis, il fournit ses preuves, et montra qu’il n’avait pas étudié en vain les hommes et la société.

Il commença ses affaires dans notre pays encore barbare avec un prestige ! et quel prestige ! Comme un charlatan. Le mot qui exprimerait cela n’est pas encore trouvé.

C’est inouï, le tapage qu’il fit pour attirer l’attention du monde sur son talent fabuleux.

Il fit jouer de la trompette devant sa maison, du matin au soir. Vous jugez si cela fit de l’effet et attira les imbéciles !

Du reste, notre contrée était alors vraiment très en retard pour tout ce qui concerne les dents et leurs différentes affections.

Il se précipitait comme un loup affamé sur les diverses découvertes qui avaient lieu dans la capitale. C’est lui qui le premier fit chez nous usage du chloroforme.

Aujourd’hui, il annonçait des « dentaires absolument perfectionnées, » demain « des opérations sans douleur » :

« Le patient éprouve, après l’extirpation de la dent, une impression délicieuse. Toute garantie. Dix mille cures merveilleuses. »

Il se faisait payer horriblement cher, recevait ses clients dans un salon tendu de velours et faisait des scènes à son domestique lorsqu’une vieille galette sèche manquait. C’est ainsi qu’on arrive à la fortune. C’est ainsi qu’Aaron Moscheles devint riche. Dès qu’il put en quelque sorte se retourner, il commença à jouer à la Bourse, de petites sommes pour commencer, puis des grandes ; prêta secrètement sur gages ou sur des valeurs, préleva des intérêts d’un taux inouï, dépouilla les malheureux qui se livraient à lui ; fut cause du suicide de plus d’un honnête homme et plongea des familles entières dans le deuil et dans la désolation. On le haïssait, on le méprisait. À tout moment, le nombre de ses ennemis s’augmentait, comme des champignons après les pluies. Il ne s’en occupait guère. Il devint riche.

Au second de ses projets, maintenant : — une position dans la société. Un titre peut toujours servir d’appât auprès des gens. Ce précepte de son maître occupait surtout ce fidèle disciple de Méphistophélès.

Il lui était impossible de recommencer ses classes et de suivre les cours de la Faculté de médecine, qu’il avait négligés. Il eut une idée hardie, alors : il acquerrait le diplôme de docteur en philosophie. Car, au bout du compte, un diplôme est un diplôme, et un docteur est un docteur, et personne ne s’inquiète à quelle branche de la Faculté on appartient.

Et cependant, pour obtenir le diplôme de la Faculté de philosophie, il faut être élève de cette Faculté durant trois années ; pour s’y faire recevoir, il faut pouvoir présenter un certificat attestant qu’on a terminé les classes du gymnase.

Bref, un amas de difficultés, qui pour un Moscheles ne sont qu’autant de plaisanteries.

Il songea à un professeur de ses amis, dont la position pécuniaire était des plus lamentables. Il se lia avec lui intimement, lui prêta de l’argent, beaucoup d’argent, et bientôt, lorsqu’il devint impossible au malheureux de payer ses traites, il était justement Dekan. Je ne dis pas qu’il était préposé à Lwow, mais dans une Faculté de philosophie quelconque de l’Europe. Moscheles vint le trouver dans son bureau et se fit inscrire comme auditeur.

— Vous demanderez, n’est-ce pas, en vertu de quel certificat ? Probablement en vertu du certificat parfaitement en règle que Moscheles présenta au Dekan, — c’est du moins ce que portait le protocole.

Comme Moscheles n’avait guère le temps de fréquenter les cours, il se lia avec un grand nombre d’autres professeurs, et comment tout s’arrangea, sans certificat, sans fréquenter les cours, sans étudier la moindre des choses, je ne saurais vraiment vous le dire. Bref, il reçut, après « quatre sévères examens », le diplôme de docteur en philosophie, et le matin suivant, on put lire sur sa porte un large écriteau portant ces mots :

LE DOCTEUR AARON MOSCHELES.

Une fois docteur, — les autres dentistes n’avaient pas, comme lui, le privilège d’être docteurs en philosophie, — Moscheles s’introduisit facilement dans la bonne société, où il fit la connaissance d’une vieille régente, toute paralysée. Un temps fort court s’écoula, et l’écriteau de sa porte fut décroché pour faire place à une nouvelle pancarte :

LE DOCTEUR AARON MOSCHELES

DENTISTE DUCAL.

Tout allait à merveille. Un matin aussi un ruban rouge s’étala à sa boutonnière comme une rose éclose pendant la nuit. Le troisième point de son programme, la « considération », seul, était long à être résolu.

Au contraire. La haine, le mépris que lui vouaient les gens s’accroissaient tous les jours. Ce petit homme couvert d’ordres, de décorations, marchait courbé sous le poids de l’opinion publique, et sa peau d’acier, accoutumé à résister aux larmes, aux prières, aux menaces, ne pouvait supporter les flèches ironiques qu’on lui lançait de toutes parts. Ce qui le blessait le plus vivement, c’était qu’on le nommât docteur de la « science humaine ». Et cependant ce sobriquet était comme fabriqué pour lui, attendu qu’il possédait cette « science humaine » comme personne.

Maintenant, il cherchait à acquérir des amis, de l’estime, une bonne réputation, des connaissances haut placées, à l’ombre desquelles il pût se tenir. Il aurait sacrifié des millions pour la réputation d’un « homme d’honneur. »

Lorsqu’il rencontrait un homme du monde qui n’avait pas honte de se montrer avec lui dans la rue, il s’accrochait à son bras et regardait effrontément les passants comme pour leur dire : « Regarde comme je suis honorable. »

C’est ainsi qu’il s’accrocha fiévreusement à mon mari, lui prêta de l’argent, trinqua avec lui, me suivit pas à pas, m’accompagna de ma loge à ma voiture, apporta à mes petites filles des friandises, les appelant ses « petites femmes » ; bref, il se conduisit d’une telle manière, que plusieurs…

Mme de Kossow éclata de rire.

— Lui, du moins, me faisait la cour à sa manière, mais dans les meilleures intentions du monde. À peu près ainsi : « Ma gracieuse, je pars pour Paris un de ces jours, permettez-moi de vous rapporter quelques soieries et une pièce de dentelles. »

Et un an plus tard : « Chère Kossow, quelles fourrures avez-vous là ? De vraies peaux de rats ! Je viens justement de recevoir deux sacs de zibeline de la duchesse. Je me ferai l’honneur de venir en déposer moi-même un à vos pieds. »

Avec cela, prêtant de l’argent à mon mari, à tort et à travers, jusqu’à ce qu’il se ruinât, possédé de l’idée que les traites que le mari ne peut payer, la femme les acquittera de sa personne, et que lui, Moscheles, aura aussi l’occasion de jouer le tendre Salomon du Cantique.

Maintenant, sachez que toutes ces belles idées étaient écloses sous une perruque, que notre « savant humain », tourmenté par des cors, boitait des deux pieds, que son large visage toujours souriant, percé d’yeux en boule de loto, était d’une pâleur qui le faisait prendre pour un Pierrot, et que toutes ses dents étaient fausses.

Mon mari, du reste, était persuadé qu’il n’avait pas au monde d’ami plus dévoué qu’Aaron Moscheles. Ce qui le persuada encore davantage, c’est que, sans motifs, on le priva de sa place, et qu’Aaron boita de l’un à l’autre de ses amis haut placés pour essayer de le faire réintégrer dans ses fonctions.

Tout échoua, et des années s’écoulèrent durant lesquelles le comte nous visita fréquemment à Lwow, et Aaron resserra de plus en plus ses filets autour de nous.

— Et étiez-vous heureuse alors ? demandai-je avec intérêt.

Mme de Kossow secoua la tête.

— Je ressemblais, savez-vous, à cette princesse de la fable qui, ensorcelée par un mauvais sort, dort de longues années sur un lit d’or, dans un château de marbre perdu dans une forêt sombre, jusqu’à ce que le héros vienne, pour qui le sentier se trace, les serrures se brisent, et dont la voix ressuscite les engourdis.

— Et il vint !

Les yeux de la pauvre malade s’allumèrent d’une douce lueur, qui se répandit lentement sur son visage et l’éclaira joyeusement.

— Nous venions d’établir notre Constitution et les votes se préparaient ; le pays respirait, content d’être libre, après une guerre néfaste ; tous se réjouissaient, et mon mari plus que tout le monde, car mon père avait été présenté comme candidat, et s’il était nommé, mon mari rentrait en possession de sa charge. Cependant, la popularité de mon père était légèrement ébranlée par ses nombreux enfantillages. Il n’avait qu’un désir, couler ses jours paisiblement ; il évitait tout bruit, tout conflit, et avait une sainte terreur de tout ce qui pouvait troubler sa tranquillité.

Il arriva qu’à force de vouloir éviter toute espèce de contrariétés, toute « scène » ou « catastrophe », il se trouva soudain dans une position des plus désagréables.

Ses possessions perdirent beaucoup de leur valeur, sa fortune diminua de beaucoup, et, par dessus, il épousa sa maîtresse.

Elle l’avait menacé, après une liaison de plus de dix années, de mettre fin à ses jours s’il ne lui rendait immédiatement « l’honneur dérobé. »

Ce fut plus qu’une « scène ». Ce fut « toute une pièce », comme dit mon père. Enfin, il prit une prise, et se rendit.

L’ignoble créature qu’il me donna pour marâtre, fut, dès ce jour, comme une tache de rouille dans la réputation jusqu’alors intacte de mon père. Ses ennemis en profitèrent pour l’accabler.

Parmi ses adversaires, un jeune écrivain se faisait remarquer. Il s’appelait Julian de Romaschkan.

La nomination de mon père, la rentrée de mon mari dans ses fonctions dépendaient en quelque sorte de lui. Il jouissait d’une énorme influence dans le parti républicain.

Chez nous, on n’en parlait pas d’une façon flatteuse ; Moscheles, seul, qui le connaissait, défendait son caractère et vantait son talent.

— C’est un homme de marbre, me dit-il. De marbre ! que dis-je ? un homme d’or, d’or fin. S’il le veut, votre père sera nommé ; s’il ne le veut pas, votre père échouera.

— C’est qu’il ne veut pas, justement ! répondis-je.

— Il ne veut pas ! s’écria Moscheles. N’importe, ça ne l’empêche pas d’être un homme d’or fin, un grand esprit, un diamant !

Pâques approchait. J’étais sortie, avec mon mari, faire des achats pour les fêtes, lorsque Moscheles vint à notre rencontre sur le trottoir, cramponné convulsivement au bras d’un jeune homme, et nazillant comme un rabbin juif. Nous voir, entraîner vers nous son compagnon, et nous présenter mutuellement, fut pour lui l’affaire d’un instant : — Mme de Kossow… — M. Julian de Romaschkan… — M. de Kossow… Nous nous arrêtâmes. Mon mari, très embarrassé, commença à parler vivement à Moscheles. Julian et moi, nous nous regardâmes.

Ce fut un long, un bien long regard.

Il décida de deux existences. N’oubliez pas ce que j’étais à cette époque. Le monde, l’homme, en un mot, étaient nus à mes yeux et peu séduisants ; j’étais une orgueilleuse et frivole créature à qui tout ce qu’il y a de sacré ici-bas semblait ridicule, qui ne croyait qu’à ce qu’elle pouvait toucher de la main, qui n’estimait nullement le pouvoir qui pesait sur elle, une femme qui ne croyait à rien, qui n’aimait rien, qui n’espérait rien.

Lorsqu’il parut pour la première fois en ma présence, il me fit l’effet d’un des martyrs chrétiens devant une de ces impératrices romaines qui ne connaissaient que le jeu, l’amour des sens et les orgies, — d’un martyr condamné à être crucifié ou jeté en pâture aux lions du cirque. Et moi…

— Vous avez, sans doute, fini aussi par le crucifier ? dis-je sèchement.

— À peu près, repartit-elle aigrement. Mais, à cette heure, son regard luisit comme un rayon de soleil dans mon âme et y éclaira tout un printemps.

Je relevais d’une grave maladie durant laquelle le comte m’avait abandonnée sans adieu et sans motifs. Il ne m’avait ni dit un mot, ni laissé une ligne. Un abattement immense, une douce mélancolie s’étaient emparés de moi — et lorsque, toute tremblante, je rougis et baissai involontairement les yeux sous son regard, j’apparus à Julian pure et innocente. Et réellement, j’étais encore pure ; mon cœur n’était pas plus instruit de l’amour que le cœur de mon enfant. Toutefois, lorsque Julian vint nous voir dans la même après-midi avec Aaron, il me trouva si changée qu’il ne sut plus à quoi s’en tenir à mon égard. Les « deux âmes » dont parle Faust étaient en continuelle contradiction chez moi.

Il voyait maintenant la seconde âme, l’âme de la femme qui s’adore elle-même comme le roi Nabuchodonosor. Après ma maladie on m’avait coupé mes cheveux, qui encadraient mon visage, maintenant, de leurs mèches lisses comme celles d’une nihiliste, et me donnaient quelque chose de masculin. Ma tête y gagnait une expression hardie, impérieuse et dure. Ma taille, rendue svelte par les souffrances, s’élançait dans ma robe de soie noire fermée sous le menton.

Moscheles m’avait apporté de l’éther pour frictionner mes pieds, que j’avais constamment glacés.

En m’expliquant comment j’avais à m’en servir, il me toucha sans façon le genou, à diverses reprises. Cette marque d’intimité blessa Julian au cœur. Le portrait de la « femme virginale » fut remplacé en lui par celui de la « femme diabolique », qui existait chez moi aussi peu que la première. Moscheles entraîna mon mari pour lui parler élection, car il ne m’avait amené Julian de Romaschkan que pour que je tue les préjugés qu’il avait contre mon père ; nous restâmes seuls, par conséquent.

Ce fut alors, dans ce jour qui devint un des plus sérieux de ma vie, que Julian me dit ces paroles remarquables, touchant l’idéalisme, qui me firent une impression si vive, et que je tiens à vous répéter.

Je lui parlais de ses œuvres — deux nouvelles que j’avais lues — et je reprochais en général à la poésie de nous tromper, à notre détriment souvent, sur les hommes et sur les choses.

— Elle a tort, dans ce cas, dit-il vivement ; la poésie qui trompe ne remplit pas son but. Il y a de vrais et de faux prophètes. Le vrai prophète est un prophète de vérité ; il montre la vie aussi misérable, aussi triste qu’elle l’est réellement : les hommes, sans cacher leur égoïsme, leur folie et leur bassesse. Seulement, la poésie nous indique aussi la route qui nous éloigne de cette « vallée de larmes », elle nous attache des ailes, qui nous permettent de planer, de nous élever au-dessus de cette corruption, qui nous en délie en quelque sorte.

— Vous croyez donc à vos écrits ? dis-je, non sans une pointe d’ironie.

— Sans doute, répondit-il.

— Vous croyez donc qu’il y a des êtres parfaits qui vivent parmi nous, créatures d’argile ?

— Je n’y ai jamais songé, répondit-il ; mais qu’il y ait des hommes qui portent en eux un idéal, qui préservent cet idéal de toutes les désillusions, qui s’entêtent à la recherche de la vérité, et qui, une fois qu’ils l’ont trouvée, vivent dans le but de la propager, poussés par leur idéal, — pour cela, je n’en doute pas.

— Et croyez-vous, dis-je, légèrement interdite, que ces hommes à qui la vie apparaît comme la décrivent les livres, croyez-vous qu’ils soient heureux ?

— Certainement, s’écria-t-il avec un enthousiasme qui me toucha extrêmement. Je dirai plus. Eux seuls connaissent le bonheur ici-bas. Mais n’oubliez pas qu’il y a deux sortes d’idéalisme et deux sortes d’idéalistes : le premier, tout extérieur, suppose un monde parfait où tout va comme sur des roulettes, et dont il se croit destiné à être le maître ; aussitôt qu’il constate par l’expérience qu’il n’est, en réalité, ni caressé par des mains de velours ni éventé par des plumes de paon, mais que sa route est entravée de difficultés, comme de pierres aiguës, que tous ceux qui l’entourent ne cherchent qu’à lui nuire, à le dépouiller ou à l’atteler à leur char comme un animal, il est saisi d’une haine immense contre le monde, contre son prochain, et succombe enfin à un dégoût insurmontable pour tout ce qui l’environne et pour lui-même. Cet idéalisme n’est qu’un raffinement d’égoïsme.

Je frissonnais aux paroles de Julian comme un patient sous le couteau du médecin. Il me semblait qu’on tenait un miroir devant moi et que je m’y contemplais avec tous mes égarements. À ce moment, je ressentis une sorte de terreur en présence du vide de mon existence, et je me sentis rougir sous le regard de l’être noble qui me parlait.

— Et l’autre, le vrai idéalisme ? dis-je après un instant de silence.

— Le vrai idéalisme, dit Julian, réchauffant de plus en plus mon âme sous la lueur douce de son regard honnête, le véritable idéalisme éclaire le monde et le fortifie. Le vrai idéaliste cherche surtout à agir d’une façon idéale. Comme il se sent faible, enclin au mal et incapable d’y résister, il considère les manquements des autres sans colère, sans mépris ; oui, il leur pardonne, il cherche à leur venir en aide, et se réjouit de la plus petite qualité qu’il découvre en eux. Il est comme Jésus, dans cette parabole orientale, qui va se promener avec ses disciples et trouve un chien mort sur la route. Et comme l’un trouve à redire à son poil, l’autre à sa couleur, l’autre à la forme de sa tête, il dit, avec un doux sourire : « Regardez, il a de belles dents ! »

— Le véritable idéaliste voit le monde aussi mauvais, les hommes aussi lâches que l’être le plus prudent et le plus expérimenté ; seulement, au lieu de tirer parti à son seul avantage des vices d’autrui, il les combat avec un saint zèle et de toutes ses forces, même lorsque son dévouement humain est aussi inutile que celui du pauvre don Quichotte.

— Don Quichotte ! m’écriai-je. Comment l’entendez-vous ?

— Dans le sens, repartit Julian, de la trilogie qu’il forme avec Hamlet et Faust.

— Don Quichotte ! répétai-je surprise. Je me rappelle l’avoir lu, tout enfant, et m’en être bien amusée.

— Justement. De même que vous vous amusez aujourd’hui de moi et de mon idéalisme, dit Julian avec un bon sourire et en me regardant fixement.

— Non, non, m’écriai-je. Je ne me moque point de vous. Et je ne me moquerai plus de don Quichotte ; seulement, il faut que vous me l’expliquiez.

— Cela vous ennuiera, dit-il en secouant la tête.

— Cela m’intéressera, je le sais, m’écriai-je.

Je me sentais comme transformée : c’était la première fois de ma vie que je me trouvais en face d’un homme sans songer à le rendre amoureux de moi ou sans me soucier de ma toilette.

Cette noble nature m’étonnait et m’inspirait une véritable crainte. Je me sentais bonne, en ce moment, et je buvais ses paroles avidement.

— L’histoire de don Quichotte, commença Julian, non comme s’il voulait m’instruire, mais avec une charmante simplicité, est l’histoire de l’idéaliste. Sur cette misérable petite boule de terre glaise que Leibnitz appelle ironiquement « le meilleur des mondes, » c’est l’histoire d’un « être sec, maigre et rêveur », comme le dit lui-même Cervantes d’une manière si remarquable ; c’est l’histoire d’un homme qui est possédé de toutes sortes d’idées que personne n’a eues avant lui, tout à fait comme quelqu’un qui n’aurait jamais vécu qu’en prison. Dans son livre, Cervantes fait allusion au monde et au cachot, et dans ce livre passe un souffle puissant de l’éternité.

L’arrière-plan met en vue, comme une décoration de théâtre peinte à grands traits, le monde réel. Les tristesses et les tribulations auxquelles l’homme est soumis sont décrites dans le récit, ainsi que ses vices, ses passions et ses égarements.

— Et don Quichotte, lui ? demandai-je, de plus en plus intriguée.

— Don Quichotte est un homme créé par l’imagination du poète, expliqua Julian ; un être qui prend sur lui d’accomplir tout ce qu’il a lu, qui sort de sa maison, un casque de papier mâché sur la tête, dans le but de tout régulariser, de venir en aide aux faibles, de venger ceux qui sont opprimés, d’anéantir l’injustice et d’améliorer les lois et les coutumes.

Il ne voit partout, en véritable idéaliste, que ce qu’il veut voir, et de cette manière il lui arrive de prendre des auberges pour des manoirs, des filles pour de grandes dames, des coquins pour des chevaliers errants, et un plat à barbe pour le casque de Mambrin ; d’un autre côté, il attaque d’innocentes brebis, des moulins à vent, il assomme de paisibles âniers, il casse la jambe d’un pauvre prêtre, blesse un paysan qui est en train d’administrer une correction à son vaurien de valet, et délivre des brigands, vrai gibier de galères.

De même que l’idéaliste ne recueille aucun remerciment, mais en est constamment pour ses frais, de même le noble chevalier de la Manche est trompé, raillé, battu et volé partout où il se montre, et risque finalement, en retour de ses grandes actions, d’être appréhendé au corps par la police et enfermé comme le plus vulgaire des vagabonds.

Mais l’idéaliste ne recherche aucun avantage. Il ne recherche non plus aucune jouissance, et ainsi les expériences les plus cruelles, les aventures les plus décevantes ne sont pas capables de le décourager ou de le tromper, de lui ravir son bonheur ou de le garer de nouvelles illusions.

— Et Sancho Pança ? demandai-je.

— C’est l’antithèse, c’est la nature humaine dans toute sa vulgarité, c’est le bon sens. Au commandement de son maître, il le suit sans relâche, et, tandis que celui-ci ne recueille que des désillusions, il se fait la réputation d’un sage, d’un vrai Salomon, grâce aux conseils qu’il donne.

— Mais, autant que je me rappelle, don Quichotte finit par se guérir de ses hallucinations et de ses rêves.

— Oh ! oui, répondit Julian avec son merveilleux sourire, mais comme chaque idéaliste, sur son lit de mort seulement ! De même que don Quichotte, avant sa mort, revient à la raison, regrette d’y revenir si tard, met ses affaires en ordre, institue — quelle ironie ! — Sancho Pança son légataire universel, et dit au notaire chargé d’écrire son testament « qu’il n’a jamais lu qu’un chevalier errant meure tranquille et chrétiennement, au milieu des larmes des siens », c’est ainsi que chaque idéaliste, à son agonie, reconnaît le néant du rêve qu’il a poursuivi, pour la réalisation duquel il a travaillé, et meurt en se moquant, trop tard, de ses illusions dorées.

Lorsque Julian en arriva là, je le vis, sans le vouloir, lui aussi, sur son lit de mort, avec son tranquille sourire. Mon cœur se serra, mes yeux se remplirent de larmes, et, tandis que je considérais son visage pâle, aux traits amaigris, et ses grands yeux tristement rêveurs, il me sembla que c’était lui, tout à fait lui, le chevalier à la triste figure, et je me rappelai à ce moment tout ce qu’Aaron et d’autres personnes m’avaient raconté sur le compte de Julian. Il était pauvre, comme don Quichotte, — l’idéalisme ne fleurit pas dans l’opulence. Si le héros de Cervantes vendait ses champs pour se procurer des romans de chevalerie, Julian dépensait tout son avoir pour se procurer des livres. Oui, je le savais, il faisait des dettes, lisait jour et nuit, et se remplissait la tête de mille récits de batailles, de duels, de blessures, d’amour, de souffrance, et de mille autres folies.

Et lui aussi, comme il aurait aimé délivrer la société de l’injustice qui pèse sur elle ! Lorsqu’il savait quelqu’un opprimé, le sang lui montait aux joues, et il tremblait de tous ses membres lorsqu’il ne pouvait lui venir en aide.

Sa maison était des plus prosaïques, comme celle de don Quichotte. À la place d’une femme de charge et de sa nièce, Julian avait auprès de lui une vieille tante grondeuse, une tendre mère, et une fiancée aimante, trio qui tricotait des bas du matin au soir, et auprès desquelles il s’ennuyait indubitablement. Comme prêtre et barbier, quelques fonctionnaires stupides, quelques professeurs, des comédiens d’une maigreur transparente, et des journalistes sans journaux ; voilà tous ses amis. Vous jugez si cette société lui convenait ! Il rêvait des aventures, tout ce qui touchait à l’extraordinaire, et avant tout, — bien qu’il se fût déjà choisi une compagne, — il rêvait une femme de laquelle il pourrait s’éprendre, « car un chevalier errant sans amour », n’est-ce pas ? « c’est un corps sans âme. »

Comme don Quichotte, il avait, tout enfant, dévoré un grand nombre de légendes, de romans fantastiques, et il s’était créé un idéal.

Et plus sa fiancée lui semblait douce, vertueuse et bonne, plus il sentait le besoin de se donner une fois tout entier à une femme corrompue, à un être dont la beauté, l’esprit et la perversité le domineraient, et il cherchait cette femme qui lui était apparue si souvent lorsqu’il était très jeune, et qui le ravissait avec ses boucles soyeuses, ses yeux de flamme et l’hermine princière où elle était blottie.

Cet idéal était le plus dangereux de ses rêves. Il se racontait à lui-même des romans dont il était le héros, dont elle était l’héroïne, héroïne qui n’existait que dans son imagination, et qu’il faisait vivre, de temps en temps, par l’immortalité de ses poèmes.

Pour son malheur, pour le mien, Julian trouva son idéal incarné en moi.

— En vous ! interrompis-je Mme de Kossow, très agité.

Et je la regardai avec persistance. Mais non, elle n’avait pas la tête d’une Agrippine.

— En moi, répéta-t-elle avec un sourire. J’étais belle, je pouvais aussi être despote. Julian souffrait en ma présence ; il lui paraissait, par conséquent, tout simple que j’éprouvasse du plaisir à procurer aux hommes des tourments. J’avais un caractère orgueilleux, souvent étourdi, assez d’esprit et d’espièglerie, je devais donc réaliser la femme forte de son imagination. Il compara mon intelligence au génie d’une Catherine II, et il se prit à m’adorer de toute la force de son être.

Une erreur bien grave ! Nous la payâmes cher tous deux.

Ah ! si vous saviez comment, malgré mon maintien imposant, mes cheveux noirs et mes yeux aux reflets de flamme, malgré l’hermine majestueuse dont j’aimais tant à me parer et qui m’allait si bien, si vous saviez quel être faible, lâche et bas je faisais ! Oui, toutes mes fautes, je les ai commises par faiblesse !

Lui ne vit pas ce que les autres voyaient. Il ne vit que ce qu’il voulait bien voir. Il aurait pu s’étonner, savez-vous, de ce que, durant ma toilette, je ne signais pas chaque jour un arrêt de mort.

— Et il vous aima à première vue ? dis-je.

— Oui, comme je l’aimais, répondit Mme de Kossow avec un élan d’enthousiasme. Il se mit presque tout de suite aussi à parler d’amour. Non pas qu’il me fit une déclaration ; je n’en avais pas besoin : je n’avais qu’à la lire dans ses regards.

— Il ne faut jamais pleurer l’amour qui meurt, disait-il souvent. C’est son sort d’être sans durée, comme c’est le sort de tout sentiment terrestre.

Vraiment, chacun finit par faire l’expérience que sa Dulcinée de Toboso n’est en somme qu’une grossière paysanne.

Mais les âmes qui sont destinées l’une à l’autre, n’est-ce pas ? il n’y a que la mort qui puisse les séparer.

Mme de Kossow s’arrêta, et me regarda avec attention.

— Croyez-vous à un tel amour ? dit-elle après un silence.

— Oui, répondis-je.

Elle se détourna lentement et fixa ses prunelles de velours sur le sol très longtemps.

— Alors, j’ai été aimée de cet amour, murmura-t-elle comme à part soi ; et cet amour, je l’ai raillé et anéanti honteusement.

Elle se leva avec nonchalance et regarda le soleil, qui descendait à l’horizon, dans une fournaise ardente. De longs nuages planaient, semblant se détacher d’une aurore boréale gigantesque, et étalaient dans l’air bleu leurs dentelures de pourpre. Sur la cime des forêts, sur les champs fraîchement coupés, reposait une lueur mate. Les colonnes de fumée du village voisin se teignaient en rose, les fenêtres de la seigneurie semblaient de braise.

Et, comme si elles tenaient à prendre congé de ce beau jour, toutes les voix des champs et des bois s’élevèrent avec une sorte de hâte, de précipitation. Des centaines de grillons se mirent à susurrer. Un merle, perché sur le toit du château, sifflait de temps en temps en agitant ses ailes noires, tandis que sa gorge se moirait aux derniers rayons du soleil, et que son long bec jaune paraissait d’or fin.

— Je crois qu’il est abandonné, dit Mme de Kossow à voix basse ; — elle tremblait ; — il vient se poser là tous les soirs au crépuscule, et chante son chant du soir.

L’obscurité s’abattait autour de nous, couvrant la campagne ; à la place où le soleil avait disparu, il y avait encore une lueur douce et claire.

L’étoile du berger scintillait au-dessus de nos têtes.

— Votre récit n’est pas terminé ? commençai-je.

— Non, répondit Anna de Kossow. Mais, vous le connaissez sans doute ?

— Comment voulez-vous que je le connaisse ?

Elle se tut.

Je la regardai et je commençai doucement ces vers de Pouschkine :

Je t’aimai ; peut-être la flamme
Qui brûla dans mon cœur n’est-elle pas encore éteinte.

— Oh ! assez de cendres pour étouffer un amas de braise, s’écria Mme de Kossow avec une violence qui m’effraya, et cependant quelques étincelles dévorantes encore ; la paix seulement après la mort !

Elle me regarda.

Son regard était doux et confiant.

— Vous possédez la puissance magnétique qui m’oblige à raconter mes secrets. Eh bien, tant mieux ! Venez, mon histoire brisera le sort que j’exerce sur vous, — contre ma volonté, croyez-le bien. Oh ! vous me mépriserez quand vous saurez ! Car je vous dirai tout, oui, tout, bien que ce soit terrible, bien que cela me coûte un grand effort, mon ami.

Il y a des années de cela. Je n’ai plus de haine. Une grande tristesse remplit mon cœur quand je songe au passé.

Mais venez, rentrons !

Un vent aigre s’élevait. Les premières chauves-souris tourbillonnaient dans le sentier.

Elle resserra sa kasabaïka autour de ses reins et partit en avant.

Nous ne dîmes pas un seul mot le long du chemin.

Arrivée à la seigneurie, Mme de Kossow y donna quelques ordres, puis me conduisit dans son boudoir, une élégante petite pièce parfumée des senteurs les plus exquises et qui rappelait la coquetterie des boudoirs du siècle dernier. De lourdes tentures d’un rouge fané, des rideaux de damas de la même couleur rendaient la chambre presque obscure. Un tapis de Turquie étouffait les pas. Un petit amour qui semblait planer dans l’air rassemblait dans un de ses bras les larges plis des rideaux de damas du lit, posant l’index de l’autre main sur ses lèvres. Un immense miroir, rayé dans sa largeur par une grosse fente, une ravissante table de toilette grise de poussière, sur laquelle était placée, au milieu d’un charmant pêle-mêle de flacons, de pommades, de brosses, de chiffons et de bouts de dentelles, une cassette de maroquin noir qui attira mon attention, remplissaient presque toute la pièce. Il s’y trouvait un siège aussi, un moelleux petit fauteuil capitonné, en velours grenat, très bas ; dans cette chambre, l’homme ne pouvait se tenir qu’aux genoux de la femme aimée, ou entre ses bras. Mme de Kossow alla chercher dans la chambre voisine une chaise qu’elle me tendit. Puis elle se jeta dans le fauteuil et poussa vivement une petite table entre elle et moi. Bientôt elle quitta sa place brusquement et commença, en me tournant le dos, à réparer avec un petit peigne le désordre de ses cheveux. Sur une mignonne petite jardinière en jonc, tapissée de lierre, était posée une cage de laiton, où un canari dormait sur une patte, la tête sous son aile, comme une petite boule tout hérissée. La porte de la cage était grande ouverte. Le bruit que nous fîmes éveilla l’oiseau. Il découvrit sa tête, cligna de l’œil avec impatience, poussa un faible gazouillement, secoua son plumage, et vint à tire d’aile se poser sur l’épaule de sa maîtresse, où il se mit à chanter. Comme elle ne le remarquait pas, il voleta dans ses boucles soyeuses, et commença à lui becqueter les doigts avec une sorte de rage.

— Où en sommes-nous restés ? me dit Mme de Kossow la joue légèrement tendue vers moi. Oui, lors de mon premier entretien avec Julian de Romaschkan. Lorsqu’il me quitta, l’élection de mon père était assurée. Non que je l’eusse prié d’en arriver là : je n’en avais au contraire pas dit un mot, mais le pauvre idéaliste, enivré par la beauté de la fille, fut dès ce moment convaincu que le père était le plus honnête homme du monde, que les accusations qu’on portait contre lui étaient fausses, et qu’il était du devoir de tout électeur « neutre » de voter pour lui.

Mon père fut nommé.

Le même soir encore, Julian nous apporta, tout rayonnant, cette nouvelle, qui assurait notre existence, grâce au poste de mon mari. À partir de cette soirée, Julian vint nous voir tous les jours, et me trouva constamment seule. Une grande familiarité s’établit entre nous ; nous passions de longues soirées ensemble à nous raconter nos impressions, et la flamme de l’amour brûlait entre nous, claire et pure. Ni l’un ni l’autre de nous ne laissait percer ce qu’il éprouvait, et cependant nous nous comprenions à merveille, et chacun sentait qu’il se serait sacrifié pour l’autre avec joie.

Mme de Kossow avait fini de réparer sa coiffure. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir, puis, de la main, elle éloigna l’oiseau qui piaillait toujours, et vint vers moi, le bras appuyé sur le dossier de son siège.

— À ce moment, le comte devint plus séduisant, plus amoureux que jamais. Il justifia son silence et me fixa pour rendez-vous une ville d’eaux d’Allemagne où je comptais me rendre au printemps pour remettre entièrement ma santé. Je consentis.

Ce fut le même jour, dans la matinée, que j’appris que Julian avait une fiancée. Cela m’indigna. Je me crus trompée. Je m’imaginai qu’il se jouait de moi. Mon sang était comme en fusion. Ce fut dans cette agitation que me trouva Julian, lorsqu’il vint. Je me contins cependant, et lui montrai un visage aimable ; oui, et j’allai même jusqu’à lui parler de moi et de ma vie plus que je ne l’aurais voulu. Que voulez-vous ? lorsque quelqu’un m’était sympathique, je lui ouvrais mon cœur sans motif, et je me trahissais moi et mes amis. Je me plaignis donc de mon mari avec véhémence, je maudis mon sort, la bénédiction du prêtre qui s’était changée en malédiction en me liant à un être que je haïssais et que je méprisais.

Julian tressaillait à chacune de mes paroles ; il m’interrompit, et commença à parler contre le mariage chrétien ; il blâma avant tout l’impossibilité dans laquelle nous mettent les lois de nous séparer en n’instituant pas le divorce. Il accorda à la femme, en fait d’amour, le même droit que celui que la société accorde à l’homme. Il parla de la nullité de tout devoir aussitôt que l’amour est éteint. Il ne parla ni de moi ni de lui, mais ses regards expliquèrent ses paroles, et par moments je sentais son souffle, comme une braise, enflammer ma joue.

— Si vous n’êtes pas heureuse, s’écria-t-il enfin, vous êtes libre, et ce n’est pas un péché d’en aimer un autre ; réfléchissez, je vous prie, et dites-moi s’il est un plus grand péché contre la nature que d’appartenir à un homme sans l’aimer ? Vous pouvez choisir entre des milliers ; car qui est capable de vous résister ?

En disant ces mots, et par mégarde je crois, il avait saisi ma main.

— Je ne pense pas d’une façon si générale, dis-je d’un ton glacé et bref, et je lui retirai ma main.

Il me regarda, effrayé. Mon œil supporta son regard avec calme, fièrement. Julian balbutia quelque chose que je ne compris pas, et baissa les yeux.

Ce fut la seule fois que je le vis rougir jusqu’à la racine des cheveux.

La situation était pénible. Heureusement mon mari entra dans la chambre. Julian alla à sa rencontre, échangea avec lui quelques propos indifférents, puis se retira.

Je sentis qu’il s’éloignait pour ne plus revenir. Et, de même que je m’étais réjouie un moment auparavant de l’humiliation à laquelle je l’avais soumis, une angoisse indescriptible s’empara de moi à l’idée de ne plus le revoir, à la perspective de le perdre. Le temps manquait pour une explication ; sans m’en rendre compte, je m’avançai vers lui, je lui tendis la main, et lorsqu’il la prit, je la lui serrai presque tendrement.

— Revenez-nous bientôt, n’est-ce pas ? bientôt ! suppliai-je. Ma voix tremblait, mon regard était humide.

Mon mari me considéra avec surprise.

Julian s’inclina sans répondre et sortit.

— Il est amoureux de toi, me dit mon mari au bout d’un moment.

— C’est possible.

— Et toi, tu l’aimes ?

— C’est encore possible, répondis-je avec un méchant sourire.

— Et vous avez eu une scène, continua mon mari.

— « Toute une pièce », comme dit mon père, repartis-je avec un rire forcé.

Durant ce récit, le canari s’était perché sur la tête bouclée du petit amour, et clignotait, de temps en temps, ses petits yeux noirs.

Mme de Kossow le chercha du regard, et lorsqu’elle l’eut découvert, elle l’appela, en imitant son cri, du bout des lèvres. Il ne bougea pas. Cependant, lorsqu’elle ne fit plus attention à lui, et s’assit dans le petit fauteuil, en tournant la tête, il fondit sur la table comme un aigle, et se dirigea lentement, la tête baissée, comme un paysan qui gravit un sentier de montagne, de la main blanche de sa maîtresse, qui reposait sur la table, le long de son bras, s’arrêta sur son épaule, et recommença à tirailler ses cheveux et les soies de sa pelisse. Il ne se dérangea pas, quoiqu’elle cherchât à le saisir, mais se dirigea lentement jusqu’à la dentelle de sa chemisette, où il s’embarrassa les pattes. Avec une grâce sans pareille, Mme de Kossow le fit glisser dans sa kasabaïka. Il voleta, cria, et enfin disparut dans le petit-gris dont elle était doublée, le long de sa poitrine frémissante. Elle sourit, en se penchant vers le petit prisonnier, et me regarda de ses beaux yeux mutins et railleurs à la fois.

À ce moment, elle était vraiment l’orgueilleuse beauté rêvée par Julian, la coquette impitoyable aux lèvres de laquelle étaient attachés le bonheur et le désespoir, la mort et la vie.

— Julian revint-il ? demandai-je au bout d’un instant.

— Il ne revint pas, répondit Mme de Kossow. Je voulais lui écrire premièrement, mais j’y renonçai. Au printemps, je partis, selon mon plan, pour une villégiature allemande, où, dès mon arrivée, je dominai en souveraine. J’eus des audiences et je reçus le comte comme un sujet qui a failli envers Sa Majesté.

Sur ces entrefaites, Julian tomba malade. Il ne prenait plus aucune nourriture, il ne parlait plus, et ne répondait que brièvement aux questions qui lui étaient faites. Sa mère, très inquiète, appela un médecin. Il l’examina, le questionna, et dit enfin que c’était un dépérissement produit par une cause morale, et que sa science n’y pouvait rien.

L’été vint ; Julian erra des journées entières dans la campagne et dans les bois, aux environs de Lwow. Il rassemblait des minéraux et des plantes, il étudiait les mœurs des insectes. S’il voyait venir quelqu’un à sa rencontre, il l’évitait de cent pas, tout à fait comme don Quichotte dans les Montagnes-Noires, lorsqu’il fait pénitence parce qu’il se croit dédaigné par sa dame ; non pas que Julian se promenât nu, ou se frappât le front contre des troncs d’arbres. Non ! Mais lui aussi tailla des strophes dans les écorces et traça des élégies sur le sable. La nature opéra en lui une cure merveilleuse ; il se remit, et commença à écrire un nouveau livre. Le travail le guérit complètement. Lorsque vint l’automne et que je retournai à Lwow, je ne pensai à lui que trop souvent. Bientôt le comte recommença à me laisser sans nouvelles.

Je lui écrivis plusieurs fois sans obtenir de réponse. Enfin arriva une lettre, sèche et brève :

« Nous ne nous comprenons plus ; il vaut mieux cesser nos relations, pour quelque temps au moins. »

Je souffris horriblement ; j’espérais toujours ; chaque fois que la porte s’ouvrait, je croyais que c’était le comte. Ma vanité ne pouvait admettre un abandon de cette manière. Enfin, une apathie bienfaisante s’abattit sur moi.

À la suite de ces événements, ma position était tout autre, lorsque je rencontrai Julian par hasard dans la rue d’Arménie.

Son maintien était fier, sa physionomie paisible, presque souriante ; je me sentais confuse et amaigrie ; j’aurais pu me mettre à pleurer.

Il accompagnait sa fiancée, qui faisait des emplettes. Il l’attendait à la porte d’un magasin. Il me salua respectueusement, mais se détourna. Je lui adressai la parole. Ce que je lui dis, ce qu’il me répliqua, je ne saurais vous le répéter ; je l’oubliai au même instant. Notre trouble était indescriptible. Julian oublia sa fiancée, les résolutions qu’il avait prises ; il me suivit sans le savoir, comme en rêve. Je l’invitai à venir me voir ; je l’en priai ardemment comme je n’avais encore prié personne.

— Tout a bien changé depuis notre séparation, dis-je timidement ; j’ai besoin d’un ami, d’un conseiller. Je n’ai confiance qu’en vous.

Mes yeux étaient mouillés de larmes tandis que je lui parlais.

— Je n’ai pas été privée seulement du plaisir de votre conversation ;… vous me témoigniez une vraie sympathie…

Il saisit ma main.

— Oui, une réelle sympathie, répétai-je.

— Je reviendrai, repartit Julian. Il pressa le bout de mes doigts et s’enfuit rapidement.

Il vint le soir même. Il était complètement transformé. Avec quelle énergie, quelle sûreté, il envisagea notre position ! Il m’imposa. Il semblait que j’avais perdu tout ascendant sur lui.

Pensez qu’il eut même le courage de revenir sur notre précédente conversation, après laquelle j’avais, en quelque sorte, et d’une façon indirecte, refusé son amour.

— Je vous dois une explication, commença-t-il. Mon absence a besoin d’être justifiée. Vous m’avez appliqué et vous vous êtes appliqué ce que je disais en général.

Maintenant, c’était à mon tour d’être humiliée, et au plus profond de mon être.

— Comment pouvez-vous penser ?… l’interrompis-je méchamment. Vous avez une fiancée !

— Oui, une fiancée que j’aime, continua-t-il d’un ton calme, et qui est digne de mon amour et de mon estime en tous points.

Pour le coup, j’étais anéantie. La colère me serra le cœur. Mes joues s’empourprèrent.

Julian vit l’effet de ses paroles, et sourit.

Le sentiment qui s’empara de moi, à ce moment, n’était ni délicat, ni mélancolique ; c’était celui d’une bête fauve qui voit sa proie lui échapper. Et je me jurai, folle de rage, que celui qui m’avait humiliée de la sorte se traînerait dans la poussière, à mes pieds, malade de passion.

Je balbutiai ensuite quelques phrases, machinalement. Et je priai Julian de me faire connaître l’être merveilleux qui avait su gagner son cœur et son estime.

— Ce doit être un idéal, ajoutai-je.

Et vraiment, quelques jours après, Julian nous amena sa fiancée. C’était sa cousine. Elle s’appelait Élisa. Une ravissante jeune fille, plutôt petite que grande, aux traits nobles et fins, aux longs yeux bleus et rêveurs, aux boucles blondes et soyeuses. Plus je fus forcée de m’avouer qu’elle était charmante et d’une amabilité exquise, plus elle se montra instruite et intelligente dans ses propos, plus aussi la fureur et la haine s’éveillèrent dans mon cœur et irritèrent mon insatiable coquetterie. Lorsque Julian revint, et que nous demeurâmes un moment seuls, je ne pus rester maîtresse de moi. Je louai les charmes et les qualités de sa fiancée avec enthousiasme. Seulement, je trouvai qu’elle était créée pour le bonheur de tout homme autre que lui.

— Pourquoi ne croyez-vous pas qu’elle puisse me rendre heureux ? demanda Julian, et il sourit de ce sourire qui me faisait rougir.

— Parce que vous n’êtes pas un homme ordinaire, m’écriai-je. Vous êtes un poète. Vous avez besoin d’une femme qui soit pour vous la poésie incarnée. Ce n’est que comme cela que votre génie se développera. Avec cette « brave femme » à vos côtés, vous étoufferez votre talent.

— Mais Élisa me comprend parfaitement ! s’écria-t-il.

Chacune de ses paroles était un coup de cravache.

— C’est-à-dire qu’elle vous sert d’écho ! m’écriai-je avec une sorte de fureur. Vous vous entendez vous-même, et je comprends que ce doit être un plaisir sans pareil.

— Vous êtes cruelle, me dit Julian froidement.

— Mais aussi je suis très malheureuse ! m’écriai-je, en laissant échapper les larmes que je retenais depuis si longtemps.

Je couvris mon visage de mes deux mains, je me jetai sur le divan et commençai à sangloter.

Julian prit son chapeau et sortit.

Je ne le rappelai pas.

Le lendemain néanmoins je me vêtis avec la plus exquise élégance, et je fis, au bras de mon mari, ma visite à la famille de Romaschkan.

Nous fûmes reçus très amicalement, surtout par le père de Julian, qui était un vrai gentilhomme.

Sa mère, une femme à la constitution délicate, à l’intelligence vive et au caractère de fer, se montra également fort avenante, mais ne se départit pas un instant de sa raideur, et me gratifia, lorsque nous nous fûmes éloignés, de l’épithète de « madrée coquette ».

Elle aimait à s’expliquer clairement, à ce qu’il paraît.

— Mais elle est bien belle, dit Élisa, qui m’admirait sincèrement et sans un atome d’envie.

— Tant mieux pour son métier ! remarqua Mme de Romaschkan.

L’intimité entre les deux familles s’établit bientôt entièrement, d’autant plus que l’hiver arriva avec ses divertissements.

Mme de Kossow hésita.

— Écoutez donc mon petit prisonnier.

Nous tendîmes tous deux l’oreille.

Le canari s’était endormi dans son corsage et gazouillait de temps à autre, en rêve, faiblement.

— L’entendez-vous à présent ? me dit-elle d’un air coquet.

J’approuvai de la tête.

Au dehors, le crépuscule s’était étendu dans la plaine. Sa chambre était sombre. Une ombre livide s’étendait entre moi et mon interlocutrice. On eût dit un nuage de plomb.

— Julian témoignait, dans sa manière d’être à mon égard, continua-t-elle, une certaine ironie envers moi, tellement que durant un certain temps je ne me départis pas d’une excitation maladive qui me fit grand mal. Ajoutons que je le voyais et lui parlais longuement chaque soir.

Tout le reste du jour, je le passais à me demander ce que je pourrais bien faire pour lui plaire. C’est-à-dire, non, lui plaire n’est pas le mot, je voulais le rendre fou, déchiqueter son cœur avec des tenailles rougies. Dans ce but, je renonçai à mes toilettes extravagantes ; j’allai jusqu’à m’acheter une simple robe de laine. Lorsque je la revêtis pour la première fois, sans ornements, un velours noir noué autour de mon cou nu, mes cheveux courts, en boucles luisantes, et que j’allai ainsi à sa rencontre, je l’embarrassai plus que jamais. Il s’assit loin de moi, sur le bord d’une chaise.

— Venez près de moi, dis-je d’une voix douce, ou plutôt, non, je vais aller m’asseoir vers vous. Il faut que je vous fasse un aveu aujourd’hui. J’ai tant de confiance en vous !… Mais vous serez indulgent, mon ami, n’est-ce pas ?

— Vous voulez me dire que vous avez refusé mon amour, repartit Julian, parce que…

— Votre amour ? dis-je d’un air candide. Vous avez dit… pourtant…

— Je vous aimais alors, répondit-il avec une sûreté extraordinaire. Maintenant que je suis maître de ce sentiment, j’ose vous avouer qu’il a existé. Vous avez, avec l’instinct particulier aux femmes, compris le sens caché de chacune de mes paroles, et vous m’avez repoussé, parce que vous en aimiez un autre.

— Je ne l’aime plus ! m’écriai-je, et pourtant je ne sais pas, je ne me comprends plus moi-même.

Je regardai Julian, absolument découragée. Il se tut. Je m’assis près de lui, alors, et je lui racontai doucement, avec de nombreux soupirs et des larmes amères, mon enfance, mon mariage, ma liaison avec le comte. Je lui montrai la dernière lettre qu’il m’avait écrite et je le suppliai de me donner quelques bons conseils.

— Ce que vous me direz de faire, et cela seulement, je vous promets de l’accomplir, dis-je ; enfin, je remets mon sort entre vos mains.

Julian appuya la main sur son cœur avec force et ne me répondit pas. Je retenais mon haleine, tout inquiète.

Enfin il leva la tête et me regarda. Il y avait sur son visage tant de compassion, tant de pitié, que, sans me rendre compte de ce que je faisais, je m’emparai de sa main et je la portai à mes lèvres. Il la retira doucement, et la posa sur ma tête comme pour me bénir. Je sanglotais.

— Vous l’aimez, un secours est difficile, commença-t-il. Il vous a abandonnée, vous devriez l’oublier, si vous aviez un cœur altier. Mais, qu’est-ce que la fierté, lorsqu’on souffre ? Et vous souffrez réellement. Écrivez-lui encore une fois, mais sans orgueil, sans emportement et sans lui faire de reproche. Dites-lui que vous l’aimez toujours et comment vous l’aimez. Ne fardez pas vos paroles. Il faut qu’elles le touchent.

— Et c’est vous qui me donnez ce conseil, murmurai-je, très étonnée, vous ?

J’éprouvais encore un réel intérêt pour l’homme qui m’avait repoussée aussi cruellement, mais j’avais attendu, de la part de Julian, une tout autre consolation, et je cherchais vainement à m’expliquer tant de bonté, tant de générosité, si peu d’envie.

— Je n’ai pas encore tout dit, reprit Julian. Depuis que je pense et depuis que j’étudie les sentiments, rien ne m’a paru plus méprisable et plus horrible que la tromperie, la tromperie calculée et exécutée journellement. Non pas que je me permette de juger votre passé ; mais, croyez-moi, prenez une bonne résolution, et ne reculez pas devant une séparation en règle. Vous savez que chez nous la « femme séparée » est estimée bien autrement que l’ « adultère. »

Ces paroles m’anéantirent ; lorsqu’il fut sorti, je restai assise à la place où il m’avait quittée, et je réfléchis, je réfléchis longuement sur ma situation. Je pensai aussi à Julian, et je ne parvins pas à le comprendre, ni à m’expliquer son manque d’égoïsme. Puis, je me mis à écrire au comte, et ce fut vraiment extraordinaire que je me décidasse à le faire.

Je ne reçus pas de réponse. J’attendis une semaine, deux semaines, un mois. Alors, je fus saisie d’un accès de rage immense. Comment, on me traitait ainsi, moi, la plus belle, la plus adorée des femmes ! la beauté la plus parfaite d’un pays célèbre par ses jolies femmes ! Oui, on me traitait ainsi, il n’y avait plus à en douter, comme une de ces femmes à la douzaine, ou bien encore comme une petite ouvrière dont on a assez et dont on se débarrasse. Je pleurai, je frappai du pied, je m’arrachai les cheveux, je me jetai par terre, et j’eus des crises de nerfs.

Plus tard, cependant, lorsque je revins à moi, je me sentis complètement libre, offensée, possédée d’un désir de vengeance, mais point malheureuse. Ma première pensée fut pour Julian, et je me pris à sourire de tout mon cœur. « Tout est heureusement fini, me dis-je, ou plutôt je suis au commencement d’une nouvelle vie. » J’ai reçu une leçon pour le moins aussi salutaire au bien-être de mon âme, que ma dernière maladie grave l’a été pour mon corps. Je sentis en moi comme un printemps où tout croit et où tout fleurit ; je me sentis heureuse, pleine d’espérance et de foi dans l’avenir. C’était à lui que je devais tout cela.

Quand il revint, je tendis mes deux mains à sa rencontre, sans autre intention que celle de le remercier. À cette époque déjà, il m’était plus cher que tout au monde ; c’était le premier homme que j’estimais ; je ne pensais plus à me venger de lui ; au contraire, je cherchais son approbation, ses louanges, et j’étais prête à sacrifier ma vie pour son amour. Julian, de son côté, me fit bientôt la confidence de tous ses secrets. Il m’apportait plusieurs chapitres d’une nouvelle, des scènes d’une comédie, des canevas de romans. Il me laissait entrevoir son rare talent, alors qu’il était encore en herbe ou qu’il commençait à bourgeonner, et je compris combien son entourage bourgeois et le milieu où il vivait retardaient son développement. Il me sembla que j’étais destinée à devenir sa muse et que je n’avais été créée que pour lui. Aussi, dans le but de remplir les vides de mon éducation, je me mis à lire les classiques anglais, allemands et français, même Dante et l’Arioste. Je me mis à fréquenter le théâtre, non pour coqueter, comme je le faisais jadis, mais pour exercer mon jugement. Lorsque mes critiques, mes remarques réjouissaient Julian, lorsqu’il les approuvait, et parfois modifiait à mon idée quelqu’un de ses poèmes, je ressentais une joie, une satisfaction qui m’étaient jusqu’alors restées inconnues. Cependant, et malgré nos relations journalières, Julian ne semblait éprouver pour moi qu’une douce amitié. L’estime qu’il me témoignait entretenait ma passion, et moi, qui jusqu’alors avais reçu l’adoration de tous comme une nourriture quotidienne, je vouai à Julian une sorte de culte, sans qu’il en parût touché le moins du monde.

Il m’apporta un jour le manuscrit d’une nouvelle, ou plutôt les premiers chapitres seulement. L’idée lui en était venue un soir que nous nous étions entretenus ensemble de toutes sortes de choses.

Je lus, je m’étonnai, et je continuai ma lecture.

Il me semblait que mon cœur allait se briser de joie. Cette œuvre était-elle vraiment l’écho de ses sentiments ? Elle était claire cependant, et m’expliquait son état sans réticences. La nouvelle avait pour titre : Wanda, C’était l’histoire vivement écrite d’une femme qui, trahie par son mari et par son amant, se consacre à la délivrance de son pays, joue un grand rôle politique, et est sauvée, au moment où elle court le plus grand danger, par un jeune homme. Il le nommait Anatole, mais je le reconnus sans peine : c’était lui, c’était Julian. Comme il dépeignait son amour pour Wanda avec une touchante vérité ! Combien je fus émue par son honnête et sincère amitié pour sa fiancée, par le combat terrible qui se fit dans son cœur, par sa lutte entre son devoir et sa passion !

La nouvelle n’était pas terminée, néanmoins. La fin en était incertaine. Mais je vis que Julian luttait péniblement et honnêtement, et j’en ressentis une joie immense. J’aurais pu chanter comme une alouette dans l’air bleu. La dernière page esquissait une scène avec Wanda, dans laquelle celle-ci essaye de l’attirer à elle à toutes forces. Elle lui parle de sa passion et cherche à le convaincre. Il lutte, il succombe, enfin elle le voit parterre, à ses pieds.

Ici finissait la nouvelle.

Il succombe, puis enfin il tombe à ses pieds.

— Toi aussi, tu seras bientôt à mes pieds ! m’écriai-je, et si haut, que je tressaillis et que mes paroles résonnèrent dans la chambre.

Wanda, c’était moi, mais mon portrait m’effraya. Il n’avait vu de moi que la taille et le visage, mes yeux foncés et mes boucles sombres. Pour le reste, il s’était servi comme modèle de son idéal, une amazone en bronze froid et dur, insensible des pieds à la tête. Et cependant j’étais sûre de ma victoire. Je n’étais pas capable d’être Wanda, mais son roman m’avait trahi l’idéal qu’il rêvait, et m’indiquait ce que j’avais à faire pour ressembler à Wanda. Je me décidai à monter à cheval, bien que j’eusse une crainte profonde de ces animaux capricieux, si nerveux et dont on n’est jamais sûr ; j’appris à tirer au pistolet, bien que cela agitât ma constitution, et à fumer ; avant tout, je me mis à porter une jaquette de fourrure, la même que portait Wanda, en velours violet, garnie de petit-gris.

Jusqu’à ce jour, je n’avais guère porté de fourrures, préférant, comme les Françaises, m’envelopper de moelleux et légers cachemires. Je me hâtai de sortir de mon armoire une lourde pelisse, un manteau magnifique que j’avais eu d’un héritage. Je le jetai sur mes épaules nues et je me rendis chez les Romaschkan, qui nous avaient invités à un bal.

Sans doute, vêtue ainsi, j’allais lui rappeler vaguement son idéal. En effet, lorsque j’entrai, en laissant tomber, d’un coup d’épaules majestueux, mon manteau de zibeline, je vis Julian pâlir. Il m’en débarrassa, avec le frisson que devait éprouver chaque nouveau favori lorsque la grande Catherine le fixait de son œil profond.

— Il hésite encore, pensai-je, mais il est déjà à mes pieds.

Bientôt, l’animation devint très grande, comme cela arrive dans une soirée restreinte. Jusqu’à minuit, les salons retentirent du bruit de la musique, du pas élégant des danseurs de mazurka, des voix et des rires. Comme d’habitude, je fus la reine de la fête ; même les vieillards aux moustaches blanches me disaient des gentillesses, et le vieux Romaschkan, qui, au coup de minuit, m’offrit son bras pour m’accompagner à table, me fit des confidences telles que je fus souvent forcée de rougir.

Un joli major, qui, depuis plusieurs heures déjà, me faisait la cour sans désemparer, prit place à côté de moi. Julian s’assit beaucoup plus loin ; il m’évitait et était très silencieux ce soir-là. On parla d’une comédie nouvelle ; chacun dit son mot, et lui, qui était le seul capable de porter un jugement définitif, lui qui, par une de ses critiques, pouvait anéantir tous ces gens qui babillaient à tort et à travers, les beaux-esprits, lui se tut. Je cherchai à rencontrer son regard, je frappai sur le bord de mon assiette avec mon couteau, car j’étais fière de lui, et j’aurais voulu régaler mon major d’une petite humiliation ; tout fut en vain.

— Dites-nous donc votre avis là-dessus ? criai-je enfin par-dessus la table.

Il haussa les épaules. C’était une de ses habitudes. Tous les invités me regardèrent d’un air surpris.

Lorsque nous nous levâmes de table, mon mari, qui avait beaucoup trop bu, me cria :

— Tu vas te mettre au piano, Anna… Joue-nous… le nocturne de Chopin, — tu sais ce que j’entends ?

Je refusai.

— Songe donc… du Chopin maintenant ! — cela ennuierait la société.

Mon mari me poussa grossièrement, et me dit d’une voix rude :

— Pas d’histoires… joue ; je le veux !

— Jouez, je vous en prie, dit Julian en me conduisant au piano.

— Oui, puisque vous le désirez, dis-je doucement.

Je m’assis au piano d’un air résigné, et je me mis à jouer, au milieu des acclamations de la compagnie et des commandements de mon mari, que son ivresse mettait hors de lui. Ce fut un pénible moment ! Julian me délivra de ce supplice, en donnant le signal d’une danse française.

C’était la première fois que nous dansions ensemble.

Julian était distrait, maladroit. Il faisait à chaque instant des fautes qui dérangeaient tout le quadrille.

Ma toilette était ravissante. Je me sentais bien mise, très décolletée, et plus séduisante que je ne l’avais encore été. Aussi n’en voulais-je pas à Julian de son trouble ; au contraire, il m’intéressait. J’avais pitié de cet homme ; il supportait contre ses principes un rude combat, et je le sentais près de tomber.

À ce moment, je me rappelai Wanda lorsqu’elle apparaît à son amant à l’improviste, et qu’elle lui avoue son amour librement. Et, poussée par une impulsion étrange, je dis à Julian durant le dernier tour, lorsque je pris son bras pour la promenade :

— Savez-vous ce que votre père m’a dit aujourd’hui ?

Le sang me monta aux joues.

— Probablement… selon son habitude… quelque chose de très libre, s’écria Julian.

— Non. Je lui en suis très obligée.

— Qu’est-ce que ça peut être ?

— Il m’a dit… — Je dus reprendre haleine avant de terminer la phrase. — Julian est amoureux de vous : peut-être arriverez-vous à le séduire. Savez-vous qu’aucune femme n’a réussi à se faire aimer de lui ?

Julian ne répondit rien, et baissa la tête. Mais il rougit vivement, avec un grand embarras. Je sus à quoi m’en tenir dès ce moment. Ma tête se perdit, et je le regardai avec amour.

— Est-ce vrai, dites, que vous êtes amoureux de moi ?

— Je ne sais pas, balbutia Julian.

— Mais moi, je le sais. Nierez-vous que vous avez été saisi d’un frisson lorsque vous m’avez débarrassée de mon manteau ?

Il pâlit jusqu’aux lèvres.

— Je ne mentirai pas, dit-il, mais, puisque vous le savez si bien, pourquoi m’interrogez-vous ?

À ce moment, le fatal major nous rejoignit. Je pressai vivement sur mon cœur la main de Julian, et je quittai son bras.

— Il faut que je vous parle ce soir encore, lui dis-je à voix basse.

Il s’inclina.

Les premiers accords d’une valse résonnèrent. Le major vint m’engager, je le suivis. Tandis que je voltigeais avec lui à travers la salle, ce n’était que mon corps qu’il tenait pressé contre le sien. Mon âme rêvait un doux rêve ; il me semblait que deux longues ailes blanches me croissaient, comme celles des chérubins, et m’enlevaient au ciel, alors que je tenais dans mes bras l’homme le plus noble et le meilleur qui ait jamais vécu ; c’est ainsi que les flots de la passion me forçaient d’avancer avec lui ; et nous ne savions où nous allions, ni l’un ni l’autre.

Elle s’arrêta. Le canari avait gazouillé faiblement.

— À ce bal, continua Mme de Kossow, se trouvait une ravissante jeune fille de seize ans, la fille d’un propriétaire des environs. Elle avait été élevée à Lwow, chez sa tante ; elle avait connu Julian deux ans auparavant, alors qu’elle jouait encore à la poupée et ne lisait guère de romans. Maintenant, elle était de retour chez son père ; on lui faisait voir le monde. Julian n’avait jamais fait attention à elle, bien qu’il fréquentât souvent la maison de la tante où elle avait vécu.

Le hasard voulut qu’ils se rencontrassent tous deux dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que les couples tourbillonnaient autour d’eux et que mon danseur me reconduisait tout près dans un fauteuil. Un mince rideau nous séparait. J’entendis ce que la naïve enfant disait à Julian. Elle lui ouvrait son cœur avec confiance, lui racontant ses impressions, avec un franc sourire. Elle s’arrêtait parfois, comme si un aveu lui brûlait les lèvres, et elle baissait la tête.

— Et vous ne m’avez pas regardée une seule fois, dit-elle enfin. Je le comprends. Que suis-je à vos yeux, moi, une petite fille insignifiante ; vous un écrivain en renom, un homme de génie ? Mais si vous saviez comme je me suis réjouie de vous retrouver ici ! Vous avez été mon idéal ; je puis bien vous l’avouer maintenant : lorsque vous rendiez visite à ma tante et que je portais des robes courtes et de longues tresses, comme je vous aimais alors, et comme j’écoutais avidement tout ce que vous racontiez ! Vos paroles avaient pour moi quelque chose de sacré, et j’y rêvais ensuite pendant des journées entières.

La colère m’étranglait. Je me levai et j’appelai Julian.

— J’ai entendu ce que vous a dit cette jeune fille, commençai-je toute frémissante.

— N’est-ce pas ? vous ne seriez pas capable de parler ainsi, vous ; vous ne sauriez jamais donner libre cours à vos sentiments comme cette enfant ? répliqua-t-il d’une voix aigre.

— Pourquoi pas ? m’écriai-je avec une sorte de violence.

Je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien ; il se tenait devant moi, tout pâle des tourments que je lui faisais endurer, sans le vouloir, hélas !

— Parce que vous êtes incapable d’éprouver des sentiments purs, répondit-il d’une voix dure. Pour vous, l’amour est un amusement comme un autre. Vous voulez plaire, vous voulez vous faire aimer, vous voulez vous faire adorer, mais sans vous donner. Or, l’amour vrai ne prend jamais garde à ce qu’il reçoit. Il se donne, parce qu’il lui est impossible de faire autrement.

— Qu’avez-vous dit ? m’écriai-je en fondant en larmes. Ne voyez-vous pas que je vous aime ?

À ce moment, tout eut le vertige à mes yeux. Le lustre s’éteignit, mes oreilles se remplirent d’eau, comme les oreilles d’un noyé, je tendis instinctivement mes mains à Julian en poussant un cri, et je tombai. Je m’évanouis.

Toute la salle s’alarma. Julian m’apporta de l’eau, tandis que mon mari et quelques dames me venaient en aide. Je revins lentement à moi. Mon premier regard fut pour Julian, qui était penché anxieusement vers moi. Sans me rendre compte, de l’endroit où j’étais, de ce que je faisais, je passai ma main sur son front, doucement.

Lorsque je repris mes couleurs, tout le monde se remit à danser.

Je restai dans mon fauteuil, enveloppée dans un châle. Je regardai en souriant le gai tourbillon ; Julian, assis à mes côtés, tint ma main serrée dans les siennes jusqu’au matin.

Mme de Kossow s’arrêta. Pendant son récit, la nuit était tombée. Tout était sombre.

— Cette obscurité me fait mal, murmura-t-elle. Me voyez-vous ? Moi, je ne vous vois plus, et il me semble que les fantômes du passé se rassemblent auprès de moi et me font des signes de leurs mains blanches. De la lumière ! de la lumière !

La porte s’ouvrit. Un rayon pâle s’étendit sur le parquet jusqu’à ses pieds.

— De la lumière, du thé, des cigarettes ! dit-elle d’une voix brève.

Une longue pause suivit. J’entendais la respiration calme et profonde de Mme de Kossow. Enfin, un vieux domestique, aux sourcils blancs et emmêlés comme du chanvre frais, entra, et posa sur la table des candélabres d’argent repoussé, noircis par le temps, un service à thé, une petite boîte de cigarettes fabriquées à Pétersbourg, « Pheresli très-fort », et un majestueux samovar, une véritable petite usine au goulot fumant.

La vive lumière réveilla l’oiseau dans le corsage de sa maîtresse. Il se débattit violemment, avec un cri de colère. Elle ouvrit d’un mouvement brusque sa kasabaïka, et le laissa tomber sur ses genoux. Il vola, à moitié endormi, sur la table, secoua la tête, étira ses ailes d’or et les lissa, avec ses petits pieds ; lorsqu’il vit Mme de Kossow placer un morceau de sucre entre ses lèvres, il termina rapidement sa toilette, puis voltigea, et s’assit sur son épaule, d’où il becqueta avidement le brin de sucre, entre les lèvres roses de la jolie femme.

Quand elle se mit en devoir de servir le thé, il s’envola dans son petit ermitage de verdure, et commença un concert, de sa voix claire et retentissante.

Mme de Kossow me tendit les cigarettes et en alluma une pour elle. Elle reprit son récit, au bout d’un moment, avec une sorte de gaieté, en suivant de l’œil les capricieuses arabesques de la fumée bleue dans l’air, et en avalant de temps à autre une gorgée de thé chaud et aromatisé.

— Vous allez voir maintenant combien je diffère des deux Sémiramis, de celle de l’Asie pour le moins autant que de celle du Nord. Oh ! je ne suis qu’une femme faible et méprisable.

Lorsque Julian, le lendemain du bal, vint me voir et voulut m’embrasser, je fis deux pas en arrière et je rétractai solennellement l’aveu que je lui avais fait ; je parlai de mon devoir, de mon amour pour mes enfants, des dangers de la passion !

Julian eut un sourire amer.

— À quoi tout cela conduira-t-il ? continuai-je. Je ne consentirai jamais à quitter ma maison, mon époux, mes enfants. Et pouvez-vous m’aimer dans les circonstances où nous sommes ? Non, certes !

— Qu’est-ce que toutes ces phrases signifient ? repartit Julian froidement. Ma mère avait raison lorsqu’elle vous qualifia de « madrée coquette ». Oui, vous n’êtes que cela, une coquette, une misérable coquette, sans cœur ni âme.

Grand Dieu ! je vous jure, ma cruauté n’était que la plus méprisable des faiblesses.

— Maudissez-moi ! m’écriai-je, je ne suis pas digne de vous !

Je lui avouai tout alors : les rapports honteux que j’avais eus avec le frère de mon mari, les humiliations, les souffrances que je m’étais imposées. Il lut au plus profond de mon âme, et il se couvrit le visage de ses deux mains sans parler.

— Et quant à ce qui concerne mon mari, dis-je pour terminer, ai-je le droit de l’abandonner ? N’est-ce pas assez de l’avoir trompé si longtemps, lui qui m’aime d’une affection si sincère, si fidèle, lui si honnête ?

Julian m’interrompit par un bruyant éclat de rire.

— Qu’avez-vous donc ? qu’y a-t-il ? demandai-je, très vexée.

— Ah ! rien ! cela se rapporte à la fidélité et à l’honnêteté de votre mari.

Il se remit à rire.

Je pâlis.

— Vous croyez ? murmurai-je.

— Je ne crois rien du tout, dit Julian avec mépris. Je sais que votre mari est l’amant de la petite Kaminska, vous savez, cette actrice blonde du Théâtre-Polonais. J’ai vu un cachemire splendide qu’il lui a donné, des boucles d’oreilles…

Je me jetai sur le divan, où je sanglotai à tout rompre.

— Oh ! de ravissantes boucles d’oreilles, continua Julian avec un grand sang-froid. Je crois que c’étaient des turquoises, c’est-à-dire… non, non, des saphirs.

— Pitié ! m’écriai-je, ayez donc pitié !

Bien que je n’eusse jamais aimé mon mari et que je l’eusse trahi et trompé de mille manières, je me sentis envahie par la plus dévorante jalousie dès que je sus qu’il m’était infidèle ; j’oubliai mes propres fautes, et je l’accusai avec véhémence en pleurant et en me tordant les mains.

— Et vous ignorez, continua Julian avec calme, que vous n’êtes que sa sultane favorite. Il en a une foule d’autres, — tout un harem…

— Oh ! vous êtes un démon ! criai-je affolée.

— Mais peut-être m’accuserez-vous de calomnier votre mari par égoïsme, continua Julian en s’apprêtant à sortir. Demandez à qui vous voudrez, toute la ville peut vous renseigner.

Il quitta la chambre, me laissant en larmes, étendue sur le canapé.

J’attendis Julian quelques jours de suite, en proie à la fièvre. Puis je lui écrivis de venir me voir s’il éprouvait pour moi un peu de pitié. C’est à ce point que l’amour vrai, que la passion m’avaient anéantie.

Il vint.

Je n’osai le regarder en face.

— Je vous remercie, dis-je. Je suis heureuse de ce que vous êtes venu, mais, je vous en prie, ménagez-moi, non par amour, certes, mais par pitié. Je n’ai plus de force, plus de foi, plus d’espérance.

Julian alla vers la fenêtre et regarda au dehors, dans la nuit pleine d’étoiles. Il me fut facile alors d’examiner son visage de profil, sans qu’il s’en aperçût. Oh ! comme le chagrin l’avait transformé ! Comme il était livide et maigre ! Pour m’approcher de lui, je me glissai doucement vers le piano, et je promenai mes doigts sur les touches. Puis je m’assis sur un petit fauteuil bas, devant l’instrument, et je commençai à jouer du Chopin. Vous savez ? un de ces nocturnes à la mélodie pénétrante. Julian s’était retourné vers moi.

Je lui tournais le dos, et je restais là, immobile, l’électrisant par des flots de symphonie, retenant mon haleine.

Quand le dernier accord eut résonné, je me levai. Une force inconnue m’attirait vers lui. J’essayai d’y résister. Nous restâmes quelques minutes debout, en face l’un de l’autre, confondant nos regards et nos pensées. Tout d’un coup, je ne sais comment, je me trouvai dans ses bras, attachant ardemment mes lèvres sur les siennes.

Nous passâmes un moment ainsi, aveuglés par notre félicité.

Mme de Kossow baissa doucement la tête sur sa poitrine et se tut. Deux grosses larmes perlaient à ses paupières molles et soyeuses.

Je ne la dérangeai pas. Un calme solennel nous entourait. Je me sentais ému, moi aussi. Et il me semblait voir tourbillonner à mes yeux, comme dans une vision, mes rêves détruits et mes illusions éteintes…

— Et vous vous plaignez de votre destinée ! dis-je après une longue pause. N’étiez-vous pas heureuse alors ? Ou bien croyez-vous que le bonheur a quelque chose de terrestre, que c’est un sentiment, une jouissance produite par la nature ? Non, certes. Le bonheur est un éclair sacré, un rayon qui tombe et remplit un instant notre âme, une révélation.

— Une pensée, répéta la pauvre femme.

— Un de ces instants de félicité ne suffit-il pas à racheter les souffrances de toute une vie ?

— Hélas ! que nous en reste-t-il ?

— Le souvenir.

— Oui, vous avez raison, le souvenir.

Elle se remit à réfléchir, promenant au hasard ses longs doigts blancs dans la fourrure de sa jaquette. Tout à coup, elle s’aperçut que je n’avais plus de thé. Elle remplit ma tasse avec rapidité, puis elle alluma une cigarette à la flamme de la bougie, et me regarda.

— Où en étions-nous ?

— Au moment où vous étiez heureuse.

— À propos, ne vous imaginez pas que la félicité de cet instant fût complète, dit subitement Mme de Kossow avec un ravissant sourire. Et n’oubliez pas que Julian était un don Quichotte dans toute l’acception du mot. Non. Son bonheur, à lui, consistait à rester à mes genoux, dévorant mes mains de baisers, pas davantage. Il ne demandait de moi que mon cœur, mes pensées et ne songeait nullement à trahir mon mari ou sa fiancée. Des mois s’écoulèrent sans qu’il eût émis le désir de me conquérir tout entière. Je l’aimais. Il n’en demandait pas davantage. Nous nous conduisions en vrais enfants, du reste. Nous plaisantions, nous riions, nous nous disputions, et nous nous boudions pour nous réconcilier ensuite solennellement. Et si par hasard mes baisers lui faisaient tourner la tête, il était effrayé et retenu par ma beauté, tout comme moi j’étais souvent intimidée par la supériorité de son caractère ; vraiment ! car il tremblait lorsque ma main l’effleurait. Et de cette manière, nous nous agacions l’un l’autre, moi par ma beauté et ma coquetterie, lui par son innocence et sa candeur.

Mon mari, grâce à la nomination de mon père, était réintégré dans ses fonctions.

L’été arriva. Nous nous rendîmes aux eaux comme d’habitude. La séparation agrandit la passion de Julian ; son imagination s’enflamma durant mon absence. Il m’écrivit des lettres ardentes, et, quand je me rendis à Lwow, au bout de quelques semaines, pour y faire des achats, il faillit me serrer dans ses bras en présence de sa mère. Celle-ci, de son côté, se montra plus aimable que jamais. Elle m’invita à demeurer auprès d’elle, ce que j’acceptai de bien bon cœur.

Le soir, lorsque toutes mes emplettes furent terminées, je retournai chez les Romaschkan. Julian nous conduisit, pour la première fois, dans son cabinet de travail. Je demeurai presque intimidée devant les rayons de la haute bibliothèque, les grands bustes de marbre de Virgile et de Socrate, une mignonne petite tête de mort en ivoire, dont le fini étonnait, et un grand sablier ; mais mon sérieux se changea en une folle gaieté lorsque j’aperçus, parmi de ravissants bibelots pompéiens, une curieuse collection de petits hommes et de chevaux découpés dans du papier. La fiancée de Julian, Élisa, m’expliqua ce qu’ils signifiaient.

— C’est notre ménage futur, dit-elle joyeusement. Ça, c’est Julian, ça, c’est moi ; ça… — Elle hésita et devint toute rouge, car autour de la table se dressait toute une petite famille en carton. — Et voilà nos chevaux ! s’écria-t-elle vivement ; il y en a de toutes les dimensions. Et, maintenant, je vais vous découper, vous, avec votre fauteuil et votre cheval.

Elle prit des ciseaux et se mit à l’œuvre. Et nous rîmes aux larmes de mon nez grec, de ma silhouette de papier et de mon coursier, qu’elle n’avait pas fait plus gros qu’un bichon.

Un peu plus tard, quelques jolies jeunes filles et des amis de Julian étant réunis à part, Élisa pria celui-ci d’aller chercher un portefeuille contenant de grandes photographies qui reproduisaient les principaux chefs-d’œuvre des musées de Dresde et de Vienne. Julian nous montra tout d’abord la « Sainte Nuit » du Corrège, puis « Une Marchande de soieries en Hollande », enfin la célèbre « Vénus couchée », du Titien[ws 1]. Je rougis jusqu’aux oreilles.

— Comment pouvez-vous nous montrer de pareilles choses ? balbutiai-je très embarrassée.

— Quoi ! ce portrait superbe vous blesse ? me dit Julian avec un sourire.

— Il blesse ma pudeur, répondis-je.

— Alors, c’est que votre pudeur n’est pas saine, s’écria Julian, dont le visage s’était revêtu d’un masque glacial. La beauté nue ne doit pas blesser, car elle n’est jamais immorale ou inconvenante. Ce qui est indécent, c’est le demi-nu ; tenez, par exemple, cette image. — Il me tendit le célèbre portrait d’Hélène Forman[ws 2]. — Voilà qui est immoral, et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que cela n’a été rendu tel que par un acte de pruderie. Savez-vous comment ? Le peintre d’abord, selon son intention, nous montra la belle femme nue, sortant du bain ; mais, depuis que Marie-Thérèse, la créatrice des « commissions de chasteté » et la mère de dix-neuf superbes enfants, scandalisée à la vue du portrait, fit peindre, sur les formes irréprochables et la chair rose de la femme de Rubens, un manteau de fourrures, la physionomie changea du tout au tout. La chaste et belle Forman est transformée en une cruelle coquette ; elle laisse tomber à demi un manteau qui servirait à la cacher tout entière, de manière à ce que la peau éblouissante soit relevée par le noir des fourrures. Elle veut être vue et elle veut plaire, et c’est ce qui rend le portrait indécent[ws 3].

Je ne trouvai pas de réponse. Hélas ! me dis-je, entre nous il y a un gouffre béant. Mon amour parviendra-t-il à le combler ?

Julian parla peu le reste de la soirée, et se montra de très mauvaise humeur, surtout à mon égard.

Tandis que les invités s’en allaient accompagnés par Élisa et Mme de Romaschkan, je demeurai seule avec Julian, dans sa chambre. Je m’empressai de prendre sa tête entre mes deux bras, sur mon cœur, et de lui demander ce qu’il avait.

— Je suis triste, répondit-il, parce qu’un éclair inattendu m’a fait voir en vous ; j’ai regardé au fond de votre cœur. Oh ! comme la vie vous a gâtée, pauvre femme, et comme Élisa m’a paru radieuse et chaste dans ce moment-là !

— Je changerai, lui dis-je d’une voix douce, et par vous. Mais, je vous en conjure, ne m’abandonnez pas.

Julian me serra fiévreusement contre sa poitrine.

— Vous avez raison, dis-je, la tête appuyée contre son cœur : Élisa est un ange, comparée à moi ; sa bonté sans bornes, son peu de défiance me font mal souvent. J’ai honte en sa présence, parfois, quand je songe à sa candeur, à ses plans d’avenir. Hélas ! dans quelque temps sa petite famille de papier, ses chevaux, ne seront plus que le souvenir d’un rêve.

— Qu’entendez-vous par là ? répondit Julian, qui ne parut pas me comprendre.

Un frisson glacial me saisit et me courut par tous les membres. Comment ! Julian était honnête au point de n’avoir pas seulement le désir de me posséder ! Et il y renonçait sans peine, sans luttes, se considérant lié pour la vie à Élisa. Une chose encore me serra le cœur et me l’écrasa comme sous un bloc de marbre : je devinai, avec cet instinct particulier qui ne nous trompe jamais, nous autres femmes, que son âme et sa personne étaient absorbées par Élisa et que moi je n’occupais que son imagination. Jusqu’à ce jour, Élisa m’avait inspiré de la compassion. Dès lors je la considérai avec envie ; elle me parut redoutable, et je me pris à la haïr : c’était une rivale.

Elle rentra. Il se faisait tard. Nous nous souhaitâmes une bonne nuit.

La distribution singulière des chambres dans la maison des Romaschkan — une collection choisie des originaux les plus intéressants que j’aie jamais vus — plaçait la chambre à coucher d’Élisa dans le voisinage immédiat de celle de son fiancé. Cela peut paraître invraisemblable, et c’est pourtant fort naturel. Mme de Romaschkan connaissait son fils et son honnêteté à toute épreuve. De cette manière, et comme je partageais la chambre d’Élisa, je me vis obligée de dormir près, tout près de lui. Une mince cloison nous permettait de nous entendre respirer, et cependant nous étions séparés par un monde.

Élisa tendit sa main à Julian, qui déposa un baiser sur le front de sa fiancée. À ce moment, je ressentis au cœur une piqûre profonde et douloureuse. Ensuite, il prit ma main et la porta respectueusement à ses lèvres. Nous fermâmes la porte qui nous séparait. Élisa en poussa les verrous avec la plus grande précaution, afin que Julian n’en entendît rien.

— Cela lui ferait de la peine, chuchota-t-elle ; moi, je ne ferme jamais ; sa présence est, au contraire, pour moi comme celle d’un ange protecteur.

Tout d’abord, cette situation extraordinaire me fit peur. Puis je me réjouis du fond de mon âme, à la pensée des tortures que Julian endurerait sûrement durant cette nuit-là. Il me semblait que tout son être serait labouré comme un champ sous les entailles de la charrue : de profonds sillons déchireraient son âme, où seraient semés la passion et le désir. Lorsque nous eûmes éteint les bougies, je me figurai le voir à genoux, près de la porte, pressant son front brûlant sur le parquet, épiant mon souffle, surveillant mon sommeil. Cette pensée me tourmentait et me rendait heureuse.

— J’aimerais bien savoir ce que fait Julian, dis-je tout bas à Élisa.

— Julian ? il y a longtemps qu’il est endormi, répondit-elle avec un léger rire.

— C’est impossible. Il n’y a pas dix minutes que nous l’avons quitté.

— Cependant, je parie qu’il dort, repartit Élisa d’une voix ferme.

Je m’assis sur mon lit, droite, ne pouvant le croire.

— Nous allons voir.

Élisa se leva, tourna la clé avec mille précautions et entrebâilla la porte sans bruit. La chambre était dans l’obscurité complète. Nous nous approchâmes du lit de Julian. Et vraiment, il y dormait sur le dos, les bras croisés. On voyait sa poitrine se soulever régulièrement. Je le regardai, pétrifiée à la fois et ravie : ce doit être ainsi que Psyché surveille le sommeil de l’Amour. Nous rentrâmes doucement dans notre chambre, je me jetai sur ma couche, fiévreuse, mordue au cœur par le doute, et je rêvai une vengeance.

Il faut qu’il m’appartienne, me dis-je. Oui, il le faut, et je lui couperai l’une après l’autre ses fières boucles de Samson ; oui, et sans pardon cette fois. Il m’appartiendra à moi seule, il m’adorera, il sera ma chose, et une fois que j’aurai réussi à poser mon pied sur sa nuque, il en sentira la pression, je le jure, aussi vrai que je suis belle et qu’il n’a pas plus d’âme qu’un morceau de bois.

Le jour suivant, je retournai à la maison. Julian recommença à m’écrire des épîtres enthousiastes. Je ne lui répondis pas une ligne. Deux mois s’écoulèrent de la sorte.

J’avais eu soin, cependant, de lui faire envoyer à temps par mon mari une invitation à un grand bal qui devait avoir lieu dans notre ville d’eaux. Et il arriva.

Je courus à sa rencontre, toute rayonnante, et je lui tendis les deux mains en le saluant.

Nous restâmes un instant sans témoins. Je l’attirai à moi et je l’embrassai.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? me demanda-t-il d’une voix altérée.

— J’ai eu le temps de réfléchir, lui répondis-je. Et je ne veux pas charger ma conscience de la responsabilité de votre séparation d’avec Élisa. Vous pouvez vous imaginer combien j’ai souffert. Du reste, ça ne regarde personne.

L’arrivée de mon mari interrompit notre tête-à-tête. Julian nous avait amené un de ses amis, Paul de Turkul, un jeune homme charmant, dont j’avais fait la connaissance chez les Romaschkan. Je comptais sur lui pour m’aider dans mon projet. Il était spirituel, aimable, et avait un noble cœur ; mais, comme il était très jeune, il s’avançait dans le monde avec des bottes de sept lieues. Un mélange incroyable de bonté, de rudesse, d’égoïsme et d’immense générosité, que ce garçon. Pour quelqu’un qu’il honorait de son affection — et il en honorait très peu de gens — il était prêt à tout, il eût bravé l’eau et le feu. Fils d’un général et d’une mère nerveuse et aristocratique, il avait dû renoncer à sa vocation pour la carrière dramatique, où il aurait, du reste, montré un talent réel. Maintenant, sans le savoir, il jouait la comédie à travers la vie, et malheur à ceux à qui son imagination distribuait des rôles imaginaires ! Si ma liaison avec Julian ne finit pas par un drame, avec poison et coups de poignard, ce n’est pas à lui, certes, que nous le devons.

Julian ne me revit que dans la salle de bal. La salle était toute brillante de lustres et de femmes parées des plus beaux ornements. J’entrai, — j’avais tout calculé d’avance, — vêtue simplement, et comme une créature appartenant à un monde inconnu. Je portais une longue robe d’une pâleur laiteuse, aux plis tombants ; mes cheveux dénoués se répandaient sur mes épaules, entrelacés de larges fleurs blanches qui formaient un diadème sur ma tête.

— Vous n’êtes pas une femme, s’écria Julian en m’apercevant, vous êtes une maja ![5]

— Je ne vous comprends pas, lui dis-je d’un ton glacial.

— Ce sont de ravissants êtres aériens qui habitent les lierres de la montagne. Leurs corps sont comme revêtus de blanches mousselines. Ils bâtissent des ponts d’argent sur un lac, d’une rive à l’autre. Puis ils se baignent dans ses ondes, se couronnent de fleurs et tourbillonnent au clair de la lune. Ils séduisent les humains, mais ils ne leur font aucun mal ; oh ! non, ils sont timides et doux. Seulement, dans leurs yeux qui brillent comme des étincelles, il n’y a pas d’expression, de sentiment.

— Croyez-vous ? dis-je d’un air digne. Dans ce cas, prenez garde de vous laisser séduire !

Je lui tournai le dos brusquement. Bien plus, lorsqu’il vint m’engager pour un quadrille, j’avais déjà, intentionnellement, disposé de toutes les danses. Il se retira sans parler dans un coin de la salle et resta là, la moitié de la nuit, songeur et me fixant de ses yeux tristes.

Je feignis de ne pas le remarquer. Je voltigeai à travers la salle avec un tel entrain, que les boucles de mes cheveux fouettaient ma nuque. Je ris beaucoup aussi avec mes danseurs, et me montrai très animée.

Je m’emparai de Turkul, qui me semblait de plus en plus le Sancho Pança de mon chevalier errant, et je lui confiai tous mes secrets et toutes mes appréhensions. Ma confiance lui monta à la tête comme une bouteille de champagne, et je le trouvai prêt à tout, surtout si je lui donnais un bon rôle.

Lorsque j’eus torturé Julian jusqu’au matin, je changeai de tactique. Une valse vint, où les dames avaient leurs cavaliers à choisir.

— Vous avez trouvé que ce n’était pas la peine de danser avec moi ? dis-je fièrement.

— Je me suis présenté trop tard, balbutia-t-il.

— C’est juste… répliquai-je d’un air dédaigneux. Et maintenant, c’est à mon tour de choisir, et je vous choisis.

Julian passa le bras autour de ma taille.

— N’avez-vous pas peur de moi ? murmurai-je.

— Pourquoi ?

— N’avez-vous pas peur que je vous fasse mourir en dansant ? dis-je, la main posée sur son épaule.

— Vous êtes une maja, s’écria-t-il, et non une willis !

Nous tourbillonnâmes ; ma poitrine était serrée contre la sienne ; mon souffle ardent, mes cheveux épars effleuraient ses joues. Quand nous nous arrêtâmes, il était étourdi.

— Va maintenant, et dors paisible, me dis-je avec un méchant sourire, en le suivant du regard.

Il passait la nuit à l’hôtel, dans la même chambre que Turkul.

— À propos ! commença ce dernier, le matin suivant, lorsque le soleil les réveilla. Sais-tu que je t’envie cette femme ?

— Quelle femme ? demanda Julian.

— Elle m’a tout raconté, continua Turkul.

— Elle t’a dit… s’écria Julian indigné.

— Comment le saurais-je sans cela ? repartit Turkul. Elle doit, du reste, en amour, être un vrai vampire.

— C’est possible.

— Comment, c’est possible ! On dirait que tu ne la connais pas.

— Non, je ne la connais pas !

— Elle, du moins, a déjà planté le drapeau blanc sur la forteresse prise, dit Turkul. Que dis-tu de cela, vertueux don Juan ?

— Moi ! — Julian se mit à rire. — Me croiras-tu, dis, si je te jure que je ne connais l’amour, et ses joies, et ses ivresses, que par les livres ?

Turkul s’élança hors de son lit et regarda son ami des pieds à la tête, comme s’il se fût agi d’un animal inconnu.

— Ah ! s’écria-t-il, je comprends maintenant ! Dans ce cas, je te conseille de jeter aujourd’hui même tes principes dans le premier fossé venu ; sans cela, tu perdras cette femme.

— Je la perdrai parce que ?… balbutia Julian, rouge de honte.

— Eh ! naturellement.

— Et tu trouves cela naturel, toi ! s’écria Julian. J’ai cru que…

— Quoi donc ? répondit Turkul très calme. Il est possible que tes poètes hallucinés le prétendent, ou bien, peut-être, n’aimes-tu pas Mme de Kossow ?

— Moi, je l’aime plus que ma vie.

Julian, cependant, était hors de lui. Il trouvait indigne que j’aie initié un tiers à notre secret, fût-ce son plus fidèle, son plus cher ami. Je lui apparus comme une femme du monde équivoque. De plus, il se défendait contre la faute qu’on voulait lui faire commettre. Ses sentiments se révoltaient à l’idée d’abandonner sa fiancée. Il voulait me posséder sans perdre Élisa ; il voulait être heureux et rester honnête ; mais je lui avais ravi sa force : boucle après boucle, sa chevelure était tombée de son front sous mes ciseaux. Il était faible. J’aurais pu le lier avec les fils d’une toile d’araignée.

Lorsque je le revis, il était tout autre. Il ne m’était plus nécessaire de l’envelopper dans mes lacs. Ce fut lui qui s’empara de moi, comme un janissaire qui emporte son butin à la queue de son coursier. Sa passion éclatait avec la furie d’un élément déchaîné, et menaçait de briser les digues que la morale lui avait imposées jusqu’alors. Et maintenant que je me sentais emportée dans un tourbillon, que le terrain manquait sous mes pieds, et qu’on m’enlevait à des hauteurs vertigineuses, une angoisse immense me saisit ; j’eus peur de cette force de la nature que mes coquetteries avaient éveillée et que je ne pouvais plus maîtriser ; je me vis, dans ses bras, planant au-dessus d’un abîme, j’étais inquiète, je ne m’appartenais plus, et je me laissais aller, avec un frisson d’extase.

— Tu es à moi, dit-il d’un air sombre. Tu seras à moi… aujourd’hui, sans retard.

Il me disait pour la première fois « tu ».

— Oui, certes, à toi pour toujours, murmurai-je. Je t’appartiens depuis de longs mois déjà ; je me considère comme ta possession ; mais toi, tu m’as laissée errer sur ta route, comme un objet sans valeur.

— Et…

Il baissa la tête.

— Pas ici, à Lwow.

— Mais comment…

Il hésita, et me regarda d’un air candide. Je me mis à rire. Il comprit enfin, ce morceau de bois. Et il ne retourna pas à la maison. Il laissa repartir Turkul et resta plusieurs semaines auprès de moi. Comme cela, j’eus le temps et l’occasion de m’emparer entièrement de son imagination poétique. Tous les matins, je sautais en selle et je partais à cheval, escortée de Julian, à travers bois. Et lorsque nous étions bien loin, dans la verdure, que nous n’avions plus à craindre d’autres regards curieux que ceux d’un pic, tout au plus, qui sautillait aplati contre le tronc d’un arbre, nous mettions nos chevaux au pas, et il passait son bras autour de ma taille. Je me mis aussi à fumer, pour lui faire plaisir, à tirer à la cible, et même je lui demandai de m’apprendre à faire des armes lorsque nous serions à Lemberg. Comme vous le voyez, j’approchais rapidement de mon but. Toutefois, Wanda était loin d’être complète : il faisait trop chaud pour que je me vêtisse de fourrures.

Mon pauvre ami nageait dans une mer d’enthousiasme. Lui qui avait craint le monde autrefois, qui, en société, se conduisait gauchement, qui fuyait la foule, était devenu le héros de notre ville d’eaux. C’était lui qui organisait les soirées, les excursions, les petites représentations théâtrales, les danses en plein air. Tout le monde, surtout les femmes, en était ravi, et il n’y avait rien d’étonnant, l’homme le plus spirituel de la société étant à la fois le plus aimable et le plus gai.

Deux dames, surtout, l’épouse du général comte Mnicheck, une femme un peu mûre, mais belle encore et intéressante, et une juive polonaise de Cracovie, la plus belle personne après moi, firent de vains efforts pour le rendre amoureux d’elles.

Il venait, au milieu du tourbillon des plaisirs où nous vivions, de terminer sa nouvelle. Il nous la lut. Anatole était vaincu : il aimait Wanda ; il lui avait fait l’aveu de sa passion, humblement et comme un pénitent devant une image sainte.

Mon triomphe était assuré.

On ne parlait dans la ville que du jeune poète et de son talent. On louait son amabilité et ses bonnes manières.

Wanda parut dans un grand journal et eut un immense succès. Des offres brillantes furent faites à Julian. L’argent arriva à foison. Ce qu’il y eut de drôle, ce fut la façon dont Julian sut évincer en un clin d’œil tous mes adorateurs. Comme dit Sancho Pança en parlant de son maître, il se jetait, pour un oui ou pour un non, sur des centaines d’individus plus forts que lui, comme un gamin gourmand qui se jette sur un cornet de dattes. Il était très fort à l’épée ; de plus, il se mit à s’exercer chaque jour au pistolet. Vous jugez si chacun se retira. Non point par lâcheté. Plus d’un héros prêt à mourir bravement sur le champ de bataille y regarde à deux fois avant de se faire brûler la cervelle pour une femme galante. Comme Julian cherchait querelle à chacun et provoquait tous ceux qui ne s’en tenaient pas à me saluer tout simplement, on se mit à l’éviter, on lui présenta des excuses pour des offenses imaginaires, enfin on nous délaissa tout à fait.

Le jour où Julian repartit pour Lwow eut lieu une scène que je n’oublierai pas. Nous déjeunions en compagnie, dehors, sur la pelouse, lorsqu’une pluie d’orage tomba subitement, et nous dûmes nous réfugier en courant sous une vérandah. Il s’y trouvait une Hébé en pierre dont toute la toilette consistait en un diadème. Jamais la nudité de cette copie d’un antique superbe n’avait offusqué personne.

Les enfants jouaient à ses pieds. Sur les bancs qui l’entouraient, étaient tricotés les bas les plus vertueux qu’on puisse rêver.

Un jeune officier malicieux eut l’idée d’étendre sur les épaules de cette Hébé la mantille d’une dame, qui était mouillée ! Aussitôt, toute la société poussa les hauts cris, une jeune fille se voila la face ; l’épouse du général prit son lorgnon et le laissa retomber en s’écriant : « Fi donc ! » Tout ne rentra dans l’ordre que lorsque la mantille fut enlevée. Julian me regarda. Je lui fis signe de la tête. Nous nous étions compris.

Mme de Kossow secoua légèrement la cendre de son cigare.

— La chute des feuilles, qui jusque-là m’avait toujours attristée, continua-t-elle au bout d’un moment, me remplit cette fois d’une douce joie. Il me semblait que tout bourgeonnait autour de moi, pour l’épanouissement de mon bonheur. Avant de repartir pour Lwow, avant que Julian lâchât la bride à sa passion qui grandissait de jour en jour, il eut une explication avec sa fiancée, et lui rendit sa parole avec une franchise digne de son grand caractère.

Quant à moi, j’étais tellement habituée à tromper mon mari, je trouvais cela si naturel, qu’il ne me vint même pas à l’idée de comparer sa conduite avec la mienne et d’en rougir.

Mais attendez : vous lirez cela vous-même dans son journal, je ne peux lire ces passages sans que les larmes me montent aux yeux, bien que je les sache presque par cœur.

Mme de Kossow se leva, prit sur sa toilette le coffret noir, et en tira un petit manuscrit sur les pages jaunies duquel les caractères s’entrecroisaient, noirs comme des fourmis.

Elle le feuilleta, l’ouvrit tout à fait, et m’indiqua une page du doigt.

Je lus :

« Le 7 septembre. — Enfin, j’ai tranché ce nœud qu’il m’a paru si longtemps impossible de dénouer. Nous sommes séparés, Élisa et moi, pour jamais. J’ai perdu l’âme la plus chaste qui soit au monde. Comme elle s’était faite à mes idées, à mes habitudes, à mes rêves ! Nous nous comprenions comme peu d’êtres se comprennent. Nous éprouvions ensemble la joie, la douleur, la colère, l’extase et l’admiration. Tout est passé maintenant ! Nous nous sommes dit peu de chose. Qu’aurions-nous dit, hélas ! que m’aurait-elle répondu si je lui eusse beaucoup parlé ? Dans un tel moment, on n’a guère besoin de paroles. Nous avons vécu dans la même maison, porte à porte, comme mari et femme, sans l’être ; c’est ce qui a tout perdu. Nous devînmes amis avant de devenir époux, je lui dis tout cela, à cette chère petite. Je lui dis que nos âmes étaient sœurs et que ma nature se révoltait à l’idée d’épouser ma sœur, que j’entourais d’une amitié sainte.

» Je lui dis aussi que j’étais prêt à faire mon devoir si elle l’exigeait, que je l’épouserais, mais sans amour ; je lui dis combien j’avais lutté, souffert, combien ma force décroissait de jour en jour à la vue de cette femme que j’adore, et à laquelle je suis décidé d’appartenir à la vie et à la mort, quitte à être repoussé du pied lorsqu’elle ne me voudra plus.

» Je n’en puis plus, vraiment. Je suis comme anéanti. Nos yeux se remplirent de larmes… Je me détournai. Elle tâcha de me consoler.

» Puis nous nous séparâmes, sans un reproche.

» Je comprends l’histoire du comte de Gleichen, maintenant que les deux natures dont Derschawin parle dans son Ode à Dieu se sont réveillées au-dedans de moi et luttent ensemble, comme deux tigres dans une même cage, qui cherchent à se dévorer ; je comprends cet homme qui aimait deux femmes, une vierge allemande, sévère et chaste, et une houri du paradis de Mahomet. Nos aïeux les païens blancs avaient donc raison d’adorer deux divinités : une noire et une blanche. Heureux Gleichen ! Mon âme a perdu sa compagne pour toujours. Je suis comme un esclave aujourd’hui. Je me tiens prosterné devant mon idole. Je l’ai trouvé, mon idéal si longtemps cherché, ma déesse aux boucles noires et aux regards sombres.

» Cela suffit. »

Mme de Kossow me prit le journal des mains et le ferma brusquement.

— Lorsque Julian m’annonça sa rupture avec Élisa, continua-t-elle, il ressemblait plus à un mourant qu’à un amant heureux. Il s’assit devant moi, absolument anéanti, laissant pendre ses bras entre ses genoux, la tête basse. Pas un mot ne s’échappa de ses lèvres. Je respectai sa douleur.

Quand il vint me voir, je ne lui offris même pas ma bouche pour me baiser. Il ne m’embrassa pas non plus. Des semaines s’écoulèrent. Je proposai à Julian de lire Shakespeare avec lui. Nous lûmes Hamlet, puis le Roi Lear, enfin Othello.

Arrivés à ce passage : « Mieux vaut être crapaud et demeurer dans un cachot que de découvrir chez l’être aimé la moindre sympathie pour un autre », sa passion l’enflamma de nouveau. Il m’attira sur sa poitrine, serra ma tête sur son cœur et me demanda un rendez-vous.

— Demain, lui dis-je.

La voix me manqua. Je tremblais comme une fiancée, je ne songeais plus à lui plaire. J’avais peur de lui, peur de moi…

— Demain, répétai-je à voix basse.

— Demain.

La grotte de Didon, la scène où je devais mettre mon talent à l’épreuve, était terminée.

— Comment ! une scène ? Toute une pièce ! demandai-je en souriant.

— Vous allez voir, repartit Mme de Kossow en jetant son cigare. J’avais étudié soigneusement mon rôle ; mon costume aussi était terminé.

— Un costume ?

— Ne m’interrompez donc pas, s’écria-t-elle en me frappant sur les doigts, cela n’est pas convenable ! Ainsi, oui… où avez-vous rompu le fil, méchant ?

— Vous en étiez à votre costume de théâtre.

Mme de Kossow se mit à rire.

— Vous vous imaginez sans doute un costume grec, n’est-ce pas ? couvert d’étoiles dorées, et une couronne de papier ?

— Je devine.

— Eh bien ?

— Le travestissement de cette comédie divine était la jaquette de fourrures de Wanda ?

Mme de Kossow me regarda d’un air railleur :

— Ma toilette répondait absolument à mon rôle.

Le soir attendu arriva. Julian avait loué pour nous une ravissante maisonnette dans un faubourg éloigné. Il l’avait meublée élégamment. — Mais… Pourquoi pas ? — Attendez, tout cela est décrit d’une façon charmante dans son journal.

Elle feuilleta de nouveau le volume et me le tendit.

« Le 2 octobre…, » lus-je à haute voix.

— Non, pas là ! s’écria Mme de Kossow vivement, ici.

Elle appuya ses bras au dossier de mon fauteuil, et regarda dans le volume par-dessus mon épaule :

« Je suis depuis une heure à la fenêtre et je l’attends… Enfin, voici une voiture ; elle s’arrête devant ma porte ; c’est elle. Je la vois sauter à terre, gracieuse comme une chatte ; elle ouvre la porte, elle monte l’escalier. Encore deux secondes, et elle est en ma puissance, cette femme forte ! Elle entre, enveloppée d’un long manteau gris, un sourire sur les lèvres. Ce sourire me fait trembler. Elle me fait un signe, et va dans la chambre à côté. Qu’a-t-elle, bon Dieu ? Il fait chaud dehors, et lourd comme aux approches d’un tremblement de terre. Le vent brûle, des nuages s’amassent. Je suis agité et tout en sueur ; je respire à peine. »

— Ah ! et que notre ermitage était charmant ! s’écria Mme de Kossow en couvrant de sa main blanche les pages du livre. Il y avait deux chambres : la première, tendue de moelleux tapis, ornée de glaces et de tableaux, renfermait un superbe divan et de ravissants fauteuils bas groupés autour d’une table ronde. Des corbeilles de fleurs, disposées partout, donnaient à ce salon l’air d’un jardin d’hiver. De larges feuilles de palmier étendaient leurs côtes vertes au-dessus du divan et formaient un immense baldaquin. Au milieu d’un massif de roses se dressait la Vénus de Milo.

La chambre voisine, qui n’était séparée de la première que par un rideau, me servait de garde-robe ; là aussi, il y avait des tapis, des tableaux, des fleurs, une massive psyché, une table de toilette couverte de tous les bibelots d’une femme élégante.

— Mais lisez plus loin — ici.

Je repris ma lecture dans le journal :

« Le lourd rideau se referme sur elle. Me voilà seul. Des sensations étranges soulèvent ma poitrine, celles d’un lion qui a soif de dévorer une gazelle, et aussi celles d’un condamné à mort. Que peut-elle faire ? Ces préparatifs m’inquiètent comme ceux du bourreau inquiètent le malheureux patient attaché au poteau. — Le ciel se couvre. Il semble qu’on y ait jeté un long drap noir. La chambre est comme une église durant le Requiem. Dans le lointain, le tonnerre gronde. Un orage en automne.

» Voici un éclair. Un coup de tonnerre ébranle la maison. Les murailles tremblent, les lumières flamboient. Elle ouvre le rideau. Ah ! Dieu ! — Mon rêve ! Mais qui lui a donc dit ?…

» Elle se tient devant moi, maintenant, d’un air majestueux, et me regarde avec son tranquille sourire. Une longue jupe d’un brun doré tombe le long de ses hanches ; une jaquette de velours violet serre sa taille ravissante. Cette jaquette est garnie de petit-gris aux soies argentées. Dieu ! qu’elle est belle ! Les flots noirs de ses cheveux se déroulent sur ses épaules. Elle baisse les yeux. Ses cils soyeux forment une raie sur ses joues pâles. Je tombe à genoux… »

— N’oubliez pas que tout cela, c’était pour le très estimable public ! interrompit Mme de Kossow. De plus, comme je savais combien ma toilette, la majesté de mon maintien, devaient imposer à Julian et faire naître en lui des espérances insensées, je me faisais l’effet, parée de cette superbe fourrure, de l’âne dans la peau du lion.

Lorsque je vis qu’il perdait la tête, que maintenant il était complètement en mon pouvoir et se livrait à moi les poings liés, je repris tout mon sang-froid, ma légèreté, mon ironie. Je voulais lui faire payer les humiliations que j’avais subies.

Mme de Kossow feuilleta le journal.

— Maintenant, lisez cela pour vous.

« Au moment, écrivait Julian, où je me sentais entièrement entre ses mains, je me mis à frissonner. Elle s’étendit sur son ottomane, très calme, en s’appuyant légèrement sur son bras.

» Les éclairs blafards se succédaient. Ils jetaient comme de fauves lueurs sur ses joues pâles, dans ses cheveux en désordre. L’air était brûlant. Une odeur de soufre entrait par la fenêtre ouverte.

» Par moment tout le firmament était en feu, puis il devenait d’un noir d’encre. Je la regardais et je sentais s’agiter mes veines. Cette femme, cette femme adorée, enviée, elle est à moi ! C’était tout ce que je pouvais comprendre. Je nageais dans une vague félicité, et cependant une main de fer m’arrêtait. Elle vit mon embarras, et sourit. Puis elle sortit son petit pied chaussé de velours de dessous sa robe, et le laissa pendre nonchalamment.

» — On étouffe ; ouvre la seconde fenêtre, dit-elle d’un ton bref.

» Je m’empressai d’obéir. Par un mouvement brusque, elle dégrafe sa jaquette et retombe en arrière. Eh bien ! vrai, elle a raison. Je n’ai pas eu pitié d’elle, elle n’a pas pitié de moi aujourd’hui ! Tandis que je supplie à ses pieds, elle se penche, m’attire sur sa poitrine et m’enveloppe de ses longs cheveux ; il me semble que mon sang ruisselle, que les deux bras de la vierge d’airain me tiennent, suffoqué, et je prends peur tout à coup de l’abîme dont je contemple le fond.

» — Attendons, murmurai-je. Nous sommes purs encore, maintenant. Dans un instant, nous serons…

— » Des anges tombés, s’écria-t-elle. Et tu vois ! tes principes dont tu étais si fier gisent à mes pieds, en lambeaux, tout comme tes petits chevaux de papier.

» Je sentis à cette heure comment le marbre peut s’animer et peut vivre, et peut dévorer de son ardeur. Et ma poitrine aussi s’enflamma comme de la paille sèche ; je me courbai à ses pieds, balbutiant des supplications et des prières. Je voulais ce que j’avais redouté comme la mort, je l’exigeais ! Elle me donna un léger coup de pied alors, et se mit à rire. Oh ! ce rire âpre de triomphe, je l’entends encore à mes oreilles.

» — Tu vois enfin, insensé, s’écria-t-elle avec mépris, que la femme est faite pour dominer l’homme ! Sais-tu maintenant ce qui te rend son esclave ? Je pourrais à cette heure te couper la tête, et tu ne résisterais pas. »

Mme de Kossow, qui était allée vers la fenêtre et me tournait le dos, s’écria soudain :

— N’allez pas, je vous prie, croire un mot de ce que vous lisez là. Je ne récitais qu’un rôle savamment étudié. J’en rougis aujourd’hui quand j’y pense.

— Mais où pouviez-vous donc puiser ce sang-froid inaltérable ?

— Sa faiblesse me rendit forte, repartit-elle, et lorsque je le vis à mes pieds, le visage par terre, que je posai victorieusement mon pied sur sa nuque, j’éprouvai une sensation immense de volupté et de joie. Mais ne vous interrompez pas.

Je lus plus loin :

« Puis, quel moment que celui où elle se pencha vers moi, effarée, avec un rayon dans les yeux, et qu’elle attira mes mains sur ses épaules molles et douces !… Nous ne vîmes plus rien, ni l’un ni l’autre ; nous n’entendîmes rien ; il me sembla que je m’étais endormi et que je nageais dans le plus beau, le plus suave des rêves.

» Lorsqu’elle m’eut quitté, des clameurs railleuses éclatèrent autour de moi. Les oreilles me sonnaient ; j’entendis des voix et des rires, ceux des esprits moqueurs peut-être.

» Je me promenai sous sa fenêtre durant toute la nuit, regardant la lueur mate que répandait sa veilleuse et rêvant le cœur plein d’aise. »


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

  1. Bonnet polonais quadrangulaire.
  2. La princesse Daschkoff.
  3. Mmes de Mellin, Edwige Niewelinski, Alexandra Nareskin.
  4. Fossoyeur.
  5. « Elfe des Carpathes. »
  1. Note de Wikisource, voir : Titien, Vénus d’Urbino.
  2. L’"erreur" sur la graphie du nom de la muse de P.-P. Rubens (Forman pour Fourment) est présente dans l’édition originale allemande de l’ouvrage, voir p. 54 Google et p. 124 Google
  3. Note de wikisource : voir : Peter Paul Rubens, Het pelsken, Porträt der Hélène Fourment