Ernest Flammarion (p. 120-149).


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LE DÉMON DE MIDI


Il n’a pas les cornes de satyre, les griffes de chat, la queue de singe, les sabots fourchus des diables-bourreaux qui tourmentent les damnés sur le portail des cathédrales. Il n’a pas le pourpoint rouge de Méphistophélès et son rire hennissant. Il ne ressemble pas aux génies nocturnes dont les ailes de chauves-souris éventent les ténèbres et dont l’étreinte écrase les dormeurs. Comme il y a des Anges de lumière, il y a un Démon de lumière. Son passage est un éblouissement silencieux. Flamme perdue dans la flamme solaire, nul ne l’a jamais regardé en face. L’Église a une prière spéciale pour l’écarter. « Seigneur, délivrez-nous du Démon de midi. » Dans les siècles païens, il fut un dieu. L’humanité l’adora sous bien des noms. Les hommes et les femmes qui ont éprouvé sa puissance l’appellent l’Amour.

Ce n’est pas lui qui fait rêver les jeunes filles, qui préside aux fiançailles et qui ferme sur les époux les portes nuptiales. L’Amour virginal est un Ange. Celui qui vient à l’heure brûlante de la vie, est un Démon. Tout l’effort des religions et des lois morales tend à l’exorciser. Il a fait couler beaucoup de sang et de larmes. Mais ses victimes, en le maudissant, lui gardent une inavouable tendresse.

Asmodée, le Diable Boiteux, voyait à travers les toits des maisons, les mille scènes de la comédie humaine. Pour le Démon de midi, les murs sont transparents. Il sait bien qu’il ne doit pas entrer dans cette chambre où veille une jeune mère près d’un berceau ; ni dans celle-ci, où une ménagère affairée bouscule les meubles et gourmande une domestique ahurie ; ni dans cette autre où un vieux ménage, qui vient d’achever un bon repas, commence une partie de cartes. Ce mince gibier, défendu par ses petites vertus ou ses médiocres manies, ne vaut pas qu’un démon puissant s’y arrête. Des diablotins de troisième ordre suffiront à le troubler dans son gîte : non la Paresse, mais l’Indolence ; non la Colère, mais la Mauvaise Humeur ; non la Sensualité, mais la passion des petits plats ; non l’Avarice, mais la Parcimonie. Les grands Péchés Capitaux ont affaire ailleurs, et ne chôment jamais.

Le Démon brillant et brûlant aperçoit une maison de province, solide sur de vieilles fondations, coiffée de ses ardoises mauves, et portant son cadran solaire, à son fronton, comme un bijou. Petit perron, porte-fenêtre, rosiers grimpants, ici des volets entr’ouverts, là un rideau soulevé, tout dit la quiétude heureuse. C’est le matin. Le jardin encore humide et bleuâtre de la nuit, offre au soleil léger ses allées de gravier rose, et ce banc sous la tonnelle de jasmin d’Espagne. Le voyageur qui passe, en automobile, devant cette maison et ce jardin, pense qu’on doit être bien là. Il croit y voir une belle femme, une gracieuse fille, la paix domestique ou le mystère amoureux. Et il emporte un regret vague, avec l’image de ce paradis provincial.

Voici que sur le perron, paraît le maître du logis. Il a peu de cheveux, le teint brouillé, le menton mal rasé, le cou engoncé et le ventre bedonnant. Ces disgrâces physiques sont aggravées par un veston râpé, un col défraîchi, un pantalon à genouillères et des pantoufles sales. M. X… n’est pas très beau. Il le sait et n’en a cure. Peut-être, s’il était bien lavé, bien étrillé, bien rasé, bien vêtu d’un sobre costume du matin, ne serait-il pas plus désagréable à voir que la plupart des quadragénaires. Mais, à parler net, il s’en f… Il est marié depuis quinze ans. Il n’entend pas se gêner chez lui. D’ailleurs, pour qui se gêner ? Cet honnête homme ne court pas les filles. Il respecte la femme d’autrui. Et vous pensez bien qu’il est tout à fait sûr de la sienne, après quinze ans de mariage.

Alors, le Démon entre dans le jardin.

À travers la muraille, il voit Mme X… qui n’est pas pressée de se lever. La chambre est en désordre, et les vêtements jetés çà et là, révèlent que cette dame n’est pas une personne méthodique. Elles sont charmantes, ces lingeries couleur d’aurore, et le tapis ressemble au sol d’une roseraie après un coup de vent : chemise de soie légère, ceinture, gorgerette, bas plus fins qu’une gaze, mules à pompons de plume, peignoir de crêpe fleuri… Ce sont les armes galantes de la femme, comme on disait autrefois. Armes jetées, sans combat. Avec la meilleure volonté du monde, peut-on croire que M. X… ait désarmé, lui-même, la guerrière ?

Elle est couchée, les bras abandonnés sur le couvre-pied de satin. C’est une blonde, pleine de suc et de sève. Elle soupire : « Encore un jour ! » et elle voit cette journée qui commence s’allonger devant elle, droite, unie, interminable, comme une route qui ne mènerait nulle part.

Sur la table de chevet, il y a une glace à main, entre une lampe et un roman. Mme X…, d’un geste languissant, prend le miroir. Elle y contemple ses cheveux dorés par le coiffeur, ses paupières fragiles, son cou renflé, ses deux seins, pareils à deux pêches de Concours agricole, toute cette beauté qui va défleurir.

Et tout à coup, elle a chaud, tellement chaud qu’elle voit ses joues se colorer, comme au reflet d’un foyer ardent. Son cœur bat jusque dans sa gorge. Elle a envie de pleurer. de battre quelqu’un, de s’en aller très loin, toute seule…

Elle se trompe sur son désir. Elle n’a pas envie de s’en aller toute seule. Elle a envie de s’en aller avec un autre que M. X… Quel autre ? Elle l’ignore. Mais bientôt, dans le silence embrasé de la sieste, ou dans la tiédeur des soirs d’été, sous la tonnelle de jasmin d’Espagne, le Démon de midi, lui dira, tout bas, le nom qu’elle attend.

Cette belle femme coquette et sensuelle, ce mari négligent et négligé ne sont pas très intéressants. Ce sont des personnages pour Brantôme ou pour Molière. Le Démon de midi les connaît bien, ainsi que toutes les écervelées, toutes les curieuses, toutes les sottes, qu’il appâte avec le fruit défendu. Ce sont les prédestinées de l’adultère, comme tels maris vaniteux, égoïstes, bourrus, frigides, ou grossièrement brutaux, sont les prédestinés du… J’allais écrire ce mot bien français qui fait une rime si triste à mariage.

Le malheur de ces ménages commence lors qu’un des époux, sinon tous les deux, se persuade qu’il n’a plus besoin de plaire. Il vit tranquille, sur la foi des traités, comme les nations qui se fient à des pactes solennels et désarment leurs forteresses. Puisqu’on est marié, puisque la loi vous assure par contrat la possession d’une femme ou d’un homme, et qu’on s’en contente, il est inutile de jouer chez soi les séductrices ou les séducteurs. Ne pas se gêner ! Tout est là. Des personnes vénérables vous ont enseigné que tout doit être commun entre époux : le nom, l’argent, le foyer, la table, le lit et le reste… Le reste, hélas !

J’ai connu des jeunes filles que certains tableaux de la familiarité conjugale avaient dégoûtées à tel point qu’elles refusaient de se marier. Dans certaines familles, telles chambres où l’on entrait, par hasard, offraient un spectacle aussi peu voluptueux qu’exagérément naturaliste. Les traces de l’animalité humaine n’y étaient pas dissimulées. Si l’on montrait une répulsion violente pour ces habitudes, on s’entendait dire que « cela n’avait pas d’importance », et puis, cette phrase exaspérante :

« Tu verras quand tu seras mariée ! »

Ainsi le mariage autorisait ce sans-gêne, expression physique de l’égoïsme. Les honnêtes femmes n’en étaient pas offensées. Au bonnet de coton de Monsieur répondait la camisole de Madame. Les petites laideurs, les petites infirmités corporelles, les fonctions basses, le sacrement couvrait tout. Et si l’un des conjoints répugnait à ces pratiques, il passait pour un débauché.

D’où vient cette impudeur qui s’autorise de la vertu ? Comment les femmes peuvent-elles s’y plier ? Questions déconcertantes. Les mêmes personnes, aujourd’hui vieilles ou vieillissantes, qui ne regardaient pas leur mari comme un homme, ou leur femme comme une femme, crient bien haut contre le scandale des nudités publiques, et des bains de soleil. Je ne défends pas les étalages de chair. C’est la pudeur que j’honore, parce qu’elle est la mère de l’amour. La grossièreté conjugale l’offense beaucoup plus que certain nudisme.

La pudeur est une invention du Génie de l’Espèce, disait-on, lorsqu’on croyait encore au Génie de l’Espèce. La femme y a trouvé un sûr moyen d’accroître son prestige sexuel. Sa force est dans la réticence et dans la défense. La pudeur suggère l’idée qu’une chose secrète est interdite, et d’autant plus désirable. L’approcher, est une faveur ; la posséder est un privilège insigne qui crée un devoir au possesseur ; la garder, est un souci qui la rend plus chère et plus précieuse ; la céder à un autre homme, est une humiliation.

Cette chose secrète — le corps de la femme — si elle n’est plus secrète, perd de sa valeur. Étalée au regard de tous, banalisée, comparée, évaluée, elle ne troublera plus guère la grande maîtresse du désir masculin : l’imagination.

« Eh bien ! dit un fanatique du nudisme, c’est donc que l’amour a besoin d’hypocrisie ! Quelle immoralité !… »

Foin d’une « moralité » et d’une « hygiène » qui ramèneraient l’amour à la simplicité animale. Qu’on ne nous parle pas des Grecs, l’exemple est mal choisi. Jamais les Grecs n’ont accepté la nudité ailleurs qu’au bain et sur le stade, et quant à la nudité des femmes, il n’en était pas question. Aucune statue de déesse nue, avant le ive siècle, qui était déjà un temps de décadence. Phidias jetait sur Aphrodite une draperie frissonnante et vivante comme la mer, et les vierges des Panathénées défilaient en longues tuniques. Dans tous les pays méditerranéens, la matrone, la jeune fille, sortaient rarement du gynécée, et portaient alors des robes, des voiles, — et même des chapeaux sur leurs voiles — des bandelettes qui soutenaient leurs seins et comprimaient leur ventre, et des chaussures à talons pour se grandir. Les courtisanes même étaient aussi avares de se montrer que de se donner gratuitement. Seules s’exhibaient, aux jardins de Corinthe, les filles du dernier rang. Si tout le monde avait connu le sein de Phryné, l’avocat ingénieux qui le découvrit devant les juges, n’aurait pas gagné son procès. Mais il apportait à sa cause un argument inattendu, extraordinaire, qui éblouit, charma et convainquit l’Aréopage.

N’est-il pas étrange que la femme, j’entends la femme honnête et chaste, mariée et mère de famille, soit souvent moins réservée en paroles, avec les autres femmes, qu’un homme avec d’autres hommes ? Les femmes n’aiment pas les plaisanteries grasses, les mots rabelaisiens qui amusent les hommes au fumoir ; mais celui qui les profère, et ceux qui les écoutent, n’en sont point salis, car il s’agit là d’un jeu masculin, sans conséquence. L’homme s’amuse d’obscénités et il ne livre rien de ce qui lui est personnel. Dans l’entretien le plus confidentiel, avec l’ami le plus sûr, s’il parle d’une femme aimée, il répugne à dévoiler cette femme. Il n’ouvre pas son alcôve à son confident. Et même, il peut voir tous les jours un camarade très cher, sans lui parler jamais de sa femme, ou de sa maîtresse, autrement que par allusion, et sans exprimer la nature et la force des sentiments qu’il éprouve. Est-il obligé de le faire, il est gêné, malheureux et maladroit, comme le serait une femme qui, dans la rue, perdrait sa chemise.

Il ne parle crûment que des femmes qu’il n’aime pas.

C’est la jalousie qui fait cette pudeur sentimentale de l’homme. Il ne peut pas décrire complaisamment à un autre homme la beauté de sa femme, et la douceur de leurs caresses, parce qu’il exciterait le désir du confident, comme il arriva au roi Caudaule. Et il ne peut pas avouer sa passion, parce qu’il craindrait de paraître faible, et ridicule.

Une femme sait toujours, ou devine, comment une autre femme se comporte dans sa vie secrète. Un homme ne sait jamais quel personnage son meilleur et plus intime ami devient, lorsqu’il est seul avec une femme. Car l’homme amoureux, ou dominé par le désir, la femme est seule à le connaître. De là ces différences dans le jugement que portent sur le même individu sa maîtresse et son ami. Ils ne parlent pas du même homme.

La réciproque, en ce qui concerne les femmes, n’est pas exacte. Elles connaissent l’homme de l’intimité, que leur amie révèle par ses confidences. Combien de femmes mariées parlent plus que librement de leurs maris ! Les accidents de la vie féminine, maladies, grossesses désirées ou redoutées, sont des occasions où des dames, sans vice et sans malice, se consultent, s’interrogent, se renseignent, avec les meilleures intentions possibles et finissent par dire tout — tout ce qu’un homme ne dit jamais. C’est pour un motif honorable, et dans ces histoires de lit, il n’y a aucune idée libertine. La femme qui vous les raconte, ne pense pas que vous en soyez troublée voluptueusement, et elle a raison. Ce n’est pas ainsi que le désir s’émeut dans les sens des femmes, et les révélations de ce genre ont un effet plutôt réfrigérant.


Les fidèles et les infidèles.


La fidélité n’est pas naturelle à l’homme, et il y a longtemps que les femmes le savent. Elle n’est pas non plus naturelle à la femme, et il n’y a pas longtemps que la femme ose en convenir. Les deux sexes, sur ce point, se sont toujours dupés, pour des raisons que la morale et la coutume ne permettaient pas d’examiner. L’intérêt de la société fondée sur le mariage, l’intérêt des enfants, et celui même de la femme, obligeaient les moralistes à aider les législateurs. Que l’homme ait, dans le sang, le goût et peut-être le besoin du changement, Mahomet le savait bien, qui permettait aux croyants quatre épouses. Et parce qu’il est aussi difficile de s’en tenir à quatre épouses qu’à une seule, les croyants pouvaient se distraire du quatuor avec un nombre illimité de concubines. Mustapha Kemal a changé cet ordre ancien. Les Turcs ont remplacé le fez par une horrible casquette dont ils tournent la visière sur leur nuque lorsqu’ils font leurs prosternations rituelles. Ils possèdent une seule épouse, dévoilée comme les Franques, et, comme les Francs, ils satisfont l’instinct polygamique avec des personnes qu’ils n’ont pas la charge d’entretenir, qu’ils prennent, si l’on peut dire, en location. Et cela s’appelle le Progrès.

Dans nos pays occidentaux, d’où ce Progrès est venu, la religion et la loi ont bridé l’instinct polygamique de l’homme, pour le plus grand bien du mariage, car le mariage, honni de certaines féministes, est, malgré ses imperfections, favorable à la femme. C’est pour elle et pour ses enfants qu’il a été institué. Les devoirs qu’il lui impose sont la contrepartie nécessaire des droits qu’il lui assure. Hors du mariage, la femme est livrée au bon plaisir de l’homme qui la prend, la possède, la rend mère, s’en dégoûte et la laisse là, pour recommencer ailleurs l’aventure. Avant de démolir la vieille maison branlante, où manque le confort moderne, la femme émancipée fera bien de méditer ces vérités vieilles comme la civilisation. Changer les institutions ne signifie pas changer la nature.

Les musulmans, qui connaissaient la nature et l’humeur des deux sexes, ne pensaient pas que la femme fût moins tendre à la tentation que l’homme, et, pour défendre du Malin cette fragile créature, ils l’enfermaient soigneusement. Grilles sur grilles, verrous sur verrous, un nègre à la porte avec un grand sabre, des eunuques pour le service intérieur, et, quand Aïcha ou Zeneb allaient au bain, un sac sur la tête, troué à la place des yeux, et un manteau ficelé à la taille !… La plus belle des houris, ainsi vêtue, était un informe paquet, mais la plus vilaine des vieilles sorcières faisait rêver le passant qui avait entrevu le coin de son œil ou le bout de son pied.

Avec toutes ces précautions, les bons Turcs étaient trompés, comme les autres.

Dans les pays chrétiens, la fidélité conjugale a paru si difficile à maintenir que l’Église a aidé la faiblesse humaine par une grâce particulière. Le mariage religieux est un sacrement, doué d’une vertu surnaturelle. Le mariage civil est un contrat révocable. Il impose aux conjoints des obligations, et ne prétend pas leur donner la force de les observer. Les femmes croyantes, sujettes à la tentation, ainsi que toute la race d’Ève, sont parfois retenues sur la pente du péché, par le souvenir de l’autel nuptial, mais le souvenir de la mairie les laisse froides. Car une femme est fidèle par amour, par scrupule, ou même par insensibilité, ou parce que l’occasion de pécher lui fait défaut, jamais par respect des justes lois.

Il a donc fallu, pour garder les femmes dans le devoir, leur donner une éducation morale appuyée sur la religion, ou seulement appuyée sur des principes philosophiques. Et, pour remplacer, dans les âmes faibles, la crainte du péché, on a dû inventer toutes sortes d’épouvantails. Aujourd’hui, ces épouvantails, rapetissés en sens inverse de la liberté des mœurs, se réduisent à vingt-cinq francs d’amende. Cette pénalité n’arrête pas plus les contrebandiers du mariage qu’un mannequin vêtu de haillons n’arrête les voleurs de cerises, mais elle fait plaisir aux agents du fisc comme une ressource supplémentaire pour les caisses de l’État. C’est un symbole et c’est un impôt. De toutes façons, ça n’est pas cher. Et ça n’est même plus déshonorant.

On pourrait bien multiplier les châtiments contre l’adultère : ils n’ont jamais servi et ne serviront jamais de rien. S’ils étaient efficaces en proportion de leur atrocité, toutes les femmes qu’on a décapitées, pendues, brûlées, noyées, avec leurs complices, se seraient tenues tranquilles. Elles ont risqué des supplices effroyables, pour se réunir, une nuit, ou une heure, à leur amant, parce que le désir est plus fort que la crainte. On a vu de ces pécheresses, cruellement punies, ne montrer aucun remords. Des regrets quelquefois, comme un braconnier, pris par des gardes, regrette sa maladresse. Mais il y a bien de la distance entre le regret et le remords !

Si l’homme est presque toujours infidèle par sensualité, la femme, moins soumise aux impulsions de la chair, devrait les vaincre plus facilement, et ne mériterait pas, dans sa faute, les mêmes circonstances atténuantes. Cela est vrai, quant à la sensualité, pour un très grand nombre de femmes, qui n’ont jamais rien senti, ou si peu ! L’amour physique, dont on fait tant de cas, leur apparaît un exercice bien ennuyeux, ou un plaisir bien surfait. Tels des gens qui ne savent pas lire, parce qu’ils sont incapables d’apprendre ou qu’ils ont eu de mauvais professeurs, nieraient qu’il existe des chefs-d’œuvre littéraires. Les illettrées de l’amour sont défendues par leur ignorance. Pourtant, il en est beaucoup qui succombent, de qui le mari se croyait assuré contre l’incendie et le vol. Le Démon a passé par là. Il connaît les femmes, il sait que chez la moins sensuelle, la curiosité peut être aussi puissante que le désir charnel chez une Messaline. Ève, Psyché, Pandore, Elsa, Madame Barbe-Bleue, n’étaient pas des voluptueuses. C’étaient des curieuses. Le désir de savoir leur donnait un vertige irrésistible et elles ne l’apaisaient que par la connaissance, comme d’autres apaisent le désir sensuel par l’étreinte et le baiser. La curiosité a perdu autant de femmes que la volupté.

La monotonie du ménage, le ronron du pot-au-feu, la routine des habitudes, l’idée que la vie est faite, dans sa forme définitive, limitée, sans issue et sans horizon, et qu’on va vieillir ainsi, le mari ne l’accepte pas toujours. Il se dit qu’une passade n’a pas d’importance, qu’il appréciera mieux le menu domestique après quelques dîners au restaurant. Il le dit. Il le croit. Il est sûr d’aimer sa femme. Et il ne pense pas que cette femme, aussi fatiguée du train-train conjugal que lui-même, se sent vieillir, elle aussi.

Elle est encore jeune. Au matin, pourtant, son miroir lui dit : « Prends garde ! »

C’est le Démon de midi qui fait parler les miroirs.

— Prends garde !… Tu es jolie, mais tu n’as plus envie de plaire, et cela se voit.

— Plaire ? À qui ? À mon mari ? Je lui ai plu, une fois pour toutes. Il le prétend, du moins.

— Il y a les autres, dit le Démon, il y a tous les autres hommes, et parmi eux, celui qui t’aimera, que tu aimeras, si tu veux rester jeune et devenir plus belle. On t’a raconté, et tu le crois, que tous les hommes se valent, que tous se ressemblent et que ce n’est pas la peine de changer ?… Mais est-ce que toutes les femmes se valent ? Est-ce que tu ressembles à toutes les femmes ? Chaque créature est un monde. Chaque amour est une vie. Chaque aventure est un voyage et une découverte.

— Qui finit mal.

— Qui commence si bien !… Commencer, recommencer, c’est le secret des êtres privilégiés dont la longue jeunesse étonne leurs contemporains. Un amour nouveau, c’est un printemps qui naît dans l’âme et dans la chair d’une femme. Elle refleurit. Les gens qui ont l’expérience de l’amour ne s’y trompent pas. Une femme rajeunit-elle en quelques jours ? Elle n’est pas allée à l’institut de beauté, ou chez le chirurgien réparateur des visages. Mais elle est aimée. Elle aime. Elle a vingt ans.

— Pour un jour.

— On ne mesure pas le bonheur à sa durée. Il y a des jours qui valent dix ans et des nuits qui valent un siècle.

— C’est du romantisme.

— Qu’en sais-tu ?

— Comment le saurais-je ?

— Essaie. Mais ne tarde pas trop. Rajeunir, c’est bien. Être jeune, c’est mieux. Tu es jeune. Pas pour longtemps. Est-ce qu’il n’y a pas un pli, une menace de pli, au coin de ta narine ? Et sous tes yeux, où la peau très fine est veinée comme un pétale de fleur, n’y a-t-il pas un cerne léger ? Et là, sur ta tempe, un cheveu blanc ?…

La femme a envie de briser son miroir. Elle pense que le verre est trouble, l’éclairage défectueux… Une ride ?… Un cheveu blanc ? La voici. Le voici. Presque invisibles, mais réels… Elle pleurerait, si les larmes n’abîmaient pas les paupières. À ce moment, le mari qu’on oubliait, rentre, et met un vague baiser sur le front de la dame soucieuse. Et il ne manque pas de dire :

« Tu as bien mauvaise mine aujourd’hui. »

Ou :

« C’est ta nouvelle robe ? Elle est ratée. »

Ou :

« Dans le Métro, ce matin, il y avait, en face de moi, une toute jeune femme ravissante. »

Les maris ont un génie singulier pour dire tout ce qui n’est pas à dire, au moment le plus inopportun. Et cela vient de ce qu’ils parlent pour eux, et non pour leur femme.

Leur femme est une espèce de meuble, un de ces objets familiers qu’on ne voit plus parce qu’on les a vus trop longtemps.

Vétilles, mesquineries. Hélas ! des édifices qu’on avait construits pour durer longtemps, sont ruinés par des insectes qui rongent invisiblement leur charpente. La maison conjugale, fondée sur l’amour et l’amitié des époux, pour abriter les enfants, se défera-t-elle parce que l’homme et la femme auront regardé par les fenêtres, la vie qui passe et qui les sollicite ?

Elle résisterait mieux si tous les époux comprenaient que le bonheur est une œuvre de chaque jour, et que la faiblesse humaine a besoin d’être aidée, enfin si chacun d’eux, malgré les tracas du ménage, ou les obsédants devoirs du métier, consentait à s’occuper un peu de l’autre.

— Regarde mon chapeau que j’ai choisi pour te plaire.

— Je n’ai pas le temps…

— Lisons ensemble ce livre que j’aime.

— Je n’ai pas le temps…

— Vois ce beau printemps qui fleurit. Le laisserons-nous passer, inutile ? Je voudrais sortir avec toi, tous deux, tout seuls…

— Je n’ai pas le temps…

— Embrasse-moi. Prends-moi dans tes bras. J’ai besoin d’être toute blottie contre ton cœur et de m’endormir sur ton épaule…

— Ah ! si j’avais le temps, ma chérie !…

L’homme moderne est un forçat du travail et il devient, très vite, un obsédé. Tous ceux qui négligent leur femme n’ont pas cessé de l’aimer, mais ils ont cessé de le lui dire. Leur silence n’est pas un signe de désaffection. Eux le savent bien. Comment la femme peut-elle s’y méprendre ? Elle s’y méprend toujours. La plus intelligente, comme la plus simple, doute de l’amour qui se tait. Ces mots de tendresse qui la rassuraient contre les périls menaçants — la satiété, l’âge — elle ne peut s’empêcher de les attendre. Elle ne se résigne pas à ne les entendre jamais.

Si les mots et les gestes ne créent pas un sentiment vrai, ils créent l’atmosphère où ce sentiment se fortifie et s’enrichit. Un grand amour est capable de grandes actions, mais l’occasion en est rare dans la vie quotidienne, tandis que les petits plaisirs et les petits chagrins sont de tous les instants. Un homme vous assure qu’il passerait par le feu pour vous sauver. Cela vous touche. Cependant, l’incendie est un accident exceptionnel. C’est très beau de vous sauver la vie. Encore faut-il vous la rendre douce.

La femme ne demande pas à l’homme qu’elle aime des sacrifices inouïs : elle souhaite seulement un peu de sollicitude attentive, quelques minutes chaque jour. Cela représente pour un homme de ce temps-ci, un effort de volonté. Il a tant d’affaires en tête. Il est tellement tiraillé et surmené !… Qu’il fasse, pourtant, cet effort. L’habitude le lui rendra facile, et le bonheur de l’être qu’il aime — leur bonheur à tous deux — est à ce prix.

Un chrétien, si occupé qu’il soit, réserve, matin et soir, le temps de faire oraison, et si courte soit cette oraison, elle nourrit sa vie intérieure. L’amour est un élément de cette vie intérieure, et il commande aussi qu’on fasse oraison. C’est une condition de sa durée. La néglige-t-on, l’amour devient une habitude du cœur et du corps, nécessaire et sans prestige, comme la chaleur du calorifère dans la maison. On a besoin de cette chaleur, mais on s’y accoutume tellement qu’on n’y pense plus. Il faut qu’elle manque pour qu’on apprécie, par le contraste, sa douceur. Ainsi des époux mesurent au vide qu’il a laissé, le bonheur perdu.

Et voici l’histoire du ménage Philibert.

« Le ménage Philibert se dérange », disaient les amis, et leur joie perçait sous leur fausse commisération. Comment eussent-ils déploré, sincèrement, la fin d’un bonheur qui, depuis plus de quinze années, était une espèce de scandale ? Le ménage Philibert se permettait de démentir la maxime célèbre sur les mariages qui peuvent être bons, mais ne sont jamais délicieux ! Le ménage Philibert montrait l’amour, le vrai amour, l’amour tout court, sans épithète explicative et amoindrissante, dans le cadre conjugal ! Mme Philibert, plus jolie que belle, n’avait aucun génie, sauf celui de son sexe, le génie féminin qui en vaut bien un autre. M. Philibert, par contre, était un grand savant et il était aussi un amoureux, passionnément épris de sa compagne, heureux de la rendre heureuse, tout ensoleillé quand elle riait, tout orageux et sombre quand elle était triste ou malade, tout dépareillé quand elle était absente. Enfin, un homme charmant quoique sérieux. Rien n’est plus rare, parce qu’à l’ordinaire, les hommes charmants ne sont pas sérieux et les hommes sérieux ne sont pas charmants.

Ils s’aimaient, depuis quinze ans. Pas une défaillance. Il y a autour de deux êtres ainsi accordés une sorte de halo qui rayonne d’eux en les signalant à la jalousie des autres, à cette haine inconsciente que le monde éprouve pour les favorisés de l’amour. Le monde surveille ces couples comme l’Anglais de la légende guettait le dompteur. Les Philibert défiaient le destin, ce tigre. Un jour, cependant, ils seraient mangés.

Le drame commença lorsque M. Philibert découvrit un nouveau carburant pour les moteurs d’avions. Sa femme, au début, confidente de ses espoirs, les partagea d’un cœur enthousiaste. Elle était si fière de son Philibert qu’elle se résigna de bonne grâce à rester à la maison quand il avait rendez-vous avec des hommes de science ou avec des hommes d’affaires. Elle n’était pas égoïste. Il lui suffisait qu’au retour d’une soirée austère, Philibert dît, comme lui seul savait le dire, qu’il avait pensé à elle, tout le temps, et travaillé pour elle. Il lui décrivait les gens qu’il avait vus. Il les imitait même, avec une verve comique qui la faisait rire aux larmes. Aux bras l’un de l’autre, ils retrouvaient leur jeunesse. Et ils s’endormaient, la main dans la main.

Cependant, les expériences se poursuivaient. Pour essayer le carburant, l’inventeur fit un, deux, trois voyages. Mme Philibert aurait voulu l’accompagner, mais il voyageait avec des hommes, et une femme les aurait tous gênés. Elle pleura, quand il partit pour la troisième fois. Les deux autres fois, elle avait souri. Il fut ému par ces pleurs et il dit :

— Au diable le carburant ! Je ne te quitte plus !

— Non, dit-elle. Il faut me quitter. Nous ne sommes plus des enfants et le carburant, ta gloire ! vaut bien quelques sacrifices.

Parlant ainsi, tous deux étaient sincères et, pourtant, ils se mentaient à eux-mêmes. Philibert, au fond, tenait beaucoup à son carburant, et Mme Philibert, au fond, le haïssait.

Les « quelques sacrifices » ne suffirent pas au carburant, devenu un Moloch dévorateur. Il réclama les jours tout entiers de l’inventeur, puis une part de ses nuits, puis toutes ses nuits. Et puis toutes ses pensées. Et puis la gaîté, la joie, l’innocent bonheur de Mme Philibert. Deux ans après la découverte du carburant, qui n’était pas encore « au point », Philibert mangeait à n’importe quelle heure, n’importe où, hors de chez lui, il couchait sur un divan, à côté de son laboratoire parce qu’il veillait tard et se levait tôt. Il embrassait sa femme sur les cheveux et ne remarquait pas qu’elle avait changé de coiffure. Bientôt, il ne vit même pas qu’elle était pâle et qu’elle avait pleuré. Cette créature qui avait été la douceur de sa vie, elle n’était plus qu’une ombre flottante à travers le nuage de ses pensées et les vapeurs du carburant. Quand, par hasard, ils passaient une soirée ensemble, et qu’elle eût souhaité lire avec lui les livres qu’elle avait aimés, ou causer cœur à cœur, Philibert, envoûté par son démon alchimique, en revenait toujours à parler du carburant.

La pauvre Mme Philibert osa se plaindre. Le mari fut d’abord très étonné. Il était sûr que ses sentiments étaient toujours les mêmes pour sa petite chérie, et il ne concevait pas qu’elle pût être malheureuse à cause du carburant. Il fut ensuite très affecté. Il voulut abandonner ses recherches. Mme Philibert protesta. Elle savait qu’il ne se passerait jamais du carburant. Elle tâcha donc de se résigner. Pendant une absence de son mari, elle ne lui écrivit pas une seule fois. (Elle aussi faisait des expériences.) Philibert ne s’en aperçut même pas. Alors, elle s’inquiéta. Elle pleura. Elle perdit le sommeil. Elle dit à Philibert :

« Tu ne m’aimes plus. »

Philibert, dans la candeur de son âme, tenta de lui démontrer par des raisonnements serrés, logiques, irréfutables, que l’amour et le carburant s’accordaient dans son cœur. Il eût mieux fait de prendre sa femme dans ses bras, mais il en avait perdu l’habitude, et le réflexe amoureux ne jouait plus. Il faut dire aussi que, par un phénomène spécialement masculin, Philibert, depuis qu’il faisait chambre à part, ne comprenait plus la psychologie féminine. Il était comme un insecte qui a perdu ses antennes. Entre les deux époux, un malentendu existait, qui s’aggrava dans le silence où tous deux s’isolèrent, lui par l’effet de ses préoccupations scientifiques, elle par une douloureuse timidité. Enfin, elle comprit que son Philibert à elle était mort. Le carburant l’avait tué. À sa place, il y avait un chimiste, un inventeur génial, un futur commandeur de la Légion d’honneur, un futur membre de l’institut, un de ces messieurs que l’on glorifie après leur mort par des discours filandreux, des monuments affreux et des plaques portant leur nom aux coins d’une rue nouvelle. Mais ce monsieur-là, Mme Philibert le connaissait à peine. Elle avait épousé l’autre, le premier Philibert. Elle le pleurait. Elle le pleurera toujours. Vous la rencontrerez quelquefois avec le Philibert du carburant. Vous croirez que c’est là son mari. Elle ne vous démentira pas. Mais, je vous le dis en vérité, elle est veuve.