Ernest Flammarion (p. v-x).


AVANT-PROPOS



Ce livre que je voulais écrire pour les femmes, je m’aperçois, en le terminant, que je l’ai peut-être écrit pour les hommes, pour ceux du moins qui s’intéressent encore à leur compagne, et cherchent, sous les aspects nouveaux de l’Ève moderne, le fonds essentiel et permanent du Féminin. On ne trouvera, dans ces pages, ni un plaidoyer pour la femme, ni un réquisitoire contre la société, ni un cahier de revendications, ni une thèse féministe, ni une leçon de morale. Il n’y sera même pas question du droit de vote et des progrès accomplis, dans tous les domaines, par des contemporaines éminentes. Cela, qui a été fait, et bien fait, n’entre pas dans le sujet que j’ai choisi. Moins vaste en étendue et plus profond, c’est une tentative d’explication de la femme, l’histoire de son imagination et de sa sensibilité, l’aventure de son cœur, de l’enfance à la vieillesse.

On répète souvent que les femmes d’aujourd’hui ne ressemblent pas aux femmes d’autrefois. On le disait, dans les mêmes termes, quand on opposait les jeunes femmes de 1900 à leurs mères et à leurs grand’mères. Les conditions de la vie, le milieu où la jeune fille se développe, le vocabulaire qui exprime ses sentiments et ses besoins, ont changé. Est-ce à dire que la femme ait changé ? Pour des raisons de justice abstraite et d’utilité pratique, on voudrait, de plus en plus, l’assimiler à l’homme : mêmes études, mêmes fonctions, mêmes libertés, mêmes responsabilités. Et tout cela serait parfait, si la femme pouvait devenir un homme… Mais elle possède — heureusement ! — par sa nature même, un prodigieux pouvoir de résister aux influences qui prétendent la transformer.

Heureusement, je le répète. En apparence si malléable, si facile aux suggestions qu’elle accueille, elle ne cède que pour se ressaisir, elle ne plie que pour reprendre sa forme et sa place. Ce n’est pas l’intérêt de l’humanité qu’elle se modèle sur son compagnon jusqu’à devenir un « double » interchangeable de l’homme. Au lieu d’effacer les différences intellectuelles et morales qui tiennent aux différences physiques des sexes, il faudrait peut-être les favoriser, et les accentuer, aller dans le sens de la différenciation plutôt que dans le sens de l’assimilation, afin que la femme soit, par ses vertus, ses talents, ses grâces et même par ses défauts, femme à l’extrême, femme au maximum de la féminité.

Il y a deux humanités dans l’humanité : celle de la femme et celle de l’homme. Les deux sexes ne sont pas ennemis : ils sont contraires. Parlant la même langue, ils croient s’entendre, et ils vivent dans un malentendu perpétuel, parce qu’ils ne donnent pas, qu’ils ne peuvent absolument pas donner aux mots le même sens. L’amour exauce un instant leur désir d’unité, mais, dans l’union la plus étroite des corps, chacun assiste, sans comprendre, au frisson de l’autre, et tout le drame de la gestation, de l’enfantement, le travail constant du sexe dans l’organisme féminin, c’est pour l’homme un monde inconnu.

L’âme de la femme est aussi, pour l’homme qui la regarde agir et sentir, un monde étranger. Ce qu’on appelle l’illogisme de la femme, sa puissance d’oubli, sa facilité à recommencer la vie comme la terre recommence le printemps, le don naturel qu’elle possède de s’adapter, de se déprendre, de se réadapter à toutes les conditions de l’existence, et en même temps sa patience, son courage, sa confiance, son instinct d’aimer et de servir qui subsiste, caché et comprimé, même dans la plus orgueilleuse des intellectuelles, toutes ces contradictions étonnent et déconcertent l’homme. Il veut les résoudre en les définissant, parce qu’il est né logicien, tandis que la femme les accepte avec sérénité. Il veut comprendre. Elle veut vivre. Dans le couple, le raisonneur, le philosophe, l’idéaliste, c’est lui. Il explique la vie. La femme la donne, la maintient, la défend, selon sa loi.

Elle a besoin qu’on ait besoin d’elle. C’est sa force et sa faiblesse, le secret de sa plus haute vertu et de son égoïsme le plus mesquin. L’air de la solitude intellectuelle est irrespirable à ses poumons. Elle s’attache aux êtres plus qu’aux idées. Son royaume n’est pas la pensée, mais l’amour.

L’homme ne refuse pas de comprendre la femme. Le peut-il ? Jamais tout à fait. Et nous, non plus, si intelligentes, si perspicaces que nous soyons, nous ne comprenons pas entièrement cet être qui ne réagit pas comme nous au contact de la vie. Nous sommes injustes pour lui, même en le chérissant, et lui pour nous, même quand il nous aime avec toutes les forces de son cœur. Ce désaccord qui fait notre souffrance est dans la loi de la nature. Il est la condition et la rançon de l’attrait d’où sortira ce miracle : l’amour. Car l’amour n’est pas une harmonie : il est le pressentiment d’une harmonie, l’effort de deux âmes qui tendent à se rejoindre, à se confondre, par delà le plaisir passager et la chair périssable, sur le plan spirituel qu’elles ne peuvent atteindre. D’où sa misère et sa grandeur.

On prétend aujourd’hui, renier cette grandeur et cette misère. L’amour est aboli, dit-on, sauf en ses éléments nécessaires mais incomplets, le désir, la sensualité courte et monotone. Et la jeune fenune moderne, dit-on encore, assiste à cette ruine. Elle y souscrit. Elle y travaille.

Je ne le crois pas. J’ai écouté, à travers bien des confidences irritées, cyniques ou désespérées, battre le cœur de la femme d’aujourd’hui, et j’ai reconnu le rythme éternel. L’homme ne saura-t-il plus l’entendre ?

Il ne comprendra jamais tout à fait sa compagne. Elle ne le comprendra jamais tout a fait, mais ils peuvent s’accepter. Il faut qu’ils s’acceptent, loyalement, tels qu’ils sont. Leur bonheur en dépend et le bonheur du monde.