La Femme en blanc/III/Walter Hartright/02

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 131-152).
◄  Chapitre I
Troisième époque — Walter Hartright


II


À présent, ma position est définie ; on connaît les mobiles de ma conduite. Il faut reprendre, dans l’ordre des faits, ce qui était arrivé à Marian, ce qui était arrivé à Laura.

Je placerai ici le récit de l’une et de l’autre, non pas tel qu’il me fut fait par elles, avec de fréquentes interruptions, un désordre inévitable, mais dans les termes mêmes du simple et laconique extrait que je m’appliquai à rédiger, tant pour me guider moi-même que pour servir à éclairer l’homme de loi dont je prenais les conseils. Nous arriverons ainsi plus tôt, et d’une manière plus intelligible, à démêler le fil brouillé des événements.

L’histoire de Marian commence au point où l’avait laissée le récit de la femme de charge de Blackwater-Park.

Après que lady Glyde eut quitté la résidence de son mari, son départ et les circonstances dans lesquelles il avait eu lieu durent être, par la femme de charge, communiqués à miss Halcombe. Ce fut seulement quelques jours plus tard (et, en l’absence de tout « mémorandum » écrit, mistress Michelson n’a jamais pu dire au juste combien de jours) qu’une lettre, écrite par madame Fosco, vint annoncer la mort soudaine de lady Glyde dans la maison du comte. Cette lettre ne mentionnait aucune date, et laissait à la discrétion de mistress Michelson ou de révéler immédiatement la fatale nouvelle à miss Halcombe, ou de différer cette démarche jusqu’à ce que la santé de la jeune malade fût plus solidement rétablie.

Après avoir consulté M. Dawson (qui, malade lui-même, n’avait pu reprendre immédiatement ses fonctions à Blackwater-Park), mistress Michelson, par le conseil et en présence du docteur, donna communication de ces tristes nouvelles, ou le jour même de l’arrivée de la lettre, ou le lendemain au plus tard. Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur la manière dont fut ressenti par miss Halcombe le trépas de sa sœur. Il suffit au but qu’on se propose actuellement de dire qu’elle fut, pendant les trois semaines suivantes, hors d’état de se mettre en route. À l’expiration de ce délai, elle partit pour Londres, accompagnée par la femme de charge. Là, elles se séparèrent, mistress Michelson ayant pris soin, auparavant, de laisser son adresse à miss Halcombe, pour le cas où elles auraient à communiquer l’une avec l’autre.

Après avoir quitté la femme de charge, miss Halcombe se rendit tout aussitôt dans les bureaux de MM. Gilmore et Kyrle pour consulter, en l’absence de M. Gilmore, le second de ces deux associés. Elle fit part à M. Kyrle d’une idée qu’elle n’avait encore voulu communiquer à personne, pas même à mistress Michelson, — savoir : les soupçons qu’elle avait conçus, d’après les circonstances dans lesquelles on affirmait qu’aurait eu lieu le décès de lady Glyde. M. Kyrle, qui avait déjà donné plus d’une preuve de sa bonne volonté à servir miss Halcombe, se chargea sans retard de prendre tous les renseignements que lui permettait d’obtenir la nature délicate et dangereuse de l’investigation qui lui était proposée.

Pour épuiser, avant de passer outre, cette portion du sujet, on peut mentionner ici que lorsque M. Kyrle se présenta, au nom de miss Halcombe, comme chargé de recueillir tous les détails relatifs au décès de lady Glyde qui n’étaient point encore parvenus à sa sœur, le comte Fosco lui offrit toutes les facilités imaginables. M. Kyrle fut mis en communication avec le médecin, M. Goodricke, et avec les deux domestiques de la maison. N’ayant aucun moyen de préciser la date exacte à laquelle lady Glyde était partie de Blackwater-Park, les témoignages du docteur et des deux femmes, qui confirmaient en tout point les constatations spontanées du comte et de la comtesse Fosco, produisirent dans l’esprit de M. Kyrle une conviction bien arrêtée. Il dut nécessairement supposer que la terrible angoisse, produite chez miss Halcombe par la perte de sa sœur, avait égaré son jugement de la manière la plus regrettable ; il lui écrivit, en conséquence, que les soupçons odieux auxquels, vis-à-vis de lui, elle avait fait allusion, étaient, à son sens, dénués de toute espèce de fondement. Ce fut ainsi que commença et prit fin l’investigation conduite par l’associé de M. Gilmore.

Miss Halcombe, sur ces entrefaites, était retournée à Limmeridge-House ; et là, elle avait rassemblé tous les renseignements additionnels qu’il lui fut possible d’obtenir.

M. Fairlie avait reçu de sa sœur, madame Fosco, la première nouvelle de la mort de leur nièce ; la lettre en question ne renfermait non plus aucun détail précis relativement aux dates. Il avait accédé à la proposition de sa sœur, que la défunte partageât avec sa mère le tombeau déjà occupé par celle-ci, dans le cimetière de Limmeridge. Le comte Fosco avait escorté les restes mortels dans le Cumberland et assistait aux funérailles qui, le 30 juillet, avaient eu lieu à Limmeridge. Le convoi fut suivi, comme témoignage de respect, par tous les habitants du village et des environs. Le lendemain, on avait gravé, sur un des côtés du monument élevé à la mémoire de mistress Fairlie, une inscription rédigée en projet, disait-on, par la tante de la défunte, et soumise préalablement à l’approbation de M. Frederick Fairlie.

Le jour même des funérailles, et pendant toute la journée qui les suivit, le comte Fosco avait reçu l’hospitalité à Limmeridge-House ; mais aucune entrevue n’avait eu lieu entre M. Fairlie et lui, d’après le désir manifesté par le premier de ces deux gentlemen. Ils ne communiquèrent donc que par lettres, et c’est ainsi que le comte Fosco avait porté à la connaissance de M. Fairlie les détails de la dernière maladie et de la mort de lady Glyde. La lettre où ils étaient donnés n’ajoutait aucun nouveau fait aux faits déjà connus ; mais dans le « post-scriptum » de cette lettre était consigné un paragraphe très-remarquable. Il concernait Anne Catherick.

La substance du paragraphe en question était à peu près comme suit :

Il informait d’abord M. Fairlie qu’Anne Catherick (sur laquelle miss Halcombe pourrait lui donner des renseignements complets quand elle serait rendue à Limmeridge) venait d’être dépistée et ressaisie dans les environs de Blackwater-Park, et qu’on l’avait, pour la seconde fois, commise aux soins du médecin de chez qui, naguère, elle s’était échappée.

Telle était la première partie du « post-scriptum ». La seconde avertissait M. Fairlie que l’infirmité mentale d’Anne Catherick s’était aggravée par suite de la liberté entière qui lui avait été laissée pendant quelque temps ; et que sa haine, sa méfiance folle à l’égard de sir Percival Glyde, lesquelles jadis étaient un des traits les plus marqués de sa maladie, existaient encore, mais sous une forme nouvelle. La dernière idée conçue par cette infortunée, relativement à sir Percival, était celle de l’inquiéter et de lui nuire, — et, en même temps, elle croyait peut-être se relever par là aux yeux des autres malades et de leurs gardiens, — en se donnant pour la défunte femme du baronnet ; la conception de cet étrange plan s’étant offerte à elle, bien évidemment, à la suite de l’entrevue secrète qu’elle était parvenue à se procurer avec lady Glyde, et durant laquelle elle avait pu remarquer la ressemblance extraordinaire que le hasard avait mise entre elle et la défunte lady. Il était improbable au plus haut point qu’elle réussît une seconde fois à s’échapper de l’hospice ; mais il se pouvait qu’elle trouvât le moyen d’assiéger de ses lettres les parents de lady Glyde ; et, dans cette hypothèse, M. Fairlie, prévenu d’avance, saurait comment les recevoir.

Le « post-scriptum », rédigé en ces termes, fut montré à miss Halcombe dès son arrivée à Limmeridge. On la mit aussi en possession des vêtements que lady Glyde avait portés et du surplus des effets qui, en même temps qu’elle, étaient arrivés chez sa tante. Madame Fosco les avait soigneusement recueillis et envoyés dans le Cumberland.

Telle était la situation des affaires, lorsque, dans la première moitié de septembre, miss Halcombe revint à Limmeridge.

Peu de temps après, une rechute la confina chez elle, ses forces physiques, déjà fort diminuées, ne pouvant tenir contre l’affliction qui la torturait. Lorsqu’elle se rétablit, au bout d’un mois environ, ses soupçons subsistaient encore, inébranlables. Dans l’intervalle, elle n’avait pas entendu parler de sir Percival Glyde ; en revanche, elle avait reçu de madame Fosco plusieurs lettres, où celle-ci s’enquérait, dans les termes les plus affectueux, au nom du comte et au sien propre, de l’état de miss Halcombe. Au lieu de répondre à ces missives, miss Halcombe s’arrangea pour faire surveiller secrètement la maison de Saint-John’s Wood, et les démarches de ceux qui habitaient cette maison.

On ne découvrit rien d’équivoque. D’autres investigations, également secrètes, qui furent ensuite organisées autour de mistress Rubelle, eurent le même résultat. Cette femme était arrivée à Londres, environ six mois auparavant, avec son mari. Il venait de Lyon, et avait pris à bail une maison, dans le voisinage de Leicester-Square, pour la meubler et y loger quelques-uns des étrangers que l’on comptait voir arriver en grand nombre dans la capitale anglaise, à l’occasion de l’Exhibition annoncée pour 1851. Rien de défavorable au mari ou à la femme n’était connu dans le voisinage. Ils passaient pour des gens paisibles, et jusqu’alors avaient payé régulièrement tous leurs fournisseurs. On termina par des recherches relatives à sir Percival Glyde. Il était établi à Paris, et y menait une vie tranquille, dans un petit cercle d’amis, tant Anglais que Français.

Déçue de tous côtés, mais encore incapable d’en rester là, miss Halcombe résolut ensuite de visiter l’hospice dans lequel, en ce moment, elle croyait Anne Catherick confinée pour la seconde fois. Cette femme, jadis, lui avait inspiré une vive curiosité ; et maintenant il existait un double intérêt, d’abord à s’assurer s’il était vrai qu’Anne Catherick essayât de se faire passer pour lady Glyde ; et en second lieu (en supposant que cela fût vrai) à découvrir quels pouvaient être les motifs réels de cette pauvre fille pour essayer une pareille fraude.

Bien que la lettre du comte Fosco à M. Fairlie ne renfermât point l’adresse de l’hospice, cette importante omission ne créait aucun obstacle à miss Halcombe. En effet, lorsque M. Hartright avait, à Limmeridge, retrouvé Anne Catherick, celle-ci l’avait informé de l’endroit où était situé cet établissement ; et miss Halcombe en avait pris note dans son « Journal », en même temps que des autres détails de l’entrevue, exactement tels qu’elle avait pu les recueillir de la bouche de M. Hartright.

En conséquence, elle n’eut qu’à consulter ce document, où elle retrouva l’adresse en question ; puis, s’étant munie de l’épître du comte à M. Fairlie, comme d’une lettre de créance qui pouvait lui être utile, elle partit seule pour l’hospice, dans la journée du 14 octobre.

Elle passa à Londres la nuit suivante. Son intention avait été de coucher dans la maison qu’habitait l’ancienne gouvernante de lady Glyde ; mais l’agitation qu’éprouva mistress Vesey en revoyant la plus proche et la plus intime amie de sa défunte élève prit des proportions telles, que miss Halcombe mit un certain scrupule à lui infliger sa présence ; elle alla donc s’établir dans une maison meublée du voisinage, au propriétaire de laquelle la recommanda expressément la sœur mariée de mistress Vesey. Le jour suivant, elle se rendit à l’hospice, situé non loin de Londres et au nord de la métropole.

Le directeur de l’établissement la reçut sans aucun délai.

Tout d’abord, il semblait fort éloigné de la laisser communiquer avec la malade dont il avait charge. Mais quand elle lui montra le « post-scriptum » de la lettre du comte Fosco, — quand elle lui eut rappelé qu’elle était cette même « miss Halcombe » dont il y était question ; de plus, proche parente de feu lady Glyde, et par conséquent portant un intérêt bien naturel, motivé par des raisons de famille, à s’assurer en quoi consistaient les aberrations d’Anne Catherick par rapport à sa défunte sœur, — le propriétaire de l’Asile modifia quelque peu sa première attitude, et finit par retirer ses objections. Il comprenait probablement qu’un refus obstiné, dans de telles circonstances, non-seulement serait un acte discourtois en lui-même, mais impliquerait, en outre, qu’il se passait chez lui des choses de nature à ne pas supporter le contrôle des honnêtes gens du dehors.

L’impression particulière de miss Halcombe fut que le propriétaire de l’hospice n’avait pas été mis au courant de leur « secret » par sir Percival et par le comte. Ceci semblait établi du moment où il l’autorisait à visiter la malade ; et une autre preuve, non moins certaine, était la facilité avec laquelle il se laissait aller à des aveux qu’un complice ne se serait jamais permis.

Par exemple, dans le cours de la conversation préliminaire qui eut lieu entre eux, il informa miss Halcombe qu’Anne Catherick lui avait été ramenée, avec l’ordre d’incarcération et les certificats nécessaires, par le comte Fosco, le 27 du mois de juillet : à cette occasion, le comte avait aussi produit une lettre renfermant les explications et les instructions de sir Percival Glyde. En recevant à nouveau son ancienne cliente, le propriétaire de l’hospice ne faisait aucune difficulté de reconnaître qu’il avait remarqué dans sa personne d’assez curieux changements. Pareilles altérations, sans nul doute, avaient leurs précédents ; et il les avait vues se produire chez d’autres personnes affligées de maladies mentales. Les êtres privés de raison étaient fréquemment, à telle ou telle époque, très-différents de ce qu’ils avaient été à telle ou telle autre, aussi bien comme aspect et comme dehors que comme dispositions intérieures ; et leur état, en effet, soit que la folie tendît à se confirmer, soit au contraire qu’elle s’atténuât, devait nécessairement contribuer à produire, dans l’apparence extérieure, les altérations correspondantes. Il leur faisait une large part ; il tenait compte, également, de cette modification essentielle survenue dans les chimères dont se repaissait Anne Catherick, modification qui devait réagir, sans doute, sur son attitude et l’expression de sa physionomie. Néanmoins, il se trouvait encore embarrassé, de temps en temps, par certaines différences qu’il remarquait entre la malade qui s’était évadée de chez lui et cette même malade depuis qu’on la lui avait ramenée. Par leur minutie même, ces différences échappaient à la description. Il ne saurait constater, naturellement, aucun changement essentiel ni dans sa taille, ni dans ses formes, ni dans son teint, pas plus que dans la nuance de sa chevelure et de ses yeux, ou dans le galbe de son visage. Le changement survenu consistait en quelque chose dont il avait conscience plutôt qu’il ne le voyait. En somme, ce cas particulier avait offert, dès le début, un caractère énigmatique, et le problème nouveau n’était qu’un embarras ajouté à beaucoup d’autres.

On exagérerait en disant que cette conversation eut pour résultat de préparer, même en partie, l’esprit de miss Halcombe à ce qui allait survenir. Cependant, un très-sérieux effet se trouva par là produit sur elle. Elle se sentait si complètement énervée par tant d’ambiguïtés mystérieuses, qu’elle fut quelque temps à se remettre assez pour pouvoir accompagner le directeur de l’hospice jusqu’à cette portion des bâtiments où étaient confinées les malades.

Informations prises, il se trouva que la prétendue Anne Catherick prenait en ce moment quelque exercice dans les terrains clos dépendants de l’établissement. L’une des gardiennes s’offrit à y conduire miss Halcombe, le propriétaire de l’hospice se voyant retenu, pour quelques minutes, par un incident qui réclamait son intervention, et s’engageant du reste à rejoindre bientôt, dans l’enclos, la visiteuse dont il s’était constitué le « cicerone ».

La gardienne en question mena miss Halcombe dans une partie assez reculée du domaine, lequel était distribué avec un certain goût ; et après avoir regardé de côté et d’autre, elle finit par tourner dans une allée de gazon percée entre deux taillis. Environ à mi-chemin de cette pente verte, deux femmes approchaient lentement. La gardienne les désigna de la main, et dit : — Voici Anne Catherick, madame, avec la personne spécialement chargée d’elle. Cette personne répondra aux questions que vous voudrez bien lui faire… Et là-dessus, la gardienne partit, rappelée par les devoirs que la régie de la maison lui imposait.

Miss Halcombe avançait de son côté, les femmes avançaient du leur. Quand elles ne furent plus séparées que par une douzaine de pas, l’une des deux femmes s’arrêta un instant, dévorant du regard la dame étrangère, puis elle échappa brusquement à l’étreinte de la gardienne qui la tenait par le bras, et, l’instant d’après, se jeta sur la poitrine de miss Halcombe. À ce moment-là même, miss Halcombe reconnut sa sœur ; elle reconnut la morte-vivante !

Fort heureusement pour le succès des mesures adoptées plus tard, la gardienne seule assistait à cette rencontre. C’était une femme jeune encore ; elle se trouva si émue, qu’au premier moment il lui fut impossible d’intervenir. Lorsqu’elle redevint disponible, tous ses services furent requis par l’état de miss Halcombe, que l’ébranlement de cette découverte imprévue avait, un instant, trouvée trop faible, et qui avait perdu connaissance. Cependant, après quelques minutes passées à l’air frais qui courait sous les arbres, son courage, son énergie naturelle lui vinrent en aide, et son empire sur elle-même lui fut assez rendu pour qu’elle pût comprendre à quel point sa présence d’esprit était nécessaire au salut de sa malheureuse sœur.

Elle obtint d’abord la permission de causer seule avec la malade, moyennant que la gardienne ne les perdrait de vue ni l’une ni l’autre. Ce n’était pas le moment des éclaircissements et des questions ; — miss Halcombe devait, avant tout, tâcher de faire comprendre à sa sœur la nécessité de se modérer, de se contenir, et lui garantir à ce prix un secours prochain, une délivrance immédiate. La perspective d’une évasion à obtenir, en suivant les conseils de sa sœur, suffit pour apaiser lady Glyde et lui rendre intelligible ce qu’on espérait d’elle. Miss Halcombe revint ensuite vers la gardienne, entre les mains de qui elle versa sur-le-champ tout l’or qu’elle avait dans ses poches (trois « sovereigns »), en lui demandant où et quand elle pourrait lui parler sans témoins.

Cette femme, tout d’abord, se montra surprise et méfiante. Mais quand miss Halcombe l’eut assurée qu’il ne s’agissait que de quelques questions à lui faire, à tête reposée et non dans un moment d’agitation comme celui-ci, et que, du reste, on ne songeait à lui rien demander de contraire à son devoir, elle consentit à garder l’argent et assigna — pour la prochaine entrevue — la journée du lendemain, sur les trois heures de l’après-midi. Elle pourrait alors, après le dîner des malades, se dérober pendant une demi-heure, et viendrait trouver la dame, dans un endroit assez retiré, à l’extérieur du grand mur qui abritait au nord l’enclos de l’hospice. Miss Halcombe eut à peine le temps d’accepter le rendez-vous, et de promettre tout bas à sa sœur des nouvelles pour le lendemain, avant que le propriétaire de l’hospice vînt les rejoindre. Il remarqua l’agitation de sa visiteuse, que miss Halcombe rejeta sur l’émotion produite en elle, à première vue, par l’aspect d’Anne Catherick. Elle prit ensuite congé, aussitôt que possible, — c’est-à-dire aussitôt qu’elle se sentit le courage de s’arracher à la présence de sa malheureuse sœur.

Il ne fallut pas beaucoup de réflexions, — quand la faculté de réfléchir lui fut revenue, — pour la convaincre que toute tentative afin d’établir l’identité de lady Glyde et d’obtenir sa délivrance par des moyens légaux devait entraîner, même en cas de succès, un délai qui pouvait être fatal à la raison de sa sœur, déjà fort ébranlée par les horreurs de la situation qu’une horrible trahison lui avait faite. Quand miss Halcombe revint à Londres, elle était déjà décidée à pratiquer, avec la gardienne, l’évasion secrète de lady Glyde.

Elle alla trouver immédiatement son agent de change, et réalisa tout son petit avoir, placé dans les fonds publics ; c’est tout au plus s’il montait à sept cents livres sterling[1] Résolue, s’il le fallait, à donner en échange de la liberté de sa sœur le dernier « farthing » qu’elle eût au monde, elle repartit le lendemain, portant sur elle en billets de banque la somme entière, pour ce rendez-vous qu’elle avait à l’extérieur des murs de l’hospice.

La gardienne s’y trouva. Miss Halcombe n’en vint à traiter le sujet qui l’amenait qu’avec toutes sortes de précautions, et après cent questions préliminaires. Elle apprit ainsi, entre autres détails, que la gardienne autrefois chargée de veiller sur la véritable Anne Catherick avait été regardée comme responsable de l’évasion de cette malade (bien qu’elle n’eût encouru à ce sujet aucun blâme), et qu’elle en avait été punie par la perte de sa place. La même pénalité serait encourue, ajoutait-on, par la personne qui donnait ces détails, si celle qu’on croyait être Anne Catherick venait à s’évader encore ; or, dans ce cas particulier, la gardienne était spécialement intéressée à conserver son emploi. Un mariage était convenu pour elle. Les deux futurs attendaient, pour en finir, d’avoir pu réaliser en commun deux ou trois cents livres sterling d’économies, nécessaires aux débuts d’un petit commerce qu’ils voulaient monter ensemble. Le salaire de la gardienne était élevé ; en mettant sou sur sou les épargnes qu’elle pouvait faire, sa part de communauté devait se réaliser au bout de deux ans.

Ce fut de là que partit miss Halcombe. Elle fit savoir à la gardienne que la prétendue Anne Catherick lui tenait de près par les liens du sang ; que son emprisonnement à l’hospice était le résultat d’une méprise fatale ; qu’en se prêtant à les rendre l’une à l’autre, la gardienne ferait une bonne action, une œuvre chrétienne. Et alors, avant qu’elle eût eu le temps de soulever la moindre objection, miss Halcombe, tirant de son portefeuille quatre billets de cent livres chacun, les offrit à cette femme comme compensation des risques qu’elle avait à courir, et de sa place si cette place venait à lui être enlevée.

La gardienne hésita, mais par pur étonnement ; elle ne croyait pas à la proposition. Miss Halcombe insista fortement pour la convaincre.

— Vous ferez une bonne action, répétait-elle. Vous viendrez en aide à la femme la plus injustement traitée et la plus malheureuse qui soit au monde. Pour récompense, votre dot est faite. Amenez-moi ici, saine et sauve, la personne en question ; et avant de réclamer aucun droit sur elle, j’aurai fait passer ces billets de banque dans vos mains.

— Me donnerez-vous, demanda la femme, une lettre ces mots-là mêmes seront écrits, et que je pourrai montrer à mon fiancé quand il me demandera comment j’ai gagné l’argent ?

— J’apporterai avec moi cette lettre, écrite et signée d’avance, répondit miss Halcombe.

— Alors j’en courrai les risques, dit la gardienne.

— Et quand ?

— Pas plus tard que demain…

Il fut rapidement convenu entre elles que miss Halcombe reviendrait le lendemain matin, de bonne heure, et qu’elle se tiendrait hors de vue, sous les arbres, — ayant toujours soin, cependant, de rester le plus près possible de cet endroit retiré qu’abritait le mur du nord. La gardienne ne pouvait pas dire d’avance à quelle heure au juste on devait s’attendre à l’y voir arriver, la prudence exigeant qu’elle-même guettât l’occasion et se laissât guider par les circonstances. Elles se quittèrent, après s’être ainsi entendues.

Avant dix heures, le matin suivant, miss Halcombe était à son poste avec la lettre et les billets de banque qu’elle s’était engagée à remettre. Elle attendit plus d’une heure et demie. Ce temps expiré, la gardienne tourna, d’un pas rapide, l’angle du mur, amenant par le bras lady Glyde. Miss Halcombe, à l’instant même où elles se rejoignirent, lui glissa dans la main les billets de banque et la lettre ; — les deux sœurs étaient désormais réunies.

La gardienne, par une mesure de prévoyance très-bien entendue, avait fait revêtir à lady Glyde un châle, un voile, un chapeau pris dans sa propre garde-robe. Miss Halcombe ne la retint que le temps nécessaire pour lui suggérer un moyen de détourner les poursuites, et de leur donner une fausse direction lorsque l’évasion viendrait à être découverte par les gens de l’hospice. Cette femme devait rentrer dans l’établissement ; raconter, de manière à être entendue par les gardiennes, qu’Anne Catherick s’était informée tout récemment de la distance entre Londres et le Hampshire ; puis elle attendrait au dernier moment, et alors, quand la découverte serait inévitable, elle donnerait elle-même l’alarme sur la disparition de sa malade. Les prétendues questions sur le Hampshire, communiquées au propriétaire de l’établissement, le conduiraient à penser que, sous l’influence de cette illusion qui la faisait s’entêter à se donner pour lady Glyde, la fugitive avait dû retourner vers Blackwater-Park ; les premières poursuites seraient alors dirigées de ce côté.

La gardienne consentit d’autant plus volontiers à suivre ce mot d’ordre, qu’il lui offrait la chance de n’encourir, en restant à l’hospice, aucun châtiment plus grave que la perte de sa place, et de conserver, à tout le moins, un semblant d’innocence. Elle rentra immédiatement dans la maison, et miss Halcombe se hâta de ramener sa sœur à Londres. Dans l’après-midi du même jour, elles prirent le train de Carlisle, et, sans aucun obstacle, sans aucun accident, arrivèrent, le soir, à Limmeridge.

Pendant la dernière moitié de leur voyage, elles se trouvèrent seules dans le wagon, et miss Halcombe fut alors à même de rassembler tous ceux des souvenirs du passé que fut en état d’évoquer la mémoire troublée, affaiblie, de sa pauvre sœur. L’effrayante histoire du complot tramé contre elle, que miss Halcombe obtint ainsi, lui fut donnée par fragments incohérents en eux-mêmes, et entre lesquels existaient d’immenses lacunes. Si imparfaite que fût cette révélation, il nous faut pourtant l’enregistrer ici avant de clore cette narration explicative par les événements qui, le lendemain, se passèrent à Limmeridge.

À partir du moment où elle avait quitté Blackwater-Park, le premier souvenir de lady Glyde était celui de son arrivée à Londres et à la gare du « South-Western-Railway. » Elle avait négligé de prendre d’avance, par écrit, la date du jour où elle se mettait en route. Il fallait donc renoncer à toute espérance de fixer cette date importante, soit par son témoignage, soit par celui de mistress Michelson.

À l’arrivée du train au bord du quai, lady Glyde trouva le comte Fosco qui l’attendait. Il parut à la portière du wagon en même temps que l’homme d’équipe qui se présentait pour l’ouvrir. Le train était plus nombreux qu’à l’ordinaire, et un grand désordre s’établit dans la distribution des bagages. Un individu, que le comte Fosco avait amené avec lui, se procura pourtant les caisses de lady Glyde, lesquelles étaient marquées à son nom. Elle partit seule, avec le comte, dans une voiture quelconque à laquelle, en ce moment, elle n’avait pas pris garde.

La première question qu’elle fit, en quittant la gare, fut pour s’informer de miss Halcombe. Le comte lui apprit qu’elle n’était pas encore partie pour le Cumberland ; il avait, en y réfléchissant, regardé comme une imprudence de lui faire faire un si long voyage sans qu’elle eût pris, au préalable, quelques jours de repos.

Lady Glyde s’enquit ensuite si sa sœur était chez le comte. Elle ne se rappelait pas au juste la réponse faite à cette question ; une seule impression distincte lui en était restée ; c’est que le comte lui avait déclaré qu’il l’emmenait voir miss Halcombe. Lady Glyde connaissait Londres tellement peu, qu’elle ne pouvait alors se rendre compte des rues par lesquelles ils passaient. Pourtant ils ne quittèrent jamais les voies publiques, et ne traversèrent ni parcs, ni endroits plantés. Lorsque la voiture s’arrêta, ce fut dans une petite rue, derrière un « square » ; — un « square » où il y avait des magasins, des édifices publics et beaucoup de monde. D’après ces indications (données par lady Glyde avec toute certitude), il paraît bien évident que le comte Fosco ne l’avait point conduite à la résidence qu’il occupait dans Saint-John’s Wood.

Ils entrèrent dans une maison, et montèrent dans une chambre du fond, située au premier ou au second étage. Les bagages avaient été soigneusement apportés. Une servante avait ouvert la porte ; un homme, ayant une barbe noire et une physionomie étrangère, s’était trouvé dans le vestibule, et leur avait très-poliment indiqué par où ils devaient monter. Répondant aux questions de lady Glyde, le comte l’assura que miss Halcombe était dans la maison, et qu’on allait immédiatement l’avertir de l’arrivée de sa sœur. L’étranger et lui sortirent alors ; lady Glyde resta seule dans la chambre. Cette pièce, assez pauvrement meublée, paraissait servir de salon, et donnait sur les derrières de quelques maisons.

Un grand calme régnait en cet endroit : on n’entendait sur les escaliers ni monter ni descendre ; un seul bruit arrivait aux oreilles de lady Glyde, celui de quelques voix d’hommes, sourdes et basses, qui lui semblaient parler au-dessous d’elle. Elle n’était pas seule depuis bien longtemps, lorsque revint le comte, expliquant que miss Halcombe reposait pour le moment et ne pouvait être réveillée avant un certain délai. En même temps que le comte, était entré dans la chambre un gentleman (un Anglais), qu’il avait demandé la permission de présenter à lady Glyde, comme un ami à lui.

Après cette présentation extraordinaire, — dans le cours de laquelle, autant que lady Glyde pouvait s’en souvenir, aucun nom n’avait été mentionné, — elle demeura seule avec l’étranger. Il se montra d’une politesse parfaite, mais l’étonna pourtant et la troubla par quelques questions bizarres, qu’il lui adressa sur elle-même, et par le regard qu’il attachait sur elle, tout en lui posant ces questions. Après être resté auprès d’elle durant peu d’instants, il sortit à son tour, et, après une ou deux minutes, un second inconnu, — Anglais lui aussi, — se présenta devant lady Glyde. Celui-ci se donnait comme un autre ami du comte Fosco ; comme l’autre, il la regardait d’une façon étrange ; comme l’autre, il lui adressa des questions qu’elle ne s’expliquait pas, ne l’interpellant d’ailleurs jamais par son nom ; comme l’autre, enfin, il se retira au bout de peu d’instants. En ce moment elle commençait à ressentir de telles craintes, pour son propre compte et pour celui de sa sœur, qu’elle songeait à se hasarder dans les escaliers pour aller en bas demander protection et assistance à la seule femme qu’elle eût encore vue dans la maison, — la servante qui lui avait ouvert la porte.

Comme elle se levait de son fauteuil, le comte rentra dans la chambre.

Dès qu’il parut, elle lui demanda avec inquiétude combien il devait encore s’écouler de temps avant qu’elle pût voir sa sœur. Tout d’abord, il ne lui fit qu’une réponse évasive ; mais, comme elle le pressait, il reconnut, avec une répugnance apparente, que miss Halcombe n’était pas à beaucoup près aussi bien portante que sa sœur avait pu le croire jusqu’alors. L’accent et l’attitude du comte, tandis qu’il répondait en ces termes, alarmèrent si fort lady Glyde, ou pour mieux dire accrurent à ce point le malaise pénible occasionné en elle par la présence énigmatique des deux inconnus, qu’une faiblesse soudaine s’empara d’elle, et qu’il lui fallut demander un verre d’eau. Le comte, courant à la porte, commanda de l’eau et un flacon de sels. Le tout fut apporté par l’étranger à la longue barbe. L’eau, dont lady Glyde essaya de boire, avait un goût si étrange que sa faiblesse s’en trouva plus aggravée ; et, saisissant en toute hâte le flacon de sels dans la main du comte Fosco, elle le voulut respirer. À l’instant même, un étourdissement la prit. Le comte retint le flacon qu’elle allait laisser tomber, et la dernière impression un peu nette dont elle eut conscience, c’est qu’il avait replacé, maintenu ce flacon sous ses narines.

À partir de là, on n’obtenait plus d’elle que des ressouvenances confuses, s’offrant par lambeaux, et difficiles à concilier avec une probabilité tant soit peu raisonnable.

Ses propres impressions étaient, qu’un peu plus tard, dans la soirée, elle avait repris connaissance ; et qu’après cela (donnant suite aux arrangements projetés à Blackwater-Park), elle était allée chez mistress Vesey ; qu’elle y avait pris le thé ; qu’elle y avait passé la nuit. Du reste, il lui était impossible de dire à quelle heure, comment, en quelle compagnie elle avait quitté la maison où le comte Fosco l’avait conduite. Mais elle n’en persista pas moins à déclarer qu’elle était allée chez mistress Vesey, et — circonstance plus extraordinaire encore, — qu’elle avait été servie, déshabillée, mise au lit par mistress Rubelle ! Elle ne se souvenait ni de ce qu’avait été la conversation chez mistress Vesey, ni si elle y avait vu personne autre que cette dame, ni des circonstances par suite desquelles mistress Rubelle s’était trouvée là, tout à point pour lui servir de femme de chambre.

Le souvenir, gardé par elle, de ce qui lui était arrivé le lendemain matin, plus vague encore et plus décousu, n’offrait aucune espèce de consistance.

Elle avait comme une idée confuse d’être sortie en voiture (sans pouvoir dire à quelle heure) avec le comte Fosco, et, derechef, avec mistress Rubelle en guise de suivante. Mais elle ne pouvait dire ni quand ni pourquoi elle avait quitté mistress Vesey ; elle ne savait pas davantage dans quelle direction la voiture avait marché, ni où elle l’avait descendue, ni si le comte et mistress Rubelle étaient restés avec elle, pendant tout la durée du voyage. À cet endroit, son triste récit subissait une lacune absolue. Elle n’avait plus à communiquer aucune impression, même des plus légères ; elle ne s’était pas rendu compte s’il s’était passé alors un ou plusieurs jours avant, qu’elle revînt brusquement à elle, dans un endroit inconnu, où elle se retrouva entourée de femmes qu’elle voyait toutes pour la première fois de sa vie.

C’était l’hospice. Là, pour la première fois, elle s’entendit donner le nom d’Anne Catherick ; et là, — dernière circonstance à noter dans l’histoire de cet odieux complot, — elle put s’assurer, de ses propres yeux, qu’elle portait les vêtements d’Anne Catherick. En l’installant dans sa cellule, dès le premier soir passé à l’hospice, la gardienne, à mesure qu’elle la déshabillait, lui avait montré sur chaque pièce de son costume, l’une après l’autre, la marque qui y était inscrite ; et, sans se fâcher autrement, sans aucune aigreur : — Voyez vous-même, lui avait dit cette femme, voyez votre nom sur vos vêtements, et ne venez pas ensuite nous répéter sans cesse que vous êtes lady Glyde ! Elle est morte et enterrée ; vous êtes vivante, et vous vous portez bien. Voyez plutôt les objets dont vous êtes habillée ; voilà votre nom écrit dessus, tout au long, en bonne encre à marquer, et vous le retrouverez, ce nom, sur tous vos anciens effets que nous avons gardés à l’établissement. — « Anne Catherick », lisible comme de l’imprimé !… Et le nom y était, en effet, quand miss Halcombe examina le linge de sa sœur, le soir de leur arrivée à Limmeridge-House.

Voilà les seuls souvenirs, — tous plus ou moins incertains, quelques-uns même contradictoires, — qu’on pût obtenir de lady Glyde, en l’interrogeant avec soin, pendant le voyage du Cumberland, — miss Halcombe se gardant bien d’insister sur les questions relatives à ce qui s’était passé pendant le séjour à l’hospice ; il était clair, en effet, que l’intelligence de sa sœur n’était pas en état de supporter l’épreuve d’un fréquent retour sur ce temps désastreux. On savait, par l’aveu tout volontaire du directeur de la maison d’aliénés, qu’elle y avait été reçue le 27 juillet. De cette date au 15 octobre (le jour de sa délivrance), elle était restée soumise au régime de la force ; son identité avec Anne Catherick avait été systématiquement affirmée ; et, du premier au dernier jour, on lui avait contesté, dans la pratique, l’intégrité de sa raison.

Des facultés moins délicatement équilibrées que les siennes, des constitutions moins frêles que la sienne, auraient été atteintes par une épreuve de cet ordre. Nul homme ne l’aurait subie, sans en être plus ou moins changé.

Arrivée à Limmeridge un peu avant la soirée du 15 miss Halcombe, sagement inspirée, résolut de ne rien faire pour arriver à constater l’identité de lady Glyde, avant la journée du lendemain. Le matin du 16, en effet, avant toute autre démarche, elle se rendit dans l’appartement de M. Fairlie ; et, avec toutes les précautions oratoires, tous les préliminaires dont elle s’avisa, lui dit, dans les termes les plus clairs, ce qui était arrivé. Dès que sa première surprise et sa première alarme furent calmées, le cher homme déclara, tout en colère, que miss Halcombe s’était laissé duper par Anne Catherick. Il lui rappela la lettre du comte Fosco, et ce qu’elle lui avait dit à lui-même de la ressemblance personnelle constatée entre Anne et sa défunte nièce ; en même temps il refusa positivement de souffrir en sa présence, ne fût-ce qu’une minute, une misérable folle qui n’avait pu, sans insulte et sans outrage pour le maître de la maison, être admise chez lui.

Miss Halcombe quitta son oncle, et, laissant évaporer d’abord la première chaleur de son indignation, résolut ensuite que, toute réflexion faite, avant de fermer ses portes à sa nièce comme à une étrangère, M. Fairlie la verrait, et cela dans un pur intérêt d’humanité ; en conséquence, sans le moindre avertissement préalable, elle lui conduisit lady Glyde. Le valet de chambre avait été chargé de garder la porte, pour les empêcher d’entrer ; mais miss Halcombe le contraignit à lui livrer passage, et tenant sa sœur par la main, lui fraya la route jusqu’en présence de M. Fairlie.

La scène qui suivit, encore qu’elle durât à peine quelques minutes, fut trop pénible pour être racontée ici ; miss Halcombe elle-même se refusait à y faire allusion. Il suffira de dire que M. Fairlie, dans les termes les plus positifs, déclara ne pas reconnaître la personne amenée dans sa chambre ; ni dans sa figure, ni dans ses manières, il ne trouvait de quoi le faire douter, un moment, que sa nièce ne reposât bien réellement dans le cimetière de Limmeridge ; et enfin, il réclamerait la protection des lois, si, avant la fin du jour, on n’avait éloigné, de chez lui, la personne qu’il n’y voulait pas recevoir.

En faisant la part la plus large à l’égoïsme, l’indolence, l’insensibilité habituelle de M. Fairlie, il reste manifestement impossible de lui attribuer l’infamie qui eût consisté à reconnaître au fond du cœur et à désavouer ouvertement la fille unique de son frère. Miss Halcombe, avec autant de générosité que d’esprit, avait su reconnaître à quel point l’influence du préjugé, jointe à celle de la terreur, avait pu troubler les perceptions de M. Fairlie : c’est ainsi qu’elle s’expliquait sa conduite. Mais quand elle mit les domestiques à l’épreuve, et découvrit qu’eux aussi, sans exception, restaient dans le doute, — pour ne rien dire de pis, — sur le point de savoir si la dame qu’on leur représentait était ou leur jeune maîtresse, ou bien cette Anne Catherick, dont l’étonnante ressemblance avec elle leur avait tant de fois été signalée, il fallut bien en conclure, avec désespoir, que le changement produit dans la physionomie et l’aspect général de lady Glyde, par suite de son emprisonnement à l’hospice, était beaucoup plus sérieux que miss Halcombe ne l’avait supposé d’abord. Le vil mensonge qui avait affirmé son trépas ne pouvait pas même être constaté dans ce château, où elle était née, par ces gens avec lesquels elle avait passé sa vie.

Dans une situation moins pressante, il n’eût pas fallu désespérer, même alors.

Ainsi, par exemple, la femme, de chambre, Fanny, qui se trouvait alors absente de Limmeridge, devait y rentrer sous deux jours, et il y avait toute chance d’obtenir qu’elle reconnût sa maîtresse, vu qu’elle avait toujours été en plus constante communication avec elle et lui était plus intimement attachée que les autres domestiques : c’était là un bon point de départ. On aurait pu, d’un autre côté, garder secrètement lady Glyde, soit dans le château, soit dans le village, et attendre ainsi que sa santé fût un peu remise, sa raison un peu raffermie. Une fois que sa mémoire, fonctionnant avec plus de sûreté, pourrait inspirer quelque confiance, elle lui fournirait naturellement, sur les personnes autrefois connues et les événements du passé, des détails trop précis et trop minutieux pour qu’on pût les attendre de l’imposteur le plus habile ; le fait de son identité, que son apparence extérieure n’avait point suffi à établir, pouvait ainsi se prouver ultérieurement, moyennant le bénéfice du temps, par le témoignage bien autrement certain de son propre langage.

Mais les circonstances, dans lesquelles elle avait recouvré sa liberté, rendaient simplement impraticable tout recours à de pareils moyens. Les poursuites parties de l’hospice, et détournées, pour quelque temps seulement, vers le Hampshire, devaient ensuite, infailliblement, prendre la direction du Cumberland. Les personnes dépêchées sur les traces de la fugitive pouvaient, en quelques heures, se trouver rendues à Limmeridge-House ; et dans l’état d’esprit où se trouvait actuellement M. Fairlie, nul doute qu’elles ne dussent compter sur l’appui de son influence et de son autorité locales. La plus vulgaire attention, accordée à la sécurité de lady Glyde, contraignait donc miss Halcombe à déserter la lutte entreprise, pour lui faire rendre justice, et à l’emmener immédiatement loin de ces lieux, devenus spécialement périlleux pour elle, ceux-là mêmes où elle était née, où elle avait toujours résidé.

Revenir immédiatement à Londres fut le premier moyen de salut, et aussi le meilleur, qui s’offrit à elle. Dans la grande cité, toutes traces de leur existence devaient s’effacer et se perdre plus promptement, plus sûrement que partout ailleurs. Point de préparatifs à faire, nuls adieux, nulles paroles de cœur à échanger. Dans l’après-midi de ce déplorable 16 octobre, miss Halcombe excita sa sœur à un dernier effort de courage, et, sans qu’une âme vivante se trouvât là pour leur adresser, au départ, un vœu favorable, toutes deux, seules, se lancèrent à travers le monde, et pour jamais dirent adieu à ce séjour qu’elles avaient tant aimé.

Elles avaient déjà passé la colline, au pied de laquelle était le cimetière, lorsque lady Glyde voulut absolument revenir sur ses pas, pour jeter un dernier regard sur le tombeau de sa mère. Miss Halcombe essaya de l’en détourner ; mais, cette fois, contre son ordinaire, elle échoua complètement. Rien ne put ébranler Laura. Dans ses yeux ternis brilla une flamme soudaine, perçant le voile dont ils étaient couverts ; ses doigts amaigris pressaient, d’une étreinte, à chaque instant plus nerveuse, le bras ami sur lequel, naguère, ils étaient nonchalamment posés… Je crois, et du fond du cœur, que la main de Dieu, à ce moment, les forçait à rebrousser chemin, et que, pour se manifester à elles, il avait choisi, à dessein, la plus innocente, la plus affligée de ses créatures.

Elles retournèrent au champ de repos, et, par cet acte, en apparence si indifférent, scellèrent l’avenir de nos trois existences.



  1. Dix-huit mille francs environ.