La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/10

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 25-30).
Deuxième époque — Marian Halcombe


X


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« 20 juin, » huit heures. — Le soleil brille dans un ciel transparent. Je n’ai pas approché de mon lit, — je n’ai pas, une seule fois, laissé se fermer mes yeux vigilants et fatigués. De cette même fenêtre, à laquelle je m’étais placée pour sonder les ténèbres de la nuit dernière, je surveille encore maintenant la brillante sérénité du matin.

Je compte, d’après mes sensations particulières, les heures qui se sont écoulées depuis que j’ai pu chercher abri dans cette chambre, — et je les compte pour autant de semaines.

Il s’est écoulé peu de temps, — et ce temps « m’a » semblé bien long, — depuis que je me suis laissée tomber ici sur le parquet, dans une obscurité complète ; mouillée jusqu’à la peau, tous les membres pris, le froid dans les os, pauvre créature inutile, sans ressources, frappée de terreur.

Je sais à peine quand je parvins à me relever ; je sais à peine quand je retrouvai à tâtons le chemin de la chambre à coucher, quand je rallumai le flambeau, et cherchai (ne sachant d’abord, phénomène étrange, où je pourrais les trouver) les vêtements secs dont j’avais besoin pour me réchauffer. Je sais que j’ai fait tout cela ; mais, à quel moment ? je n’en ai plus conscience.

Pourrais-je même me rappeler celui où m’ont quittée le frisson glacial, les crampes endolories, et où un sang redevenu tiède a de nouveau circulé dans mes veines ?

Ce dut être bien certainement avant le lever du soleil ? Oui ; j’entendais l’horloge sonner trois heures. Je me rappelle cet instant à l’éclat soudain, à la netteté soudaine de mes pensées, à l’excitation, à l’élan fiévreux de toutes mes facultés. Je me rappelle la résolution bien arrêtée de me contenir, d’attendre patiemment, heure par heure, que la chance vienne s’offrir d’enlever ma sœur à cet horrible séjour, sans courir le risque d’être immédiatement découvertes et poursuivies. Je me rappelle cette persuasion, bien établie dans mon esprit, que les paroles échangées entre ces deux hommes nous serviraient, non-seulement à justifier notre départ du château, mais à nous protéger ensuite, et à nous armer contre eux au besoin. Je me souviens de m’être sentie poussée, tout à coup, à jeter ces paroles sur le papier, exactement comme elles avaient été dites, pendant que le temps m’appartenait encore, et que ma mémoire me les offrait fidèlement conservées. De tout ceci, je me souviens nettement. Il n’y a encore dans ma tête aucune confusion, aucun désordre. Mon arrivée ici, de ma chambre à coucher, avec ma plume, mon encre, mon papier, avant le lever du soleil ; — mon installation auprès de la fenêtre toute grande ouverte, pour procurer quelque fraîcheur à ma tête brûlante ; — mon travail sans repos ni trêve, ces feuillets que je noircissais de plus en plus vite, ayant de plus en plus chaud, me sentant de plus en plus incapable de dormir, durant tout cet intervalle effrayant qui devait s’écouler encore avant le réveil des gens du château ; — comme je me rappelle nettement tout cela !… depuis le commencement, aux clartés d’une bougie, jusqu’à cette page que je viens de tracer sous les rayons du soleil matinal.

Pourquoi suis-je encore assise ici ? pourquoi m’obstiné-je à fatiguer mes yeux échauffés, ma tête en feu, en continuant d’écrire ? pourquoi ne pas m’étendre et me reposer, afin de noyer dans le sommeil la fièvre qui me consume ?

Je n’ose pas. Une crainte qui domine toutes les autres, s’est emparée de moi. J’ai peur de cette chaleur qui dessèche ma peau. J’ai peur de ces battements, de ces douleurs sourdes et vagues, que je sens flotter dans ma tête. Venant à me coucher, maintenant, qui sait si j’aurais la volonté, la force de me relever jamais ?

Oh ! cette pluie, cette pluie, — cette cruelle pluie, qui, la nuit dernière, m’a glacé le sang !…

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Neuf heures. — Est-ce neuf heures ou huit qui viennent de sonner ? Neuf, bien certainement ? Me voici encore frissonnant, frissonnant de la tête aux pieds, dans cette tiède atmosphère d’été. Est-ce que je suis restée ici à dormir ?… Je ne sais réellement pas ce que je fais ! Oh ! mon Dieu ! vais-je donc tomber malade ?

Malade, en un moment comme celui-ci !

Ma tête… J’ai réellement bien peur pour ma tête… Je puis encore écrire, mais les lignes se brouillent sous mes yeux. Je vois pourtant les mots. Laura, — je puis écrire « Laura », et me rendre compte que je l’écris. Huit heures ou neuf ?… quelle heure vient de sonner ?

J’ai si froid, si froid ! — Oh ! cette pluie de la nuit dernière ! — Et les coups de l’horloge, ces coups que je n’ai pu compter, ils continuent à sonner dans ma tête.

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NOTE.

(En cet endroit, le paragraphe du « Journal » cesse d’être lisible. Les deux ou trois lignes qui suivent ne renferment plus que des fragments de mots, mêlés à des taches d’encre et à des traits de plume désordonnés. Les dernières marques laissées sur le papier ont une vague ressemblance avec les deux premières lettres du nom de lady Glyde, — un L et un A.

À la page suivante du « Journal » figure un autre paragraphe. Il est écrit d’une main d’homme, en gros caractères hardiment jetés et d’une régularité parfaite ; la date qu’il porte est le « 21 juin ». En voici le contenu) :

« Post-scriptum d’un ami sincère.

» La maladie de notre excellente miss Halcombe m’a procuré un plaisir intellectuel sur lequel je ne comptais pas.

» Je veux parler de celui que j’ai eu à parcourir (je l’achève à l’instant) cet intéressant « Journal ».

» Il comprend plusieurs centaines de pages. La main sur mon cœur, je puis déclarer que chacune d’elles m’a charmé, rafraîchi, comblé de joie.

» Pour un homme doué de sentiments comme les miens, il est inexprimablement agréable de pouvoir se rendre un pareil témoignage.

» Femme admirable !

» C’est à miss Halcombe que je fais allusion.

» Effort merveilleux !

» Je parle du « Journal ».

» Oui, ces pages sont étonnantes ! Le tact qu’elles révèlent, la discrétion, le rare courage, la force de mémoire vraiment surprenante, la subtile observation des caractères, la grâce aisée du style, les charmantes saillies de la sensibilité féminine, tout cela m’a donné pour cette sublime créature, pour cette magnifique Marian, un indicible surcroît d’admiration. La peinture de mon propre caractère me semble une œuvre tout à fait magistrale. Je souscris, de tout mon cœur, à la fidélité du portrait.

» Je comprends la vivacité de l’impression que j’ai dû produire, en me voyant peint avec d’aussi fortes, d’aussi riches, d’aussi abondantes couleurs. Je déplore de nouveau la nécessité cruelle qui met nos intérêts en opposition, et nous contraint à lutter l’un contre l’autre. En des circonstances plus heureuses, combien j’aurais aimé à me montrer digne de miss Halcombe ; — combien miss Halcombe aurait été digne de « moi ».

» Les sentiments qui animent mon cœur me garantissent que les lignes que je viens d’écrire expriment une vérité profonde.

» Ces sentiments m’élèvent au-dessus de toute considération personnelle. Je rends témoignage, de la manière la plus désintéressée, à l’excellent stratagème au moyen duquel cette femme sans pareille a surpris le secret de ma conversation avec sir Percival. J’atteste également la miraculeuse exactitude du compte qu’elle a rendu de cette conversation, et cela d’un bout à l’autre.

» Ces mêmes sentiments m’ont encore porté à mettre à la disposition du docteur tant soit peu obtus qui lui donne des soins, mes vastes connaissances en chimie et l’expérience que j’ai des ressources les plus extraordinaires, parmi celles que la science médicale et celle du magnétisme ont mises à la disposition de l’humanité. Il a refusé jusqu’ici de s’en prévaloir. Le malheureux !

» Enfin, tous ces sentiments me dictent les lignes que je consigne en cet endroit. Je referme le volume. Un instinct naturel de délicatesse, invincible chez moi, me le fait replacer (par les mains de ma femme) sur la même table où sa propriétaire l’a laissé. Les événements m’entraînent au dehors. Les circonstances me poussent vers de sérieuses complications. De vastes perspectives de succès se déroulent devant mes yeux. J’accomplis ma destinée avec un calme qui me terrifie moi-même. Je n’ai rien à moi que l’hommage de mon admiration. Je le dépose, avec une tendresse respectueuse, aux pieds de miss Halcombe.

» De mon cœur s’exhalent mille vœux pour son rétablissement.

» Je m’associe à la douleur que lui cause l’inévitable ruine de tous les plans qu’elle a formés pour le salut de sa sœur. Je la supplie, en même temps, de croire que les renseignements puisés dans son Journal, ne m’aideront en rien à faire échouer ses plans. Il n’aura servi qu’à me confirmer dans un système de conduite arrêté préalablement. Je ne dois à ces pages que l’éveil donné aux plus subtiles facultés de ma nature sensible ; — je leur dois cela, et rien de plus.

» Pour une personne douée d’une sensibilité absolument semblable, cette assertion expliquera, excusera tout.

» Miss Halcombe est une personne douée de cette sensibilité identique.

» C’est dans cette conviction profonde que j’appose ici mon seing.

» Fosco. »