La Femme en blanc/I/Marian Halcombe/1

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 198-220).
Première époque — Marian Halcombe


I


Limmeridge-House, 8 novembre.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .[1]

M. Gilmore nous a quittés ce matin.

Son entrevue avec Laura lui avait évidemment causé plus de surprise et de chagrin qu’il n’en voulait avouer. Sa physionomie et la manière dont il prit congé de nous me fit craindre que, sans le vouloir, elle lui eût révélé le secret « réel » de son abattement et de mon inquiétude. Cette anxiété prit tellement sur moi, lorsqu’il fut parti que je refusai de sortir à cheval avec sir Percival Glyde, et qu’au lieu de cela, je montai immédiatement dans la chambre de Laura.

Dans ces difficiles et tristes circonstances, j’ai dû concevoir de moi une méfiance mêlée de regrets, en découvrant à quel point j’avais méconnu la force de ce malheureux attachement conçu par ma sœur. J’aurais dû savoir que la délicatesse, la généreuse patience, les hauts sentiments d’honneur qui m’attiraient moi-même vers le pauvre Hartright, et qui m’avaient amené à l’admirer, à le respecter du fond du cœur, étaient justement les qualités qui devaient avoir l’empire le plus irrésistible sur la sensibilité naturelle de Laura, et la générosité dont la nature l’a douée. Et, cependant, jusqu’à ce que, par un élan spontané, cette chère enfant m’eût ouvert son cœur, je ne m’étais pas doutée que cet attachement nouveau eût pu y jeter de si profondes racines. Je crus d’abord que le temps et quelques soins suffiraient pour l’effacer. Je crains, à présent, qu’il ne demeure en elle et ne la change à tout jamais.

En découvrant que j’avais commis une si lourde erreur de jugement, je me suis sentie disposée à ne plus compter sur moi ; je n’ai plus ni certitude ni résolution. En face des preuves les plus claires, j’hésite sur le compte de sir Percival. J’hésite de même sur tout ce que j’ai à dire à Laura. Ce matin même, la main sur le bouton de sa porte, je ne savais pas encore si je ferais bien de lui poser, ou non, les questions pour lesquelles j’étais venue.

Lorsque j’entrai dans sa chambre, ma sœur y marchait à grands pas avec une allure impatiente. Elle paraissait surexcitée et nerveuse ; venant au-devant de moi, elle ne me laissa pas le temps de prendre la parole.

— J’avais besoin de vous, me dit-elle… Venez vous asseoir avec moi sur le sopha !… Marian, je ne puis plus longtemps supporter tout ceci ; — je dois, je veux en finir…

Ses joues étaient trop animées, ses gestes trop énergiques, sa voix trop ferme, trop assurée. Ce petit cahier d’esquisses qui lui vient d’Hartright, — ce fatal volume sur lequel, quand elle est seule, elle se complaît à rêver, — il était dans une de ses mains. Je commençai par le lui enlever, avec une fermeté mêlée de douceur, et par le déposer sur une table, hors de sa vue.

— Contez-moi tranquillement, chère petite, ce que vous entendez faire, lui dis-je alors. M. Gilmore vous a-t-il donné quelque bon conseil ?…

Elle secoua la tête. — Non, dit-elle, pas sur le sujet qui me préoccupe. Il a été très-affectueux et très-bon pour moi, Marian, — et j’ai honte de dire que je l’ai affligé par mes pleurs. Je suis d’une faiblesse misérable ; je n’ai plus la direction de moi-même. Dans mon propre intérêt, dans l’intérêt de tous, il faut que j’aie le courage d’en finir.

— Voulez-vous dire le courage de réclamer votre liberté ? lui demandai-je.

— Non, répondit-elle simplement. Le courage, ma chère, de dire toute la vérité…

Elle jeta ses bras autour de mon cou, et posa sa tête sur ma poitrine. Au mur qui lui faisait face, était accroché le portrait de son père, peint en miniature. M’inclinant vers elle, je m’aperçus qu’elle ne le perdait pas de vue.

— Je ne pourrai jamais demander à être dégagée, continua-t-elle. Quelle que soit la fin de tout ceci, il n’y a pour « moi » que malheurs à attendre. Tout ce que je puis, Marian, c’est de ne pas ajouter à ces malheurs, le souvenir d’une promesse violée, l’oubli des paroles suprêmes que mon père a prononcées sur ma tête.

— Que comptez-vous faire, alors ? lui demandai-je.

— Révéler moi-même à sir Percival Glyde la vérité comme elle est, me répondit-elle. Il me laissera libre alors, s’il le veut, non sur ma demande, mais parce qu’il saura tout.

— Qu’entendez-vous, Laura, parce mot « tout ? » il doit suffire à sir Perceval (ainsi me l’a-t-il dit lui-même) de savoir que l’engagement qui vous lie est contraire à vos désirs.

— Puis-je lui tenir ce langage, lorsque cet engagement a été pris pour moi par mon père, avec mon plein et libre consentement ? J’aurais tenu ma promesse, non pour mon bonheur, je le crains, mais avec une parfaite résignation… — Ici, elle s’arrêta, rapprocha son visage du mien, et posa sa joue contre la mienne, — j’aurais tenu ma promesse, Marian, si un autre amour n’avait germé dans mon cœur, amour qui n’y existait pas quand j’ai promis d’épouser sir Percival.

— Laura ! vous n’irez certes pas vous dégrader en lui faisant un tel aveu ?

— Je me dégraderais bien autrement si j’obtenais ma liberté en lui faisant un mystère de ce qu’il a droit de savoir.

— Il n’a pas l’ombre d’un droit à savoir cela !

— Vous avez tort, Marian, vous avez tort !… Je ne dois tromper personne, — et, moins que personne, l’homme à qui mon père m’a donnée, à qui je me suis donnée moi-même… — Un baiser, ici, rapprocha ses lèvres des miennes… — Ma bien chérie, dit-elle avec douceur, vous m’aimez tellement, vous êtes si fière de moi, que vous oubliez pour mon compte ce que vous n’oublieriez jamais pour le vôtre. Que sir Percival mette en doute les motifs qui me dirigent et, s’il le veut, porte sur moi un jugement défavorable, cela vaut mieux que si, après lui avoir été infidèle par la pensée, j’avais la bassesse de lui cacher cette infidélité, en vertu d’un calcul personnel…

Dans mon premier mouvement de surprise, je l’écartai de moi pour la contempler à l’aise. Nos rôles étaient changés, et c’était la première fois : toute la résolution était chez elle, toutes les hésitations étaient chez moi. J’examinais avec étonnement ce jeune visage, pâle, tranquille et résigné ; dans ces yeux levés tendrement vers moi, je voyais resplendir l’innocence et la pureté d’un cœur intact ; aussi les restrictions, les objections mondaines qui se pressaient sur mes lèvres s’effaçaient-elles peu à peu, absorbées dans leur propre néant. Je courbais la tête sans trouver un mot à dire. À sa place, — j’étais forcée de l’avouer, — j’aurais obéi au méprisable petit orgueil qui fait mentir tant de femmes, et j’aurais menti comme elles.

— Ne vous fâchez pas contre moi, Marian, dit-elle, se méprenant à mon silence.

Je ne répondis qu’en la pressant de nouveau sur ma poitrine. Je craignais d’éclater en pleurs si j’essayais de parler. Or, mes larmes ne coulent pas aussi facilement que je le voudrais ; — ce sont des larmes d’homme, accompagnées de sanglots convulsifs, sujet de terreur pour qui me voit pleurer.

— Voici bien des jours, ma bonne chérie, bien des jours que je pense à tout ceci, continua-t-elle, roulant et mêlant ma chevelure sous ces doigts dont toute la patience de mistress Vesey n’a pu calmer encore la mobilité nerveuse ; — j’y ai pensé très-sérieusement, et je puis compter sur mon courage, lorsque ma conscience me dit que j’ai raison. Laissez-moi m’expliquer avec lui dès demain, — en votre présence, Marian ! Je ne dirai rien de mal, rien dont vous ou moi nous ayons à rougir ; — mais quel soulagement pour mon cœur d’en finir avec cette dissimulation misérable ! Ce qu’il me faut, avant tout, c’est de savoir et de sentir que, de mon côté, je n’ai à me reprocher aucune tromperie ; et alors lorsqu’il saura ce que j’ai à lui dire, qu’il agisse vis-à-vis de moi comme il voudra ! — …

Avec un soupir profond elle replaça sa tête sur ma poitrine. De tristes pressentiments sur l’issue de ce qui allait se passer vinrent oppresser mon esprit, mais, continuant à me méfier de moi, je lui dis que je me conformerais à ses vœux. Elle me remercia ; et, peu à peu, nous en vînmes à parler d’autre chose.

Nous nous retrouvâmes au dîner, et je l’y vis plus elle-même, plus à son aise avec sir Percival que cela ne m’était jamais arrivé. Elle se mit au piano, dans la soirée, choisissant des morceaux de musique comme on les fait à présent, hérissés de difficultés, brillants, étourdissants et sans mélodie. Depuis le départ du pauvre Hartright, elle n’a pas exécuté une seule de ses charmantes cantilènes de Mozart, pour lesquelles il avait un goût si prononcé. Le cahier même qui les renferme n’est plus dans le pupitre à musique. Elle l’en a elle-même ôté pour que personne, venant à le feuilleter, ne lui demande un des morceaux qu’il contient.

Aucune occasion ne me fut donnée de constater si elle avait ou non changé d’avis depuis le matin, jusqu’au moment où elle souhaita le bonsoir à sir Percival, et j’appris alors, de sa bouche même, qu’elle persistait dans sa résolution. Elle lui dit, en effet, d’un ton fort calme, qu’elle désirait lui parler le lendemain après le déjeuner, et qu’il la trouverait, ainsi que moi, dans son boudoir, où elle comptait l’attendre. À ces mots il changea de couleur, et quand vint mon tour de lui prendre la main, je m’aperçus qu’il tremblait un peu. La matinée du lendemain allait décider de son avenir ; il s’en doutait, évidemment.

Par la petite porte qui fait communiquer nos deux chambres à coucher, j’allai, comme à l’ordinaire, souhaiter à Laura le bonsoir, avant qu’elle s’endormît. En me penchant sur elle pour l’embrasser, je vis le petit portefeuille d’Hartright à demi-caché sous son oreiller, juste à la même place où, toute enfant, elle mettait ses jouets favoris. Je ne pus trouver dans mon cœur aucune parole de blâme ; mais en secouant la tête, je lui montrai le cahier. Elle leva les deux mains jusqu’à mes joues, et, abaissant doucement mon visage au niveau du sien, posa ses lèvres au bord des miennes.

— Laissez-le moi ce soir ! murmurait-elle. Demain, peut-être, sera cruel, et me forcera de lui dire adieu pour jamais !…

« 9 octobre. » Le premier incident de la matinée n’a pas été de nature fort encourageante ; une lettre m’est arrivée du pauvre Walter Hartright. C’est une réponse à celle où je lui expliquais comment sir Percival s’était justifié des soupçons provoqués par la lettre d’Anne Catherick. Il parle très-brièvement, et non sans amertume, des explications fournies par sir Percival, se bornant à dire, qu’il « n’a aucun droit de juger la conduite de ses supérieurs ». Voilà qui est assez triste ; mais les quelques passages où il est question de lui me chagrinent plus encore. Il dit que l’effort par lequel il essaie de revenir à ses anciennes occupations, au lieu de lui être plus facile, lui semble plus pénible de jour en jour, et il me prie d’employer tout le crédit que je puis avoir, à lui obtenir un travail qui l’éloigne forcément de l’Angleterre, qui le transporte sur un autre théâtre, et lui donne d’autres relations. Je me suis vue d’autant plus disposée à lui complaire en ceci, que certain passage, à la fin de sa lettre, m’a presque effrayée.

Mention faite de ce qu’il n’a ni vu, ni entendu quoi que ce soit, au sujet d’Anne Catherick, il s’interrompt tout à coup, et, de la façon la plus brusque, la plus mystérieuse, il me laisse entendre que, depuis son retour à Londres, il a été constamment guetté, constamment suivi par des hommes dont la figure lui est inconnue. Il reconnaît qu’il lui serait impossible de justifier ce bizarre soupçon en désignant, en dénonçant telle ou telle personne en particulier ; mais il déclare que le soupçon lui-même ne le quitte ni jour ni nuit. Cela m’a effrayée, parce qu’il semblerait en résulter que sa préoccupation, au sujet de Laura, porte peu à peu le trouble dans son esprit. Je compte écrire immédiatement à quelques-uns des anciens amis de ma mère, fort influents à Londres, et le recommander chaleureusement à leur bienveillance. Changer de séjour et changer de travaux peut lui être indispensable ; — il faut peut-être cela pour le sauver, en effet, dans cette passe critique de son existence.

À mon grand soulagement, sir Percival s’est fait excuser de ne pas déjeuner avec nous. « Il avait pris chez lui, de bonne heure, une tasse de café ; sa correspondance l’y retenait encore. Sur les onze heures, si ce moment leur convenait, il aurait l’honneur de venir trouver miss Fairlie et miss Halcombe. »

Pendant qu’on nous rendait ce message, mes yeux étaient arrêtés sur le visage de Laura. En entrant chez elle, le matin, je l’avais trouvée d’un calme, d’une tranquillité inexplicables, et qui restèrent les mêmes pendant tout le déjeuner ; même une fois chez elle, et tandis qu’assises sur le sopha nous attendions sir Percival, elle conserva tout son sang-froid.

— N’ayez pas peur de moi, Marian, se borna-t-elle à me dire ; je puis bien faiblir avec un vieil ami comme M. Gilmore, ou avec une sœur chérie comme vous ; mais devant sir Percival soyez sûre que je tiendrai bon…

Je la regardais, et je l’écoutais avec une surprise muette. Depuis tant d’années que nous vivions dans l’intimité la plus étroite, cette force passive de son caractère m’avait été cachée, — et cachée aussi à elle-même jusqu’à ce que l’amour l’eût mise en relief, jusqu’à ce que l’amour l’eût développée.

Au moment où la pendule sonnait onze heures, sir Percival vint frapper à la porte, et fut admis. Pas un trait de son visage qui ne trahît une anxiété, une agitation contenues. La toux sèche et sifflante qui le tracasse la plupart du temps, semblait avoir redoublé. Il s’assit devant la table, en face de moi, et Laura demeura près de moi. Je les regardais attentivement l’un et l’autre ; il était le plus pâle des deux.

Les quelques mots insignifiants par lesquels il débuta montraient l’effort qu’il faisait pour garder l’aisance habituelle de ses manières. Mais il ne pouvait complètement assurer sa voix, ni dissimuler tout à fait l’inquiète mobilité de ses regards. Lui-même le sentit sans doute, car il s’arrêta au milieu d’une phrase commencée, et n’essaya même plus de nous cacher son embarras.

Il y eut donc entre nous un moment de silence absolu, avant que Laura lui adressât la parole.

— Sir Percival, lui dit-elle, j’ai voulu vous entretenir d’un sujet fort important pour tous deux. Ma sœur est ici, parce que sa présence me vient en aide et me rassure. Dans ce que je vais vous dire, pas un mot ne m’a été suggéré par elle : ce sont mes pensées, non les siennes, que j’exprime. Je compte, avant de passer outre, que vous serez assez bon pour vous pénétrer de ceci…

Sir Percival s’inclina. Jusque-là ma sœur n’avait rien perdu de sa tranquillité parfaite au dehors, rien de son altitude aussi convenable qu’elle pût l’être : elle le regardait, et il la regardait. Ils semblaient, du moins au début, déterminés à se comprendre l’un l’autre.

— Marian m’a fait savoir, continua-t-elle, que, pour obtenir de vous l’annulation de notre mutuel engagement, il me suffirait de la réclamer. En la chargeant pour moi d’un tel message, sir Percival, vous vous êtes montré généreux et plein d’égards. Je ne fais donc que vous rendre la plus stricte justice, en me déclarant très-reconnaissante de votre offre ; je veux espérer et croire que je me rends également justice, en vous déclarant que je refuse de l’accepter…

L’attention peinte sur le visage de sir Percival se détendit quelque peu. Pourtant je voyais un de ses pieds, qui, sous la table, battait le tapis d’un mouvement lent, imperceptible, mais incessant ; et je sentais, qu’au fond, son inquiétude n’avait guère diminué.

— Je n’ai point oublié, reprit-elle, qu’avant de m’honorer d’une proposition de mariage, vous avez demandé la permission de mon père. Peut-être, à votre tour, n’avez-vous pas oublié dans quels termes je consentis à nos fiançailles ? Je me permis de vous dire que l’influence et les conseils de mon père avaient eu la plus grande part dans ma décision. Je me laissais guider par mon père, l’ayant toujours trouvé le plus sûr des conseillers, le meilleur et le plus tendre des protecteurs et des amis. Maintenant je l’ai perdu ; je n’ai plus que sa mémoire à chérir ; mais ma foi dans cet ami qui n’est plus n’a jamais été ébranlée. Je crois, en ce moment, aussi fermement que jamais, qu’il savait mieux que moi ce qui me valait le mieux : je crois que ses espérances et ses désirs doivent être, encore aujourd’hui, mes désirs et mes espérances…

Pour la première fois, il y eut dans sa voix un léger tremblement. Ses doigts, sans cesse mobiles, vinrent se poser sur mes genoux, et s’emparèrent de mes mains. Le silence se fit encore pendant un instant ; et, ensuite, ce fut sir Percival qui parla.

— Pourrai-je demander, dit-il, si je me suis jamais montré indigne de cette confiance paternelle, que j’ai envisagée jusqu’ici comme l’honneur le plus insigne et le bonheur le plus grand de toute mon existence ?

— Je n’ai rien trouvé à blâmer dans votre conduite, répondit-elle. Vous m’avez toujours traitée avec la même délicatesse et les mêmes égards. Vous avez mérité ma confiance ; et, ce qui est bien plus important à mes yeux, vous êtes resté digne de la confiance de mon père, source de la mienne. Vous ne m’auriez fourni aucun motif, si j’en eusse cherché un, pour demander à être relevée de ma promesse. Tout ce que je viens de dire jusqu’à présent a eu pour objet de bien constater et reconnaître les obligations que je vous ai. Mon respect pour ces obligations, mon respect pour la mémoire paternelle, mon respect aussi pour ma parole, tout m’interdit d’être la première, de « mon » côté, à rien changer de ce qui existe entre nous. La rupture de notre engagement doit être votre volonté, votre fait, sir Percival, — et nullement mon fait et ma volonté…

Le battement de pied qui trahissait son malaise intérieur s’arrêta court à ces mots, et il se pencha sur la table, la tête en avant, avec un mouvement un peu vif.

— Mon fait, dit-il, quelle raison puis-je avoir, de « mon » côté, pour me dégager ?…

J’entendis ma sœur respirer plus vite ; je sentis sa main se refroidir. Malgré ce qu’elle m’avait dit quand nous étions seules, je commençais à « avoir peur d’elle ». — Je lui faisais tort.

— Une raison, répondit-elle, qu’il n’est vraiment pas facile de vous faire connaître. Il s’est fait en moi, sir Percival, un grand changement ; — un changement assez sérieux pour justifier complètement, aussi bien à mes yeux qu’aux vôtres, la rupture des promesses qui nous lient…

Le visage de sir Percival redevint si pâle, que ses lèvres elles-mêmes se décolorèrent. Il releva le bras qu’il avait posé sur la table, et, se détournant un peu dans son fauteuil, appuya sa tête dans ses mains, de sorte que son profil seul était visible.

— Quel, changement ? demanda-t-il.

Le ton sur lequel cette question fut faite me sembla particulièrement discordant ; — il y avait une émotion supprimée avec effort.

Ma sœur poussa un profond soupir, et se laissa un peu aller vers moi, étayant son épaule de la mienne. Je la sentais trembler, et voulus lui épargner, en prenant moi-même la parole, une explication qui semblait lui coûter trop. Elle m’arrêta par un serrement de main significatif, et, ensuite, s’adressant de nouveau à sir Percival, mais, cette fois, sans lever les yeux sur lui :

— On m’a dit, et je le crois, reprit-elle, que la plus tendre et la plus sincère de toutes les affections est celle qu’une femme doit porter à son mari. Lorsque, pour la première fois, nous avons été engagés l’un à l’autre, j’avais encore à donner cette affection si on la faisait naître ; vous aviez à la gagner si cela dépendait de vous. Me pardonnerez-vous, ne me blâmerez-vous point, sir Percival, si je vous avoue qu’il n’en est plus ainsi désormais ?…

Quelques larmes s’amassèrent dans ses yeux, et lentement coulèrent le long de ses joues, tandis que, cessant de parler, elle attendait sa réponse. Il n’articula pas une parole. Au début de sa dernière réplique, il avait avancé de manière à s’en faire une sorte de masque, la main qui servait d’appui à sa tête. Je ne voyais donc, par-dessus la table, que la partie supérieure de son buste.

Pas un de ses muscles ne bougeait. Les doigts écartés qui soutenaient son front étaient profondément enfouis dans sa chevelure. Ils auraient pu exprimer soit une colère, soit une douleur cachée, — laquelle des deux ? comment le savoir ? Mais il n’y avait en eux aucun frémissement qui pût m’éclairer là-dessus. Rien qui me laissât pénétrer le secret de ses pensées en ce moment, en ce moment décisif où une double crise balançait leur destin à venir.

J’étais résolue à le faire s’expliquer dans l’intérêt de Laura.

— Sir Percival ! m’écriai-je, intervenant avec une certaine brusquerie, n’avez-vous rien à dire, après que ma sœur, elle, en a tant dit ? — Et j’ajoutais, mon malheureux caractère prenant le dessus : — Après des aveux plus complets, à mon avis, qu’aucun homme ici-bas, dans votre position, n’avait le droit d’en attendre d’elle…

Cette dernière témérité lui frayait la voie par laquelle, s’il le voulait, il lui était loisible de m’échapper ; il en tira parti tout aussitôt.

— Pardon, miss Halcombe, dit-il, sans retirer la main qui nous cachait son visage, — veuillez m’excuser si je vous rappelle que je n’ai revendiqué, à cet égard, aucune espèce de droit…

Quelques simples paroles auraient suffi pour le ramener sur le terrain qu’il semblait vouloir éviter ; elles étaient déjà sur mes lèvres, quand Laura m’arrêta court en parlant elle-même.

— J’espère, continua-t-elle, que je ne me suis pas imposée en vain ce pénible aveu. J’espère qu’il me garantit votre confiance entière pour ce qui me reste à dire ?

— Je vous prie d’en être certaine…

Cette courte réponse fut faite avec une certaine chaleur ; tout en parlant, sir Percival avait laissé retomber sa main sur la table et s’était retourné vers nous. Tel changement involontaire qui eût pu se produire sur sa physionomie, il en était maintenant redevenu maître. Elle n’exprimait plus qu’une attente vive, une intense curiosité de ce que ma sœur allait dire.

— Je voudrais vous bien convaincre, poursuivit-elle, que nul motif égoïste n’a dicté mes paroles. Si vous renoncez à moi, sir Percival, après ce que vous venez d’entendre, ce ne sera point pour me voir épouser un autre homme ; — vous me donnerez seulement le droit d’achever ma vie dans un célibat auquel je suis résolue. La faute que j’ai pu commettre envers vous s’est tout entière accomplie dans le secret de mes pensées, elle ne franchira jamais ces limites. Pas un mot n’a été échangé… — Ici, elle hésita, ne sachant de quelle expression se servir ; elle hésita sous le coup d’un trouble passager qu’on ne pouvait voir sans une pénible émotion. — Pas un mot n’a été échangé, reprit-elle avec une patiente énergie, entre moi et la personne à laquelle, pour la première fois, je fais allusion devant vous, touchant les sentiments que je pouvais lui porter, ou ceux que, peut-être, elle m’avait voués ; — pas un mot ne sera échangé à ce sujet ; — aucune probabilité que nous nous retrouvions en ce monde, lui et moi. Je vous supplie de croire, sur ma parole, ce que je viens de vous dire. C’est la vérité, sir Percival ; — la vérité que j’ai cru devoir à mon futur mari, quoiqu’elle dût coûter à mes sentiments. De sa générosité, j’attends mon pardon, et je place mon secret sous la sauvegarde de son honneur.

— Double confiance qui m’est sacrée, dit-il, et que je jure ici de justifier…

Après avoir répondu en ces termes, il se tut et leva les yeux vers elle, ayant l’air d’attendre ce qu’elle avait encore à dire.

— J’ai fini, ajouta-t-elle avec calme. Vous avez maintenant plus de motifs qu’il n’en faut pour rendre parfaitement légitime et naturel le manquement à votre parole.

— J’ai, répondit-il, plus de motifs qu’il ne m’en faut pour consacrer ma vie à la tenir…

Il se leva, parlant ainsi, et fit quelques pas vers le sopha où elle était assise.

Elle se redressa brusquement, et la surprise lui arracha un faible cri. Chaque mot de ceux qu’elle avait prononcés révélait sa candeur, sa loyauté parfaite à un homme qui devait apprécier pleinement l’inestimable valeur d’une femme pure et loyale. Aussi, la noblesse même de sa conduite avait-elle secrètement anéanti, l’une après l’autre, toutes les espérances qu’elle avait fondées sur les révélations complètes auxquelles, en s’y résignant, elle confiait secrètement le soin de l’affranchir. Voilà ce que j’avais craint dès le début. Voilà ce que j’aurais empêché si elle m’avait laissé la moindre chance d’en venir à bout. Même à présent, le mal déjà fait, j’attendais, je guettais au passage un mot de sir Percival qui me donnât occasion de le mettre dans son tort.

— Vous me laissez le droit, miss Fairlie, continua-t-il, de renoncer à votre main ? Je ne suis pas assez dénué de cœur pour renoncer à une femme qui vient de se montrer l’honneur de son sexe…

Il parlait avec un accent si pénétré, une passion si enthousiaste, et pourtant une si parfaite délicatesse, qu’elle releva la tête, rougissant un peu, et le regarda en face, animée soudain d’un nouveau courage.

— Non, dit-elle avec fermeté. Le déshonneur de son sexe, au contraire, si elle peut se donner comme femme, sans donner en même temps son amour.

— Ne peut-elle donc, demanda-t-il, l’accorder, dans l’avenir, au mari qui consacrerait sa vie entière à le mériter ?

— Jamais ! répondit-elle. Si vous persistez à maintenir votre engagement, je puis être, sir Percival, votre femme loyale et fidèle ; — mais, si je connais bien mon cœur, vous n’aurez jamais l’amour de votre femme !…

En prononçant ces courageuses paroles, elle était d’une beauté si splendide, si victorieuse, que pas un homme ici-bas ne devait échapper à son empire. Je m’efforçais intérieurement de chercher des torts à sir Percival et de les lui reprocher tout haut ; mais, en dépit de moi-même, tous mes instincts de femme m’entraînaient à prendre pitié de lui.

— J’accepte avec reconnaissance, dit-il, la vérité que vous me dites, la foi que vous m’engagez. Le moins que vous puissiez offrir l’emporte à mes yeux sur tout ce que je pourrais espérer de n’importe quelle autre femme en ce monde…

De sa main gauche, Laura tenait encore une des miennes ; mais sa main droite pendait, abandonnée, le long de son corps. Sir Percival la porta doucement à ses lèvres, — il l’effleura d’un baiser qui méritait à peine ce nom, — s’inclina de mon côté, — puis, avec une retenue et une délicatesse parfaites, quitta silencieusement le boudoir.

Après son départ, elle demeura immobile et muette, — assise près de moi, froide et calme, les yeux fixés vers la terre. Je compris qu’il n’y avait rien à attendre de vaines paroles, et, passant simplement mon bras autour d’elle, je la tins silencieusement serrée contre moi. Nous restâmes ainsi pendant un intervalle de temps qui me parut long et pénible, — si long et si pénible que, pour échapper à ce malaise, et dans l’espoir d’amener un changement quelconque, je lui adressai doucement la parole.

Le son de ma voix parut la rappeler soudainement à elle-même. Se dégageant tout à coup de moi, elle se leva.

— Il faut se soumettre, Marian, dit-elle, aussi bien que l’on pourra. La vie que je commence aura ses pénibles devoirs ; l’un d’eux m’est imposé dès aujourd’hui…

Tout en parlant ainsi, elle alla du côté de la fenêtre, vers une table volante sur laquelle étaient placés ses instruments de dessin ; elle les réunit avec soin, les déposa dans un des tiroirs de son « cabinet, » puis elle ferma le tiroir et m’apporta la clef.

— Je dois me séparer de tout ce qui le rappelle à moi, dit-elle. Serrez cette clef où il vous plaira ; — je ne vous la redemanderai jamais.

Avant que j’eusse pu dire une parole, elle s’était dirigée vers sa bibliothèque, et en avait retiré l’album qui renfermait les dessins de Walter Hartright. Après un instant d’hésitation, pendant lequel le petit volume demeura dans ses mains qui semblaient le presser d’une étreinte caressante, elle le porta jusqu’à ses lèvres, et y déposa un ardent baiser.

— Oh ! Laura ! Laura !… m’écriai-je, non pour la gronder, et sans la moindre amertume, n’ayant au cœur qu’une vive peine dont ma voix se fit l’écho attendri.

— C’est la dernière fois, Marian, me dit-elle en s’excusant, je lui dis en ce moment adieu pour toujours…

Elle posa le livre sur la table, et retira le peigne qui fixait ses cheveux. Ils tombèrent par masses dorées derrière ses épaules, et se répandirent autour d’elle, dans leur opulence incomparable, bien plus bas que ses genoux. Elle sépara du reste une longue et frêle boucle, qu’après l’avoir coupée elle fixa soigneusement, à l’aide d’épingles, et en lui donnant la forme d’un anneau, sur la première page de l’album, restée vide et blanche.

Dès que ce petit travail fut achevé, ma sœur referma précipitamment le volume, et, le plaçant dans mes mains :

— Vous lui écrivez et il vous écrit, dit-elle ; tant que je vivrai, s’il s’informe de moi, donnez-lui invariablement de bonnes nouvelles, et jamais ne lui dites un mot de ce que je pourrai souffrir. Qu’aucun chagrin, Marian, qu’aucune inquiétude ne lui vienne de « moi. » Si je venais à mourir la première, promettez-moi de lui donner ce petit cahier, où ses dessins et mes cheveux sont réunis. Il ne peut y avoir aucun mal, quand je serai partie, à lui dire que je les ai placés là de mes propres mains. Et dites-lui, — oh ! Marian, dites-lui alors, en mon nom, ce que je ne pourrai jamais lui dire moi-même, — dites-lui que je l’ai bien aimé !…

Elle avait jeté ses bras autour de mon cou ; elle murmura ces derniers mots à mon oreille, prenant à les prononcer un plaisir passionné qui me déchira presque le cœur. La longue contrainte qu’elle s’était imposée disparut devant ce premier élan de tendresse qui devait être aussi le dernier. Elle s’arracha de mes bras avec une véhémence convulsive, et se jeta sur le canapé, dans un paroxysme de sanglots et de pleurs qui la secouait de la tête aux pieds.

Vainement essayai-je de la calmer, de la raisonner ; ni les consolations, ni le raisonnement n’avaient plus aucune prise sur elle. Ainsi s’acheva pour nous deux, tristement, soudainement, cette mémorable journée. Lorsque l’accès nerveux se fut usé de lui-même, ma sœur se trouva trop épuisée pour parler. Elle tomba dans une espèce de sommeil qui dura une partie de l’après-midi ; je pris l’album de dessins pour qu’à son réveil, elle ne le retrouvât plus sous ses yeux. Lorsqu’ils se rouvrirent, lorsqu’ils vinrent chercher les miens, quel que pût être l’état de mon cœur, ma figure demeura calme. Nous n’échangeâmes pas une parole qui eût trait à la pénible conférence du matin. Le nom de sir Percival ne fut pas prononcé. Ni l’une ni l’autre, pendant le reste du jour, ne fîmes la moindre allusion à Walter Hartright.

« 10 novembre. » — La trouvant, ce matin, tout à fait calme, tout à fait elle-même, je suis revenue sur les tristes incidents d’hier, uniquement pour la supplier de me laisser parler à sir Percival et à M. Fairlie, vis-à-vis desquels je pourrais m’expliquer plus clairement, plus fortement qu’elle-même au sujet de son lamentable mariage. Avec douceur, mais avec fermeté, ma sœur a coupé court à mes remontrances.

— C’est hier qui devait décider, m’a-t-elle dit, et hier, en effet, s’est prononcé. Il est trop tard pour revenir sur ses pas…

Sir Percival m’a parlé, cette après-midi, de ce qui s’était passé chez Laura. « La confiance inouïe qu’elle avait mise en lui, m’a-t-il assuré, l’a tellement convaincu de son innocence et de sa loyauté parfaites, qu’il n’a pas eu à se reprocher un seul moment de jalousie indigne d’elle, soit pendant qu’il était avec nous, soit après qu’il nous eût quittées. Tout en déplorant l’attachement malheureux qui a mis obstacle aux progrès qu’il eût pu faire, sans cela, dans l’estime et l’affection de sa fiancée, il avait la ferme confiance que cet attachement inconnu à celui qui en était l’objet, jamais ne lui serait révélé dans l’avenir, tel changement qu’on pût prévoir aux situations actuelles. Il en avait la conviction absolue, et la plus forte preuve qu’il en pût donner, c’est que, m’a-t-il assuré, il ne tient à connaître ni la date de cet attachement, ni la personne qui a pu en être l’objet. Sa confiance implicite dans miss Fairlie fait qu’il se contente de ce qu’elle a jugé convenable de lui dire, et il n’a réellement aucun souci qui demande à être écarté par des confidences plus complètes. »

Il s’est tu exprès cette déclaration et m’a regardée. J’avais conscience du préjugé déraisonnable que je nourris contre lui ; je le soupçonnais en outre (non sans me le reprocher) d’avoir compté que je répondrais spontanément à ces mêmes questions dont il déclarait vouloir s’abstenir ; aussi, quelque peu confuse du rôle que je jouais, me refusai-je à entrer dans la voie qu’il m’ouvrait. Mais, en même temps, j’étais bien résolue à ne perdre aucune occasion, si mince fût-elle, de plaider la cause de Laura ; et j’exprimai hardiment à sir Percival mon regret que sa générosité n’eût pas fait un pas de plus, en le poussant à rompre de lui-même l’engagement respecté par ma sœur.

Ici, de nouveau, il me désarma par sa tactique ordinaire, en n’essayant pas de se défendre. « Il se bornerait, me disait-il, à me prier de ne pas oublier la différence qu’il y avait entre la liberté qu’il avait laissée à miss Fairlie de renoncer à lui (acte de pure soumission), et la violence qu’il aurait dû se faire à lui-même pour renoncer à miss Fairlie, violence qu’il n’était pas raisonnable de lui demander, puisqu’elle était le suicide de toutes ses espérances. Par sa conduite du jour précédent, ma sœur avait tellement ajouté à l’amour immuable, à l’admiration qu’il ressentait pour elle, depuis deux longues années, que désormais, il ne saurait entreprendre, avec succès, de lutter contre des sentiments devenus si forts. Je pourrais l’accuser de faiblesse, d’égoïsme, d’insensibilité même à l’égard de la femme qu’il idolâtrait ainsi, et il n’aurait qu’à courber la tête, avec toute la résignation possible, sous le poids d’un jugement si sévère ; seulement il me demanderait d’examiner si l’avenir de ma sœur, restant seule au monde, aux prises avec un attachement malheureux qu’elle ne pourrait jamais avouer, lui offrait de beaucoup meilleures chances que si elle acceptait la main d’un homme disposé à vénérer le sol même que ses pieds auraient foulé ? Dans cette dernière hypothèse, si peu qu’on dût en attendre, le temps pourrait amener quelques changements heureux ; — dans la première, à l’envisager comme ma sœur l’envisageait elle-même, il ne restait aucune espérance. »

— Je lui répondis, — mais plutôt pour obéir à mes instincts de femme que pour m’être senti quelque chose de décisif à lui dire. Il était bien évident, hélas ! que l’alternative dans laquelle ma sœur s’était placée elle-même, mettait à la disposition de sir Percival le choix du parti à prendre, — et qu’il avait pris ce parti, profitant de l’avantage qu’on lui laissait. Tout en lui répondant, je comprenais ceci, et j’en suis maintenant tout aussi pénétrée, tandis que, seule avec moi-même, j’écris ces lignes. L’unique espoir qui nous reste, c’est qu’il obéisse en réalité, comme il l’affirme, à l’irrésistible force de son attachement pour Laura.

Avant de clore, ce soir, mon journal, j’y dois mentionner que j’ai écrit aujourd’hui, dans l’intérêt du pauvre Hartright, à deux des anciens amis de ma mère, — tous les deux influents, et bien placés à Londres pour le servir. Je suis sûre qu’ils feront pour lui tout ce qui dépendra d’eux. À l’exception de Laura, je ne me suis jamais préoccupée de personne plus que je ne me préoccupe maintenant de Walter. Tout ce qui s’est passé, depuis qu’il nous a quittées, n’a fait qu’augmenter ma sympathie et ma considération pour lui. J’espère que j’agis bien en l’aidant de mon mieux à trouver du travail à l’étranger ; j’espère, du plus profond de mon cœur, mais non sans anxiété, que tout ici tournera bien.

« 11 novembre. » Sir Percival a obtenu un entretien de M. Fairlie ; ils m’ont fait prier d’y assister.

J’ai trouvé M. Fairlie fort soulagé par l’idée de voir bientôt régler le grand « tracas de famille » (c’est ainsi qu’il appelle le mariage de sa nièce). Jusque-là, je n’avais rien à lui dire de mon opinion particulière sur le même sujet ; mais lorsque, avec son accent le plus langoureux et le plus assommant, il en vint à insinuer que, d’accord avec les vœux de sir Percival, on ferait bien de fixer immédiatement l’époque du mariage, j’eus le plaisir d’ébranler les nerfs de M. Fairlie par la protestation la plus vigoureuse que je pus formuler contre tout ce qui tendrait à précipiter la décision de Laura. Sir Percival m’assura tout aussitôt qu’il comprenait la force de mon objection, et me pria de croire que la proposition n’était le résultat d’aucune insistance de sa part. M. Fairlie, s’enfonçant dans son fauteuil, ferma les yeux, déclara « que nous faisions honneur à la nature humaine », et revint sur l’idée qu’il avait mise en avant avec une aussi froide obstination que si nous n’y avions rien objecté, sir Percival ou moi : le débat finit par mon refus, net et précis, de soumettre la question à Laura, tant qu’elle n’aborderait pas d’elle-même ce sujet si délicat. Cette déclaration faite, je me levai pour quitter immédiatement la chambre. Sir Percival avait l’air fort embarrassé, fort malheureux. M. Fairlie, étalant ses jambes oisives sur son tabouret de velours, me dit comme je partais : — Chère Marian ! que je porte envie à votre système nerveux, si robuste, si difficile à ébranler !… Ne tapez pas les portes au nom du ciel !…

En me rendant chez Laura, j’appris qu’elle m’avait demandée, et que mistress Vesey, à cette occasion, l’avait informée de ma visite à M. Fairlie. Ma sœur me questionna immédiatement sur ce qu’on avait eu à me dire : et je lui racontai tout ce qui s’était passé, sans essayer de lui cacher la contrariété, le chagrin que j’éprouvais réellement. Sa réponse me surprit et me peina au-delà de toute expression. C’était bien la dernière que j’eusse attendue de cette chère enfant.

— Mon oncle a raison, dit-elle. Je vous ai causé à vous, et à tous ceux qui me portent quelque intérêt, bien assez de troubles et d’anxiétés, il est temps que cela cesse, Marian ; — laissons sir Percival régler les choses à sa guise…

J’essayai quelques chaleureuses remontrances ; mais rien de ce que je pus dire ne fit impression sur elle.

— Je suis liée par ma promesse, répondait-elle ; j’ai rompu définitivement avec mon ancienne existence. À quoi servirait de reculer les mauvais jours puisqu’ils doivent arriver à coup sûr. Non, Marian ! encore une fois, mon oncle a raison. Assez de troubles, assez d’inquiétudes sont venus de moi ; je n’en veux pas occasionner davantage…

D’ordinaire, elle était la complaisance même ; mais je la trouvai inébranlable dans sa résignation passive, — je pourrais presque dire dans son désespoir. L’aimant comme je fais, j’aurais été moins peinée de la voir en proie à quelque agitation violente ; la froide insensibilité dont, pour la première fois, elle me rendait témoin, contrariait toutes les idées que je m’étais faites, toute l’expérience que j’avais de son impressionnable et douce nature.

« 12 novembre. » — Sir Percival, au déjeuner, m’a fait, relativement à Laura, certaines questions qui ne me permettaient pas de lui laisser ignorer ce qu’elle avait dit.

Pendant que nous causions, elle-même est descendue pour se joindre à nous. Son calme forcé ne s’est pas plus démenti en présence de sir Percival qu’il ne s’était démenti devant moi. À l’issue du déjeuner, il a saisi l’occasion de lui adresser quelques mots en particulier, dans le retrait d’une des croisées. Ils ne sont pas restés tête à tête plus de deux ou trois minutes ; et, arrivant à se séparer, elle est sortie de la salle avec mistress Vesey, tandis que sir Percival venait à moi. « Il l’avait suppliée, me dit-il, de se réserver le privilège de fixer, comme elle l’entendrait, l’époque de leur mariage. Elle l’avait remercié pour toute réponse, en le priant de faire connaître à miss Halcombe les vœux qu’il pouvait former sur ce point. »

Je n’ai pas la patience d’en écrire davantage. Cette fois, comme toujours, sir Percival l’a emporté sans se compromettre le moins du monde, et en dépit de tout ce que j’ai pu dire ou faire. Ses vœux sont naturellement, aujourd’hui, ce qu’ils étaient lors de sa première arrivée chez nous ; et Laura, complètement résignée à l’inévitable sacrifice de sa personne, montre maintenant la froide patience du désespoir. On pourrait croire qu’en disant adieu aux menus travaux, aux petites reliques qui lui rappelaient Hartright, elle a renoncé à tout mouvement de cœur, à toute son impressionnabilité naturelle. Au moment où j’écris ces lignes, il n’est encore que trois heures après midi, et sir Percival nous a déjà quittées, avec tout l’empressement d’un heureux fiancé, pour aller préparer, dans son château du Hampshire, les appartements destinés à sa future. À moins qu’il ne surgisse quelque obstacle imprévu, ils seront mariés exactement à l’époque fixée par lui dès le début, — c’est-à-dire avant la fin de l’année. En traçant ces mots, les doigts me brûlent !

« 13 novembre. » Nuit blanche que m’ont procurée mes inquiétudes au sujet de Laura. Vers le matin, je me suis arrêtée à l’idée de tenter ce que pourra un changement de lieux sur cet état de torpeur où elle demeure plongée. En lui faisant quitter Limmeridge, en l’entourant de vieux amis dont les figures lui réjouiront le cœur, je la tirerai peut-être de là. Après quelque réflexion, je me suis décidée à écrire aux Arnolds, dans le Yorkshire. Ce sont des gens simples, bons, hospitaliers, et qu’elle a connus dès l’enfance. La lettre une fois jetée dans la boîte, je lui ai conté ce que je venais de faire. C’eût été un soulagement pour moi que de la voir y trouver à dire, et y résister. Mais non, — elle s’est bornée à me répondre : — Je « vous » accompagnerai, Marian, partout où vous voudrez aller. Vous avez sans doute raison ; — je crois, comme vous, que le changement me fera du bien…

« 14 novembre. » — J’ai écrit à M. Gilmore, qu’il y a réellement chance de voir s’accomplir cette misérable union ; et aussi pour lui faire part de la tentative à laquelle je vais avoir recours, afin de changer, s’il se peut, l’état moral de ma pauvre sœur. Je n’ai pas eu le cœur d’entrer dans beaucoup de détails. Il sera bien temps de les lui donner quand nous approcherons de l’époque marquée.

« 15 novembre. » Trois lettres pour moi. La première des Arnolds, m’exprimant tout le plaisir qu’ils auront à nous revoir, Laura et moi. La seconde, d’un des personnages à qui je me suis adressée pour le compte de Walter Hartright, m’informant qu’il a été assez heureux pour trouver une occasion de faire ce que je lui demandais. La troisième de Walter lui-même ; il me remercie, le pauvre garçon, et dans les termes les plus chaleureux, pour l’avoir mis à même de quitter son chez lui, sa patrie, tous ceux dont il est aimé. Une expédition, organisée par des particuliers pour faire des fouilles dans les grandes ruines de l’Amérique centrale, va, paraît-il, s’embarquer à Liverpool. Le dessinateur déjà choisi pour en faire partie a perdu courage, et, au dernier moment, s’est démis de ses fonctions ; Walter est nommé à sa place. Il a un engagement garanti pour six mois, à partir du moment où l’on débarquera dans le Honduras, et pour un an de plus, si les excavations donnent de bons résultats, et si le capital n’est pas épuisé. Il termine sa lettre en me promettant de m’écrire quelques lignes d’adieu quand ils seront tous à bord ; il les fera mettre à la poste par le pilote qui aura conduit l’expédition hors de rade. Avons-nous, lui et moi, pris le bon parti dans toute cette affaire ? Je ne puis que l’espérer et demander au ciel qu’il en soit ainsi. La démarche qu’il a faite avec mon secours, peut avoir pour lui des conséquences si graves, que je n’y saurais songer sans une sorte de tressaillement intérieur. Et pourtant, malheureux comme il l’était, comment vouloir, comment souhaiter qu’il restât chez lui ?…

« 16 novembre. » — La voiture est à la porte. Nous partons aujourd’hui, Laura et moi, pour notre visite aux Arnolds.

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Polosdcan-Lodge, Yorkshire.

« 23 novembre. » — Une semaine entière au milieu de ce pays nouveau et parmi ces gens d’une bonté si parfaite, lui a procuré quelque soulagement, mais pas autant que j’en espérais. Je me résous à rester ici une semaine encore tout au moins. Il est inutile de retourner à Limmeridge avant que la nécessité ne nous y force.

« 24 novembre. » — Le courrier de ce matin m’apporte de tristes nouvelles. L’expédition pour l’Amérique centrale a mis à la voile le 21. Nous sommes maintenant séparées d’un brave et loyal garçon ; nous avons perdu un ami fidèle. Walter Hartright a quitté l’Angleterre.

« 25 novembre. » — Tristes hier, les nouvelles sont, aujourd’hui, de mauvais présage. Sir Percival Glyde a écrit à M. Fairlie ; M. Fairlie nous écrit à son tour, à Laura et à moi, pour nous rappeler immédiatement à Limmeridge.

Que peut signifier tout ceci ? Le jour du mariage aurait-il été fixé en notre absence ?



  1. Les passages omis ici et ailleurs, dans le Journal de miss Halcombe, sont uniquement ceux qui n’ont point rapport à miss Fairlie ou à quelqu’une des personnes qui lui sont associées dans ces pages.