La Femme (Michelet)/III/XII


XII

DES HUMILITÉS DE L’AMOUR — CONFESSION


L’amour est chose bien diverse, et d’espèce et de degré. De nation à nation, il est extrêmement différent.

La Française est pour son mari un admirable associé, en affaires, même en idées. S’il ne sait pas l’employer, il peut se faire qu’elle l’oublie. Mais qu’il soit embarrassé, elle se souvient qu’elle l’aime, se dévoue, et quelquefois (on l’a vu en 93) elle se ferait tuer pour lui.

L’Anglaise est la solide épouse, courageuse, infatigable, qui suit partout, souffre tout. Au premier signe elle est prête. « Lucy, je pars aujourd’hui pour l’Océanie. — Donnez-moi seulement, mon ami, le temps de mettre un chapeau. »

L’Allemande aime, et aime toujours. Elle est humble, veut obéir, voudrait obéir encore plus. Elle n’est propre qu′à une chose, aimer. Mais, c’est l’infini.

Vous pouvez avec l’Anglaise aisément changer les milieux, et, si celui-ci est mauvais, émigrer au bout du monde. Vous pouvez, avec l’Allemande, vivre tout seul, s’il vous plaît, dans une campagne éloignée, dans la profonde solitude. La Française n’en est capable qu’autant qu’elle est très-occupée et qu’on a su lui créer une grande activité d’esprit. Sa forte personnalité est bien plus embarrassante, mais la rend capable d’aller loin dans le sacrifice, même d’immoler la vanité et le besoin de briller.

C’est tout fait pour l’Allemande, qui ne veut rien que de l’amour.

Un esprit ultra-français, très-opposé à l’Allemagne et qui s’en moque à chaque instant, Stendhal fait cette remarque très-juste : « Le meilleur mariage c’est celui qu’on voit dans l’Allemagne protestante. »

Telle il vit l’Allemande en 1810, telle je la vis en 1830, et souvent depuis. Les choses ont pu changer pour les hautes classes et pour quelques grandes villes, non pour l’ensemble du pays ; c’est toujours l’épouse humble, obéissante, passionnée pour obéir ; c’est, d’un mot, la femme amoureuse.




L’amour vrai, l’amour profond, se reconnaît à cela qu’il tue toutes les passions : orgueil, ambition, coquetterie, tout s’y perd, tout disparaît.

Il est si loin de l’orgueil, que souvent il passe au plus loin, se place juste à l’autre pôle. Désireux de s’absorber, il fait bon marché de lui, il oublie fort aisément ce qu’on appelle dignité, sacrifie sans hésitation les beaux côtés qu’on montre au monde. Il ne cache rien des mauvais, et parfois les exagère, ne voulant plaire par nul mérite que par l’excès de l’amour.

Les amoureux et les mystiques ici tout à fait se confondent. Dans les uns et les autres, excessive est l’humilité, le désir de se rabaisser pour grandir d’autant plus le dieu ; que ce soit une femme aimée, que ce soit un saint favori, l’effet est le même. Je ne sais quel dévot disait : « Si j’avais pu seulement être le chien de saint Paulin ! » Plus d’une fois j’ai entendu des amants dire la même chose : « Si seulement j’étais son chien ! »

Mais ces ravalements de l’âme, ces voluptés d’abaissement, l’amour ne doit pas les souffrir. Son effort, au contraire, est d’élever la personne aimante, tout au moins de la maintenir à son niveau, de cultiver l’union par ce qui la resserre, ce qui seul la rend réelle : l’égalité. Si les deux âmes étaient si disproportionnées, nul échange ne serait possible, nul mélange. On ne parviendra jamais à harmoniser tout et rien.




C’est le supplice que le colonel Selves (Soliman Pacha) ne craignait pas d’avouer. « Comment savoir qu’on est aimé, disait-il, avec la femme d’Orient ? » — Nous qui avons le bonheur de posséder dans nos femmes d’Europe des âmes et des volontés, quelque embarras que parfois ces volontés nous suscitent, nous devons éviter pourtant tout ce qui pourrait les briser, rompre en elles le ressort de l’âme. Deux choses surtout y seraient infiniment dangereuses.

La première, dont on abuse beaucoup trop aujourd’hui sur les femmes imprudentes, c’est l’ascendant magnétique. La facilité malheureuse qu’elles ont à le subir est une maladie véritable qui les trouble profondément et s’aggrave en la cultivant. Ce danger n’existât-il pas, c’est une honte de voir un homme qui n’est point aimé, et qui n’a rien pour le cœur, prendre une puissance sans bornes sur les volontés d’une femme. Elle devient sa propriété, forcée de mouvoir à son signe, ou de dire devant témoin le plus humiliant secret. Elle le suit fatalement. Pourquoi ? Elle ne saurait le dire. Il n’est supérieur en rien pour l’esprit, ni pour l’énergie, mais elle s’est laissé surprendre, sous prétexte de médecine, d’amusement de société, etc., et la voilà livrée à mille chances inconnues. Ces victimes ont-elles vraiment l’inspiration médicale ? le temps le dira. Mais, quoi qu’il en soit, ce don est payé bien cher, puisqu’il fait une malade, une malade humiliée, qui perd la disposition de sa volonté. Celui même qui est aimé, son amant, son mari, si elle le prie de prendre ce pouvoir sur elle, doit y regarder longtemps. Au lieu d’évoquer en elle cette passiveté d’esclavage et d’inspiration ténébreuse, il l’associera aux facultés actives qui sont celles de la liberté, et ne voudra exercer sur elle qu’un genre d’attraction, l’amour en pleine lumière.




Un autre ascendant que tout homme généreux, au cœur bien placé, se gardera d’exercer, c’est celui de la violence, la fascination de la crainte.

Les femmes, par toute l’Asie (on peut dire presque par toute la terre), sont traitées comme des enfants. Mais il faut considérer qu’excepté dans notre Europe, elles sont mariées enfants, dans les pays chauds à douze ans, à dix ans, et même, dans l’Inde, quelquefois à huit. Le mari d’une femme de huit ans est obligé d’être son père, en quelque sorte, son maître, pour la former. De là la contradiction apparente des lois indiennes qui, d’une part, défendent de frapper la femme, et ailleurs permettent de la corriger « comme un petit écolier. » Elles sont toujours enfants, et cette discipline puérile (non servile ni violente), elles la subissent patiemment. Dans l’état polygamique, elles restent craintives et sensuelles, s’attachent un peu par la crainte, en recevant tout du même, caresses et sévérités.

Nos femmes du Nord, au contraire, n’étant nubiles que très-tard, sont tout à fait des personnes, et nullement des enfants, au moment du mariage. À les traiter en enfants, il y aurait le plus horrible abus de la force. Ajoutons le plus dangereux. Il se trouve généralement que les moments où leur humeur difficile provoque la brutalité de l’homme, ce sont les époques du mois où elles sont le plus vulnérables, où toute émotion violente pourrait leur donner la mort. Elles ont alors des heures, des jours d’agitation cruelle, où elles souffrent elles-mêmes (elles l’avouent) du démon de la contradiction, où tout conspire à leur déplaire, où elles ont besoin de choquer. Il faut compatir, ne point s’irriter. C’est un état très-mobile, et comme au fond, malgré ces aigreurs, il cache une émotion de nature nullement haineuse, il suffit souvent d’un régime un peu détendu, d’un peu d’adresse et d’amour pour changer cette fière personne tout à coup, et la faire passer à la plus charmante douceur, aux réparations, aux larmes, au plus amoureux abandon.

L’homme y doit bien réfléchir. La femme est plus sobre que lui ; l’abus des spiritueux qu’il ne fait que trop, doit le mettre singulièrement en garde contre lui-même. Elle, quand elle est exaltée, violente, c’est le plus souvent la cause la plus naturelle (et au fond la plus aimable) qui l’agite, lui fait piquer l’homme par des mots aigus, des défis. Les Français le savent bien. Il ne s’agit pas d’amour-propre, mais d’amour. Il ne faut pas se heurter front contre front (comme on fait trop en Angleterre). Il ne faut pas rire non plus, ni vouloir un brusque passage de la querelle aux caresses. Mais tourner un peu, louvoyer. Un entr’acte de faiblesse, de relâchement naturel, arrive ; la bonne grâce revient, on avoue qu’on est méchante, et l’on vous paye d’être bon.




Aux temps barbares, le gouvernement intérieur de la famille, comme le gouvernement public, se vivait que de coups d’état. Passons, je vous prie, aux temps civilisés de l’entente cordiale, du libre et doux gouvernement qui se ferait par l’accord de la volonté.

Le coup d’état domestique de l’homme, c’est l’ignoble brutalité qui met la main sur la femme, c’est la violence sauvage qui profane un objet sacré (si délicat, si vulnérable !), c’est l’ingratitude impie qui peut outrager son autel.

Le coup d’état de la femme, la guerre que fait le faible au fort, c’est sa propre honte à elle, l’adultère, qui humilie le mari, lui inflige l’enfant étranger, qui les avilit tous les deux, et les rend misérables dans l’avenir.

Ni l’un ni l’autre de ces crimes ne serait commun, si l’unité était assurée par l’épanchement de chaque jour, par une communion permanente où les plus légères dissidences aperçues, fondues tout d’abord, n’auraient pas le temps de créer de telles tempêtes. On se veillerait davantage soi-même par l’obligation de dire tout. Les tentations non couvées ont bien moins de prise.




La confession conjugale (un sacrement de l’avenir) est l’essence du mariage. À mesure que nous sortirons de l’état grossier, barbare, où nous sommes encore plongés, on sentira qu’on se marie précisément pour cela, pour s’épancher tous les jours, pour se tout dire sans réserve, affaires, idées, sentiments, pour ne garder rien à soi, pour mettre en commun son âme tout entière, même en ces nuages confus qui peuvent devenir de grands orages pour un cœur qui les fomente, au lieu de les confier.




Je le répète, c’est cela qui est le fond du mariage.

Est-ce dans la génération qu’il est essentiellement ? Non. Lors même qu’il est stérile, il peut être très-uni. Sans enfant, il y a mariage.

Est-ce dans l’échange du plaisir qu’on le fera consister ? Non. Lors même que le plaisir cesse par l’âge ou la maladie, il y a tout autant mariage.

Il consiste dans l’échange quotidien de la pensée, de la volonté, dans le mélange et l’accord permanent des deux âmes. Le beau mot des jurisconsultes : Mariage, c’est consentement, il faut qu’il se reproduise jour par jour, qu’une confiance de chaque instant assure qu’on est dans cette voie où chacun consent à ce que veut et fait l’autre.

Qui devez-vous épouser ? celle ou celui qui veut vivre, devant vous, en pleine lumière, ne cachant nulle pensée, nul acte, donnant et communiquant tout.

Qui devez-vous éviter ? celle ou celui qui, promettant de se donner, se garde encore, qui, dans une enceinte réservée de l’âme, se fait un bien exclusif dans la propriété commune, qui sous clef tient un sentiment, une idée à soi tout seul.




Les femmes pures, douces et fidèles, qui n’ont rien à dissimuler, rien à expier, ont pourtant plus que les autres, besoin de la confession d’amour, besoin de se verser sans cesse dans un cœur aimant.

Comment se fait-il que l’homme profite généralement si peu d’un tel élément de bonheur ? Il faut vraiment qu’une jeunesse blasée ou l’étourdissement du monde, nous rendent aveugles et brutes, vrais ennemis de nous-mêmes, pour ne pas sentir dès la première fois qu’une communication si tendre est la plus fine jouissance qu’une femme puisse donner d’elle-même.

Ah ! la plupart en sont indignes ! Ils sourient, écoutent à peine, parfois se montrent sceptiques à ces révélations naïves, qui devraient être non-seulement accueillies, mais adorées.

Ce n’est pas chose si nouvelle ; pour les intérêts et pour les affaires, les époux communiquent et se confient. Il faut pour le cœur, pour les choses de religion et d’amour, pour les agitations intérieures et la vie secrète d’imagination, qu’ils prennent aussi confiance. On n’est uni, marié, que par cette chose extrême, définitive et périlleuse : « livrer son dernier secret, et se donner puissance l’un sur l’autre, en se disant tout. »

Ne la laissez pas aller cette chère femme, si elle est un peu malade, si elle a le cœur troublé d’un petit rêve, comme il en vient à la plus pure, ne la laissez pas en défiance de son mari qu’elle aime pourtant. Il vaut bien mieux qu’elle se fie à son indulgence et lui demande conseil, que de livrer ce grand secret (qui au fond n’est rien) à je ne sais quelle personne qui dès lors aura une arme contre elle et contre vous, la tiendra par là, et, dans la rue, sans rien dire, n’aura qu’à la regarder, cette pauvre innocente, pour la faire rougir, lui faire baisser les yeux.




Cela aura l’avantage de vous faire aussi réfléchir. Une femme bonne et raisonnable, si elle a un léger caprice, il faut bien que son mari se demande pourquoi, et si ce n’est pas sa faute, à lui-même. Au milieu de la vie, dans l’entraînement, le vertige où nous sommes, nous nous négligeons pour les choses essentielles, et nous négligeons ce que nous aimons le plus.

Il faut se dire : « Elle a raison peut-être ; je deviens ennuyeux, trop absorbé d’une chose. »

Ou bien :

« Respecté-je assez sa délicatesse en certain rapport physique ? Ne suis-je point déplaisant ? » Ou encore :

« Elle me voit, avec raison, sous un fâcheux aspect moral, — je suis dur, avare…

« Eh bien ! je reprendrai son cœur, je serai plus charitable, plus généreux, — magnanime, — je serai au-dessus de moi. — Il faudra bien qu’elle reconnaisse qu’au total, je vaux mieux encore que celui qui lui semble aimable, et surtout que j’aime bien plus. »




Faut-il beaucoup de paroles pour cela ? infiniment peu. Parfois, il suffit que, le soir on s’aime et on se regarde.

Un artiste qui a eu deux ou trois fois du génie, Dœlmud, dans une gravure qu’il appelle le Café, a fort bien donné le regard de deux âmes intelligentes, qui n’ont plus besoin de parler, s’entendent tout à fait, se comprennent.

J’y voudrais un rayon de plus, surtout du côté de l’homme, et, quelque chose qui dit : « Ne crois pas que tu puisses avoir un plus profond abri qu’en moi. »