La Femme (Michelet)/II/IV


IV

COMBIEN L’ENFANT EST FRAGILE ET SACRÉ


Quand on pense que les enfants vivent si peu généralement, on éprouve un vif désir de les rendre heureux à tout prix.

Un quart meurt avant un an, — disons, avant d’avoir vécu, avant d’avoir reçu le baptême divin de lumière qui transfigure le cerveau dans cette première année.

Un tiers meurt avant deux ans, — avant presque d’avoir connu les douces caresses de la femme, et goûté dans une mère le meilleur des biens d’ici-bas.

La moitié (dans plusieurs pays) n’atteint pas la puberté, la première aurore d’amour. Accablés de travaux précoces, d’études sèches et de rigueurs, ils ne peuvent pas arriver à cette seconde naissance, ce bonheur, cet enchantement.

On peut dire que les meilleurs hospices d’enfants trouvés sont des cimetières. Celui de Moscou, sur 37,000, en vingt ans, en sauve 1,000. Celui de Dublin 200 sur 12,000, c’est-à-dire un soixantième. Que dire de celui de Paris ? Je l’ai vu et admiré, mais les résultats n’en sont pas bien positivement connus. On y trouve réunis deux classes d’enfants très-différentes : 1o des orphelins qu’on amène tout élevés, et ceux-là ont chance de vivre ; 2o les enfants trouvés proprement dits, les nouveaux-nés apportés à la naissance ; on les envoie en nourrice, et l’on prolonge ainsi leur vie pendant quelques mois.




Ne parlons que des heureux, de ceux qui ont une mère, de ceux qu’on entoure de tendresse, de soins d’avenir. Regardons-les : tous sont jolis à quatre ans, et laids à huit. Dès que nous commençons à vouloir les cultiver, ils changent, ils se vulgarisent, se déforment. Nous en accusons la nature ; nous appelons cela l’âge ingrat. Ce qui est ingrat, stérile, desséchant, c’est la maladresse avec laquelle on fait passer l’enfant d’une vie toute mobile à une fixité barbare, passer une petite tête, toute sensible, toute imaginative, à des choses aussi abstraites que la lecture ou le calcul. Il faudrait plusieurs années de transitions bien ménagées, de petits travaux fort courts, très-faciles, mêlés de mouvement et d’action (mais non pas automatique). Nos asiles sont encore loin de remplir ces conditions.




Ce problème de l’éducation qui n’est pas seulement celui du développement futur, mais qui est pour la plupart une question de vie ou de mort, m’a souvent attristé l’esprit. J’ai vu défaillir à la fois les deux systèmes contraires d’éducation qui se partageaient le monde.

L’éducation d’enseignement, de tradition et d’autorité, telle qu’elle est dans les écoles, collèges (ou petits séminaires, tous suivent les mêmes méthodes), est partout affaiblie en Europe. À cette impuissance trop bien constatée, les récents essais d’amélioration ont ajouté le chaos.

D’autre part, les libres écoles qui s’occupaient de former l’homme plus encore que de l’instruire, celles qui, inspirées de Rousseau, de Pestalozzi, faisaient appel à sa spontanéité, n’ont brillé un moment en Suisse, en Allemagne, que pour être abandonnées.

Celles-ci allaient au cœur des mères. L’enfant, quoi qu’il arrivât, en attendant, était heureux. Les pères trouvent que ces écoles, dans leurs méthodes très-lentes, enseignent trop peu, instruisent trop peu. Donc, malgré les pleurs des mères, tous les enfants vont aux collèges (laïques ou ecclésiastiques). Beaucoup s’y flétrissent et meurent. Peu, très-peu apprennent, et par de mortels efforts. Un enseignement si varié, où chaque étude arrive à part, sans qu’on donne jamais leurs rapports, use et énerve l’esprit.

Les filles, dont je parlerai tout à l’heure plus spécialement, ne sont pas plus élevées qu’aux temps où Fénelon a fait son aimable livre, qu’aux temps où l’auteur d’Émile a esquissé sa Sophie. Rien qui les prépare à la vie. Parfois, des talents pour briller, parfois (dans les classes moins riches), quelques études viriles qui les mènent à l’enseignement. Mais nulle culture propre à la femme, à l’épouse et à la mère, nulle éducation spéciale à leur sexe.




J’ai tant lu sur ces matières, tant de choses médiocres et vaines, que j’étais lassé des livres. D’autre part, la vie des écoles, ma propre pratique de l’enseignement, me laissaient bien des choses obscures. Je résolus, cette année, de remonter au plus haut, d’étudier la première organisation physique de l’homme, de toucher les réalités, de retremper mon esprit par l’observation matérielle. Le corps en dit beaucoup sur l’âme. C’est beaucoup devoir, de palper l’instrument sacré dont la jeune âme s’essaye à jouer, instrument qui peut révéler ses tendances, nous donner des signes de la mesure de ses forces.

C’était le printemps. Les travaux anatomiques finissaient à Clamart, et il y avait déjà, dans ce lieu si peuplé l’hiver, de la solitude. Les arbres étaient pleins d’oiseaux, le parterre qui embellit ces funèbres galeries, était tout en fleurs. Mais nulle n’était comparable à la fleur hiéroglyphique que j’allais étudier. Ce mot n’est nullement ici une vague comparaison — mon impression fut telle. — Nul dégoût. Tout au contraire, un sentiment d’admiration, de tendresse et de pitié. Le cerveau d’un enfant d’un an, vu la première fois, par sa base (la face inférieure qu’il présente en le renversant), a tout l’effet d’un large et puissant camelia, avec des nervures d’ivoire, veiné d’un rose délicat, et ailleurs d’un pâle azur. J’ai dit ivoire faute de mieux. C’est un blanc immaculé, et pourtant d’une molle douceur, unique et attendrissante, dont rien ne donne l’idée et qui, à mon sens, laisse bien loin tout autre objet de la terre.

Je ne me trompe pas ici. Les premières émotions, fortes sans doute, cependant ne m’ont pas fait illusion. M. le docteur Béraud et un artiste, fort habile, qui peint tout le jour des planches anatomiques, quelque habitués qu’ils fussent à voir ces objets, jugeaient comme moi. C’est très-réellement la fleur des fleurs, l’objet délicat, innocent, charmant entre tous, la plus touchante beauté qu’ait réalisée la Nature.

Le vaste établissement où j’étudiais, me permettait de suivre une méthode prudente, de renouveler et vérifier mes observations, d’établir des comparaisons entre des enfants d’âge et de sexe différents, et d’autre part de comparer les enfants et les adultes, jusqu’à la vieillesse même. En peu de jours, j’eus sous les yeux des cerveaux de tous les âges, qui me permirent de suivre, d’année en année, le progrès du temps.

Les plus jeunes, c’était une fille qui avait vécu peu de jours, et des garçons d’un an au plus. Elle n’avait pas vu la lumière, et eux ils avaient eu le temps d’en être imprégnés. Elle avait le cerveau flottant, à l’état rudimentaire ; eux, au contraire, ils l’avaient aussi fort, aussi fixé, presque aussi riche déjà que les enfants plus âgés et même les grandes personnes.

Passé cette grande révolution de la première année, le développement de l’esprit (d’ailleurs visible sur la face) modifiait bien plus que l’âge la physionomie du cerveau. Une petite fille de quatre ou cinq ans, de figure intelligente, l’avait plus accidenté de volutes et de replis, plus nettement dessiné, plus finement découpé que celui de plusieurs femmes vulgaires de vingt-cinq ans, trente-cinq ans. Les mystérieux dessins qu’offre le cervelet dans son épaisseur et qu’on appelle arbres de vie, étaient bien mieux arborisés dans cette enfant encore si jeune, plus jolis, plus arrêtés.

Ce n’était pas cependant une chose exceptionnelle. Sur plusieurs enfants d’âge analogue, je retrouvai à peu près le même caractère. J’en vins à cette conclusion qu’à quatre ans, non-seulement le cerveau, mais la moelle épinière, et tout le système nerveux, ont leur plus grand développement. Si longtemps avant que les muscles aient le leur, et quand l’être est si faible encore, il est, pour les nerfs de la sensibilité et du mouvement, ce qu’il sera un jour ; c’est déjà, dans sa plus charmante harmonie, la personne humaine.

Mais, quoique déjà si élevée, elle est encore excessivement dépendante et toute à notre merci. Le cerveau, pur et table rase, de cette enfant de quatre ans, comme une tablette d’ivoire, de sensibilité visible, avait l’air d’attendre qu’on gravât dessus, de dire : « Écrivez ici ce que vous voulez… Je croirai, j’obéirai. Je suis là pour obéir. Je dépends tellement encore et j’appartiens tellement ! »

Incapacité absolue d’éviter aucune souffrance, incapacité de pourvoir à ce qui lui est nécessaire, voilà l’enfant à cet âge. Celle-ci surtout très-avancée, capable d’aimer et de comprendre, semblait implorer l’assistance. On eût dit la prière même. Morte, elle priait encore.

Je fus fortement ému, mais éclairé en même temps. Les nerfs de la pauvre petite me donnèrent la révélation et l’intuition très-nette de la contradiction réelle qui fait le destin de l’enfant.

D’une part, c’est la créature mobile entre toutes, qui remue fatalement. Les nerfs de la motilité sont développés et actifs avant les forces d’équilibre, qui y feraient contre-poids. Cette agitation constante nous gêne et souvent nous irrite ; nous ne songeons pas qu’à cet âge elle est la vie elle-même.

D’autre part, les nerfs de la sensibilité sont complets, par conséquent la capacité de souffrir, celle même d’aimer bien plus qu’on ne le croit communément. On le voit aux Enfants-Trouvés ; beaucoup de ceux qu’on apporte à quatre ou cinq ans, sont inconsolables et meurent.

Chose plus étonnante à cet âge si tendre, la sensibilité amoureuse est exprimée dans les nerfs plus fortement que chez l’adulte. J’en fus effrayé. L’amour, endormi encore dans les organes sexuels, semble déjà tout éveillé aux points de la moelle épinière qui agissent sur le sexe. Nul doute qu’aux moindres appels, ils n’en donnent les pressentiments. Il ne faut donc pas s’étonner de ces coquetteries innocentes, de ces timidités subites, de ces furtifs mouvements de pudeur sans sujet.

Voilà le nœud de la pitié et ce qui doit faire trembler. Cet être infiniment mobile, n’oubliez pas qu’en même temps il est infiniment sensible. Grâce ! patience ! je vous prie.

Nous les brisons par la rudesse, souvent par la tendresse aussi. Les mères, passionnées, variables, mûrissent, énervent l’enfant par la fougue de leurs transports. Je leur voudrais l’impression douloureuse et salutaire que donne la vue d’un organisme si tendre. Il a besoin d’être entouré d’un amour calme et doux, sérieux, d’un monde d’harmonie pure. La petite créature, d’elle-même déjà toute amoureuse, a à craindre les vives caresses presque autant que les rigueurs. Épargnez-la, et qu’elle vive !