La Fameuse comédienne/Notice bibliographique et critique

Anonyme, préface et notes
(p. 5-28).

NOTICE
BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE


La réédition de ce pamphlet ne doit point être attribuée au dilettantisme de scandale. Le but en est double : mettre à la portée des érudits qui en ont besoin un document devenu rare en original et qu’une réimpression moderne, à tirage restreint et à prix élevé, n’a guère fait plus commun ; dégager la responsabilité d’un grand homme injustement, selon nous, mis en cause. Quant aux infamies mêlées par ce libelle à d’importantes révélations, elles ne doivent pas arrêter les écrivains résolus à distinguer franchement les unes des autres. Je n’en veux pour exemple que M. Louis Moland ; ce commentateur aussi honorable que savant nous parait être tombé dans une singulière contradiction : tout en protestant avec force, dans son Molière, contre la réédition de ce livre, il a dû reconnaître qu’il est bon à consulter, et en reproduire de longs passages.

Le pamphlet peut être le plus immonde des écrits, ou le plus généreux, selon qu’il est signé de Basile, ou de Tacite, de Lucain, de Courier. Celui qui nous occupe est d’un genre différent : à côté de calomnies écœurantes, il contient des confidences devenues populaires et si magistralement écrites qu’on a pu les attribuer à des plumes célèbres. Qu’on ne craigne rien pour le grand homme dont la gloire y semble compromise : ceux qui ont étudié son histoire savent, par d’irrécusables témoignages, qu’il en est peu d’aussi nobles ; quant à ceux qui la connaissent moins, ils trouveront, dans un commentaire, l’antidote à côté du poison. Tout le monde aussi pourra juger si La Fontaine est le coupable.

La bibliographie de la Fameuse Comédienne ne sera peut-être jamais complète : deux ou trois éditions en ont probablement disparu. La plus ancienne dont il ait été parlé serait de 1685 ; mais elle n’a été citée que par un seul écrivain, Lenglet-Dufresnoy (Bibliothèque des Romans), elle ne figure dans nul catalogue et personne n’en a reproduit d’extrait. Le même auteur, selon Brunet, en cite une de Cologne, 1688, in-12 : même observation que pour la précédente. Brunet parle aussi d’une autre, intitulée : Histoire des intrigues amoreuses (sic) de Molière et celle de sa femme, sur l’imprimé à Paris, 1688 ; in-12 de 129 pages. Nous n’avons pu la rencontrer : elle n’a paru qu’à une seule vente (Montmerqué). En tous cas, elle ne présente point, d’après le Manuel du Libraire, de différences notables avec l’édition de Francfort dont nous parlons plus bas. Quant à celle de Paris, qu’elle semble impliquer, nul n’en ouït jamais parler. On ne peut d’ailleurs, vu le caractère et l’odyssée de ce livre, accepter qu’avec réserve l’existence de ses éditions douteuses. Parmi celles qu’on possède il y a :

1o La Fameuse Comédienne, ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière. Francfort, chez Frans Rottenberg, Marchand-Libraire, près les Carmes, 1688 ; in-12 de 92p.

M. Paul Lacroix a constaté que la rubrique de Francfort est fausse et que l’impression a été faite avec les fleurons et les caractères Elzéviriens. Avant lui, les frères Parfaict disent « Hollande, 1688. » Mais ils avaient probablement sous les yeux une édition avouée hollandaise ; car, transcrivant du livre ce qui a trait à l’intrigue de la Ledoux[1], ils mettent après « Enfin elle (la Ledoux) fut prise » : « (ce fut M. Aubry qui découvrit sa retraite). » Or ils n’ont tiré cette parenthèse ni de l’édition 1688, ni des suivantes, et, quoique la véracité de l’affaire leur ait été, disent-ils, assurée par des personnes dignes de foi, il est douteux qu’ils aient appris verbalement ce mince détail : ils écrivaient en 1746, Aubry était mort en 1692 et oublié depuis longtems.

En outre, M.L. Moland, dans le 1er volume de son Molière, p. LXXIV, faisant, d’après cette édition, le résumé de la double passion de Molière pour Mlle Debrie et Mlle Duparc, dit de la dernière, qu’après avoir repoussé Molière, « elle se repentit de ses dédains ; elle chercha à regagner par ses coquetteries le cœur qu’elle avoit rebuté ; mais Molière ne répondit à ses tardives avances que comme Clitandre répond à Armande dans les Femmes savantes. » Il n’est parlé de cela ni dans l’édition 1688, ni dans celles que l’on possède encore.

Les Intrigues amoureuses de M. de M*** (Molière) et de Mme *** (Guérin) son épouse. Bombes, 1690 ; in-12 de 120 p.

Barbier, dans son Dictionnaire des anonymes, signale un chapitre des Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l’histoire et à la littérature (t. IV. p. 175 à 184), de Laplace, où cet écrivain, reproduisant, dit Barbier, la visite de Chapelle, la termine ainsi :… apaiser sa douleur. « Mais, dit-il en s’interrompant tout à coup, j’aperçois Jonzac et Desbarreaux qui nous arrivent… — Allons nous mettre à table, mon ami, et commencez par ce qui vous a déjà plusieurs fois réussi, c’est-à-dire par vous relâcher sur l’austérité de votre triste et maudit régime. Imitez-nous enfin, quoique de loin, et parlons de choses plus gaies. » Ce passage ne figurant pas dans l’édition annoncée, non plus que dans les autres, Barbier et, d’après lui, M. Taschereau ont cru qu’il a existé deux éditions de 1690. Nous ne partageons point cet avis ; car, dans cette hypothèse, parmi les écrivains qui ont reproduit le fragment en question, il s’en serait trouvé qui auraient pris l’édition 1690 bis. D’ailleurs, à partir de « Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé. » Laplace déclare qu’il copie textuellement le dialogue, ce qu’il est loin de faire. Son chapitre intitulé Visite de Chapelle à Molière est un arrangement très fantaisiste de l’épisode raconté par les Intrigues amoureuses.

L’édition de Dombes, 1690, est une reproduction, sans coupure, de celle de 1688 ; mais, outre que l’exécution matérielle en est inférieure, le style en a subi, notamment dans la première moitié, des modifications gratuites, qui n’ajoutent rien au sens, ni à la forme, et ne sont qu’une fade paraphrase du texte primitif. J’ignore ce qui a fait penser à M. P. Lacroix que c’était une édition corrigée, c’est-à dire améliorée. (Pourquoi n’est-ce pas celle-là qu’il a réimprimée ?) Une autre preuve que cette édition et les suivantes sont bien des contrefaçons ineptes de la première et n’ont pas été corrigées par l’auteur, ce sont les anachronismes qu’elles contiennent : certains détails, vrais en 1688, ne l’étaient plus deux ans après. Nous reviendrons sur ce point.

Histoire des Intrigues amoureuses de Molière et de celles de sa femme. Francfort, Frédéric Arnaud, 1697 ; in-12 de 96 p. : reproduction française (Troyes ou Rouen ?) de l’édition précédente, moins fautive toutefois ; l’éditeur avait évidemment sous les yeux celle de 1688. On la trouve presque toujours suivie du Voyage de Chapelle et Bachaumont. Les deux livres étaient sortis des mêmes presses, et l’on a tâché, au moyen de cette ruse, de faire endosser le premier par le fameux épicurien, ce qui devait paraître naturel, puisqu’il en est un des principaux acteurs.

Les Intrigues de Molière et celles de sa femme, s.l.n.d. ; in-12 de 88 p.

Tous les bibliographes ont rangé cette édition avant la précédente. Ce n’est pas notre avis.

La Bibliothèque Impériale en possède un exemplaire, dont le titre manque, il est vrai mais qui est bien de celle en question. Il est remmargé, couvert de notes de la main de Jamet le jeune, relié avec des gravures et daté, à la fin, de : Luné-ville, 4 septembre 1737. Le titre, à la main, porte : « Le Cocuage de Molière, ou les Intrigues de sa femme, par le célèbre Racine, suivant mes Stromates, p. 789 et 1272, avec la Vie de Molière par Voltaire, 1739, et son éloge par Chamfort, 1769. » — Ces derniers opuscules n’ont pas été joints lors de la reliure. — Les notes sont, comme toutes celles du renommé fureteur, satiriques et libertines à ce point qu’il a dû écrire à l’envers les mots de certains passages. Les gravures, au nombre de six, représentent : 1° en face du titre, une gravure d’après Boucher : Sganarelle épiant sa femme qui considère le portrait ; 2° la même, d’un plus grand format, en face du passage où Molière est édifié sur la conduite de son épouse ; 3° l’Abbé de Richelieu, avec deux légendes qu’on lira dans les Notes ; 4° un portrait de Racine, par N. Habert ; 5° et 6° deux femmes, l’une en face des débuts galants de Mme Molière, l’autre au commencement de l’intrigue la Tourelle, entourées de polissonneries manuscrites qui n’ont aucun rapport avec l’ouvrage. Les modes des vêtemens, des coiffures, et mieux, le défaut de ressemblance entre les deux portraits suffisent à démontrer que ce ne sont point ceux de Mme Molière et de sa Sosie.

Le rajeunissement très marqué du style et de l’orthographe nous porte à croire cette édition postérieure d’une quinzaine d’années au moins à celle de 1697. Elle a été probablement faite d’après les précédentes, sur une d’elles servant de copie, comme le prouvent quelques passages dont on a omis de moderniser l’orthographe et qui détonnent avec le reste. La suppression de la page sur Molière-Baron-Bellegarde et d’autres détails accusent un éditeur parisien dont la prudence aura songé qu’à ce moment Baron avait de l’influence à la Cour.

Quant aux deux citations arrangées, faites en 1822, dans la Collection des Mémoires dramatiques, sous le titre ridicule de Mémoires de Mme Guérin, on ne peut les qualifier de rééditions.

5° M. Paul Lacroix a cru devoir publier le libelle (édit. 1688) dans les Œuvres inédites de La Fontaine (Paris, Hachette, 1863), en l’attribuant au grand conteur, par une Notice bibliographique. Il a fait la même suppression que l’édition s.l.n.d.

6° Suppression qu’il n’a pas maintenue dans la Bibliothèque Molièresque. (Genève, Gay, 1868 ; in-12 de 79 p.) Il y a également reproduit sa Notice, modifiée seulement, et avec raison, quant à la partie purement bibliographique, mais où il affirme de nouveau son opinion sur la paternité du livre. C’est là ce que nous discuterons.

Bayle et Grimarest, contemporains des héros de la Fameuse Comédienne, ont parlé du roman, sans en indiquer l’auteur. Parmi ceux qui ont pu consulter d’autres contemporains et qui ont émis à ce sujet une affirmation absolue, figure Dreux du Radier ; il accuse, dans le Glaneur François, recueil périodique (1736, II, 8), « une Mad. Boudin, comédienne de campagne. » C’est là tout ce qu’il rapporte, sans dire à quelle source il a pris le renseignement.

Vient ensuite Jamet le jeune. Voici trois passages de ses Stromates :

1° p. 789 — « On attribue les Intrigues de la femme de Molière (ou le Cocuage de Molière) au célèbre Racine. M. Racine, son fils, ne m’a dit ni oui ni non. L’édition est sans date, ni nom de lieu. Je le lui ai encore demandé à Compiègne en août 1736 : même réponse. »

2° p. 1272 — « J’ai demandé à M. Racine s’il est vrai que l’admirable Racine, son père, soit l’auteur du Cocuage de Molière ou de l’Histoire[2] des Intrigues de sa femme. Il n’a pas voulu me dire ni oui ni non ; mais il ne s’en est pas trop défendu.

3° (Recueilli par l’Abbé Mercier de Saint-Léger) « Lancelot et l’abbé Lebeuf croyoient cet ouvrage de Blot ou du célèbre La Fontaine. »

Plus tard, Beffara suppose, sans fondement, que Mme Boudin n’était rien moins que la Chasteauneuf, « femme du portier, » dit le libelle « qui ouvre présentement (1688) les loges à l’Hostel de Guénégaud, » directrice temporelle de Mme Molière et mêlée à ses intrigues de 1664 à 1674 ; il suppose encore, sur la foi de Jamet, que Blot était l’auteur du pamphlet et qu’il en avait corrigé les diverses éditions. Quant à Blot, Baron de Chauvigny, le chansonnier de la Fronde, il est maintenant hors de cause : on a reconnu qu’il était mort en 1655. Beffara fut mieux inspiré en disant : « On ne peut croire que cet ouvrage soit de La Fontaine ; il est indigne de lui, et il n’étoit pas capable d’insulter, par un pareil libelle, aux mânes de Molière qui avoit toujours été son ami. »

Barbier reproduisit sa note.

M. P. Lacroix a étonné bien des gens, en employant sa vaste érudition à soutenir le contraire. À l’appui de son dire, il accumule des hypothèses et des affirmations qui nous semblent peu solides ou téméraires.

Il suppose que Jamet a relevé, d’après des notes manuscrites, l’opinion de Lancelot et de l’Abbé Lebeuf, et qu’il a lu, par erreur, Blot au lieu de Du Boulay ? Les deux noms sont assez différents pour qu’on ne puisse les confondre ; et puis Jamet avait une écriture trop fine pour ne pas bien déchiffrer celle des autres. — Il prétend que Du Boulay n’a pu dire de lui-même « Il est assez homme du monde » et « Du Boulay est honneste homme ? » Pourquoi pas ? Je préfère la raison que M. Lacroix donnait en 1863 : « Quoyqu’il ne soit pas fort libéral » — Il affirme que Du Boulay a fourni les détails qui le concernent ? La Chasteauneuf les connaissait aussi bien que lui — « Du Boulay, » dit M. Lacroix, « n’avait pas pris la plume, mais il se faisait certainement un malin plaisir de divulguer les intrigues galantes de son infidèle, et cette phrase d’ailleurs témoigne assez que le livre a été rédigé sous son inspiration : Il en estoit si fort amoureux, que leur commerce aurait duré longtems, si la belle avoit eu de la conduite. Mais ce qu’elle fit pour Guerin le degousta si fort qu’il ne se souvient qu’à peine qu’il en ait esté amoureux. « Nous reproduisons ici, dans cette phrase, ajoute M. Lacroix, « le texte corrigé de l’édition de 1690 ; car, dans l’édition de 1688, on dit : qu’il ne se souvint qu’à peine qu’il en eust esté amoureux ». M. Lacroix attache à ces mots une importance qui nous échappe, et il faut avouer qu’en fait de preuves il n’est pas difficile. — Il affirme la paternité de La Fontaine, sur ce que Lancelot, son éditeur en 1726, avait eu sous les yeux ses papiers ? D’abord les diverses suppositions de Jamet témoignent de son incertitude ; puis, si Lancelot était si bien fixé, pourquoi hésite-t-il entre Blot et La Fontaine ? Enfin, si le dernier avait écrit la Fameuse Comédienne, il aurait eu la pudeur et l’esprit de ne pas en garder le double. — Il trouve une analogie de style entre ce livre et les Amours de Psyché ? Cette ressemblance nous parait imaginaire : autant le style des Amours de Psyché et de La Fontaine en général est fleuri, soigné, vif ou grandiose, aimable ou pétillant, selon que le poëte s’abandonne à la rêverie, à quelque satire anodine, au spectacle de la majesté ou de la grâce dans la nature ; autant celui du libelle est sobre, concis et parfois négligé. C’est une œuvre réaliste, positiviste, qui rappelle le genre de Furetière. Chez La Fontaine, tout est court, excepté le badinage ; ce n’est pas lui qui aurait eu la patience d’écrire, à froid, cet implacable réquisitoire de soixante pages. Une autre remarque, c’est qu’en un tel sujet, il se serait appesanti davantage sur les endroits scabreux, qui sont esquivés par la Fameuse Comédienne ; il se serait livré à des descriptions malicieuses, au lieu de faire des récits brefs et crus. — Mais voyez, dit M. Lacroix, ces traits d’observation sur le caractère des femmes ; il avait fait à ce sujet une étude aussi fine que profonde ? En avait-il donc le monopole ? — M. Lacroix pense encore que « l’entretien de Molière et de Chapelle n’aurait pas laissé de traces aussi fidèles dans l’esprit léger de celui-ci » ? Mais Chapelle savait être un ami sérieux ; il l’a montré par son désespoir à la mort même de Molière. — Il ne doute pas que le pamphlet n’ait été écrit dans la société du Duc de Vendôme et du Prince de Conti, qui s’en divertissaient et qui y avaient peut-être un intérêt de vengeance particulières — « La Fontaine aura en même tems donné satisfaction à la Champmeslé en lui sacrifiant ses rivales de théâtre, non-seulement la Guérin, mais encore la Guyot, qui y est traitée de la manière la plus cruelle ? Si La Fontaine avait écrit « sous la dictée » de Mme de Champmeslé, il eût fait le panégyrique de cette actrice : loin de là, son nom n’est pas même prononcé. Quant à Mlle Guyot, non-seulement elle n’est pas traitée de la manière la plus cruelle[3], mais il n’y a rien qu’à son avantage. — La Fontaine était en relation d’affaires avec les libraires de La Haye, d’Amsterdam et de Liège ? N’y avait-il que lui ? La Hollande était l’officine générale des pamphlets sous l’ancienne monarchie. — « L’ouvrage a été réimprimé, en 1690, à Dombes, c’est-à-dire dans l’imprimerie particulière du Duc du Maine, à Trévoux. » — cette imprimerie n’a été fondée qu’en 1695 — « si cette rubrique de Dombes n’est pas une allusion satirique à l’intrigue amoureuse de la Béjart avec le Duc de Lauzun, qui venait alors d’épouser secrètement Mlle de Montpensier, souveraine de Dombes ? Elle ne l’était plus depuis 1682, et d’ailleurs, l’allusion eût été bien tirée de longueur. — La Fontaine aurait corrigé l’édition de 1690 ? Il suffit d’en lire trois pages pour voir que c’est une caricature de l’édition princeps. Aurait-il, en outre, fait demeurer, à cette époque, la Comédie rue Mazarine, tandis que, depuis un an, elle avait émigré rue des Fosses-Saint-Germain-des-Prés ?

Ajoutons que M. P. Lacroix, ainsi que Barbier, ne semble pas connaître l’édition de 1697.

On voit combien toutes ces hypothèses sont dénuées de fondement et diaprées d’erreurs matérielles. Mais l’attribution du livre à La Fontaine aurait dû rencontrer chez le savant Doyen des érudits une répulsion dont l’absence ne se justifie que par la force des idées préconçues. Quand même les argumens qu’il apporte eussent été plus nombreux et moins invraisemblables, comment n’a-t-il point vu qu’ils sont anéantis par les preuves morales, les plus péremptoires ? Est-ce qu’avant les découvertes de M. Eud. Soulié, qui ont éclairé d’un jour si précis la vie privée de Molière, on en devinait moins le sublime caractère du grand comique ? En vérité, M. P. Lacroix a tort de se moquer de Beffara. La Fontaine pouvait, comme tous les amis de Molière, « mépriser et haïr » la veuve de ce dernier, mais le bonhomme avait l’âme trop délicate pour faire d’une femme, de la femme de son ami, quelque blâmable qu’elle fût, l’objet d’une attaque aussi virulente. Son scepticisme sur le sexe qu’il respecta dans ses plus doux, et qu’il ne laissa point d’aimer dans ses moins chastes représentants, ne fut jamais qu’un spirituel paradoxe. Et le passage odieux sur Molière, Baron et Bellegarde, si méchamment perfide, et deux ou trois infâmes paroles à double entente que nous laissons à découvrir, le bonhomme les aurait-il écrits ? Je sais que M. Lacroix s’en tire en croyant à une interpolation. Mais un libraire hollandais se la serait-il permise dans un ouvrage de La Fontaine ? — Pense-t-il, comme Bazin, qu’on peut attribuer ces calomnies à l’émigration protestante ? Mais les protestants auraient été les derniers à salir un homme qui avait avec eux le grief commun de la persécution religieuse. Comment aussi M. Lacroix expliquerait-il le maintien du passage dans l’édition de 1690, corrigée, d’après lui, par La Fontaine ?

Quant à Racine, compromis par Jamet, la réfutation est presque aussi facile que pour Blot. En 1687, ou même en 1684 — si l’on accepte l’existence d’une édition de 1685 — Racine était mort depuis longtems pour toutes questions mondaines et surtout pour les affaires de théâtre ; il expiait, dans le cloître de la famille, les crimes qu’il pensait avoir-commis, en composant Phèdre et Bajazet. Malgré sa méchanceté, que prouvent ses épigrammes et quelques traits de sa vie, je ne crois pas qu’il eût été capable d’écrire un livre aussi violent ; lui aussi y aurait eu la main plus délicate.

Quel peut donc être l’auteur de la Fameuse Comédienne ? Il est toujours périlleux de vouloir éclairer, au bout de deux siècles, des faits restés obscurs pour les contemporains ; tout ce qu’on peut, c’est de préserver certains noms. Examinons cependant en quoi le libelle est en défaut, la part de vérité qu’il renferme, et tâchons d’en fixer la provenance.

Commençons par les erreurs :

1° II avance que Mme Molière fut, à la même époque, la maîtresse de l’Abbé de Richelieu, du Comte de Guiche et du Comte de Lauzun. — Bazin affirme que le premier se trouvait alors en Hongrie et le second en Pologne. Nous acceptons ces alibis sans pouvoir en vérifier l’exactitude, Bazin ayant négligé d’en fournir le moyen. Quant au Duc de Bellegarde, que la Fameuse Comédienne mêle à une ignoble intrigue, le même écrivain prétend qu’il n’y avait, à cette époque, d’individu portant ce nom qu’un certain « Jean-Antoine Arnaud de Gondrin, Marquis de Montespan, qui se fit nommer par ses amis, et sans conséquence, Duc de Belle garde ; mais c’était alors un vieillard septuagénaire, retiré du monde, etc. » Soit pour Baron ; mais à l’égard de l’autre, ce ne serait là qu’une demi-preuve : Bazin connaissait mieux le xviie siècle que l’histoire contemporaine.

2° La Princesse d’Elide fut jouée à Chambord. — Elle le fut à Versailles, dans les fêtes de mai 1664, et à Fontainebleau, en juillet. C’est le 9 novembre qu’on en commença les représentations à Paris. Ce qui a pu, du reste, établir une confusion dans l’esprit de l’auteur, quand il écrivait, en 1687, vingt-trois ans plus tard, c’est le nombre des fêtes qu’on donna, vers cette époque, dans tous les châteaux royaux et princiers.

3° « Lauzun connoissoit le Comte de Guiche pour un homme qui comptoit pour peu de bonne fortune d’estre aimé des Dames. » Notre auteur est le seul de son opinion ; l’amour de Guiche pour la célèbre Madame suffit à lui donner un démenti formel.

Quant à la liaison de Molière et de Baron, et aux amours de ce dernier avec la femme de son maître, ce sont deux mensonges voulus que nous ne mettons pas au compte de l’ignorance. Remarquons à ce sujet que l’auteur du libelle feint d’ignorer le premier séjour de Baron chez Molière (1665 à 1666), qui explique le second[4], et que, parmi les griefs de Madame Molière contre son époux, il omet celui qui eût amnistié sa conduite, s’il eût été légitime.

4° « La Chasteauneuf, femme du portier qui ouvre présentement les loges à l’Hostel de Guénégaud. » — Du portier ? il y en avait plusieurs. C’étaient non pas des gens préposés aux portes — affaire du concierge — mais des espèces de Suisses, de spadassins, qui dégainaient, à l’occasion, contre les perturbateurs. Quand l’émeute des Mousquetaires eût provoqué de la part du Roi des mesures d’ordre, les portiers furent remplacés par des soldats et employés autrement. Le mari de la Chasteauneuf devint sans doute un des quatre ou cinq ouvreurs de loges. (M. Lacroix double cette erreur d’une seconde, en écrivant « la Chasteauneuf, femme du portier, qui… » Cette ponctuation ferait croire que la Chasteauneuf était ouvreuse de loges : il n’y en avait point.

5° « La mère de la Molière fut si désolée de ce mauvais ménage qu’elle tomba malade et mourut peu de tems après. » — Ce fut le 17 février 1672. Or, les amis de Molière et d’Armande avaient ménagé une réconciliation entre eux, à la fin de 1671. C’était donc, moins que jamais, le cas pour Madeleine de mourir de chagrin.

6° Quant à la mort de Molière, le récit qu’en fait le libelle est inexact. L’unique témoin, capable de fournir tous les renseignemens à cet égard, est Baron, qui ne quitta point son maître de la journée et resta seul avec lui, avant et après la représentation du 17 février. C’est donc le récit de Grimarest, ami de Baron, qu’on doit accepter de préférence à tout autre.

7° Parmi les acteurs qui abandonnent la troupe de Molière, après la mort de son chef, la Fameuse Comédienne omet Beauval. Mais cet oubli n’est pas grave. Beauval, ex-moucheur de chandelles, n’avait obtenu un emploi très-secondaire qu’en considération du talent de sa femme.

8° Dans les reproches que Mademoiselle Guyot fait à Guérin, elle lui dit : « qu’il avoit apparemment oublié toutes les obligations qu’il luy avoit, pour en user d’une manière si impertinente ; luy qui luy estoit redevable de sa fortune, puisqu’il devoit estre persuadé qu’on ne se seroit jamais avisé d’aller rechercher une figure comme la sienne dans le fond d’une province, sans le refus qu’elle avoit fait d’entrer dans la troupe, si on ne l’y recevoit aussy… » Ce passage contient deux allégations fausses. Lorsque Guérin et sa maîtresse passèrent, au milieu de 1673 — probablement à l’ouverture, le 9 juillet — à Guénégaud, le premier n’était pas dans le fond d’une province ; il faisait partie, depuis la fin de 1672 ou le commencement de 1673, du Marais, où la seconde arriva quelque tems après lui, en mai. De plus, contrairement à ce qu’en dit le libelle, Guérin était fort bon acteur, Mademoiselle Guyot fort mauvaise actrice, et celui des deux qui avait pu remorquer l’autre n’était pas celle-ci.

9° « La Guyot qui avoit esté appelée dans la troupe avec Guérin, qu’elle aimoit depuis cinq ans. » — Il est difficile de savoir si l’auteur fait dater ces cinq ans de l’engagement des deux comédiens en 1673, ou de l’époque à laquelle il est arrivé dans son récit (fin 1674, au plus tard). N’importe, tous les historiens du Théâtre Français font dater la connaissance de Guérin et de Mademoiselle Guyot de l’arrivée de celle-ci au Marais (mai 1673). Le libelle présente donc ou une erreur ou une révélation. Nous reviendrons sur ce point.

10° « La Ledoux et la Tourelle furent punies devant l’Hostel de Guénégaud. » — Ceci n’est point vrai : il n’y eut de fouettée que l’entremetteuse. Beffara a retrouvé la plupart des documens judiciaires relatifs à ce procès, et M. Taschereau les a transcrits dans les notes de sa Vie de Molière (Edit. 1844, p 262 et seq.).

Une sentence du Châtelet, du 17 septembre 1675, condamna le Président Lescot « de faire sa déclaration au greffe, en présence de ladite Molière et de quatre personnes telles qu’elle voudroit choisir que, par méprise et inadvertance, il auroit usé de voie de fait contre elle et tenu des discours injurieux mentionnés au procès, l’ayant prise pour une autre personne, de laquelle déclaration seroit délivré acte à ladite de Molière, et justice, sieur Lescot condamné en dommages et intérêts liquidés à la somme de 200 livres et aux dépens à son égard ; » les deux femmes furent « pour réparation de quoi condamnées d’être fustigées, nues, de verges, au-devant de la principale porte du Châtelet et devant la maison de ladite Molière. Ce fait, bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomte de Paris ; enjoint à elles de garder leur ban à peine de la hart, et solidairement en 20 livres d’amende envers le Roi, 100 livres de réparations civiles, dommages et intérêts envers ladite Molière, et aux dépens… » La Tourelle s’échappa. Ce fut, selon toute probabilité, Lescot qui, par son influence auprès de ses confrères, lui en procura les moyens[5] : en somme, il le lui devait bien. La Ledoux appela de la sentence, qui fut confirmée, le 17 octobre, par un arrêt du Parlement, et exécutée.

11° « Punies devant l’Hostel de Guénégaud, où loge la Molière. » — Madame Molière ne logeait pas précisément à l’Hostel de Guénégaud. Ce théâtre, que Sourdéac avait construit fort profond pour ses jeux de machines, occupait le n° 42 actuel de la rue Mazarine et allait jusqu’à la rue de Seine dans laquelle il avait issue[6]. Lorsque les Comédiens l’achetèrent, en 1673, Madame Molière, comme femme de l’ancien directeur, exerça pendant quelques années une sorte de décanat, au moins tacitement reconnu, quoique la troupe fût en société. À ce titre, elle loua, le 16 août 1673, par bail de six ans, avec Aubry et Geneviève Béjart, l’Hôtel d’Arras, rue de Seine[7], en se réservant « le droit d’ouvrir une porte sur la montée du corps de logis de derrière pour avoir communication au théâtre. » Le bail devait donc durer jusqu’au 16 août 1679 ; et Madame Molière habitait rue de Seine en 1675, date de l’affaire la Tourelle[8]. C’est donc rue de Seine, et non devant l’Hostel de Guénégaud, que la Ledoux a dû être fouettée, puisque l’acte précité porte « devant la maison de ladite Molière. » D’un autre côté, ces exécutions avaient ordinairement lieu dans les carrefours, afin qu’elles eussent plus de spectateurs ; puis le Théâtre même put être considéré comme le théâtre officiel du délit ; enfin le carrefour de Guénégaud était plus rapproché que la rue de Seine du Châtelet, d’où les exécuteurs partirent. On ne peut donc affirmer que, sur ce point, le libelle se trompe.

12° « Et pour toutes intrigues, elle en est réduite à un certain Aubry qui demeure au mesme logis ; il a mis si bon ordre à sa conduite qu’elle n’oseroit voir personne que par sa permission. » — Ce passage contient deux perfides insinuations : il laisse ignorer ce qu’était Aubry et ne dit point la nature des intrigues qu’il pouvait avoir avec Madame Guérin. Aubry n’était rien moins que Jean-Baptiste Aubry des Carrières — nom qu’il avait pris de son métier — Maître Paveur des Bâtimens du Roi, second mari de Geneviève Béjart (Mademoiselle Hervé), qu’il épousa le 19 septembre 1672. Pris sur le tard de la passion d’écrire, il fit deux tragédies, Démétrius, représenté le 10 juin 1689 et Agathocle, le 10 mai 1690. Il habita l’Hôtel d’Arras, qu’il avait loué avec Madame Molière, à partir du 16 août 1673 ; sa femme y mourut le 3 juillet 1675. Il se remaria avant sa belle-sœur, c’est-à-dire avant le 31 mai 1677. Or, pour que les assertions de la Fameuse Comédienne fussent vraies, il faudrait qu’Aubry eût conservé, après son second mariage et l’expiration du bail de l’Hôtel d’Arras[9], une demeure commune avec Madame Molière devenue Madame Guérin, de 1679 à 1687, et que cet homme, qui avait une grande réputation d’honorabilité, eut accepté le rôle odieux de gardien du sérail que lui prête, au moins, le pamphlet.

13° Les frères Parfaict, dans leur article sur le fils de Guérin et de Madame Molière, qui leur a été, disent-ils, fourni presque tout entier par Grandval le père et Mademoiselle Desmares, font naître ce personnage en 1677 ou au commencement de 1678. Son père et sa mère s’étaient mariés le 31 mai 1677. La Fameuse Comédienne n’aurait donc pas complètement tort en signalant l’évidence de l’à-compte que Guérin et Madame Molière avaient pris sur les douceurs matrimoniales. Il est vrai que leur fils est appelé, dans l’acte de partage des biens de sa mère, le 29 novembre 1703 majeur de vingt-cinq ans ; mais, outre que cette qualification a le vague d’un minimum, on sait qu’à cette époque la justification légale de ce qu’on déclarait n’était pas strictement exigée. En tout cas, il y a certainement de l’exagération dans le rapport du libelle.

14° « Elle y passe une partie de l’année (dans sa maison de Meudon), c’est-à-dire les jours qu’elle ne joue pas, qui sont en assez grand nombre par l’inutilité dont elle est présentement dans la Troupe, où elle ne fait plus aucune figure depuis la jonction des deux troupes ; et sans les pièces de son mary elle ne paroistroit plus qu’avec désagrément. » — La Fameuse Comédienne profite habilement du petit nombre de rôles que Madame Molière a créés après la mort de son mari — de 1673 à 1694, année de son admission à la retraite, on n’en compte que six — pour en conclure à la négation de son talent. C’est absolument faux. Si Madame Molière n’a pas interprété beaucoup de rôles nouveaux, il ne faut l’attribuer qu’à sa nonchalance. Dans les années qui suivirent 1673, elle était omnipotente à la Comédie ; elle pouvait, à l’exemple de la plupart des actrices, accaparer tous les rôles qui lui auraient plu, quitte à les mal jouer, la preuve que son talent n’avait point diminué, c’est le succès qu’elle eut dans ces six créations et celui qu’elle ne cessa jamais d’obtenir dans son répertoire, ce que la Fameuse comédienne est obligée de reconnaître. Or, une actrice « inimitable » dans Célimène, dans Elmire ne pouvait être inférieure dans les pièces de Thomas Corneille. D’ailleurs les témoignages sur le jeu de Madame Molière ne manquent pas ; l’auteur de L’impromptu lui-même, Grandval le père, le Parisien (1682), les Entretiens galants (1681), de Visé en ont parlé avec admiration.

Voilà les points sur lesquels on peut convaincre d’erreur la Fameuse Comédienne. Nous n’avons, bien entendu, parlé que des faits controuvés ; quant aux jugemens, la partialité en est trop naturelle chez un ennemi pour qu’on songe a en tirer des indices. Par contre, tous les autres détails, et je parle des plus insignifiants, sont d’une exactitude absolue. Que faut-il en conclure touchant la paternité du livre ? L’attribuer à une comédienne ? Ces dames y sont, en général, durement traitées. Dans l’Avis du Libraire au Lecteur, fait, comme toujours, par l’auteur, on lit cette phrase : « Je suis persuadé qu’il n’y a point en France de Comédienne dont la vie ne puisse fournir autant de matière qu’il en faut pour faire de pareilles Histoires. » Ce n’est pas une actrice en renom qui a pu l’écrire ou la souffler.

Le libelle, en outre, contient à la fois, sur les affaires de théâtre, des mots qui en accusent une profonde expérience, et des naïvetés de provincial. — Attribuer ce livre à quelqu’un qui ne connaissait point la Cour ? Certainement, à ne voir que les énormes bévues signalées plus haut ; et cependant on y parle d’un fait qui a été confirmé par Saint-Simon et qui ne devait être connu que de l’entourage de Louis XIV, l’horreur de ce monarque pour le vice de César. — À un ennemi de Molière ? À coup sûr, l’homme y est affreusement calomnié, mais on y présente l’écrivain comme un des plus grands de son siècle. — La date même de ce pamphlet est une énigme. En 1688, les querelles littéraires, philosophiques et théâtrales soulevées par Molière étaient depuis longtems éteintes, et l’admiration unanime respectait le souvenir de ce grand homme à qui ses anciens ennemis rendaient un hommage éclatant. De même pour sa femme : elle avait pris, depuis dix ans, sa retraite comme coquette, en attendant qu’elle la prît comme grande coquette. Rien n’expliquait donc la froide violence de ce livre qui déroute à chaque pas la critique et pousse la singularité jusqu’à se montrer impartial. — Voir les éloges qu’il décerne à Mme Molière sur sa conduite à la mort de son mari, sur son jeu dans la Princesse d’Elide, dans Circé et dans son répertoire.

Si l’on avait le droit de hasarder une conjecture quand on ne peut l’appuyer d’aucune preuve incontestable, nous ferions observer qu’une des personnes les moins attaquées dans la Fameuse Comédienne est Mademoiselle Guyot[10]. Nous ne remarquons, ainsi que nous l’avons dit, à son adresse qu’une phrase nettement désagréable ; encore Guérin en endosse-t-il la moitié, tandis que d’autres en dégagent complètement Mademoiselle Guyot. Notons aussi quelques phrases ambiguës, comme « Guérin qu’elle aimoit… de la plus belle passion dont elle soit capable, » ce qui peut s’appliquer à une femme simplement blasée ; comme le quatrain final, qui ne peut faire allusion aux méfaits de Mademoiselle Guyot, en qualité de contrôleuse de la recette à la Comédie, puisqu’on ne s’en aperçut que par son testament, en juillet 1691. Ne pourrait-on, d’ailleurs, voir dans ces coups d’épingle, à les supposer franchement donnés, et dans quelques altérations de la vérité, un raffinement de ruse à l’effet de mieux dérouter les recherches ? Ces falsifications étaient nécessaires en 1688, et devaient constituer, en faveur de Mademoiselle Guyot, le principal argument de sa défense, en cas de soupçon. Toujours est-il que la Fameuse Comédienne, qui est avare de louanges, appelle cette actrice « une des plus jolies femmes du monde ». Remarquons encore que son talent y est considérablement surfait ; que la peinture de Guérin porte la marque d’un ressentiment amoureux ; qu’on parle de ce comédien, des plus petits détails de son existence, comme si l’on avait vécu longtems avec lui. À ce propos, rappelons ces mots du libelle qui, s’ils ne renferment pas une erreur, révèlent — et c’est notre avis — un détail ignoré, à savoir que la liaison de Guérin et de Mademoiselle Guyot ne daterait pas de l’arrivée de celle-ci au Marais, mais de quatre ou cinq années auparavant, lorsqu’ils étaient probablement tous deux en province, dans la même troupe, que Guérin aura quittée pour venir à Paris, en n’appelant sa maîtresse qu’après lui avoir assuré un engagement.

Remarquons toujours que l’intérieur de Madame Molière ne semble pas moins connu de l’auteur que celui de Guérin ; qu’on rapporte souvent des dialogues entre l’un de ces personnages et Mademoiselle Guyot ; que, notamment page 34, on rappelle une intervention de cette actrice, détail trop insignifiant pour n’être pas un excès voulu de minutieuse véridicité ; qu’une haine aussi acharnée n’était légitime que chez une seule personne, Mademoiselle Guyot ; enfin que l’on sait les affaires privées des Guérin aussi parfaitement que leurs faits et gestes publics, détails qui ont reçu des découvertes de M Eud. Soulié une évidente confirmation. De tout cela que faut-il conclure ? Que Mademoiselle Guyot, retirée en 1684, employa les momens de loisir que lui laissait son poste de comptable à la Comédie, à écrire le pamphlet, pour se venger de son amant et de celle qui le lui avait enlevé ? Je ne l’ose pas ; car je verrais une preuve morale s’élever contre moi : l’abandon de Mademoiselle Guyot par Guérin datait au moins de 1676, c’est-à-dire de onze années, et la vengeance n’aurait pas attendu si longtems chez une femme, surtout chez Mademoiselle Guyot, qui était une espèce d’amazone.

Faut-il soupçonner Chapelle ? Il était mort en 1686, ce qui, à moins d’une édition de 1685, clôt la discussion. Dans le cas opposé, nous répondrons qu’il était trop insouciant pour écrire un pamphlet, qu’il avait été l’intime ami de Molière, et qu’il continua de voir Madame Guérin jusqu’à sa mort. — La Chasteauneuf ? On ne sait absolument sur elle que ce qu’en dit la Fameuse Comédienne ; relativement à son mari, l’on hésite entre deux ou trois individus. La rupture entre cette femme et Madame Molière était bien ancienne (1674) ; puis, quoique cette intrigante de bas étage « eust assez veu le monde pour en pouvoir parler », aurait-elle été capable d’écrire une page comme la visite de Chapelle, qui ne serait pas indigne de Molière lui-même ou de l’auteur de Manon Lescaut ? L’aurait-elle fait écrire par son mari, si ce portier est le même que A.-P.-P. de Chasteauneuf, ancien comédien de Monsieur le Prince, qui fit jouer, en 1663, la Feinte mort de Pancrace, à Maëstricht, et qui avait conservé des relations en Hollande ? En tout cas, la Chasteauneuf a pu fournir bien des renseignemens sur Madame Molière, qu’elle avait connue très intimement et avec qui elle était brouillée.

Doit-on accuser une collaboration ? Nous avons déjà répondu que, dans ce cas, le secret eût probablement transpiré. Or, du vivant même des Guérin, nul soupçon ne fut émis.

Qu’est-ce maintenant que cette Madame Boudin que signale Dreux au Radier ? Une « comédienne de campagne » n’aurait pas écrit ce livre qui dénote une longue fréquentation des personnages et une étude faite sur place. D’un autre côté, si Madame Boudin eût séjourné si longtems à Paris, elle n’aurait pu figurer, jusqu’en 1673, qu’au Marais, à l’Hôtel de Bourgogne ou au Palais-Royal, les trois seuls théâtres qui existassent alors ; de 1673 à 1680, qu’à l’Hôtel de Bourgogne ou à Guénégaud ; et, à partir de 1680, qu’à la Comédie-Françoise, rue Mazarine. Or, nul registre, nul écrivain n’en fait mention, et l’on citait, à cette époque, les moindres comédiens, voire les gagistes qui tenaient parfois des rôles minimes.

Notre conclusion est donc que l’on ne peut attribuer à aucun personnage marquant ce livre, qui accuse cependant une main supérieure ; qu’il faut l’attribuer à La Fontaine moins qu’à tout autre, et que, parmi ceux qui ont été soupçonnés de l’avoir écrit ou d’y avoir eu part, c’est Mademoiselle Guyot, aidée peut-être de la Chasteauneuf, qui nous paraît la moins invraisemblable.

Contrairement à l’avis de M. P. Lacroix, l’édition de 1688 ne nous semble pas une pochade que termina celle de 1690. Une collation attentive des quatre que l’on possède aujourd’hui nous y a fait voir le texte pur, falsifié niaisement par les versions ultérieures. Nous reproduisons donc l’imprimé de 1688, en ayant soin d’éviter plusieurs fautes qui en dénaturent le sens, dans l’édition de la Bibliothèque Molièresque. Les seules modifications que nous nous soyons permises consistent à unifier l’orthographe qui, au xviie siècle, variait selon le personnel des imprimeries et l’âge des compositeurs, à rectifier la ponctuation et à multiplier les alinéas, deux choses fort négligées à cette époque.

Nous avons reproduit le titre de l’édition 1688 avec le fleuron Elzévirien. Quant au portrait de Madame Molière, sur le titre général, M. Rebel, qui nous a prêté l’appui de son talent, s’est inspiré de l’image la plus authentique de cette comédienne : portrait du tems, peint à l’huile, qui la représente dans le rôle de Dircé (1664). Il appartenait à Soleirol, et M. Hillemacher l’a gravé pour sa Galerie des portraits des comédiens de la troupe de Molière. Pour le second, l’on a reproduit un autre portrait de la collection Soleirol, gravé dans l’ouvrage de cet amateur, Molière et sa troupe ; il venait de Nîmes où Armande Béjart avait été élevée.

J. B.
  1. Leur texte est cependant conforme à l’édition dont il s’agit, sauf la suppression des passages violents et la substitution de Mademoiselle à la.
  2. Jamet parle, dans le premier cas, de l’édition s. l. n. d., et, dans le second, de l’édition 1697. Le sous-titre qu’il donne à l’une et l’autre est de pure fantaisie.
  3. La seule phrase qui soit désagréable pour elle est relative à son engagement et à celui de Guérin « faute de meilleurs acteurs. »
  4. « Il s’alla mettre en teste de s’attacher au jeune Baron… » C’est ce dernier qui écrivit à Molière, en 1670, pour le prier de le recevoir de nouveau.
  5. On le voit par l’enquête ouverte au sujet de cette évasion ; elle fut abandonnée peu de tems après, sans qu’on eût repris la fugitive.
  6. Le n° 44 de la rue Mazarine contenait les loges d’acteurs et les salles d’administration. La porte à colonnes, qu’on voit encore dans le passage du Pont-Neuf ; était l’entrée des artistes.
  7. N° 41. L’appartement de Mme Molière est celui du 1er étage, au fond de la cour.
  8. Un document transcrit par M. Eud. Soulié prouve qu’elle y demeurait encore le 16 mars 1677.
  9. Ou, du moins, après sa résiliation. Un autre document, que rapporte M. Eud. Soulié, le contrat de mariage de Guérin et de Mme Molière (29 mai 1677), dit que le premier demeurait avec sa mère, Cour du Palais, et la seconde aussi. Peut-être attribuait-on, dans ces actes, le même logis aux futurs époux ? Si nous acceptons la résiliation du bail de l’Hôtel d’Arras entre le 16 mars et le 29 mai 1677, il faut admettre qu’Aubry et sa deuxième femme sont allés demeurer avec les Guérin et Mme Guérin mère, ainsi probablement que Louis Béjart, co-locataire de l’Hôtel d’Arras, qui mourut seulement en 1678. C’est d’autant plus improbable que la profession des Guérin les retenait rue de Seine, et qu’à cet endroit le prix des loyers devait être beaucoup moins élevé que dans la Cour du Palais.
  10. Nous ne parlons point de la douce Debrie, qui y obtient un mot élogieux, mais qui était incapable de ruminer un pamphlet pendant vingt ans.