Librairie de France, édition ne varietur (p. 31-83).


I

Μαθήματα — Παθήματα



« Μαθήματα — Παθήματα » — Les vraies élémentaires. — La Douleur.

— Qu’est-ce que vous faites, en ce moment ?

— Je souffre.


Devant la glace de ma cabine, à la douche, quel émaciement ! Le drôle de petit vieux que je suis tout à coup devenu.

Sauté de quarante-cinq ans à soixante-cinq. Vingt ans que je n’ai pas vécus.

La douche — voisins de cabine : petit Espagnol, général russe. Maigreurs, regards fiévreux, épaules étriquées. M. B*** passion de l’absinthe.

Boursiers venant à la fin du jour.

Dans le fond, salle d’armes. Ayat et ses prévôts. Choderlos, le bâtonniste.

Savate. Boxe. M. de V*** (depuis des années, deux douches par jour) va tirer le poids, va se peser dans le fond.

Va-et-vient de la petite voiture.

Les étuves.

Ce M. B*** quelquefois dans la voiture, gras, chair blanche, apparence de santé ; d’autres fois, porté, soutenu, marchotant.

Bruits de la douche, voix sonores, et le cliquetis des épées dans le fond. Tristesse profonde que cela me cause, cette vie physique que je ne peux plus.

Pauvres oiseaux de nuit, battant les murs, les yeux ouverts sans voir…

Quel supplice de revenir de la douche par les Champs-Élysées, six heures, un beau jour, rangées de chaises.

La préoccupation de marcher droit, la peur d’être pris d’un de ces coups lancinants — qui me fixent sur place, ou me tordent, m’obligent à lever la jambe comme un rémouleur. C’est pourtant le chemin commode, le moins douloureux pour les pieds, car il faut que je marche.

Retour de la douche avec X***, un malade de la tête, que je réconforte — que je « frictionne » en chemin, pour le plaisir si humain de me faire de la chaleur à moi-même.

« Mal de voisin réconforte et même guérit ». Proverbe du Midi, le pays des malades.

« Le navire est engagé », dit-on dans la langue maritime. Il faudrait un mot de ce genre pour traduire la crise où je suis…

Le navire est engagé. Se relèvera-t-il ?

Mort du père. Veillée. Ensevelissement. Ce que j’ai vu, qui me revient, qui me hante.


Souvenir d’une première visite au Dr Guyon, rue de la Ville-l’Évêque. Il me sonde ; contraction de la vessie ; prostate un peu nerveuse, rien en somme. Et ce rien, c’était tout qui commençait : l’Invasion.

Prodromes très anciens. Douleurs singulières : grands sillons de flammes découpant et illuminant ma carcasse.

Rêve de la quille de bateau, si fine et douloureuse.

Brûlure des yeux. Douleur horrible des réverbérations.

Et aussi, dès ce temps-là, fourmillement des pieds, brûlure, sensibilité.

D’abord susceptibilité pour les bruits : pelle, pincettes près du foyer ; déchirement des coups de sonnettes ; montre : toile d’araignée dont le travail commence à quatre heures du matin.

Hyperesthésie de la peau, diminution du sommeil, puis crachements de sang.

« La cuirasse. » Les premières sensations que j’en ai eu. Étouffement d’abord, dressé sur mon lit, effaré.

Premiers temps du mal qui me tâte partout, choisit son terrain. Un moment les yeux ; mouches volantes ; diplopie ; puis les objets coupés en deux, la page d’un livre, les lettres d’un mot, lues à demi, tranchées comme avec une serpe ; coupure en croissant. J’attrape les lettres au vol d’un jambage.

Mes amis, je coule, je m’enfonce, atteint sous la flottaison. Mais le pavillon cloué au mât, feu de partout et toujours, même dans l’eau, l’agonie.

Tant pis pour les coups perdus et les gafouillades, je tire !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Visite à la petite maison, là-bas.

Depuis déjà longtemps, depuis le bromure, je n’avais pas eu recours à la morphine.

Passé là trois heures charmantes ; la piqûre ne m’a pas trop bouleversé, et toujours rendu bavard, extravasé. Toute cette fin de journée un peu roulante et comme absinthée.

Le soir, dîné avec Goncourt, causerie jusqu’après onze heures, l’esprit libre.

Mauvaise nuit, réveillé en sursaut à trois heures ; pas de douleurs, mais des nerfs et la peur de la douleur. J’ai dû reprendre du chloral — ça m’a fait 3 gr. 1/2 pour la nuit — et lire vingt minutes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis en ce moment avec le vieux Livingstone, au fond de l’Afrique, et la monotonie de cette marche sans fin, presque sans but, ces préoccupations perpétuelles de hauteur barométrique, de repas vagues, ce déroulement silencieux, inagité, de grands paysages, est vraiment pour moi une lecture merveilleuse.

Mon imagination ne demande presque plus rien au livre, qu’un cadre où elle puisse vaguer. — « Je fais trois trous de plus à ma ceinture et je me serre », dit le bon vieux fou, un jour de famine. Quel excellent voyageur j’aurais fait dans l’Afrique Centrale, moi, avec ma contraction des côtes, l’éternelle ceinture que je porte, des trous de douleur, le goût de manger à jamais perdu.

Bien singulière cette peur que me fait la douleur maintenant, du moins cette douleur-là. C’est supportable, et pourtant je ne peux pas la supporter. C’est un effroi ; et l’appel aux anesthésiques comme un cri au secours, un piaillement de femme avant le vrai danger.

La petite maison de la rue ***. J’y pense. Je me défends longtemps. Puis j’y vais. Soulagé même dès l’arrivée. Douceur. Jardin. Un merle qui chante.

Jambe fauchée. Sans douleur. Terreurs.

Forces perdues. Sur le boulevard Saint-Germain une voiture m’arrive dessus. Marionnette détraquée. (Une autre fois voulu courir après Zézé, dans une allée de Champrosay.)

La chaussée à traverser, quel effroi ! Plus d’yeux, l’impossibilité de courir, souvent même de presser le pas. Des terreurs d’octogénaire — les petites vieilles macabres des Fleurs du Mal.

Songes de suicide. — Rencontre de N*** et ce qu’il me dit, continuant ma pensée :… « Entre la première et la seconde côte ». (Strychnine.) — On n’a pas le droit.

Mémoire. Faiblesse.

Fugitif de mes impressions : une fumée sur un mur.

Effet des émotions vives : deux marches descendues chaque fois. On sent qu’on puise, à ces moments, au foyer même de la vie, qu’on attaque le capital, déjà si bas.

J’ai eu depuis un an cette impression très forte, à deux fois ; une surtout, et pour une cause si niaise, si basse, un stupide drame de domestiques à la campagne. Le duel Drumont-Meyer aussi.

Et chaque fois j’ai senti sur ma figure et par tout mon corps ce curieux creusement, ce travail au couteau, opéré sur mon triste personnage.

Duruy me disait avoir été frappé de cette décomposition de mes traits, sur le terrain, en pleine tragédie. Un creux qui reste.

De quoi est faite la bravoure d’un homme ? Voilà maintenant qu’en voiture les écarts d’une rosse de fiacre, un cocher pochard, me préoccupent et m’apeurent.

Depuis ma maladie, je ne peux plus voir se pencher à une fenêtre ma femme ni mes enfants. Et s’ils s’approchent d’un parapet, d’une rampe, tout de suite, tremblement de mes pieds, de mes mains. Angoisse ; pâleur. (Souvenir du Pont-du-Diable, près Villemagne.)

… Du jour où la Douleur est entrée dans ma vie…

Endroits où j’ai souffert. Soirée chez les Z***. L’homme au piano, chantant : « Gamahut, écoutez-moi donc ». Visages blafards, décolorés. Je cause sans savoir ce que je dis. Erré dans les salons. Rencontré Mme G*** malheureuse femme dont je sais les douloureux et lamentables dessous. Les femmes sont héroïques pour souffrir dans le monde, leur champ de bataille.

Tous les soirs, contracture des côtes atroce. Je lis, longtemps, assis sur mon lit — la seule position endurable ; pauvre vieux Don Quichotte blessé, à cul dans son armure, au pied d’un arbre.

Tout à fait l’armure, cruellement serrée sur les reins d’une boucle en acier — ardillons de braise, pointus comme des aiguilles. Puis le chloral, le « fin-fin » de ma cuiller dans le verre, et le repos.

Des mois que cette cuirasse me tient, que je n’ai pas pu me dégrafer, respirer.

Errant la nuit dans les corridors, j’entends sonner quatre heures à des tas de clochers, de pendules, proches ou lointains, et cela durant dix minutes.

Pourquoi pas la même heure pour tous ? Et les raisons m’en viennent en foule. Au résumé, nos vies sont très différentes les unes des autres, et les écarts de l’heure symbolisent cela.

La caserne voisine. Voix de santé, jeunes et fortes. Fenêtres allumées toute la nuit. Taches blanches au fond du couloir.

Ce que j’ai souffert hier soir — le talon et les côtes ! La torture… pas de mots pour rendre ça, il faut des cris.

D’abord, à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu’il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenir, impuissants ou menteurs.

Pas d’idée générale sur la douleur. Chaque patient fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle.

La morphine. Les effets sur moi. Les nausées s’accentuant.

Par moments, impossibilité d’écrire, tellement la main tremble, surtout quand je suis debout.

(Mort de Victor Hugo, signature au registre. Entouré, regardé — terrible. L’autre jour, au Crédit Lyonnais, rue Vivienne.)

L’intelligence toujours debout, mais la faculté de sentir qui s’émousse. Je ne suis plus bon comme j’étais.

Une ombre à côté de moi rassure ma marche, de même que je marche mieux près de quelqu’un.

Quelquefois je me demande si ce n’est pas aux inoculations de Pasteur que je devrais recourir, tellement je sens dans ces douleurs suraiguës, ces torsions, ces secouées furieuses, ces crispations de noyé, une analogie avec l’accès rabique. Oui, en haut de la maladie nerveuse, l’échelon suprême, son couronnement — la rage.

Nerveux, méchant depuis le matin. Et puis Julia me déchiffre un cahier de musique tzigane. Dehors, l’orage, grêle, tonnerre — détente.

Un moment humilié de me voir un simple baromètre, engainé de verre, gradué. Je me console en songeant que dans ce baromètre-là les influences atmosphériques déterminent autre chose qu’une montée de mercure. Tant d’idées m’affluent au cerveau, et j’ai découvert une ou deux petites lois humaines, — de celles qu’il vaut mieux garder pour soi.

Remis au travail doucement. Très content de l’état du cerveau. Des idées toujours, la formule assez commode aussi, mais — il me semble — plus de peine à coordonner. Peut-être aussi l’habitude perdue, car voilà six mois que l’usine chôme, et que les grandes cheminées ne tirent plus.

Comme nos désirs se bornent, à mesure que l’espace se rétrécit. Aujourd’hui, je n’en suis plus à désirer guérir — me maintenir seulement.

Si on m’avait dit ça l’année dernière.

L’action du bromure diminue comme dépression et perte de mémoire, malheureusement aussi comme moyen curatif.

Depuis quelque temps, après une nuit de bon sommeil au chloral, je m’éveille fatigué, nerveux, comme après mes anciennes insomnies.

Le maquillage par lourdes plaques du chloral.

Bercement divin des nuits de morphine, sans sommeil.

Réveil du jardin, le merle : dessin de son chant sur l’a pâleur de la vitre ; on dirait que c’est dessiné avec la pointe de son bec, ramagé !

Les soirs de morphine, effet du chloral. L’Érèbe, le flot noir, opaque, plus le sommeil à fleur de vie, le néant. Quel bain, quelles délices quand on entre là-dedans ! Se sentir pris, roulé.

Au matin, douleurs, morsures, mais le cerveau libre, peut-être affiné — ou reposé, simplement.

Essais de sommeil sans chloral. Paupières fermées. Des abîmes s’ouvrent à droite et à gauche. Dormettes de cinq minutes, angoissées de cauchemars en glissades, dégringolades — le vertige, l’abîme.

Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l’entourage. Tous s’y habitueront, excepté moi.

Conversations avec Charcot. Longtemps refusé de causer avec lui ; conversation qui m’effrayait. Savoir ce qu’il me dirait. « Je vous garde pour la fin. »

Belle intelligence, pas dédaigneuse du littérateur. Son observation : beaucoup d’analogie, je crois, avec la mienne.

Jolie causerie, un jour d’été, pendant un déjeuner avec Charcot tout seul. La race latine atteinte, brûlée par le soleil.

Oh ! ce soleil ! — Canne à sucre en fusion pour épine dorsale. Mais le Nord a l’alcool et se brûle avec.

Formes de la douleur.

Quelquefois, sous le pied, une coupure, fine. fine — un cheveu. Ou bien des coups de canif sous l’ongle de l’orteil. Le supplice des brodequins de bois aux chevilles. Des dents de rats très aiguës grignotant les doigts de pied.

Et dans tous ces maux, toujours l’impression de fusée qui monte, monte, pour éclater dans la tête en bouquet : « Processus », dit Charcot.

Douleurs intolérables au talon se calmant en changeant la jambe de place. Des heures, des moitiés de nuit passées mon talon dans la main.

Trois mois plus tard.

Je reprends mes douches. Douleur nouvelle et bizarre pendant qu’on me sèche et frictionne les jambes. C’est dans les tendons du cou — côté droit pour frictions à la jambe gauche et côté gauche pour la jambe droite. Une torture énervante, à crier.

La seringue chargée : antichambre du dentiste.

Sensation de la jambe qui échappe, glisse sans vie. Quelquefois aussi un jeté involontaire.

Tremblement de terre ou pont de navire secoué. Geste cliché, les jambes qui tricotent, les bras tendus cherchant un appui. Clichés du geste, si peu nombreux.

Toujours faire appel à sa volonté pour les choses les plus simples, les plus naturelles, marcher, se lever, s’asseoir, se tenir debout, quitter ou remettre un chapeau. Est-ce horrible ! Il n’y a que sur la pensée et son perpétuel mouvement que la volonté ne peut rien. — Ce serait pourtant si bon de s’arrêter ; mais non, l’araignée va, va, nuit et jour, sans trêve, seulement quelques heures, à coups de chloral. Car voilà des années et des années que Macbeth a tué le sommeil.

Douleur qui se glisse partout, dans ma vision, mes sensations, mes jugements ; c’est une infiltration.

Longue conversation avec Charcot.

C’est bien ce que je pensais. J’en ai pour la vie.

Cela ne m’a pas porté le coup que j’aurais dû attendre.

« De tous les instants de ma vie. » Je peux dater ma douleur comme Mlle de Lespinasse datait son amour.

Depuis que je sais que c’est pour toujours — un toujours pas très long, mon Dieu ! — Je m’installe et je prends de temps en temps ces notes avec la pointe d’un clou et quelques gouttes de mon sang sur les murailles du carcere duro.

Tout ce que je demande, c’est de ne pas changer de cachot, de ne pas descendre dans un des in pace que je connais, là-bas où il fait noir, où la pensée n’est plus.

Et pas une fois, ni chez le médecin, ni à la douche, ni dans les villes d’eau où la maladie se traite, son nom, son vrai nom prononcé, « maladie de la moelle » ! Les livres scientifiques même s’intitulent « Système nerveux » !

Il Crociato. Oui, c’était cela, cette nuit. Le supplice de la Croix, torsion des mains, des pieds, des genoux, les nerfs tendus, tiraillés à éclater. Et la corde rude sanglant le torse, et les coups de lance dans les côtes. Pour apaiser ma soif sur mes lèvres brûlées dont la peau s’enlevait, desséchée, encroûtée de fièvre, une cuillerée de bromure iodé, à goût de sel amer : c’était l’éponge trempée de vinaigre et de fiel.

Et j’imaginais une conversation de Jésus avec les deux Larrons sur la Douleur.

Plusieurs jours de calme. Sans doute les bromures et les belles chaleurs de cette fin de juin.

Cruelles heures au chevet de Julia… Rage de me sentir si cassé, si faible pour la soigner, mais toute ma pitié encore, toute ma tendresse toujours vivante, et mon aptitude à souffrir par le cœur, jusqu’au supplice… Et j’en suis bien content, malgré les terribles douleurs revenues aujourd’hui.

Analyse du sommeil par le chloral. — Fini, c’est une roche à pic, que je ne peux plus regrimper.

Par exemple, vingt minutes délicieuses, celles [43] qui coupent mes deux prises de chloral. Lecture que j’ai soin de choisir très élevée. — Lucidité singulière.

Deux jours de grandes souffrances.

Contraction du pied droit, avec fulgurations jusque dans les côtes. Tous les tiraillements de ficelles de l’homme-orchestre agitant ses instruments. Sur la route de Draveil, ficelles aux coudes, aux pieds… L’homme-orchestre de la douleur, c’est moi.

La vie du mal. Efforts ingénieux que fait la maladie pour vivre. On dit : « Laissez faire la nature. » Mais la mort est dans la nature autant que la vie. Durée et destruction se combattent en nous à forces égales. Comme adresse du mal à se propager, j’ai vu des choses étonnantes. Amours de deux poitrinaires, ardeur à s’accrocher. La maladie semble se dire : « Quelle belle greffe. » Et le produit morbide qui sortirait de là !

Le mot des infirmiers : « Une belle plaie… La plaie est magnifique. » — On croirait qu’ils parlent d’une fleur.

Hier soir, vers dix heures, une ou deux minutes d’angoisse atroce dans mon cabinet de travail. Assez calme, j’écrivais une lettre bête — page très blanche, toute la lumière d’une lampe anglaise concentrée dessus, et le cabinet, la table, plongés dans l’ombre.

Un domestique est entré, a posé un livre ou je ne sais quoi sur la table. J’ai relevé la tête, et, à partir de ce moment, j’ai perdu toute notion pendant deux ou trois minutes. Je devais avoir l’air bien stupide, car le domestique m’a expliqué, devant l’interrogation de ma face, ce qu’il était venu faire. Je n’ai pas compris ses paroles et ne me les rappelle plus.

L’horrible, c’était que je ne reconnaissais pas mon cabinet : je savais que j’y étais, mais j’avais perdu le sens de son endroit. J’ai dû me lever, m’orienter, tâter la bibliothèque, les portes, me dire : « C’est par là qu’on est entré ».

Peu à peu, mon esprit s’est rouvert, les facultés remises en place. Mais je me rappelle l’aiguë sensation de blancheur de la lettre que j’écrivais, rayonnant sur la table toute noire.

Effet d’hypnotisme et de fatigue.

Ce matin, écrivant en hâte ceci, je me rappelle qu’il y a deux ans, en voiture, après avoir fermé les yeux quelques instants, je me suis trouvé tout à coup sur des quais illuminés, dans un Paris que je ne connaissais pas. Tout le corps hors de la portière, je cherchais, regardant la rivière, l’alignement des maisons grises en face, et une sueur de peur m’inondait. Brusquement, au tournant d’un pont, reconnu le Palais de Justice, le quai des Orfèvres, et le mauvais rêve s’est dissipé.

Nervosisme. Impossible d’écrire une enveloppe que je sais vue, regardée de tous, et je peux guider ma plume à mon gré dans l’intimité d’un carnet de notes.

Modification de l’écriture…

Cette nuit, la douleur en petit oiseau-pück sautillant ici, là, poursuivi par la piqûre ; sur tous les membres de mon corps, à la fourche des articulations ; manqué, toujours manqué, et de plus en plus aigu.

Deux ou trois exemples où la morphine est vaincue par l’antipyrine. Fulgurations dans le pied, muscles broyés par un camion, coups de lance dans le petit doigt.

Épigraphe : Dictante dolore.

Dans ma pauvre carcasse creusée, vidée par l’anémie, la douleur retentit comme la voix dans un logis sans meubles ni tentures. Des jours, de longs jours où il n’y a plus rien de vivant en moi que le souffrir.

Après avoir beaucoup usé d’acétanilide, — bleuissement des lèvres, anéantissement du moi assommé — je viens de faire toute une année d’antipyrine. Deux ou trois grammes par jour. Tous les huit à dix jours, morphine à petites doses. Sans joie, l’antipyrine, et depuis quelque temps d’une action cruelle sur l’estomac et les intestins.


La suspension. Appareil de Seyre.

Sinistres, le soir, chez Keller, ces pendaisons de pauvres ataxiques. Le Russe qu’on pend assis. Deux frères ; le petit noiraud gigotant.

Je reste jusqu’à quatre minutes en l’air, dont deux soutenu seulement par la mâchoire. Douleur aux dents. Puis, en descendant, quand on me détache, horrible malaise dans la région dorsale et dans la nuque, comme si toute ma moelle se fondait. Je suis obligé de m’accroupir et me redresser peu à peu, à mesure — me semble-t-il — que la moelle étirée reprend sa place.

Nul effet curatif sensible.

Treize suspensions. Puis crachements de sang que j’attribue à la fatigue congestionnante du traitement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout fuit… La nuit m’enveloppe…

Adieu, femme, enfants, les miens, choses de mon cœur…

Adieu, moi, cher moi, si voilé, si trouble…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au lit. Dysenterie. Deux piqûres de morphine par jour, environ vingt degrés. Depuis, impossible de m’en déshabituer. Mon estomac s’acclimate un peu ; à cinq, six gouttes, je ne vomis plus, mais je ne peux plus manger. Obligé de continuer le chloral.

Morphine prise auparavant, sommeil très bon. Si piqûre dans la nuit, après le chloral, sommeil interrompu, fini jusqu’au matin. Agitation, toutes les idées en rumeur, succession frénétique d’images, de projets, sujets — lanterne magique. Le lendemain, fumée dans la tête, disposition au tremblement.

Chaque piqûre interrompt la douleur pour trois ou quatre heures. Après viennent les « guêpes », ardillonnements ça et là précédant la douleur cruelle, installée.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Stupeur et joie de trouver des êtres qui souffrent comme vous. Duchesne de Boulogne venant réveiller le vieux Privat un soir : « Tous ataxiques ! »

L’histoire de X*** m’apparaît aujourd’hui dans tout son navrement. Ténèbres où il a vécu, avec ce mal de la moelle qui le tenaillait déjà, qu’il traînait partout sans que personne, dans ce temps-là, y comprît rien. « Oh ! ce X*** », disait-on, « malade imaginaire ». Risée de tous les siens avec son clystère, son pot d’eau de guimauve, etc.

S*** prétend que le bromure l’apaise, le rend raisonnable, ratiocineur, le tourne au Prudhomme.

La vie de son père, mangeant debout, toujours en marche, picorant ça et là des assiettes posées tout autour de la salle à manger.

X*** et son malade, que je rencontrais à la gare. Tous les diagnostics. Figure de cet homme si riche. Poignées qu’il a fait mettre chez lui, sorte de balustrade, de rampe, où il s’accroche quand la crise le prend. Dort debout, comme un cheval devant sa mangeoire.

Bien pensé à cet homme-là en écrivant L’Évangéliste, associant cette image d’un être avec le paysage de rails, train qui arrive, express, maison de D*** R*** qu’on apercevait.

X*** me parle de son beau-père. La fille, huit ans près du malade, veillant nuit et jour, le lavant, le retournant ; ongles des pieds et des mains, etc. Donné sa vie à ça. Il meurt avec un petit cri. Stupeur de la pauvre femme devant ce peu, ce rien de vie qui finissait tout de même. « Elle ne va donc pas fermer la bouche », pensait X***, agacé. Dernière toilette, et puis c’est fini. Seule dans la vie maintenant, ne sachant à quoi se prendre, qui aimer, qui soigner. Prisonnier sorti de Melun, après une longue incarcération, et qui se retrouve dans la rue.

Lu La Maladie à Paris, de Xavier Aubryet. Souffert quatre ans. Tortures de boulevard. Générosité de Brébant ; charités de la Maison d’Or. Piqûres de morphine. Cul-de-jatte.

Très catholique : « Je n’ai que ça… Laissez-moi, mon Dieu !… »

Soigné à la fin par une vivandière qui le terrifiait. Rosserie de Claudin.

Les mains crispées, utiles encore. Aveugle à la fin. Mort à tâtons. Vives douleurs.

Xavier Aubryet s’indignant que l’on ne s’occupe pas de lui. (Moi, je voudrais être seul, un an, à la campagne ; ne voir personne que ma femme. Et les enfants venant tous les huit jours.)

La Madeleine, au moins, s’est caché.

Fini dans le Midi, près de Carpentras ; campagne chez sa sœur.

Pense un jour au Café Riche, une couverture sur ses genoux — regard désespéré sur le boulevard, qui l’avait tué, qui avait tué Aubryet.

La table du Café Riche en face celle du Café Anglais. Torture cérébrale.

Journée à Auteuil. Jardin plein de rosés, où me poursuit, dans le doux soleil et l’odeur des fleurs cuites, l’image du pauvre Jules, hébété sous son chapeau de paille, « dans les espaces vides. »

Jules de Goncourt et Baudelaire. Maladies de gens de lettres. L’aphasie.

Préoccupé depuis un mois de la fin du monde dont j’ai eu une précise vision, je lis que Baudelaire, dans les derniers temps de sa vie pensante, était hanté par cette même idée de livre. L’aphasie est venue peu après…

À joindre Léopardi à la liste des aînés, des sosies de ma douleur.

Le grand Flaubert, comme il peinait à la quête des mots ! N’est-ce pas l’énorme quantité de bromure qu’il absorbait qui lui faisait le dictionnaire si rebelle ?

J’ai donné à mon fils pour sujet de thèse : la névrose de Pascal.

Un soir, onze heures, lumières éteintes, maison couchée, on frappe. — « C’est moi. » X*** s’assied pour une minute, reste deux heures. Belles confidences sur la manie du suicide qui l’habite. Son frère aîné, son grand-père, etc. Histoire d’O. X***. Haine contre le frère. Le mal nerveux d’O*** dans la tête. Jambes attaquées aussi. Je connais cette roideur automatique, engainée.

Henri Heine me préoccupe beaucoup. Maladie que je sens semblable à la mienne.

Je me demande si, parmi mes sosies en douleur du passé, Jean-Jacques ne devrait pas prendre place, si sa maladie de vessie n’était pas, comme il arrive souvent, prodrome et annexe de la maladie de la moelle.

Morphine.

Anesthésique que rien ne remplace.

Colère imbécile qu’il suscite.

Mais est-ce que l’opium n’était pas là auparavant ? Benjamin Constant, Mme de Staël en abusaient. Je vois dans la correspondance d’Henri Heine qu’il en prenait tous les jours à forte dose. Curieuse à suivre dans ses trois volumes de lettres, toutes d’affaires, la maladie du poète commençant par des névralgies dans la tête, « tout jeune », puis, huit ans de lit et de tortures.

Si j’écrivais un éloge de la morphine, je parlerais de la petite maison de la rue *** .

Hélas ! fini maintenant. Parti, mon vieux compagnon, celui qui me faisait mes piqûres.

Sensation profonde quand j’ai vu sa montre qu’on m’apportait près de mon lit, sa seringue Pravaz, sa pierre à aiguiser, ses aiguilles qui, tout à coup, m’ont semblé s’animer, grouiller, sangsues venimeuses, dards vivants — de crotales et d’aspics — corbeille de figues de Cléopâtre.

Elle serait belle à écrire, cette vie enclose, sans trop vives douleurs, presque toujours au lit depuis des années. Livres, revues, journaux, un peu de peinture. Et la montre dans son boîtier régularisant cette existence immobile et menue.

Il y tenait, à cette vie. Une seule peur : l’angoisse du mauvais passage.

Pauvre ami. C’est fait, maintenant.

Habile façon dont la mort fauche, fait ses coupes, mais seulement des coupes sombres. Les générations ne tombent pas d’un coup ; ce serait trop triste, trop visible. Par bribes. Le pré attaqué de plusieurs côtés à la fois. Un jour, l’un ; l’autre, quelque temps après ; il faut de la réflexion, un regard autour de soi pour se rendre compte du vide fait, de la vaste tuerie contemporaine.

Ah ! qu’il faille tant de fois mourir avant de mourir…


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux ans et demi sans notes.

J’ai travaillé. J’ai souffert.

Découragement. Lassitude.

Toujours même chanson ; des douches ; Lamalou.

Depuis l’année dernière, des troubles dans les jambes. Impossibilité de descendre un escalier sans rampe, de marcher sur des parquets cirés. Parfois je perds le sentiment d’une partie de mon être — tout le bas ; mes jambes s’embrouillent.

Changement d’état : marcher mal. Ne plus marcher.

Longtemps j’ai eu l’effroi de la petite voiture, je l’entendais venir, rouler. J’y songe moins à cette heure, et sans l’épouvante des premiers jours. Il est rare qu’on souffre, paraît-il, quand on en est là… Ne plus souffrir…

Piqûre de morphine. Plusieurs fois faite à un certain endroit de la jambe : picotement suivi d’une insupportable brûlure dans le dos, le haut du torse, à la face, aux mains. Sensation sous-cutanée, sans doute superficielle mais terrorisante : on sent l’apoplexie au bout.

Écrit pendant l’une de ces crises.

Imbéciles qui supposent que je suis venu à Venise pour être quelques instants l’hôte de l’Empereur d’Allemagne.

Comme si la douleur n’était pas la plus despotique, la plus jalouse des hôtesses impériales.

Je voudrais vivre terré comme une taupe, seul, seul.

Ô ma douleur, sois tout pour moi. Les pays dont tu me prives, que mes yeux les trouvent dans toi. Sois ma philosophie, sois ma science.

Montaigne, vieil ami ; plaint surtout les douleurs physiques.

Croissance morale et intellectuelle par la douleur, mais jusqu’à un certain point.

Don Juan blessé, amputé. Ce serait un beau drame à écrire. Lui qui « les connaît toutes », le montrer soupçonneux, rongé, se traînant sur ses pilons pour écouter aux portes, saignant, lâche, furibond, en larmes.

La sensation mythologique, l’insensibilisation et le durcissement du torse étreint dans une gaine de bois ou de pierre, et le malade, à mesure que la paralysie monte, se changeant peu à peu en arbre, en rocher, comme une nymphe des métamorphoses.

La lutte, ce qu’il y a de plus affreux.

Au moins, le jour où il n’y a plus moyen de bouger…

Effet de morphine.

Réveil dans la nuit, avec le seul sentiment d’être. Mais l’endroit, l’heure, l’identité d’un moi quelconque, absolument perdus.

Aucune notion.

Sensation de cécité morale extraordinaire.

Indirection des mouvements dans la nuit.

Première partie : enfermé.

Désiré la prison pour crier : m’y voilà.

Immobile !

Et ensuite ?…

C’est cette aggravation de peine qui fait le terrible.

I me nomme son exécuteur testamentaire par une affectueuse attention, pour me faire croire que je vivrai plus longtemps que lu.

Le prisonnier voit la liberté plus belle qu’elle n’est.

Le malade se représente la santé comme une source de joies ineffables — ce qui n’est pas.

Tout ce qui nous manque est le divin.

Impossibilité de descendre seul mon perron de Champrosay, pas plus que celui de Goncourt. Ô Pascal !

La douleur à la campagne : voile sur l’horizon. Ces routes, ces jolis tournants n’éveillent que l’idée de fuite. S’évader, échapper au mal.

Une de mes privations, ne plus faire l’aumône. Joies que celle-ci m’a causées. L’homme — main fiévreuse — cent sous dedans tout à coup.

Stérilité. Le seul mot qui puisse rendre à peu près l’horrible état de stagnation où tombe par moment l’intelligence d’un esprit. C’est le « sans foi, sans effusion » des âmes croyantes. — La note que je jette ici, inexpressive et sourde, ne parle que pour moi, écrite dans un de ces cruels malaises.

Écritures de toute ma vie, depuis des écritures de camarades de collège jusqu’aux petits hiéroglyphes de mon père et sa « Louis XIV commerciale » — tout cela défilant, tournoyant en gyroscope toute une moitié de la nuit. J’en étais brisé ce matin… La fin approche.

Obstination des mains à se recroqueviller au matin sur le drap, comme des feuilles mortes, sans sève.

Vision de Jésus en croix, au matin sur le Golgotha. L’humanité. Cris.

Ce matin, sensations émoussées, comme au lendemain de lourds excès. Effet des mêmes anesthésiques trop longtemps employés.

Je voudrais que mon prochain livre ne fût pas trop cruel. J’ai eu la dernière fois le sentiment que j’étais allé trop loin. Pauvres humains ! il ne faut pas tout leur dire, leur donner mon expérience, ma fin de vie douloureuse et savante. Traiter l’humanité en malade, dosages, ménagements ; faisons aimer le médecin au lieu de jouer au brutal et dur charcuteur.

Et ce prochain livre qui serait tendre et bon, indulgent, j’aurais un grand mérite à l’écrire, car je souffre beaucoup. Fierté de ne pas imposer aux autres la mauvaise humeur et les injustices sombres de ma souffrance.

De temps en temps, un souvenir de vie active, d’époques heureuses. Par exemple, les corailleurs napolitains le soir, dans les roches. Le plein du bonheur physique.

Retour à l’enfance. — Pour atteindre ce fauteuil, traverser ce corridor ciré, autant d’efforts et d’ingéniosité que Stanley dans une forêt d’Afrique.

Ma détresse est grande et j’écris en pleurant.

Se dire qu’on pourrait peser, un jour, mettre en fuite…

Effroi. Cœur serré. Contact avec la vie si dure, depuis mon isolement dans la douleur.

Blessure, blessure d’orgueil de ceux qui nous aiment.

Ô puissance de la présence réelle ! Depuis que je ne marche plus, qu’on ne me voit plus, j’ai appris à mes dépens à la connaître.

Le passage du Carcere duro au dursisimo.

Terreurs et désespoirs du début, et, peu à peu, comme le corps, l’esprit, s’accommodent de ce sinistre état.

Voir les dialogues de Léopardi, Le Tasse en prison, etc.

Existence finie qui n’est plus dans la vie que par le Roman — c’est-à-dire par la vie des autres.

L’antagonisme, c’est la vie.

Lutter contre les volontés mauvaises, écueils mouvants qui crèvent le navire sous la flottaison.

Je ne sais qu’une chose, crier à mes enfants « Vive la Vie ! ». Déchiré de maux comme je suis, c’est dur.

Mes amis, je coule, je m’enfonce, atteint sous la flottaison. Mais le pavillon cloué au mât, feu de partout et toujours, même dans l’eau, l’agonie.

Tant pis pour les coups perdus et les gafouillades, je tire !



II

AUX PAYS DE LA DOULEUR


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette année, à Néris, les yeux moins aigus ou la table moins intéressante. Quelques types pourtant. Mme M***, femme de magistrat, organisation de parties, grosse mère faisant la fête avec les substituts. « Du Champagne et soyons gais ! Vous n’êtes pas gai ! » Les réceptions à Châteaudun… Deux filles, une grande, prétentions à l’élégance, tête de cheval, quantité de robes dans ses malles ; la petite, douze ans, enfant singulière aux yeux noirs sans regard, mouvements clownesques, pâmoisons dont sa mère la tire en lui passant sur les yeux l’or de son « porte-bonheur ». Adresse de singe et de somnambule.

Ce que la femme nous raconte de son mari, bizarreries, toquades, hypocondrie, toutes les maladies. Opération aux yeux sans nécessité ; quand il va aux eaux avec sa femme et ses enfants, descend dans un autre hôtel qu’elles. Voyage de noces : la chambre divisée en deux : « Chez vous… Chez moi… Vos chaises, les miennes. » Et c’est un juge, ce détraqué ! Souvenir du déjeuner pique-nique — la femme par terre, de tout son long, la tête plus basse que les pieds, et sa fausse natte détachée, en rond, lovée comme une couleuvre !

Les « Dames seules ». Mme T***. « Intelligente comme un homme » (?), « élève de D*** », tête d’israélite, longs yeux en rainure luisante, bagout de Paris, histoire avec le violoncelliste du Casino surpris à cinq heures du matin remettant sa cravate dans le petit salon. Mme L***, petite femme au sourire maniéré, aux coins de bouche relevés, fanée, mystérieuse, timide, sans usages, arrivant à table avec des branchages, des buissons de fleurs à la ceinture, puis, honteuse, gênée, arrachant sournoisement sa guirlande d’arc triomphal.

Autre type de « dame seule ». La bonne Mme S*** avec son amie Mlle de X***. Deux mines de sœurs tourières, s’enfuyant de table au dernier morceau pour courir à l’église. Mlle de X*** avec son parler effusionné, grasse, poupine, trente-cinq à quarante ans, le teint frais, les yeux clairs, bonne, naïve, « potin de couvent », fière de deux sœurs richement mariées, de sa famille, petite noblesse bretonne sans le sou et prolifique comme un port de mer. Adoptée par Mme S***. Veuvage, bonté, religion, des yeux tendres, un peu fêlée. Le mari tué à la chasse par son père à elle ; fondue en charité ; pas d’enfants.

Mme C***, jeune encore veuve d’un officier de marine, laide, les yeux trop noirs, le nez taché de plaques rouges ; petite glace à main où elle regarde tout le temps ce nez. Voit partout des scorpions, des araignées, du sang sur les mains ; toujours seule, marche à menus pas dans les allées du verger, s’immobilise des heures sur un banc, la joue sur sa main, absorbée. Donne à l’hôtel l’aspect d’une maison de fous.

Et puis la générale P***. La « mère de la maréchaussée ». Vient depuis dix ans à l’hôtel, autorité dont elle est très jalouse. Désir de plaire, de conquérir. Tous les pensionnaires qui arrivent ou partent lui présentent leurs hommages ! Vieille coquette, fabriquée, « bonne Madame », et donne encore de fiers coups de dents avec son râtelier.

Elle est bien comique cette station pour anémiés. On ne se rappelle pas un nom ; tout le temps à chercher ; grands trous dans la conversation. À dix pour trouver le mot « industriel ».

Mais jamais comme cette fois mes tristes nerfs n’avaient souffert du contact de la promiscuité de l’hôtel. Voir manger mes voisins m’était odieux ; les bouches sans dents, les gencives malades, la pioche des cure-dents dans les molaires creuses, et ceux qui ne mangent que d’un côté, et ceux qui roulent leurs bouchées, et ceux qui ruminent, et les rongeurs, et les carnassiers ! Bestialité humaine ! Toutes ces mâchoires en fonction, ces yeux gloutons, hagards, ne quittant pas leurs assiettes, ces regards furieux au plat qui s’attarde, tout cela je le voyais, j’en avais là nausée, le dégoût de manger.

Et les digestions pénibles, les deux W.-C. au fond du couloir, mitoyens, éclairés par le même bec de gaz, si bien qu’on entendait tous les « han… » de la constipation, l’esclaffement de l’abondance, et le froissement des papiers. Horreur… horreur de vivre !

Et tout ce qui circule aux étages sur les infirmités des pensionnaires, leurs manies, leurs pauvres ridicules de malades…

Silhouette du professeur de mathématiques de Clermont, à Néris ; Le premier que j’aie vu atteint de mon mal, mais plus loin que moi sur le chemin.

Je pense à lui, je le vois avançant ses pieds, l’un après l’autre, bien à plat, chancelant : sur la glace. Pitié. Les bonnes de l’hôtel racontaient qu’il p… au lit.

Station de névropathes. Silhouettes de béquillards, sur les routes de campagne entre les haies de bois très hautes ; on se raconte ses maux, toujours bizarres, imprévus ; pauvres femmes toutes simples, des campagnardes affinées par le mal. — Bains de boue dans une forêt du Nord. Installation bizarre. Une rotonde vitrée sur le marais de boue noire où l’on vous enfonce péniblement. Sensation délicieuse de cette glu chaude et molle par tout le corps ; les uns en ont jusqu’au cou, d’autres jusqu’aux bras ; on est là une soixantaine, pêle-mêle, riant, causant, lisant grâce à des flotteurs en planche. Pas de bêtes dans la boue, mais des milliers de petites jaillissures chaudes qui vous chatouillent doucement.

Le ménage de province rencontré à Néris. Le mari vieux, tordu, moustaches grises tombantes, quelques mèches longues et plates, et sur cette tête triste, sourire amer et regard bon, la toque [68] en velours du Sanzio : P***, peintre de fleurs, élève de Saint-Jean. La femme, longue, plate, fausse distinction, chapeau Rembrandt, tient une maison de santé pour dames. Gâtée, dorlotée, on sent que c’est elle qui fait bouillir la marmite. Lui, pour la gloire. Avec eux une grosse demoiselle sourde, à favoris, une des pensionnaires de Madame, les accompagne un peu comme une demoiselle de compagnie, prépare le café à l’esprit-de-vin dans leur chambre par économie, et appelle de la fenêtre d’une voix flûtée : « Monsieur P*** ! » avec une pointe de mystère coquet comme pour annoncer que le lavement est prêt.

Lamalou. Ataxie-Polka. L’établissement. Moyen âge, chemises soufrées. Les piscines ; fenêtres ; ignobles traces. Musiques. Théâtres. Cheminées hautes ; feux de bois ; murs crépis.

Dans la cour de l’hôtel, le va-et-vient des malades. Défilé de maux divers, plus sinistres les uns que les autres. Analogie entre tous ces maux, regards brûlants ou atones. Lumière étincelante du ciel bleu — grands vases d’Anduze où poussent des citronniers.

Conseils entre malades :

— Faites donc ça !

— Ça vous a-t-il fait du bien ?

— Non.

— Guéri ?

— Non.

— Alors pourquoi me conseillez-vous ?

Manie.

Les femmes, sœurs de charité, infirmières, antigones.

Les Russes, asiatiques fermés.

Les prêtres.

La musique : piqûre de morphine.

Les colères.

L’Ambitieux, le « Napoléon sans étoile » dans la piscine.

Les frénétiques.

Les bavards.

Non seulement le Midi, mais la névrose.

Mon sosie. L’homme dont le mal se rapproche le plus du vôtre. Comme on l’aime, comme on le fait parler ! Moi, j’en ai deux : un peintre italien, un conseiller à la Cour d’appel, qui, à eux deux, sont ma souffrance.

Le théâtre à Lamalou.

L’arrivée des ataxiques. Sommeils de mort.

Le chef d’orchestre, premier violon au théâtre, marié à la duègne, joue et dirige avec son bébé endormi sur ses genoux. Exquis.

Excessivement comique ce pays de névrosés ; cris, trompettes, sirènes. « La Doulou-le-Haut », accents de montagne, une rue, chars de foins, ostentation de voitures qui vont au pas sur la route, effarements des ataxiques, bicyclettes, âniers. Guerre au couteau entre « La Doulou-le-Haut » et « La Doulou-le-Bas ».

Cet admirable bavard d’A. B***, trépidant, frénétique, contraire de l’aphasique ; mange seul pour ne pas se fatiguer.

Mot du Docteur B*** écoutant Brachet : « Ça m’est très utile ».

Je te crois !

À table : l’homme qui tout à coup ne peut pas lire le menu. Sa femme pleure, sort de table…

Lamalou. La petite Espagnole aux cheveux plats, pommadés ; douze à soixante ans. Robe rouge, longues boucle ; d’oreilles, longue tête jaune appuyée sur son osselet de main, sur sa petite chaise ; la nuit, dort assise. Peur des rats. Pas logée au rez-de-chaussée.

L’Espagnol qui a pris mal sur son bateau, plus de jambes ; longue figure de Robinson Crusoë ; porté par son domestique ; espadrilles, casquette blanche ; coqueluche des bonnes de l’hôtel.

L’homme de la Haute-Marne, dormant au soleil, chargé de mouches. Celui-là mange dehors, vomit toujours dans la morphine, « À quoi bon ? » — sous le soleil, dans le vent, dans les corridors.

Le petit choréique, terrible avec ses mouvements désordonnés ; plus de parole ; père, mère, grand’mère, sœur.

L’homme qui conduisait le Tsar sur une voie qu’on disait minée par les nihilistes. Voyage de vingt minutes au bout duquel ça lui a pris : douleur dans les yeux, puis cécité.

Le bras de cet enfant, une main d’ivoire à gratter au bout d’une règle d’acajou.

Le Russe aveugle, parlant de la clinique de la rue Visconti. La grande chambre où il était avec des gens inconnus, qui changeaient, qu’il n’a jamais vus, qui ne l’ont jamais vu.

Confidences du commandant B***.

Les adieux au régiment ; dernier repas au mess. Vendu son dernier cheval. Différents états de sa cécité. Des jours où, dit-il, « C’est noir… noir… ». Alors il a peur. D’autres fois, comme une éclaircie. Sa joie quand on le conduit aux répétitions. « La première chanteuse ! » Souvenirs de garnison. Domestique de cercle. Très chic.

Et moi aussi, je dis comme l’aveugle : « C’est noir… noir… ». Toute la vie a cette couleur maintenant.

Ma douleur tient l’horizon, emplit tout.

Passée, la phase où le mal rend meilleur, aide à comprendre ; celle aussi où il aigrit, fait grincer la voix, tous les rouages.

À présent, c’est une torpeur dure, stagnante, douloureuse. Indifférence à tout. Nada !… Nada !…

Mystères des maux de femmes ; maladies clitoriques. Pâmoison de cette vieille femme de soixante ans.

Héroïsme de la femme avec ses maux.

Je pense à la trépidation nerveuse qui doit agiter les filatures, les maisons de tolérance, tous les endroits où le féminin est en tas, aux passages des époques dont elles sont secouées dans le sens de leurs tempéraments divers.

M. C*** avec le bruit perpétuel qu’il entend, comme un sifflet de locomotive, ou plutôt un échappement de vapeur. On s’habitue à tout.

Joie de l’ataxique constatant son mieux. L’homme aux yeux luisants.

Officier ayant perdu la parole à la suite d’une chute de cheval. Quelques mots dans un tremblement. L’air d’un Suédois.

Parmi les malades, ce jeune Espagnol polyglotte retrouvant la mémoire de sa petite enfance, ce patois des îles Baléares où il a été en nourrice et gardé jusqu’à cinq ans.

C’est à Lamalou seulement que j’ai vu les femmes surveillant leurs maris malades, empêchant qu’on leur parle, qu’on les éclaire sur leur mal.

Le Russe aux bras immobiles ; dispute avec sa domestique qui lui roule ses cigarettes et fait les gestes de leurs deux colères.

Vieux arbres fruitiers privés de sève, déjetés comme des ataxiques : Lamalou.

L’hôtel. Le tableau des sonnettes. Les heures des bains.

Solitude.

Sombreur envahissante.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les mêmes endroits où l’on revient, comme des coches dans le mur pour marquer la croissance. Changement chaque fois, constatation. Toujours en marche régressive, tandis que les coches allaient montant.

Cette année, à Lamalou, des marches d’escalier que je ne peux plus descendre. La marche, horrible. Promenade impossible. Paresse à me lever. Au lit, jambes de pierre douloureuse.

L’homme qui regarde les autres souffrir.

Les sosies.

La rue, les voitures au galop.

Lamalou l’hiver.

« Au pays de la douleur ».

Des médecins font bâtir à Lamalou. Ils ont la foi ! — et des chapeaux noirs !

Ah ! que je le comprends le mot du Russe qui aime mieux souffrir et me disait hier : « La douleur m’empêche de penser. »

Voyage à tâtons d’un des aveugles de Lamalou venu du fond du Japon. Bruits de la mer, des villes, des paquebots…

Piscine de famille, d’aspect sinistre. C’est celle où je me baigne le plus volontiers, seul presque toujours. On y descend par quelques marches. Un carré de quatre ou cinq mètres ; un cachot de l’Inquisition. Murs crépis, lumière venant d’en haut, par un grand vitrage à tabatière. Un banc de pierre tout autour de la piscine, caché par l’opacité de l’eau jaunâtre.

Seul là-dedans avec mon Montaigne, toujours avec moi ; fer, soufre, les eaux de toutes les stations y ont marqué leur trace, déposé leur alluvion. Un grand rideau ferme l’entrée, me cache aux baigneuses qui passent ou qu’on essuie devant le feu. Toujours des gens qui bavardent, souvent des gens du Midi qui se racontent leurs affaires.

Même expansivité des gens que partout. Chronique locale des hôtels, chacun ayant la fatuité du sien. Disputes sur la température de l’eau, un thermomètre fantastique que connaît le baigneur. Causeries des piscines voisines, gens qui se reconnaissent, nouvelles des gens de l’an passé, etc.

J’y ai entendu parler de moi, parfois méchamment, d’autres fois avec sympathie. J’entends aussi les garçons, bruyants paysans cévenols, parlant patois, honnêtes, intelligents, robustes, prudents, matois. L’un d’eux depuis quarante ans dans l’établissement.

Le pas des ataxiques, cannes, béquilles, quelquefois le bruit d’une chute, Dialogue des garçons (en patois) : « Qu’est-ce que c’est ? — Ce n’est rien… Le vieux qui s’est encore foutu par terre ».

Drame de piscine, rapide, mystérieux. Une voix épouvantée appelant le baigneur : « Chéron !… vite !… » (Crescendo de terreur) « vite !… vite !… ». Tous — voix effarées de peur : « Colard, Chéron ! vite !… vite !… ».

Chez les dames. Bonne vieille sœur. « Pas baignée depuis cinquante ans », dit-elle en entrant.

Russes nus dans les piscines, hommes et femmes. Pas de maladies à cacher ! Effarement des Méridionaux.

Ce vieux priape, inondé de laudanum. D’autres, leur virilité perdue.

Rencontré cette année beaucoup de diplopies, de maux d’yeux.

Des enfants malades.

Causé avec un petit. Certaine fierté de ses douleurs. (Fragilité des os.)

S*** B***. Saisons mystérieuses.

Érotomanies cérébrales.

Vieux ataxiques au jeu, levant de vieilles femelles qui les emmènent dans une villa lointaine ; Retour des deux béquillards, la nuit, par les chemins mauvais.

Certains Exotiques ont l’air de grosses mouches noires.

Les campagnes du baron de X***, vieux noceur un peu ramolli. À quinze ans, son oncle, le marquis de Z***, l’emmenait faire son premier souper au Café Anglais. Ce soir-là, a pris sa feuille de route pour Lamalou. Mais pas de douleurs.

Élégant, cervelle vide, récits mondains. Va à la messe avec son valet de chambre.

X***, fou de douleur. Deux cents gouttes de laudanum par jour. Silhouette : longue redingote, grands gestes.

Le commandant Z***. Répétition de danse avec le pauvre aveugle criant aux ataxiques : « En place pour la pastourelle ! » L’air imbécile au milieu du salon.

Le père C*** devant l’hôtel ; il ne prend plus les eaux, mais — vient là pour voir des ataxiques !

Un médecin me dit que dans le Midi catholique bien des femmes qu’il interroge sur leurs maux répondent dans leur trouble : « Oui, mon Père… »

Chevaux de course auxquels on fait une piqûre de morphine pour les empêcher d’avoir le prix.

Très saisissant aussi le récit que me faisait le baigneur, de la lutte à bras-le-corps avec le fou. Jeté sur le lit, l’interne accouru charge sa seringue et lui fait une, deux, trois piqûres à assommer un bœuf. Ça l’a un peu calmé.

Réunis, tous ces étranges et si variés malades de Lamalou se rassurent par le spectacle de leurs maux réciproques, similaires.

Puis, la saison finie, les bains fermés, tout cet agglomérat de douleur se désagrège, se disperse. Chacun de ces malades redevient un isolé perdu dans le bruit et l’agitation de la vie, un être bizarre que la cocasserie de son mal fait passer pour un hypocondriaque, qu’on plaint mais qui ennuie.

Ce n’est qu’à Lamalou qu’on le comprend, qu’on s’intéresse à son mal.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le supplice de revenir aux endroits : « — Je faisais ça… Je pouvais ceci… Maintenant plus ».

Physionomie nouvelle de Lamalou cette année. Une valse de l’Amérique du Sud, La Rosita. Le Brésilien dans sa chaise ; teint terreux ; regard désespéré.

Façon de souffrir des prêtres. Détachement de tout du petit Bénédictin.

Courses d’autrefois dans ce pays de douleurs. Force de rire encore. Déjeuners. La Bellocquière. Revu tout cela. Villemagne et le Pont-du-Diable. Envie de pleurer. Je me rappelle le mot de Caoudal : « Et dire que je regretterai cela !… »

Tous ces chasseurs du Midi, rhumatismes de marais, pris à la macreuse. Quelques-uns font ici des cures préventives.

La nouvelle piscine. Alors pourquoi quatre ans dans l’autre ?

L’enfant porté avec son petit bateau dans la piscine.

On devrait changer chaque fois de bains.

Je comprends à présent le flottement de la pauvre loque humaine dans la piscine et le lamentable « Attendez que je voie » du malheureux tâtant s’il a ses deux jambes en place.

Causeries du célibataire et de l’homme marié. De la jalousie, quand l’homme cesse d’être homme et ne peut plus défendre son foyer.

Sur la terrasse de l’hôtel, va-et-vient de malades, petites voitures, gens accompagnés.

Passe une famille, le père appuyé sur sa fille, la mère derrière, un petit honteux. Réflexions : « — Bien malade, ce pauvre monsieur. — Oui, mais sa famille le soigne avec tant d’amour… »

La vision de cette famille, hier, m’a donné l’idée d’un dialogue qui serait intéressant à développer.

Le premier ataxique. (Avec une fausse commisération au fond de laquelle on devine le contentement du douloureux qui voit plus douloureux que lui.)

— Ce pauvre monsieur a l’air bien malade.

Le deuxième ataxique. (Petit, tordu comme un cep, à qui chaque mouvement arrache un cri.)

— Il n’est pas bien à plaindre ; choyé, entouré… Sa femme, ses enfants ; voyez cette grande jolie fille ; quelle sollicitude à chaque pas ; comme elle le guette, le surveille ! Moi, je vis avec un domestique qui n’est jamais là, m’oublie au salon comme un balai, me regarde souffrir avec indifférence ou une feinte pitié plus odieuse encore.

Premier ataxique.

— Vous ne connaissez pas votre bonheur ! Je sais ce que c’est, la douleur en famille, et je peux en parler. À moins d’être un abominable égoïste, on est obligé de retenir ses cris pour ne pas attrister ceux qui vous entourent.

Si vous avez de tout jeunes enfants, vous ne voulez pas leur assombrir les seules heures blanches et heureuses de la vie, leur laisser le souvenir d’un vieux bonhomme de père toujours geignant. Un malade dans une maison, c’est si terrible, si pesant, surtout des malades comme nous, qui durent, qui traînent…

Tenez ! vous, rien qu’à vous voir vous tortiller dans une plainte continuelle, il est évident que vous vivez seul, sans gêne, sans contrainte.

Deuxième ataxique.

— Il ferait beau voir qu’on n’eût pas le droit de se plaindre, quand on souffre !

Premier ataxique.

— Mais je souffre, moi aussi, et en ce moment ; mais j’ai pris l’habitude de garder mes souffrances pour moi ; quand la crise est trop forte et que je me laisse aller à une plainte un peu vive, c’est un tel bouleversement autour de moi ! « Qu’est-ce que tu as ? D’où souffres-tu ? » Il faut avouer que c’est toujours la même chose et qu’on serait en droit de nous dire : « Oh ! alors, si ce n’est que ça ! »

Car cette douleur, toujours nouvelle pour nous, notre entourage y est habitué, elle deviendrait vite une fatigue pour tout le monde, même pour ceux qui nous aiment le plus. La pitié s’émousse. Aussi, ne serait-ce par générosité, c’est par fierté que je retiendrais mes plaintes, pour ne jamais lire dans les yeux les plus chers la fatigue ou l’ennui.

Et puis, l’homme seul n’a pas les mille souffrances de l’homme en famille : les enfants malades, l’éducation, l’instruction, l’autorité du père à garder, une femme dont on n’a pas le droit de faire une garde-malade. Et la maison qu’on ne défend pas, qu’on n’est plus en état de défendre… Non, le vrai, pour souffrir, c’est d’être seul.

Le solitaire invoquerait alors toutes les détresses sans épanchement possible, le manque de tendresse, etc., etc., et trouverait enfin que les efforts faits par l’homme en famille lui servent souvent à moins souffrir.

Ici s’arrête la Doulou. Alphonse Daudet avait encore trois ans à vivre. Son amour pour le travail, pour l’échange des pensées, pour la lecture aussi, son désir d’apprendre un peu plus chaque jour (dans les derniers temps les ouvrages de sciences les plus ardus le passionnaient) furent plus forts que son mal. Il cessa de l’étudier et transforma ses tortures incessantes en une bonté chaque jour plus grande, cette bonté effective et soudaine qui lui faisait dire à la fin : « Je ne voudrais plus être