Calmann-Lévy (p. 90-107).
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VI


Empli de ces sentiments, pressé par quelques amis, encouragé par Martin Lenôtre, Antoine Arnault entra dans la vie politique.

Ce qu’il avait cherché, c’était l’emploi, le placement universel de son génie.

Sa révolte, sa logique passionnée, sa force d’humanité sèche et ardente, sa susceptibilité et sa dignité de plébéien, si délicates qu’elles étaient en lui deux cibles toujours découvertes, et qu’on le voyait, dans la discussion, pâlir par amour de soi-même, le guidèrent vers un groupe républicain.

Violent, audacieux, il eut une action soudaine et vive, la collaboration principale d’un journal.

Il s’amusait des fureurs conservatrices.

— Vous désorganisez la société, lui criait-on.

— Ah ! répondait-il, j’organise ! où mettez-vous la société ? j’en vois une dans les salons, j’en vois aussi dans les usines. Cette société a soif, a faim, veut son élan et son repos, et pendant les diphtéries, sauver, elle aussi, ses enfants…

Il connut l’éblouissement, l’ivresse de sa propre parole ; il connut l’amertume des soirs grossiers, le repoussant succès du camarade qui, sans talent et sans délicatesse, plaît également ; le dégoût de tomber, après les acclamations de la salle, dans la vie tiède et insignifiante de la rue.

Il connut la tristesse de regarder et d’écouter les hommes ; de regarder sa vie et de se dire : « C’est ma jeunesse, et elle passe ainsi ».

Le succès des livres qu’il écrivit, qui le rendirent célèbre et cher à tous les jeunes gens haussait son exigence et le jetait dans de nouveaux mécontentements. La vue de la nature lui rendait répugnantes ses besognes électorales. À l’ombre d’un tilleul, et dans le silence de la prairie, il méprisait les figures humaines, l’activité bruyante et hargneuse, les revendications du besoin populaire.

« Comme je goûte l’été et les routes ! pensait-il, je les aime comme les peut aimer à cinq heures du matin la mûre bleue, quand elle s’éveille entre des feuilles, des gouttes d’eau, l’herbe fraîche, un bruit de source, un cri d’oiseau, et le bonheur du mois de juin !… »

Les femmes lui semblaient chétives ; il les prenait et les quittait ; aucune ne retenait longtemps son imagination. Il lui eût fallu celle pour qui le roi David commit un crime funeste.

De jour en jour il sentait sa force et sa faveur s’accroître, mais ses chances l’isolaient ; le soir, alangui chez son ami Martin Lenôtre, il répondait à la bonté, au paisible entrain de son compagnon par un regard qui semblait dire : « Nous ne pouvons plus nous comprendre. »

Écrivain, orateur, député, il s’étonna de voir que deux années, trois années s’étaient écoulées sans qu’il eût perçu nettement le goût du temps et de la vie. La quatrième année, confiant en son autorité, il mit moins de scrupule à ses occupations et sortit davantage, fréquenta les salons qui étaient curieux de lui.

Il reçut des invitations qui lui donnaient du plaisir et de la colère, car il sentait qu’en goûtant la fierté de se rendre dans ces milieux délicats, il perdait la fierté qu’il eût eue à n’y point aller.

Des aristocrates, soucieux de belles lettres, vantaient sa littérature et blâmaient sa politique avec une grâce et des conseils paternels ; les femmes de cette société le regardaient avec amusement, attendaient de lui des discours pédants, qui leur remplaceraient un cours au Collège de France et leur semblaient la conversation naturelle de ce jeune homme.

Elles le considéraient comme un causeur très supérieur à leurs frères et à leurs maris, mais ne le pensaient point capable de fumer comme eux, de se lever, de s’asseoir, de se vêtir et d’aimer comme eux.

Antoine Arnault sentait leurs réticences ; il voyait que le vif accueil qui lui était fait, la ronde aimable qui se pressait autour de lui s’évanouissaient à la minute du repas quand l’hôtesse, redevenue grave et soigneuse, assignait à chacun sa place à table, et qu’Antoine Arnault, sans titre ni noblesse, se trouvait passer après quelque vicomte, dont la physionomie neutre et légère lui devenait soudain odieuse et provoquante comme le canon royal du Louvre.

Mais il jugeait ces jeunes femmes, et, s’il leur trouvait de la délicatesse et de l’aisance, il les voyait aussi trop frêles d’âme, petit bouquet qui va se faner vite dans les plus piètres cérémonies.

Pourtant, par une curieuse contradiction, il se sentait plus d’intérêt pour celle précisément dont l’entourage lui causait davantage d’irritation. Française, mariée à un gentilhomme italien, cette jeune femme, âgée de vingt-neuf ans, passait quelques mois en France et habitait l’Italie.

Elle portait visiblement le double orgueil d’une naissance et d’un mariage illustres.

Quoique sans culture, frivole et simple, elle apparaissait beaucoup plus intelligente que son mari, dont le calme, sec et fourbe visage aiguisait un regard mince et cruel, et qui, à Paris où Antoine Arnault le rencontrait, gardait le silence d’un étranger dédaigneux et ennuyé.

Offensé par cette figure, Antoine se dictait de ne point adresser la parole au comte et de le mépriser dans son âme ; mais, immédiatement, il lui venait à l’esprit tous les avantages qui restaient à ce gentilhomme, et dont le premier était qu’Antoine Arnault ne lui semblait pas de même qualité que lui.

« Ma réserve hostile, évidemment lui paraît être de la timidité ou de la mauvaise éducation, pensait Antoine : on ne peut arracher à ces nobles leur affreux et durable privilège ; le présent et l’avenir ne les effrayent point ; ils ont le passé dont ils sont sûrs. On les voit, ruinés ou obligés à d’obscurs maniements d’argent, qui ne perdent pas leur hauteur. L’honneur, l’audace, le courage, ils nous en dispenseraient, ils croient en avoir fait leur métier. Ils nous laissent le nôtre, qui, de toute façon, leur semble bas et pusillanime. Dans ce duel délicat, ils pensent : C’est nous qui tenons le plus fortement l’épée, l’arme aimable et noble, et, quand eux aussi la sauraient tenir, voyez comme leur main est lourde et mal gantée, comme ils ne rient point, comme ils sont sérieux, comme ils n’ont pas de légère insolence, de facile folie à mourir !

» Oui, songeait Antoine Arnault, ils doivent penser cela, ces êtres sans culture, sans amour, sans passion et sans philosophie ! Ils ont cette fierté d’être irritables, de flatter le danger comme un cheval de sang vif, et c’est leur seule ivresse dans la vie morne et aplanie. Quand, pendant quarante années, ils ont habité leurs châteaux, visité leurs villes et leurs campagnes, rencontrant toujours à leurs côtés, empressés, glacés, soumis, leurs valets, ils peuvent s’offrir l’aventure de quitter cette rude discipline, de mourir en s’amusant.

» Ah ! soupirait Antoine, qu’ils aient la grandeur sans le mérite ! Qu’ils soient les plus fiers de naissance ! que ce soit eux, et pas moi ! »

C’est ainsi qu’il détestait une société dans laquelle il se plaisait.

Chez cette comtesse Albi, après le dîner, lorsque le comte se retirait au fumoir avec les autres hommes, il restait auprès des jeunes femmes, et déjà le dégoût qu’il avait de fumer lui semblait une infériorité, dont devaient rire, là-bas, dans l’atmosphère lourde et brûlante, ces flâneurs d’antique race.

La comtesse Albi et ses amies s’approchaient alors avec gentillesse d’Antoine Arnault. Elles semblaient ignorer sa carrière politique, dont elles le supposaient d’ailleurs confus, mais quelques-unes d’entre elles avaient lu ses livres et pensaient les aimer.

Elles les aimaient avec une aimable sottise.

La comtesse Albi, plus douce que ses invitées, sérieuse et sage, expliquait timidement la tendresse que lui inspirait la littérature de son pays, les romans français, les descriptions de sa Touraine natale.

Et Antoine Arnault regardait avec une droite audace cette Française qu’on lui avait prise pour la mettre en Italie, chez le dur seigneur ; Française éloignée de lui, il est vrai puisqu’elle avait été une petite fille aristocrate qui n’aurait point joué avec lui. Mais elle lui semblait, malgré son ignorance, son embarras intellectuel, plus attachante que les autres jeunes bavardes, étant sans patrie naturelle, et dominée par l’étranger.

Bien qu’il n’eût pour elle d’autres sentiments qu’un extrême respect, une déférence spontanée, dont il se sentait parfois humilié, il s’amusait à la regarder soigneusement, blessé et satisfait de porter un jugement sur une si délicate et noble personne ; et, sentant comme elle était grave et distante, et combien inconsciemment il la craignait, il se plaisait, tandis qu’elle lui parlait de la campagne française, à imaginer qu’il pourrait lui dire brusquement : « Je te rendrai ton pays ! »

Ainsi se trouvait-il moins contraint ensuite en présence du comte Albi.

Pourtant, un jour qu’il avait rendu visite dans la journée à la comtesse, il n’avait point trouvé chez elle la confiance qu’il attendait d’un entretien si ménagé. Elle était demeurée comme il la connaissait, attentive et gracieuse ; il sentait bien que si, pour tenter l’expérience, il lui avait dit qu’il l’aimait, elle aurait eu un visage qui ne peut comprendre, qui ne croit pas avoir bien entendu ; elle eût eu brusquement cette sévère attitude, cette juste et parfaite froideur que probablement ses aïeux lui fourniraient.

Antoine Arnault se vengeait :

« Ces jeunes femmes, pensait-il, sont faibles d’ardeur et de corps ; elles seraient de grêles maîtresses sans enthousiasme et sans emportement ; elles font bien de nous éviter ces déceptions. »

Bien qu’il n’eût plus envie de continuer des relations où il perdait de son caractère, il résolut pourtant de passer quelque temps à Venise, où la comtesse Albi possédait un palais qu’elle venait d’aller rejoindre.

« Je ne connais pas Venise, songeait Antoine Arnault, et je prévois que j’en ferai quelque cantique brûlant : c’est pourquoi je me résigne à un importun voisinage. »

Vers le milieu de mai, il quitta Paris, sa table de travail en désordre, son siège fastidieux au Palais Bourbon, son ami Martin Lenôtre ; dont il méprisait maintenant le doux éblouissement scientifique, et, ivre de liberté, de plaisir, il s’en fut en Italie.

Après la France lumineuse et boisée, il vit venir l’ardente Italie, sa vibration de soleil et d’azur qui fait dans l’air un chant d’opéra, ses toits plats, ses collines en pente qui portent des citrons et des rosiers jusqu’à la mer.

— Ah ! s’écriait Antoine, douce Europe ! Que n’êtes-vous la nymphe Europe, afin que je vous étreigne et vous garde contre mon cœur !

Sur le quai de la gare de Padoue, il reconnut cette odeur de bouquets, d’air léger, de plaisir dont sourit toute la claire Ausonie…

Le soir, vers sept heures, il arriva à Venise.

Antoine Arnault n’avait point pensé qu’un tel choc l’amollirait quand, au sortir de la gare, il demeura immobile, étourdi, arrêté comme d’une flèche qui, lui perçant le cœur, le clouait sur l’air doux de Venise.

Miracle, enchantante douleur, elle venait vers lui comme une figure, comme un destin, comme un amour qu’on ne peut plus éviter ! Ville plus basse que les autres, où l’on descend à jamais. Perle mourante ajoutée aux continents, elle est toute seule, et son air enfermé ne s’égare point ailleurs.

En face du dôme vert, des maisons hautes et baignées, sous le limpide silence, Antoine Arnault contemplait cette ville, qui lui semblait être seulement dans son imagination.

Il ne s’inquiétait de rien, il ne songeait pas à se mouvoir. Il pensait : « Je suis ici où tout finit, l’effort, le but, l’ambition ; il n’y a plus que la volupté… Point de hâte et d’ingéniosité les lentes gondoles suffisent. Ces lits vont doucement vers d’autres lits. De l’eau à la demeure, le désir se déroule et traîne. Ici l’amour, et là, l’amour : nulle autre besogne. Le gondolier le sait ; pour lui, domestique souple et polissé du plaisir, il n’y a point des hommes et des femmes ; il y a l’homme et la femme, couchés, l’un à l’autre, sur les divans noirs du tendre bateau…

Embarrassées, mal faites pour servir aux bagages, les gondoles s’approchaient du quai. Antoine Arnault en choisit une. Sur l’eau dolente, il parcourut la ville. Son enthousiasme lui perçait le cœur. Il regardait passer les autres gondoles, carnaval noir, sombres sirènes qui portent devant elles leur beau peigne d’argent.

« Hélas ! songeait-il tout, dans cette ville coulante et molle, est également voluptueux ; il n’y a pas un moindre objet. Tout ondule et fait défaillir ! J’ai vu un bouquet de roses balancé sur le flot vert. J’ai vu des rideaux jaunes derrière une tête de jeune femme, dans une fenêtre léthargique. Je vois une ville qui se caresse et se mord jusqu’à ce qu’on ait avec elle la même crispation, le même délire, la même dionysiaque ardeur !

« Comment rester ici, où le cœur en quelques minutes augmente ses battements, sans que la raison s’égare ? soupirait Antoine. Déjà je meurs de volupté, et de volupté indéfinie, car c’est la ville qui fait le sortilège… »

Dès ce soir-là, comme il se penchait à la terrasse de l’hôtel, il put connaître le cri de Venise, que Vénus tourmente.

Sur le grand canal, devant Saint-Georges Majeur, dans la nuit obscure, éclairée par les nuées compactes et roses des feux de Bengale, qui faisaient des vapeurs pâmées, on voyait bouger cent gondoles rapprochées, pressées, tissées. Leurs corps noirs, sur l’eau, avaient ce mystérieux mouvement vivant qui semblait à Antoine Arnault secrètement voluptueux, et l’oppressait jusqu’à pleurer.

L’eau et la barque, de quel plaisir ondulent-elles et frissonnent-elles ensemble ?

Et voici qu’arrive un radeau lumineux, pavoisé de lampions verts, rouges, blancs ; un faible orchestre y retentit.

Toutes les gondoles se rangent autour de cette barque, et font, sur les flots du canal, une petite place publique, dense, noire et flottante.

Des chants s’élèvent, violons grêles, tambourins, voix pathétiques — voix qui demandent l’eau brûlante pour la soif amoureuse, l’ardeur cruelle pour le cruel désir, — et Antoine Arnault s’enfuit dans sa chambre ; il veut s’assourdir, s’endormir, disparaître ; mais, toute la nuit, il entend ce cri terrible, cette requête à la force mâle, cet appel réitéré, qui pourvoit à l’insatiable sensualité de Venise…