Calmann-Lévy (p. 68-83).
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IV


… Le lendemain ils reprirent leur glissant voyage, et, doucement, tandis que la frontière étonnait Antoine et faisait une raie sur son cœur, ils se trouvèrent dans les Flandres.

L’air, au milieu d’août, avait l’allègre paix, le bleu vif des matinées d’automne. Ils coururent sur des routes étroites, nettes, bordées de gentils sapins, montantes et descendantes, et que de temps en temps, en deux bonds, un petit lapin traversait. Les villages, les petites villes, où les maisons, abattues sous leurs longs toits violets s’en enveloppent, semble-t-il, comme d’une mante prudente, les charmaient par la douce construction épaisse et blanche, par le soin donné aux aimables fenêtres, voilées comme un visage de nonne, par le secret des minimes jardins enclos dans la demeure : massif de géraniums qui fleurit entre des dalles de porcelaine, auprès d’un fauteuil d’osier.

Dans l’antique Furnes, gagnés par la mélancolie mystique, ils pleurèrent l’un sur l’autre, à l’Hôtel de la Noble Rose, où la jeune femme pensait s’évanouir, lorsque le petit carillon de verre, toutes les dix minutes, jetait du haut du beffroi sa romance.

Ils pleurèrent dans la vieille Ypres flamande, dure tourterelle que le soleil n’échauffe pas, et Antoine, penché sur son amie, lui disait :

— Ô ma Vénus d’Ypres, ici et là, dans tout l’univers et partout, que nous sommes loin du bonheur !

Un soir, se tenant par la main, étrangers silencieux, ils entrèrent dans la Bruges de Charles-Quint. Ils entrèrent un soir d’août plus froid qu’octobre dans cette ville qui ne connaît pas l’été.

Au travers de l’obscure nuit commençante on devinait l’eau glacée, le désert des rues, la masse des hauts monuments, les deux maisons de bois, le cygne, le saule solitaire et penché. Antoine sentait passer sur ses lèvres et dans son cœur la paix unique, le silence dévotieux de cette royale béguine. Témoin du monde, forte et dorée, épousée tour à tour par le Flamand, le Frison, l’Espagnol et le Franc, étagée et crénelée, si fière, si parée de dentelles qu’elle fit souffrir la jalouse reine de Navarre, la voici maintenant muette, Châsse méditative, Hospice de paix et d’or, Silence dans le silence, Automne où l’air vif ne pousse devant soi que des ombres…

Impatient de la presser à son tour sur son cœur, dès l’aube, le lendemain, sans éveiller sa compagne, Antoine quitta le paisible hôtel.

Dans la rue, sous les nuages mobiles, la vie commençait ; une vie point visible, que révélaient les petites fumées, leur parfum comestible. Il se promena longtemps. Tantôt, il voyait les tours énormes, si redoutables qu’on s’émeut qu’une race humble vive auprès d’elles comme un scarabée près du lion ; et tantôt des quartiers bas et pauvres, maisons rangées et pareilles, jaunies sous leurs toits rouges, longues petites étables humaines.

Peu à peu, dans la ville, quelques femmes se glissaient, passaient, âmes frileuses, âmes emmitouflées.

Point d’hommes, des femmes.

Antoine les regarde passer. Ah ! comme elles sont douces !

« D’ailleurs, pense-t-il, leur ville pourvoit à la perfection de leur caractère. Le vent sans cesse les contrarie. Cette petite tempête des rues détourne leur patient visage, refoule leurs jupes entre leurs modestes genoux… Je les vois, sur le quai du Rosaire, butées, pliées, malmenées… Comment, sans cette douceur, le supporteraient-elles ?… »

Il les regardait, l’une là, l’autre là-bas, sèches, légères, dans la noire mante gonflée, emportées comme des feuilles.

Il songea.

« Quelles peines, quels soucis ont-elles donc pour avoir toutes, et à toute heure, cet air de se réfugier dans les églises ? »

Mais non, elles n’ont point de peine elles courent à l’église doucement. Tout les y porte, le vent, le poids de leur âme un peu penchée en avant, et enfantine, déserte, gourmande de miel divin…

Antoine entre dans les églises où, même de si bonne heure, l’odeur de l’encens est trop forte, incessamment renouvelée et emmêlée, surprenante dans l’église silencieuse où passent une, deux de ces sèches petites femmes noires. — Cet encens, cris de sultanes, coffret d’amour vers Dieu !

Antoine, l’âme enfermée dans un plaisir étroit, se dirige vers le béguinage, petit enclos sur l’eau froide. Féerie dévote, miracle de solitude. Rien. Pas une voix, pas un visage. De petites maisons se suivent, forment une ronde : maisons de pierres, maisons de bois, maisons peintes, vitres voilées, portes loquetées, petits judas obscurs ; royaume de sécheresse, de menu labeur et de l’anneau qui rend invisible !

Dans ces trop étroites maisons, entre la fenêtre et le mur, on devrait apercevoir la béguine, papillon séché contre le verre ; mais où sont-elles, si prudentes, si discrètes qu’évanouies ? Par instant, pourtant, le linge blanc d’une coiffe effleure la vitre. Béguines trop retirées ! qui ne laissez pas même, derrière vous, comme la douce vierge de Memling, une petite porte ouverte sur la prairie !…

Et Antoine Arnault pense :

« Elles ont le bonheur. Elles sont là, durcies dans leur confort mystique. Leur petite âme de pierre a éteint leur corps. Chez elles nulle ardeur. Petites cuisinières de Dieu, bonnes de Marthe, qui fut la bonne de Marie ! Leur armoire et leur oratoire, leur tasse en porcelaine de Hollande et leur chapelet tintant prennent autant de leurs soins. Elles brodent, font le ménage, reçoivent leur famille, se cachent… Ah quand même elles auraient vingt ans, qui voudrait goûter à leur âme, qui voudrait toucher et distraire ces cœurs dédiés à sainte Codelieve, à saint Valère, à saint Odilon ?…

» Petites lépreuses, murmurait Antoine, qui vivez dans votre blanche léproserie au son du cliquet de bois ; demoiselles mortes, fuseaux secs, hirondelles aux ailes pliées, qu’aviez-vous à vous faire béguines, à vous retirer encore davantage ? Ne voyez-vous point que le béguinage est dans toute votre ville ? Vous eussiez été béguines dans la petite mercerie, rue du Chœur-Saint-Gilles, ou bien rue des Corroyeurs-Blancs, derrière la vitre de l’épicerie décorative qui mêle par petits paquets les grains du café clair et du café brun ; vous eussiez été béguines sur le beau Marché-aux-Poissons, ou sur le Quai de la Main-d’Or en regardant les cygnes tremper leur bec noir dans l’eau frisée ; vous eussiez, comme la douce Maria Matenka, la femme du bourgmestre d’Anvers, brodé sagement, près de votre fenêtre fleurie, ces dentelles incomparables où, dans le réseau trop fin, s’entassent le muguet et la forêt, la rose et le raisin, la chasse, avec, à peine perceptibles, le gentilhomme, le cerf, le chien, l’oiseau et le papillon. Petites béguines, vous eussiez été des béguines partout où il n’est point d’amour, et il n’est pas d’amour dans votre ville ; on n’y voit pas de garçons, et à tous vos petits cœurs de pierre, à vos désirs endormis, à votre charnelle espérance, il suffit de voir rêver, immobiles sur les deux places rouges et noires qui portent leurs noms chéris, le jeune homme Memling et Maître Jean de Bruges… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Antoine Arnault découvrait peu à peu la futilité du cœur de sa compagne. Quand elle le rejoignait, touriste aimable, toute parée, vive et scintillante, elle se jetait sur les tendres chefs-d’œuvre comme sur un bon petit déjeuner.

Sans langueur, sans silence, sans humilité, elle portait son regard actif, son choix, son amusement, sa fragile expertise sur des œuvres dont Antoine pensait : « Ce sont les fiancées immortelles. Les regards des hommes les ont tant aimées, ont mis tant de soupirs, tant de prières devant elles que je ne puis en approcher qu’en respirant des âmes, qu’en remuant et en foulant des âmes, et cette petite fille s’élance sans détours, avec son chapeau de paille, dans la précieuse atmosphère ! » Et, mécontent d’elle, Antoine l’enlevait à son puéril examen avant qu’elle eût fini son plaisir.

Ils se disputèrent souvent.

Quand ils arrivèrent en Hollande :

— Mon amie, lui dit-il, je vous donne le paysage. Vous le voyez, voici les plus longues prairies du monde. Que votre regard coure sur elles comme une enfant en jupe courte. Voyez aussi ces innocents moulins : ils tournent comme les enfants rient, comme les enfants crient, avec une force qui les augmente.

La jeune femme, en effet, s’emparait avec amour de la Hollande verte et vernie, jouet solide sur l’espace.

Las de ses petits émerveillements, Antoine dédaignait son amie ; mais, par instants, ivre de mélancolie, il la ramenait sur son cœur.

— Tu ne peux pas savoir, lui disait-il, comme les voyages blessent mon âme, limitent ma chère puissance ! Nos joies seront brèves, ô mon amie ! la terre est petite ; quand je le voudrai, j’aurai vu le monde. Et, un jour, où irons-nous pour goûter encore cette excitation de la surprise dont Edgard Poë a dit : « Être étonné c’est un bonheur ! »

Mais elle se plaignait qu’il ne voulût point trouver en elle une suffisante distraction.

Il répondait, serrant le poignet de la jeune femme :

— C’est vrai, ici je n’ai que vous ; vous seule me reflétez et gardez mon image, comme le petit étang dort au pied du château… Mais quel étroit étang que votre cœur ! Un cygne y tiendrait à peine.

Elle boudait, se mettait à dormir, lasse de lui, rivée pourtant à ce compagnon, qui était son seul semblable dans ce pays du nord.

Et Antoine, content de la dureté de son cœur, parcourait les belles villes : Dordrecht, pathétique comme une romance sous le feuillage ; Harlem, qui tient prisonniers dans son petit musée plus assoupi qu’un dimanche de province, — toujours brillants, toujours royaux, les beaux chevaliers de Franz Hals ; Rotterdam, joyeuse et goudronnée, si aimable avec sa paisible ardeur marchande, sa statue d’Érasme en courtois professeur sur la place fruitière du marché, ses canaux luisants comme des parquets d’eau, sa belle Meuse étincelante.

Sous les tilleuls de La Haye que le brusque vent effeuillait, Antoine pensa mourir de la longueur d’un jour d’orage ; et, devant la mer du Nord, où la jeune femme l’avait entraîné, il regardait, avec un mépris d’homme pour la colère animale, cette mer glaciale qui a la couleur et la rage de l’hyène ; qui envoie lentement, sur la côte, sa vague grise, couchée, creusée comme la mort…

Amsterdam, dans la claire journée, au milieu de son vent et de son eau lui apparut innocente, libre et forte, reluisante comme mille miroirs. Il aima son éclat neuf et naïf de cuivre jaune, de faïence, de pierres roses, de vitraux verts, et il aima son antique douceur, ses maisons de briques noires rendues fragiles par un long espace de fenêtres glauques.

Le matin, il lui adressait des louanges, des flatteries. Il lui disait :

— Tu es robuste et marine, ruisselante, dorée, salutaire comme le poisson divin que l’Ange donna au jeune Tobie !

Mais le soir, la ville qu’il aimait se renversait sur son cœur, il en portait toutes les pierres avec un étouffant malaise.

Désolé, n’ayant que faire de sa compagne, il errait. Il appelait l’ombre de Spinoza. Il eût voulu pouvoir entrer, la nuit, comme un ami favorisé, dans le profond musée, et sangloter, âme amoureuse, sur les mains mortes de Rembrandt.

L’énervante jeune femme, devant les Pierre de Hogue, détaillait :

— Ah ! voyez, s’écriait-elle, la petite bassinoire de cuivre, ces deux oreillers sur le lit ! le chat est dans un carré de soleil ; la petite carafe fraîchit sur la fenêtre…

Si fatigué d’elle, Antoine se réjouit de la trouver un matin dans le salon de l’hôtel, coquette et gaie, qui causait avec un ami retrouvé, un jeune Anglais qu’elle avait connu à Paris, qui la regardait avec des yeux éblouis. « Enfin, pensa-t-il, qu’un autre porte le poids de ses aimables conversations ! »

Au bout de deux jours, il fut jaloux. Sans tendresse pour cette femme, sans violent désir, il la voulait voir isolée, triste et faible dans cet hôtel, misérable comme son cœur à lui, son cœur ennuyé.

Qu’elle regardât avec bienveillance le jeune Anglais, c’était dire à Antoine : « La gentillesse de ce jeune homme, sa courtoisie, son vif intérêt me plaisent davantage que votre hostilité, votre humeur glacée, votre insolence, votre inconstance », et cela, Antoine ne pouvait l’admettre.

Il surprit la jeune femme un soir que, toute sérieuse et tout échauffée, elle expliquait sa vie, son caractère, ses aspirations à son nouveau camarade, toujours ébloui. Antoine affecta une telle stupeur à la pensée qu’elle prenait la peine de parler d’elle-même, d’éclaircir quelque chose de sa chétive personnalité, qu’elle s’arrêta, troublée, interdite, anéantie, tandis que son visiteur, confus aussi, s’excusait et se retirait.

Elle se laissa ramener à Paris par Antoine, et, sur une dernière querelle, ils se quittèrent.