La Distribution des forces navales

La Distribution des forces navales
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 449-454).
LA
DISTRIBUTION DES FORCES NAVALES

L’entrée en ligne de l’Italie, la durée de l’opération des Dardanelles, dont il n’est pas aisé de fixer le terme, peut-être aussi l’éventualité d’un changement d’attitude sur le théâtre d’opérations du Nord, changement dont l’intérêt apparaît de plus en plus à mesure que se précisent les visées allemandes sur la Courlande, sur Riga, sur Reval bientôt, et, qui sait ? sur Petrograd…, toutes ces raisons font admettre que d’importantes modifications vont se produire dans la distribution des forces navales des Alliés.

Du côté des deux empires germains, s’il ne peut pas y avoir, à proprement parler, de distribution nouvelle des escadres, il convient de considérer les modifications qui peuvent se produire dans la mise en jeu de la force navale du fait de l’augmentation sensible, — en Allemagne, surtout, — des unités de combat des divers types.

Ce n’est évidemment pas s’avancer beaucoup, ni risquer de commettre une indiscrétion, que de supposer que le concours actif des flottes anglaise et française a été pleinement accordé à notre nouvelle alliée, l’Italie, en vue d’opérations décisives dans l’Adriatique. Quelles seront ces opérations ? Il est aussi aisé aux lecteurs avertis de la Revue de l’imaginer qu’il me serait peut-être difficile de l’écrire, bien que les hypothèses que je serais conduit à émettre ne dussent rien apprendre à l’adversaire. Mettons tout simplement que la flotte italienne forme l’extrême aile droite de la grande armée qui opère, face à l’Est, aux confins de la Carinthie et de l’Istrie, dans la région que les Autrichiens désignent sous le nom de Küstenthal.

Mais la tâche précise qui semble réservée à cette flotte ne laisse pas d’apparaître fort lourde. Quel que soit le mode de coopération, — coopération indispensable et qui doit être Immédiate, étroite, sous peine de recommencer Cattaro et les Dardanelles, — que l’on adoptera en ce qui touche l’armée et la marine, l’attaque du saillant de l’énorme bastion de l’Istrie par les vaisseaux se présente comme aussi difficile que l’occupation de la gorge de ce redan naturel par les forces de terre.

Il est donc possible que l’état-major naval italien ait demandé un renfort sérieux, et il n’est pas probable que ce secours lui ait été marchandé. Tenons-le donc pour accordé et examinons en quoi il peut consister.

Nous avions, depuis le début de la guerre, à l’entrée de l’Adriatique, une armée navale composée, en ce qui touche le corps de bataille, de cuirassés qualifiés de « pré-dreadnoughts, » c’est-à-dire de bâtimens dont l’artillerie de gros calibre ne comptait que quatre pièces de 305 millimètres[1] au plus, tandis que les vrais « dreadnoughts » en comptent au moins dix. Pour modeste que parût aux yeux de quelques-uns, de nos rivaux notamment, une force navale aussi peu pourvue de canons monstres, on ne se soucia pas de la compromettre vis-à-vis des fortifications de côte, surtout vis-à-vis des torpilles fixes et des sous-marins qui complétaient certainement les défenses des points intéressans du littoral autrichien. La réserve fut poussée, affirme-t-on, jusqu’à maintenir le gros des escadres au Sud de la ligne des fonds de 100 mètres, qui se tient à 85 milles marins (157 kilomètres) de la pointe Sud de l’Istrie. Un peu plus tard, grâce à des efforts qu’il n’est que juste de rappeler ou de faire connaître au public, on arriva à constituer avec les bâtimens en achèvement dans nos ports et chantiers une belle division de « dreadnoughts » authentiques qui prit la tête de l’armée navale, mais à laquelle, — et bien moins encore, — on n’imposa pas une attitude offensive estimée trop dangereuse. Le torpillage du Jean-Bart, le 21 décembre 1914, vint à point pour montrer que cette prudence était justifiée, du moins dans les conditions où l’armée navale se trouvait obligée de naviguer. Quelques semaines après, la catastrophe du Léon-Gambetta, à laquelle on peut attribuer les mêmes causes fondamentales qu’à l’accident du Jean-Bart, confirmait les hautes autorités navales dans l’impossibilité de tenir le blocus effectif d’un littoral bien organisé à moins de 300 milles.

Ainsi, et en résumé, que ce fût dans le Midi ou que ce fût dans le Nord, — l’Amirauté anglaise, on le sait, était arrivée à la même conclusion, — les grandes unités de combat, celles que l’on tenait essentiellement à garder en réserve pour la grande bataille rangée idéale, restaient le plus possible éloignées de la zone moyenne d’action des engins de la guerre sous-marine.

Entre temps, la nécessité, ou seulement l’intérêt d’agir énergiquement contre certaines défenses littorales, celles des Dardanelles en particulier, s’étant révélé aux Puissances alliées, on décida de mettre en ligne contre les ouvrages à terre, tout en les protégeant le mieux qu’on le pourrait contre les mines automatiques, — il n’était pas encore question de sous-marins de ce côté-là, — les cuirassés anciens, des types Majestic, London, Canopus, pour les Anglais, du type Bouvet, pour les Français.

L’idée était bonne, l’utilisation rationnelle, faute de bâtimens dont les facultés fussent exactement adaptées aux exigences de la guerre de côtes. Malheureusement, les unités dont il s’agit et dont l’artillerie rend de très grands services, se montrèrent très vulnérables à l’égard des engins sous-marins, soit que leurs constructeurs ne se fussent pas suffisamment préoccupés de leur assurer ce qu’on appelle « la stabilité après avaries », soit, plus probablement, que la puissance inattendue des mines et des torpilles ait déjoué tous les calculs. Mais, je le répète, au défaut de types appropriés aux opérations que l’on entendait et que l’on entend poursuivre jusqu’au succès final, les risques très marqués résultant des progrès étonnans de la nouvelle méthode de guerre navale ont été envisagés avec fermeté par les dirigeans et acceptés avec une sereine abnégation par les états-majors et les équipages.

La même situation va se présenter évidemment pour les opérations dans l’Adriatique, si celles-ci, comme il le semble, prennent un caractère nettement offensif. Pas plus que les Anglais et que nous, les Italiens n’ont de flotte de siège et pas plus que leurs alliés ils ne consentiront à présenter devant des forts bétonnés et des coupoles de fonte dure leurs quatre ou cinq « dreadnoughts » tout neufs (vante-Alighicri, Giulio-Cesare, Conte di Cavour, Leonardo da Vinci, et peut-être l’Andrea-Doria ou le Duilio, lancés en 1913). Ils hésiteront même à mettre en ligne leurs « pré-dreadnoughts », les quatre Vittorio-Emanuele et les deux Benedetto-Brin. Restent à la vérité les deux cuirassés d’escadre de 1897, Ammiraglio Saint-Bon et Emanaele-Filiberto, ainsi que la Sardegna et la Sicilia, de 1890-91, dont le nom figure encore sur les listes officielles des bâtimens de premier rang de la « flotte d’opérations. » Mais ces deux dernières unités, remarquables précurseurs des actuels « croiseurs de combat dreadnoughts, » ont une bien faible cuirasse de flottaison à opposer aux gros projectiles autrichiens. En revanche, leurs quatre canons de 343 millimètres, leurs huit canons de 152 et leurs seize pièces de 120 en font d’excellens élémens pour le parc de siège flottant et très mobile que l’on prétend constituer.

Ce parc de siège, à défaut de cuirassés français anciens, tous employés ailleurs, ne pourrait-il s’augmenter des unités de combat anglaises de la classe du Duncan, par exemple, qui restent encore disponibles, si l’on admet qu’il n’est pas désirable d’utiliser ces bâtimens dans le combat d’escadre qui s’engagera, un jour ou l’autre, prochainement peut-être, entre les « home fleets » et la « flotte de haute mer » allemande ?

Je pose la question sans avoir la prétention de la résoudre, et j’ajoute, avec les mêmes réserves, que si l’Italie, qui a beaucoup moins de sous-marins que nous, — et les siens sont moins puissans, — nous demandait quelques-unes de nos unités de cette catégorie, avec des bâtimens légers, « destroyers » et torpilleurs, et des navires réapprovisionneurs de flottilles, nous serions certainement heureux de lui donner satisfaction.


Mais, si l’on en croit certaines informations parues, il y a quelques jours, dans la presse quotidienne, l’Amirauté anglaise eût été désireuse, elle aussi, de remanier la force navale très importante qu’elle entretient aux Dardanelles. Cette escadre comprend un croiseur de combat, peut-être deux, du type Inflexible, et un cuirassé « super-dreadnought, » la Queen Elizabeth, bâtiment tout neuf, dont la vitesse d’essais atteint 25 nœuds, ce qui le rapproche singulièrement de la classe des croiseurs de combat, bien qu’il soit officiellement désigné sous le vocable de « battle ship, » appliqué aux cuirassés d’escadre. On avait demandé aux grosses pièces de l’Inflexible et de la Queen Elizabeth, et en particulier aux nouveaux canons de 381 millimètres de cette dernière, la destruction à grande distance des ouvrages turcs, dont la silhouette pouvait être découverte de loin. Cette tâche a été accomplie dans la mesure que permettaient, en ce qui touche les forts du défilé Tchanak-Nagara, des circonstances nettement défavorables. La lutte contre les fortifications germano-ottomanes se présentant aujourd’hui dans des conditions qui n’exigent plus expressément l’emploi de très gros calibres, l’Amirauté verrait avantage, affirme-t-on, à rappeler dans le Nord des unités puissantes et rapides, dont l’appoint serait précieux dans une lutte contre le « groupe de croiseurs » de la flotte allemande.

On sait, en effet, que ce groupe va être prochainement renforcé de deux ou trois unités très importantes[2], qui porteraient, elles aussi, des canons de 38 centimètres, tandis que les réparations entreprises sur les unités gravement endommagées au combat du Doggerbank sont, depuis longtemps déjà, terminées. Or, les Anglais n’avaient en chantiers, au commencement de la guerre, aucun croiseur de combat. Ils finiraient donc par se trouver en infériorité de ce côté-là, si, d’une part, ils ne réunissaient dans la mer du Nord tous les bâtimens de cette catégorie, et si, de l’autre, ils n’adjoignaient à leurs « première et deuxième escadres de croiseurs de combat » les plus rapides des cuirassés de la classe Queen Elizabeth.

Mais par quelles unités seraient remplacées, aux Dardanelles, celles qui seraient rappelées dans les eaux anglaises ? Les imaginations, — aidées peut-être par certaines indications assez sérieuses, — s’étaient donné libre carrière là-dessus et on avait désigné, sans plus attendre, les cuirassés italiens de types anciens qui allaient être envoyés dans la mer Egée. C’était, avec ou sans la coopération d’un corps d’armée, la participation de l’Italie aux hostilités contre une Puissance, la Turquie, à qui elle n’a pas encore déclaré la guerre. Toutes ces nouvelles, aussitôt lancées, ont été démenties. Mais il en reste le fondement solide que je notais tout à l’heure et si l’intervention italienne ne se produit pas effectivement dans le Levant, en dépit de la logique, l’Amirauté britannique devra, ou bien réduire l’importance de son concours dans les opérations de l’Adriatique, ou bien faire appel à la marine française qui ne pourra guère disposer, je crois, que d’une partie de l’escadre des Patrie, bâtimens compris entre la classe anglaise London et les « pré-dreadnoughts » du type King Edward VII.

Ce n’est d’ailleurs pas seulement du côté des Dardanelles que nos alliés seraient peut-être conduits à rechercher des renforts, car ce n’est pas seulement, non plus, dans la catégorie des croiseurs de combat que la flotte allemande a bénéficié d’un accroissement sérieux. Il faut compter maintenant avec la constitution de la 2e division de la 3e escadre cuirassée, celle qui reçoit, aussitôt armés et, tant bien que mal « mis au point, » les super-dreadnoughts descendus en 1913 et en 1914 des chantiers de Wilhelm’shaven, de Gröpelingen du Weser, de Vulkan (succursale de Hambourg), de Germania, de Kiel (filiale de la maison Krüpp). Avec ces quatre beaux bâtimens (« König, » « Markgraf », « Kronprinz, » « Grosser Kurfürst) de 26 000 tonnes, la flotte de haute mer mettra en ligne 25 ou 26 cuirassés. Il n’y a pas là de quoi impressionner la 1re Homefleet qui, à elle seule, présentait au début de 14914 29 cuirassés modernes, dont 18 dreadnoughts et qui a reçu, depuis, au moins 9 super-dreadnoughts, des types « Iron Duke » (25 000 tonneaux ; 10 canons de 343 millimètres) et « Queen Elizabeth » (8 canons de 381 millimètres)[3]…… »


Contre-Amiral DEGOUY.



  1. Pour les cuirassés allemands, on admet l’équivalence du canon de 280 millimètres Krüpp avec les pièces de 305 dus autres marines.
  2. Il l’est déjà du Lützow, frère du Derfflinger, croiseur de combat de 26-27 000 tonneaux, armé de huit canons de 305 millimètres. On prétend justement qu’à ces 305 millimètres, on aurait substitué des 381, abord du Lützow ; mais cela reste douteux.
  3. Les deux pages qui suivaient ont été supprimées par ordre.