Le Siècle (p. 102-104).


CHAPITRE XXXV.

CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ ENTRE MONSEIGNEUR LE DUC D’ANJOU ET LE GRAND-VENEUR.


Il est temps d’expliquer ce changement subit qui s’était opéré dans les façons du duc d’Anjou à l’égard de Bussy.

Le duc, lorsqu’il reçut M. de Monsoreau, après les exhortations de son gentilhomme, était monté sur le ton le plus favorable aux projets de ce dernier. Sa bile, facile à s’irriter, débordait d’un cœur ulcéré par les deux passions dominantes dans ce cœur : l’amour-propre du duc avait reçu sa blessure ; la peur d’un éclat, dont menaçait Bussy, au nom de M. de Méridor, fouettait plus douloureusement encore la colère de François.

En effet, deux sentiments de cette nature produisent, en se combinant, d’épouvantables explosions, quand le cœur qui les renferme, pareil à ces bombes saturées de poudre, est assez solidement construit, assez hermétiquement clos pour que la compression double l’éclat.

M. d’Alençon reçut donc le grand-veneur avec un de ces visages sévères qui faisaient trembler à la cour les plus intrépides, car on savait les ressources de François en matière de vengeance.

— Votre Altesse m’a mandé ? dit Monsoreau fort calme et avec un regard aux tapisseries ; car il devinait, cet homme habitué à manier l’âme du prince, tout le feu qui couvait sous ces froideurs apparentes, et l’on eût dit, pour transporter la figure de l’être vivant aux objets inanimés, qu’il demandait compte à l’appartement des projets au maître.

— Ne craignez rien, monsieur, dit le duc qui avait compris ; il n’y a personne derrière ces tentures ; nous pourrons causer librement et surtout franchement.

Monsoreau s’inclina.

— Car vous êtes un bon serviteur, monsieur le grand-veneur de France, et vous avez de l’attachement pour ma personne ?

— Je le crois, monseigneur.

— Moi, j’en suis sûr, monsieur, c’est vous qui, en mainte occasion, m’avez instruit des complots ourdis contre moi, vous qui avez aidé mes entreprises, oubliant souvent vos intérêts, exposant votre vie.

— Altesse !…

— Je le sais. Dernièrement encore, il faut que je vous le rappelle, car, en vérité, vous avez tant de délicatesse, que jamais chez vous aucune allusion, même indirecte, ne remet en évidence les services rendus. Dernièrement pour cette malheureuse aventure….

— Quelle aventure, monseigneur ?

— Cet enlèvement de mademoiselle de Méridor ; pauvre jeune fille !

— Hélas ! murmura Monsoreau de façon que la réponse ne fût pas sérieusement applicable au sens des paroles de François.

— Vous la plaignez, n’est-ce pas ? dit ce dernier l’appelant sur un terrain sûr.

— Ne la plaindriez-vous pas, Altesse ?

— Moi ? oh ! vous savez si j’ai regretté ce funeste caprice ! Et tenez, il a fallu toute l’amitié que j’ai pour vous, toute l’habitude que j’ai de vos bons services, pour me faire oublier que sans vous je n’eusse pas enlevé la jeune fille.

Monsoreau sentit le coup.

— Voyons, se dit-il, seraient-ce simplement des remords ?

— Monseigneur, répliqua-t-il, votre bonté naturelle vous conduit à exagérer : vous n’avez pas plus causé la mort de cette jeune fille, que moi-même…

— Comment cela ?

— Certes, vous n’aviez pas l’intention de pousser la violence jusqu’à la mort de mademoiselle de Méridor ?

— Oh ! non.

— Alors l’intention vous absout, monseigneur ; c’est un malheur, un malheur comme le hasard en cause tous les jours.

— Et, d’ailleurs, ajouta le duc en plongeant son regard dans le cœur de Monsoreau, la mort a tout enveloppé dans son éternel silence…

Il y eut assez de vibration dans la voix du prince pour que Monsoreau levât les yeux aussitôt, et se dît :

— Ce ne sont pas des remords…

— Monseigneur, reprit-il, voulez-vous que je parle franc à Votre Altesse ?

— Pourquoi hésiteriez-vous ? dit aussitôt le prince avec un étonnement mêlé de hauteur.

— En effet, dit Monsoreau, je ne sais pas pourquoi j’hésiterais.

— Qu’est-ce à dire ?

— Oh ! monseigneur, je veux dire qu’avec un prince aussi éminent par son intelligence et sa noblesse de cœur, la franchise doit entrer désormais comme un élément principal dans cette conversation.

— Désormais ?… Que signifie ?

— C’est que, au début, Votre Altesse n’a pas jugé à propos d’user avec moi de cette franchise.

— Vraiment ! riposta le duc avec un éclat de rire qui décelait une furieuse colère.

— Écoutez-moi, monseigneur, dit humblement Monsoreau ; je sais ce que Votre Altesse voulait me dire.

— Parlez donc, alors.

— Votre Altesse voulait me faire entendre que peut-être mademoiselle de Méridor n’était pas morte, et qu’elle dispensait de remords ceux qui se croyaient ses meurtriers.

— Oh ! quel temps vous avez mis, monsieur, à me faire faire cette réflexion consolante. Vous êtes un fidèle serviteur, sur ma parole ! vous m’avez vu sombre, affligé ; vous m’avez ouï parler des rêves funèbres que je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont la sensibilité n’est pas banale, Dieu merci… et vous m’avez laissé vivre ainsi, lorsque avec ce seul doute, vous pouviez m’épargner tant de souffrances !… Comment faut-il que j’appelle cette conduite, monsieur ?….

Le duc prononça ces paroles avec tout l’éclat d’un courroux prêt à déborder.

— Monseigneur, répondit Monsoreau, on dirait que Votre Altesse dirige contre moi une accusation…

— Traître ! s’écria tout à coup le duc en faisant un pas vers le grand veneur, je la dirige et je l’appuie… Tu m’as trompé ! tu m’as pris cette femme que j’aimais.

Monsoreau pâlit affreusement, mais ne perdit rien de son attitude calme et presque fière.

— C’est vrai, dit-il.

— Ah ! c’est vrai… l’impudent, le fourbe !

— Veuillez parler plus bas, monseigneur, dit Monsoreau toujours aussi calme. Votre Altesse oublie qu’elle parle à un gentilhomme, à un bon serviteur.

Le duc se mit à rire convulsivement.

— À un bon serviteur du roi ! continua Monsoreau aussi impassible qu’avant cette terrible menace.

Le duc s’arrêta sur ce seul mot.

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-il.

— Je veux dire, reprit avec douceur et obséquiosité Monsoreau, que, si monseigneur voulait bien m’entendre, il comprendrait que j’aie pu prendre cette femme puisque son Altesse voulait elle-même la prendre.

Le duc ne trouva rien à répondre, stupéfait de tant d’audace.

— Voici mon excuse, dit humblement le grand-veneur ; j’aimais ardemment mademoiselle de Méridor…

— Moi aussi ! répondit François avec une inexprimable dignité.

— C’est vrai, monseigneur, vous êtes mon maître ; mais mademoiselle de Méridor ne vous aimait pas.

— Et elle t’aimait, toi ?

— Peut-être, murmura Monsoreau.

— Tu mens ! tu mens ! tu l’as violentée comme je la violentais. Seulement, moi, le maître, j’ai échoué ; toi, le valet, tu as réussi. C’est que je n’ai que la puissance, tandis que tu avais la trahison.

— Monseigneur, je l’aimais.

— Que m’importe, à moi ?

— Monseigneur…

— Des menaces, serpent ?

— Monseigneur ! prenez garde ! dit Monsoreau en baissant la tête comme le tigre qui médite son élan. Je l’aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un de vos valets comme vous disiez tout à l’heure. Ma femme est à moi comme ma terre ; nul ne peut me la prendre, pas même le roi. Or j’ai voulu avoir cette femme, et je l’ai prise.

— Vraiment ! dit François en s’élançant vers le timbre d’argent placé sur la table, tu l’as prise, eh bien ! tu la rendras.

— Vous vous trompez, monseigneur, s’écria Monsoreau en se précipitant vers la table pour empêcher le prince d’appeler. Arrêtez cette mauvaise pensée qui vous vient de me nuire, car si vous appeliez une fois, si vous me faisiez une injure publique…

— Tu rendras cette femme, te dis-je.

— La rendre, comment ?… Elle est ma femme, je l’ai épousée devant Dieu.

Monsoreau comptait sur l’effet de cette parole, mais le prince ne quitta point son attitude irritée.

— Si elle est ta femme devant Dieu, dit-il, tu la rendras aux hommes !

— Il sait donc tout ? murmura Monsoreau.

— Oui, je sais tout. Ce mariage, tu le rompras ; je le romprai, fusses-tu cent fois engagé devant tous les dieux qui ont régné dans le ciel.

— Ah ! monseigneur, vous blasphémez, dit Monsoreau.

— Demain, mademoiselle de Méridor sera rendue à son père ; demain tu partiras pour l’exil que je vais t’imposer. Dans une heure, tu auras vendu ta charge de grand-veneur : voilà mes conditions, sinon, prends garde, vassal, je te briserai comme je brise ce verre.

Et le prince, saisissant une coupe de cristal émaillée, présent de l’archiduc d’Autriche, la lança comme un furieux vers Monsoreau qui fut enveloppé de ses débris.

— Je ne rendrai pas la femme, je ne quitterai pas ma charge et je demeurerai en France, reprit Monsoreau en courant à François stupéfait.

— Pourquoi cela… maudit ?

— Parce que je demanderai ma grâce au roi de France, au roi élu à l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que ce nouveau souverain, si bon, si noble, si heureux de la faveur divine, toute récente encore, ne refusera pas d’écouter le premier suppliant qui lui présentera une requête.

Monsoreau avait accentué progressivement ces mots terribles ; le feu de ses yeux passait peu à peu dans sa parole, qui devenait éclatante.

François pâlit à son tour, fit un pas en arrière, alla pousser la lourde tapisserie de la porte d’entrée, puis, saisissant Monsoreau par la main, il lui dit, en saccadant chaque mot comme s’il eût été au bout de ses forces :

— C’est bien… c’est bien…, comte, cette requête, présentez-la-moi plus bas… je vous écoute.

— Je parlerai humblement, dit Monsoreau redevenu tout à coup tranquille, humblement comme il convient au très humble serviteur de Votre Altesse.

François fit lentement le tour de la vaste chambre, et, quand il fut à portée de regarder derrière les tapisseries, il y regarda chaque fois. Il semblait ne pouvoir croire que les paroles de Monsoreau n’eussent pas été entendues.

— Vous disiez ? demanda-t-il.

— Je disais, monseigneur, qu’un fatal amour a tout fait. L’amour, noble seigneur, est la plus impérieuse des passions… Pour me faire oublier que Votre Altesse avait jeté les yeux sur Diane, il fallait que je ne fusse plus maître de moi.

— Je vous le disais, comte, c’est une trahison.

— Ne m’accablez pas, monseigneur, voilà quelle est la pensée qui me vint. Je vous voyais riche, jeune, heureux ; je vous voyais le premier prince du monde chrétien.

Le duc fit un mouvement.

— Car vous l’êtes… murmura Monsoreau à l’oreille du duc ; entre ce rang suprême et vous, il n’y a plus qu’une ombre, facile à dissiper… Je voyais toute la splendeur de votre avenir, et comparant cette immense fortune au peu de chose que j’ambitionnais, ébloui de votre rayonnement futur qui m’empêchait presque de voir la pauvre petite fleur que je désirais, moi chétif, près de vous, mon maître, je me suis dit :…laissons le prince à ses rêves brillants, à ses projets splendides ; là est son but ; moi, je cherche le mien dans l’ombre… À peine s’apercevra-t-il de ma retraite, à peine sentira-t-il glisser la chétive perle que je dérobe à son bandeau royal.

— Comte ! comte ! dit le duc, enivré malgré lui par la magie de cette peinture.

— Vous me pardonnez, n’est-ce pas, monseigneur ?

À ce moment, le duc leva les yeux. Il vit au mur, tapissé de cuir doré, le portrait de Bussy, qu’il aimait à regarder parfois comme il avait jadis aimé à regarder le portrait de La Mole. Ce portrait avait l’œil si fier, la mine si haute, il tenait son bras si superbement arrondi sur la hanche, que le duc se figura voir Bussy lui-même avec son œil de feu, Bussy qui sortait de la muraille pour l’exciter à prendre courage.

— Non, dit-il, je ne puis vous pardonner : ce n’est pas pour moi que je tiens rigueur, Dieu m’en est témoin ; c’est parce qu’un père en deuil, un père indignement abusé, réclame sa fille, c’est parce qu’une femme, forcée à vous épouser, crie vengeance contre vous, c’est parce que, en un mot, le premier devoir d’un prince est la justice.

— Monseigneur !

— C’est, vous dis-je, le premier devoir d’un prince, et je ferai justice…

— Si la justice, dit Monsoreau, est le premier devoir d’un prince, la reconnaissance est le premier devoir d’un roi.

— Que dites-vous ?

— Je dis que jamais un roi ne doit oublier celui auquel il doit sa couronne… Or, monseigneur…

— Eh bien ?…

— Vous me devez la couronne, sire !

— Monsoreau ! s’écria le duc avec une terreur plus grande encore qu’aux premières attaques du grand-veneur, Monsoreau ! reprit-il d’une voix basse et tremblante, êtes-vous donc alors un traître envers le roi comme vous fûtes un traître envers le prince ?

— Je m’attache à qui me soutient, sire ! continua Monsoreau d’une voix de plus en plus élevée.

— Malheureux !…

Et le duc regarda encore le portrait de Bussy.

— Je ne puis ! dit-il… Vous êtes un loyal gentilhomme, Monsoreau, vous comprendrez que je ne puis approuver ce que vous avez fait.

— Pourquoi cela, monseigneur ?

— Parce que c’est une action indigne de vous et de moi… Renoncez à cette femme. Eh ! mon cher comte… encore ce sacrifice ; mon cher comte, je vous en dédommagerai par tout ce que vous me demanderez…

— Votre Altesse aime donc encore Diane de Méridor ? fit Monsoreau pâle de jalousie.

— Non ! non ! je le jure, non !

— Eh bien ! alors, qui peut arrêter Votre Altesse ? Elle est ma femme ; ne suis-je pas bon gentilhomme ? quelqu’un peut-il s’immiscer ainsi dans les secrets de ma vie ?

— Mais elle ne vous aime pas.

— Qu’importe ?

— Faites cela pour moi, Monsoreau…

— Je ne le puis…

— Alors… dit le duc plongé dans la plus horrible perplexité… alors…

— Réfléchissez, sire !

Le duc essuya son front couvert de la sueur que ce titre prononcé par le comte venait d’y faire monter.

— Vous me dénonceriez ?

— Au roi détrôné pour vous, oui, Votre Majesté, car si mon nouveau prince me blessait dans mon honneur, dans mon bonheur, je retournerais à l’ancien.

— C’est infâme !

— C’est vrai, sire, mais j’aime assez pour être infâme.

— C’est lâche !

— Oui, Votre Majesté, mais j’aime assez pour être lâche.

Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Mais celui-ci l’arrêta d’un seul regard, d’un seul sourire.

— Vous ne gagneriez rien à me tuer, monseigneur, dit-il, il est des secrets qui surnagent avec les cadavres ! Restons, vous un roi plein de clémence, moi le plus humble de vos sujets !

Le duc se brisait les doigts les uns contre les autres, il les déchirait avec les ongles.

— Allons, allons, mon bon seigneur, faites quelque chose pour l’homme qui vous a le mieux servi en toute chose.

François se leva.

— Que demandez-vous ? dit-il.

— Que Votre Majesté…

— Malheureux ! malheureux ! tu veux donc que je le supplie ?

— Oh ! monseigneur !

Et Monsoreau s’inclina.

— Dites, murmura François.

— Monseigneur, vous me pardonnerez ?

— Oui.

— Monseigneur, vous me réconcilierez avec M. de Méridor ?

— Oui.

— Monseigneur, vous signerez mon contrat de mariage avec mademoiselle de Méridor ?

— Oui, fit le duc d’une voix étouffée.

— Et vous honorerez ma femme d’un sourire, le jour où elle paraîtra en cérémonie au cercle de la reine, à qui je veux avoir l’honneur de la présenter.

— Oui, dit François ; est-ce tout ?

— Absolument tout, monseigneur.

— Allez, vous avez ma parole.

— Et vous, dit Monsoreau en s’approchant de l’oreille du duc, vous conserverez le trône où je vous ai fait monter ! Adieu, sire.

Cette fois il le dit si bas, que l’harmonie de ce mot parut suave au prince.

— Il ne me reste plus, pensa Monsoreau, qu’à savoir comment le duc a été instruit.