La Démocratie et la Révolution. — Les Transformations de l’idée de patrie

La Démocratie et la Révolution. — Les Transformations de l’idée de patrie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 415-442).
LA DEMOCRATIE
ET LA REVOLUTION

LES TRANSFORMATIONS DE L'IDEE DE PATRIE.


I

Nous avons exposé dans une précédente étude la dangereuse et bizarre situation dans laquelle la révolution nous a fait verser ; nous avons expliqué comment elle nous forçait à marcher encore, alors qu’elle était allée jusqu’au bout d’elle-même, et qu’elle avait produit toutes ses conséquences jusqu’à la dernière[1]. Or la situation qu’elle a fini par nous créer à l’extérieur, vis-à-vis de l’Europe, est encore plus anormale et périlleuse s’il est possible, car elle nous oblige à la prendre encore pour cocarde et pour drapeau, alors qu’elle ne peut plus rien pour protéger notre indépendance nationale.

Elle ne peut plus rien pour notre défense, parce qu’elle a perdu tout pouvoir de propagande. Qu’ils sont récens et cependant qu’ils sont lointains déjà les jours où la France révolutionnaire se dressait en face de l’Europe absolutiste comme une menace pour les rois et un exemple pour les peuples ! C’était non-seulement par les armes que cette propagande s’exerçait, mais par chacun des mouvemens intérieurs de la France, chutes de cabinets, émeutes ou changement de dynastie. La révolution de juillet eut pour théâtre les rues de Paris, et non tel ou tel champ de bataille de Flandre ou d’Allemagne, et cependant la grande majorité des Français considéra ce mouvement tout intérieur comme l’équivalent d’une bataille gagnée. C’est beaucoup moins comme une extension des libertés publiques que comme un soufflet appliqué sur la joue de la vieille Europe et une revanche de Waterloo que la masse de notre nation interpréta cet événement, et les gouvernemens étrangers, tout en affectant de n’y voir qu’une affaire exclusivement française, nous prouvèrent trop par une longue bouderie de dix-huit années que cette interprétation était aussi la leur. Si grande était la force que la France tirait de cette opposition tranchée entre son état politique et celui de l’Europe, que son attitude seule constituait une menace. Que dis-je, son attitude ? son silence même alarmait. Rappelez-vous, si vous avez l’infortune de faire remonter vos souvenirs jusqu’à cette époque, les jours d’alcyon du roi Louis-Philippe. Que la paix était profonde, et cependant comme cette atmosphère pacifique était parcourue en tout sens par les courans de l’électricité libérale ! Sans faire passer la frontière à un seul soldat, sans distribuer clandestinement des pamphlets de propagande révolutionnaire aux sujets des états despotiques, sans encourager la plus petite société secrète, le gouvernement de juillet gagnait chaque jour du terrain, sinon sur l’antipathie des cabinets étrangers, au moins sur l’opinion publique de l’Europe ; la contagion de notre exemple gagnait lentement, mais sûrement, les peuples, et c’est peut-être une des seules époques de notre histoire dont on puisse dire, sans paradoxe aucun, que la paix y était conquérante à l’égal de la guerre. A quel point ce rayonnement pacifique de notre influence révolutionnaire avait déjà pénétré l’espace, on le vit, lorsque les malencontreuses journées de février firent éclater prématurément à leur suite tant d’insurrections avortées, d’émeutes boiteuses, de réformes contrefaites et de plans mal conçus. Si cette paix révolutionnaire eût continué encore vingt années, l’Europe entière se trouvait renouvelée à notre exemple, sur notre modèle, et renouvelée sans danger pour notre puissance ; mais les alarmes que suscita partout l’œuvre inutile de patriotes trop pétulans, — les réactions et répressions qui s’ensuivirent, changèrent alors pour jamais la direction des événemens en faisant regagner aux gouvernemens tout le terrain conquis par l’opinion publique européenne. Dès lors nous fûmes menacés au lieu de menacer, en sorte que la première responsabilité de nos récens désastres remonte de la manière la plus authentique à cette impatiente révolution de février, qui, par les réactions qu’elle suscita, délivra les gouvernemens de la paralysie que l’influence française étendait peu à peu sur eux, et leur rendit leur puissance et leur liberté d’action.

L’Europe cependant ne s’en est pas moins renouvelée entièrement, mais elle s’est renouvelée par des moyens contraires à notre puissance, tantôt par l’initiative des gouvernemens eux-mêmes, tantôt par l’accord plus ou moins étroit des gouvernemens et des populations. Une chose triste à dire, mais qui n’est que trop vraie, c’est que ce renouvellement général de l’Europe, — auquel nous poussions avec tant d’ardeur, — n’était sans danger pour notre puissance que dans le cas où il pouvait être en même temps un affaiblissement pour les divers peuples. La liberté laisse les peuples bien faibles quand elle s’obtient par les luttes intestines, aux dépens des autorité légitime, et autrement que sur l’étranger. Or ce moyen d’action était au pouvoir de la révolution française, et c’est elle-même qui l’a fait tomber de ses mains par les fatales journées de février, car elle y a perdu de s’adresser directement aux peuples et de les mettre en opposition avec leurs gouvernemens. Tous autres changemens que ceux opérés par une émulation révolutionnaire et une imitation scrupuleuse de notre histoire contemporaine devaient nécessairement nous être néfastes, et c’est ce que nous ont si durement démontré en un si court laps de temps le rajeunissement de l’Italie et l’unification de l’Allemagne. Que le résultat eût été différent pour nous, si les Allemands eussent cherché leur unité par les moyens de la démagogie, et si les Italiens avaient de préférence choisit pour agens de leur résurrection Garibaldi ou Mazzini !

Eh bien ! dans ce nouvel état de l’Europe, quelle est, je le demande, la vertu de propagande qui demeure à la révolution française ? Tous les droits dont elle nous a vendu à un taux ruineux la possession incertaine, incomplète, trop souvent passagère, en nous en retenant usurairement la moitié comme escompte de ceux qu’elle voulait bien nous laisser, — par exemple en nous confisquant la liberté comme gage de l’égalité, — les autres peuples les ont obtenus à bien meilleur marché, ou même les ont acquis pour rien. Point n’a été besoin chez eux d’exécutions sauvages, de déportations réitérées, de guerres sans trêve ni merci ; quelques légers procès en cour civile, sans coups ni blessures, et la plupart du temps une habile transaction consentie entre les parties plaidantes y ont suffi. Quelquefois même il est arrivé que tel ou tel de ces fameux droits avait éclos de lui-même, lorsque l’heure en était venue, sur l’arbre antique de leur civilisation, ou qu’ils en héritaient tout à coup comme d’un legs des siècles dont les titres avaient été soit égarés, soit obscurcis, mais n’avaient pas été prescrits. La révolution fera donc en vain appel aux peuples, les peuples ne lui répondront pas, car on ne se dérange point pour acquérir ce qu’on possède, et elle ne peut leur offrir aucun bien dont ils n’aient déjà l’usage. La Russie exceptée, l’Europe entière est gouvernée par des parlemens issus du suffrage populaire. En tout pays, l’unité politique a succédé au morcellement féodal. Partout une administration régulière, uniforme, responsable, a été substituée à la routine indolente et paresseusement abusive des autorités locales, ou à l’arbitraire capricieux des délégués du pouvoir politique. Liberté de conscience, tolérance religieuse, liberté de penser, liberté individuelle, indépendance municipale, tous ces droits dont l’ensemble constitue les conquêtes de la révolution française, il n’est pas aujourd’hui un peuple en Europe qui ne les possède tous en bloc, et qui n’en pratique quelques-uns en particulier avec une supériorité marquée. De bonne foi, est-ce que la révolution se chargera d’enseigner aux Anglais la pratique du gouvernement parlementaire et la liberté individuelle, aux Allemands la régularité administrative et la liberté de penser, aux Italiens la liberté municipale ? En proposant ses bienfaits à l’acceptation des autres peuples, la révolution n’imiterait-elle pas la conduite d’un négociant qui proposerait à ses collègues des marchandises dont leurs magasins regorgent, et en vantant telle de ses conquêtes devant tel ou tel peuple ne jouerait-elle pas bien souvent le rôle de l’écolier qui offre à son maître de lui donner les leçons qu’il oublie en avoir reçues ? En parcourant la liste des pays de l’Europe, je n’en vois guère qu’un seul qui pût encore apprendre quelque chose de nous, l’Espagne ; mais, par un guignon particulier, il se trouve que c’est précisément de tous celui qui se soucie le moins de nos leçons, et qui les repousse avec le plus d’énergie. Ce que l’Espagne a fait payer à la révolution française ses brusqueries et ses caresses, nous en savons le compte ; il se solde par la ruine de deux empires, le naufrage d’une monarchie libérale, et la perte de deux provinces. C’est pour la révolution une écolière peu désirable que l’Espagne, particulièrement dans les jours difficiles et dangereux que nous avons à traverser. Si par hasard c’était elle qui nous donnait des leçons, alors que nous croyons l’instruire, et si, en échange de la pratique des journées révolutionnaires que nous lui avons apprise, elle nous enseignait l’art des prononciamentos !

La nouvelle constitution de l’Europe ne permet donc plus à la révolution de nous assurer sur le continent cette suprématie politique que nous y avons exercée si longtemps. Cette suprématie, elle ne l’avait point créée, elle l’avait trouvée dans l’héritage du passé, et c’était le seul legs qu’elle en eût voulu conserver ; mais elle nous l’avait maintenu, et à certains égards nous l’avait agrandi dans des proportions tout à fait exceptionnelles. Si ce rôle grandiose lui échappe, si elle est obligée d’en accepter un plus modeste, saura-t-elle s’en contenter et en tirer profit ? C’est en tremblant que je pose cette question. La révolution française, ne l’oublions pas, est encore plus un élément qu’une doctrine : or les seuls rôles qui conviennent aux élémens, ce sont les rôles gigantesques, inattendus, spontanés, — soubresauts de feux souterrains, explosions de volcans, inondations de fleuves, surgissemens d’îles nouvelles, apocalypses de tout genre ! Les doctrines peuvent être calmes, patientes, modestes, compter sur le temps pour se fonder, regagner avec lenteur ce qu’elles ont perdu, s’amender sagement par l’expérience et la controverse ; — les élémens ne connaissent d’autres principes d’action qu’un orgueil sauvage et une irrésistible furie. Ils sont aveugles et ne s’appartiennent pas ; ils ne choisissent pas leur jour et leur heure, c’est le jour et l’heure qui viennent les surprendre, ils ne se modèrent que par leur propre épuisement, et ne s’apaisent que par leur mort. Nous en avons fait vingt fois l’expérience, et la dernière n’est que d’hier. Parler de modération et de patience à l’élément révolutionnaire, l’engager à compter avec le temps et sur le temps, c’est une entreprise à peu près aussi sage que le serait la tentative d’empêcher l’explosion d’un volcan lorsque, battu des flots de la mer, il s’enflamme sous la pression des eaux, ou que ses matières ardentes emprisonnées au sein de la terre cherchent une issue pour s’échapper. Lorsqu’elle trouvera des digues partout autour d’elle, et qu’au lieu d’avoir sa libre expansion elle sera obligée de remonter vers sa source et d’épancher ses eaux entre les limites du sol natal, comment prendra-t-elle ce refoulement et cette diminution d’elle-même ? Après avoir aspiré à représenter l’univers et avoir proposé ses doctrines comme celles du genre humain, consentira-t-elle à ne plus représenter que la France et à n’être qu’une doctrine d’origine française ? Après avoir été le fait européen par excellence, consentira-t-elle à n’être plus qu’un fait local ? Si le passé peut faire présumer de l’avenir, il est difficile de croire qu’elle se résigne à ce rôle, si humble, elle dont la devise a été jusqu’à présent tout ou rien, et qui n’a pu supporter le plus petit partage de domination. Alors, irritée des obstacles que rencontrera son expansion et ne pouvant les franchir, épargnera-t-elle ses fureurs au pays dont elle porte le nom, ou se vengera-t-elle de son impuissance en le condamnant à une guerre intestine sans trêve comme sans but ? Ne pouvant plus nous assurer la prépondérance européenne, pourra-t-elle au moins nous assurer la possession de la patrie ? Toute âme française doit attendre avec une curiosité sans empressement la réponse que le temps apportera à cet inquiétant dilemme.


II

Hélas ! non, la révolution française ne fut jamais faite pour couler dans un lit aussi resserré que celui de l’idée de patrie, au sens étroit, mais précis et robuste, où la France l’entendit pendant plus de dix siècles de sa longue histoire. En bien examinant son caractère, en bien écoutant ses prétentions, en bien surveillant ses mouvemens, souvent involontaires sans doute, mais d’une nature à laquelle elle est obligée d’obéir quand même, en la suivant dans toutes les phases qu’elle a parcourues jusqu’à ce jour, on arrive à se convaincre qu’elle ne peut être et qu’elle n’est en effet que la parfaite antithèse et l’ennemie encore inconsciente de l’idée de patrie, qu’elle devra nécessairement emporter dans son cours sous peine de disparaître elle-même. Je dis l’ennemie encore inconsciente, parce que jusqu’à ce jour les meneurs de la révolution n’ont jamais bien nettement aperçu les conséquences de l’idée qu’ils avaient embrassée, ou, quand ils les ont aperçues, n’ont jamais osé les confesser ouvertement, soit qu’ils aient craint en les avouant de compromettre leur cause, soit que l’idée séculaire de patrie leur ait paru trop redoutable pour être attaquée de front, soit qu’un sentiment de piété pour le passé de la nation ait attendri leur logique. Quant à la masse du peuple, elle a toujours été si loin de se douter du chemin où elle marchait, que l’idée de révolution s’est identifiée dans son esprit avec l’idée de patrie qu’elle tenait de son éducation, et que, transportant à des choses nouvelles dont elle comprenait imparfaitement les tendances les mots qui lui servaient à désigner des choses anciennes, elle a fait de patriote le nom par excellence de tout révolutionnaire. Tant qu’un vestige de tradition a uni la France nouvelle à la France ancienne, tant que le présent n’a pas été à une trop longue distance du passé, ces conséquences n’ont pu se faire jour ; mais lorsque la roue du temps a eu assez tourné pour qu’il ne subsistât plus aucun débris de ce qui fut, l’heure de la logique a sonné, et les générations contemporaines, élevées dans une société où la révolution seule est debout, ont écouté sans trop d’étonnement des paroles qui trente ans plus tôt les auraient remplies d’horreur et d’effroi. Ce n’est que d’hier qu’on a pu entendre murmurer à voix basse (bien basse et bien timide encore malgré la violence des actes) ces mots sinistres : périsse la patrie, et que la révolution soit sauvée ! mais nos oreilles n’ont pas été tellement sourdes qu’elles n’aient pu distinctement l’entendre.

Qu’est-ce que la patrie ? Je commence par prendre la question par son côté le plus étroit peut-être, mais le moins contesté, et je réponds avec l’antiquité : La patrie, c’est le pays des pères, et ce qui la constitue, c’est le lieu où nous sommes nés, les foyers, les autels et les tombeaux. Si cette définition est exacte, il faut avouer que la révolution, tout en prononçant très haut le nom de patrie, a peu ménagé tout ce qui la compose. Je dirai peu de chose des autels ; on sait la haine toute particulière que leur a vouée la révolution, haine tellement tenace qu’au bout de quatre-vingts ans elle est aussi enflammée qu’au premier jour. Je n’insisterai pas davantage sur les tombeaux ; on sait le respect avec lequel elle les a traités, qu’ils fussent anciens ou nouveaux, qu’ils enfermassent des rois ou des révoltés, la cendre de Louis XIV ou la cendre de Mirabeau. Bien différente de ce vieux père la mort de Walter Scott qui s’était donné la tâche pieuse de protéger les sépultures héroïques contre l’oubli des vivans et la mousse du temps, la révolution française en a brisé le plus qu’elle a pu. Je n’ai nulle envie de m’élever contre la constitution nouvelle qu’elle a donnée à la famille ; il faut bien reconnaître cependant que le sentiment qui l’a inspirée n’est point précisément le respect du foyer, que les dieux lares n’ont obtenu d’elle aucun culte superstitieux. Reste enfin ce que les Bretons appelaient la petite patrie, qu’ils aimaient à opposer à la grande, la province, le district, le lieu natal. C’est là surtout que l’œuvre de la révolution a été radicale et complète. Elle a donné à la grande patrie, il est vrai, la plus forte, la plus compacte unité que jamais nation ait connue ; mais elle a tué toutes les petites patries, et on peut dire qu’elle a effacé pour chacun de nous le lieu de naissance. Certes, lorsqu’elle opéra cette réforme si hardie, elle n’avait point la pensée de porter atteinte à la patrie, et pourtant que faisait-elle sinon la dépouiller de tout caractère concret et matériel, — la réduire à l’état de pure abstraction, de généralité métaphysique ? Oui, la grande unité qu’elle créa peut arracher l’admiration du philosophe, le respect du lettré, inspirer l’amour à quiconque sait aimer par l’intelligence, mais non pas faire battre le cœur d’un pauvre homme, et révéler à l’ignorant les émotions de cette piété nationale sans laquelle il n’est point véritablement de patrie. La patrie telle que la révolution la fit, c’est une philosophie, ce n’est pas une religion : or il faut qu’elle soit une religion pour la plus grande partie des hommes, sans quoi elle n’est point. « Ma province m’est plus chère que ma famille, ma patrie que ma province, et l’humanité que ma patrie, » disait Fénelon. Ce sont là de nobles paroles, mais qui ne sont vraies que pour Fénelon et ceux qui lui ressemblent. Pour la plupart des hommes, tout amour s’éteint quand son objet est trop général. Rien n’est plus froid pour eux qu’une idée abstraite. Dites au premier venu d’aimer Dieu, il vous comprendra, et peut-être vous obéira ; dites-lui d’aimer l’être en soi, et cherchez ensuite si son cœur bat bien fort. Il en est de même d’une patrie trop vaste et réduite à l’état d’abstraction politique saisissable seulement par l’intelligence. Elle est alors inaccessible au cœur, elle inspire à l’homme ordinaire un amour aussi tiède que celui qu’inspirerait à des paysans une maîtresse toujours absente et qu’ils ne pourraient jamais voir. Ce résultat s’est peut-être déjà fait sentir. Le cœur de l’homme est fort et chaud, mais il est singulièrement étroit et borné dans ses affections ; il n’aime bien que de près et ce qui est près. Or, comme l’amour est le suprême régulateur de toutes nos facultés, ce qui est compris est seulement ce qui est aimé. Posséder une petite patrie est donc pour l’homme le plus sûr moyen d’en aimer une plus grande, car la grande patrie cesse d’être une abstraction pour quiconque en contemple l’image dans une plus petite : c’est une réalité tout comme la petite, il la voit, il la touche, il pourrait en faire le tour ; pour s’élever jusqu’à elle, son cœur n’a pas d’effort douloureux à faire, il n’a qu’à monter d’un degré. Lorsque cette première patrie lui manque au contraire, il se sent comme perdu au milieu d’un vaste et monotone océan d’hommes ; il ne sait plus où accrocher ses racines, et alors, se repliant sur lui-même, il s’isole égoïstement, se fait centre du monde et se constitue à lui-même son univers. C’est ainsi que par degrés insensibles une société en arrive à cet état d’individualisme stérile et impuissant dont les ravages ont pu frapper tous les yeux clairvoyans. Ce besoin d’une petite patrie au sein d’une plus grande est tellement dans la nature humaine, que partout où le pouvoir échappera aux classes éclairées, où le peuple sera libre d’agir à sa guise, on le verra immédiatement renouveler l’histoire des Flandres ou de l’Italie du moyen âge, se façonner des patries grandes comme de bonnes paroisses dont il connaîtra tous les habitans, dont il pourra faire le tour en une journée. Pour prendre notre histoire d’hier, n’est-ce pas cette tendance confusément dévoilée qui a fait pour l’observateur le seul intérêt de ce singulier capharnaüm de doctrines qui s’est appelé la commune ? Politiques, politiques ! ne dédaignez jamais trop décidément les obscurs mouvemens d’action et de réaction de cette versatilité populaire qui a fait de tout temps accuser les masses d’inconstance : ils sont difficiles à comprendre parce qu’ils ne parviennent presque jamais à se formuler d’une manière à peu près nette, et qu’il faut les deviner par intuition ; mais, attentivement observés, ils vous révéleront bien souvent les erreurs par lesquelles vous ou vos prédécesseurs avez péché.

On vient de voir quelques-unes des offenses que la révolution dirigea contre l’idée de patrie ; sans entrer dans plus de détails, disons que dès le premier jour la révolution à son insu se mit en opposition directe avec l’idée de patrie. Si la patrie est l’héritage des pères, si ce sont les autels, les tombeaux, les habitudes prises en commun, transmises de génération en génération, qui la constituent, il faut bien conclure que l’élément du passé entre pour à peu près tout dans sa formation. Sans passé donc, pas de patrie ; or dès son début la révolution rompit ouvertement avec lui, afficha l’ambition non-seulement de s’en séparer, mais de l’effacer entièrement, et déclara par tous ses actes qu’elle ne voulait s’en souvenir un instant encore que pour l’outrager et le maudire. Certes les hommes de la révolution établissaient aisément dans leur esprit une distinction entre la patrie et le passé ; mais, comme la distinction n’était pas fondée sur la nature, le mot survécut, tandis que la chose recevait une atteinte mortelle. Qu’importe que vous prétendiez épargner un tout, si vous attaquez successivement chacune de ses parties ? qu’importe que vous prétendiez respecter un nom, si vous faites dérision et mépris de toutes les choses qu’il exprime ? De cette rupture ouverte avec le passé, l’idée de patrie devait donc recevoir une blessure profonde, dont les effets, comme ceux du poison nommé curare, pouvaient bien attendre longtemps avant d’éclater, mais qui devaient infailliblement se révéler lorsque le mal aurait eu le temps de cheminer sourdement dans toutes les parties du corps social.

J’entends bien l’objection : et l’enthousiasme guerrier de la république, et les merveilles de l’empire, et cette héroïque défense du sol, et cette irrésistible expansion qui a duré tant d’années, est-ce que tout cela n’est pas le patriotisme par excellence ? J’en conviens bien aisément ; mais à cette objection je donnerai une réponse qui paraîtra paradoxale, et que cependant vous pourrez vérifier facilement par l’étude de tout autre grand phénomène historique : c’est que tout cela, enthousiasme républicain, victoires impériales, défense du sol, appartient à l’ancien régime beaucoup plus qu’à la révolution. Quand vous voudrez juger des vertus d’une doctrine, d’un principe politique, d’un mouvement national, ce n’est pas tant aux vertus des générations qui poussent en avant cette doctrine, ce principe, ce mouvement, qu’il faut regarder qu’à celles des générations qui leur succèdent. C’est beaucoup plus par ce que nous valons nous, en cette année 1871, où ces lignes sont écrites, qu’il faut juger de la valeur de la révolution, que par ce qu’ont valu les hommes des vingt-cinq années de luttes qui ouvrent notre histoire contemporaine. L’initiateur possède l’idéal de sa doctrine, il n’en possède pas la réalité ; rarement il a le temps d’en voir se dérouler les lentes conséquences, et la mort l’enlève toujours heureusement avant qu’il n’ait connu ce qu’il imagine devoir être une grande joie et ce qui ne serait d’ordinaire qu’une amère douleur. C’est non pas sa doctrine qui lui fournit les instrumens nécessaires pour la réaliser, comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’est pas née encore ? mais bien cette doctrine antérieure même qu’il se propose de remplacer. Bon gré mal gré, aussi partisans du progrès, aussi détachés du passé et enthousiastes de l’avenir que nous soyons, il ne se peut pas faire que nous n’ayons pas vécu dans une société façonnée de telle ou telle façon, et qu’elle ne nous ait pas assouplis à ses habitudes, donné son langage et ses mœurs. Il y a dans les mémoires de Chateaubriand un détail insignifiant en apparence, mais qui arrête l’imagination par sa singularité excentrique, et qui fait bientôt réfléchir. « Je me rendis à la convention, dit-il, et j’y vis M. Marat ; sur ses lèvres flottait ce sourire banal que l’ancien régime avait mis sur les lèvres de tout le monde. » A combien de choses plus importantes que le sourire de M. Marat ne pourrait-on pas appliquer la phrase de Chateaubriand ! Qui n’a entendu parler, s’il n’en a pu juger par lui-même, de la courtoisie de manières et de la politesse accomplie des hommes de la révolution ? Si Marat avait pris son sourire à l’ancien régime, où donc Barrère avait-il pris son art des mielleuses perfidies, Robespierre sa froide impassibilité et sa domination sur lui-même, Saint-Just sa tenue stricte et sans naïf abandon ? Tous montrèrent devant la mort une tranquillité qui fait encore aujourd’hui notre surprise ; où donc tant d’hommes, sortis de rangs si divers, avaient-ils appris cet art de la mort sans phrase, pour employer le mot attribué à Sieyès, si ce n’est dans les leçons acquises par fréquentation de tous les jours d’une société où dominait cet aristocratique dédain de la mort si contraire aux instincts de la nature ? Et d’où vinrent, je vous prie, cette énergie d’action et cet honneur militaire qui sont la véritable gloire de cette époque, sinon des habitudes imprimées à l’homme par la longue éducation monarchique ? Que sont ces vertus, sinon le tout à fait dernier éclat de la civilisation chevaleresque ? Un philosophe américain rapporte que les habitans des îles Sandwich croient que la force d’un ennemi mort passe dans son vainqueur. L’histoire de la révolution a réalisé à la lettre cette remarquable superstition. Ce fut l’âme de l’ancien régime qui sauva et défendit la révolution qui le tuait ; c’est par cette âme qu’elle vainquit, c’est par cette âme qu’elle s’est maintenue jusqu’à une époque très rapprochée, dont tous ceux d’entre nous qui sont arrivés seulement au milieu de la vie pourraient donner la date exacte. D’où sortaient donc tous ces hommes, sinon des institutions du passé, et où avaient été élevés ceux qui n’en sortaient pas directement, sinon à leur ombre et sous leur férule ? En bien, en mal, les hommes de la révolution ne savaient pas autre chose que ce que leur avait appris l’ancien régime, et malheureusement nous le voyons trop aujourd’hui. Aussi peut-on dire que la révolution n’est que l’image exagérée de ce passé qu’elle répudia si absolument. Un publiciste que l’on peut presque nommer un homme de génie, Alexis de Tocqueville, a prouvé de la façon la plus serrée et la plus concluante que cette unité administrative dont on fait gloire à la révolution avait été beaucoup moins une création qu’une continuation violente des erremens de la monarchie. Nous irons plus loin que Tocqueville : doctrines, méthodes, voies et moyens, tout cela appartient à l’ancien régime ; partout je trouve la marque de son esprit. Cette doctrine implacable du salut public, je la reconnais ; c’est la caricature sanglante de cette vieille, ferme, souvent inique doctrine de la raison d’état, si bien formée à l’image de l’âme dure, froide et impérieuse du grand cardinal qui en fit l’instrument régulier de la monarchie[2]. Cet idéalisme révolutionnaire qui compte pour rien le monde des faits, à qui suffit la logique, et qui, lorsqu’il rencontre la réalité, la brise ou se laisse briser par elle, je le reconnais aussi : c’est l’antique idéalisme des doctrines de l’église catholique, qui n’admet que l’absolu et ne connaît pas les transactions dans l’ordre de la pensée. Ce mot de patrie enfin que les hommes de la révolution firent retentir plus bruyamment qu’aucune génération, ce n’est autre chose que le nom de l’idée sur laquelle toute l’histoire de France s’est bâtie pièce à pièce pendant les huit cents ans de règne de cette maison royale qui représenta l’ancien régime en face de la révolution. L’idée de patrie avait donc un sens pour nos révolutionnaires, alors même que leurs doctrines la niaient implicitement. Ils la portaient vivante en eux comme un sentiment héréditaire, ils en prononçaient le nom avec une chaleur émue, parce que l’éducation leur avait enseigné qu’il était celui d’une chose sacrée, parce qu’une longue habitude l’avait rendu doux à leurs lèvres. Naïvement ils transportèrent à l’idée nouvelle dont ils s’étaient épris le nom du fait qui leur était familier et cher, sans chercher à s’enquérir si l’idée nouvelle et le fait ancien n’étaient pas en désaccord. Patrie et révolution se confondirent ainsi et devinrent synonymes pour un temps, celui de la période héroïque. Ils ne distinguèrent pas, emportés qu’ils furent dans le feu d’une action sans relâche, et n’eurent aucun soupçon qu’ils portaient en eux deux choses différentes. Là est le secret du si rapide et si complet triomphe de la révolution ; elle n’est allée si loin que par la confusion que nous venons de décrire, et si cette confusion, bienfaisante à beaucoup d’égards, a été possible, c’est parce qu’il y avait dans tout révolutionnaire un homme de l’ancien régime.


II

Ce n’est donc pas aux générations qui ont lancé la révolution dans le monde qu’il faut s’adresser pour savoir si ses doctrines sont ou ne sont pas favorables à l’idée de patrie, parce que ces générations, étant nées et ayant grandi dans un autre milieu social, avaient les habitudes de cet état de choses antérieur et non pas les habitudes de leurs doctrines. Tant que ces générations ont vécu, — et leur existence s’est prolongée longtemps, — et tant que les nouvelles générations ont été assez rapprochées d’elles pour recevoir par l’éducation, par la conversation, par les mille voies de communication morale des sociétés civilisées, une partie de la tradition de ce qui fut, — pour conserver à ce reste de tradition une sorte d’existence de mânes au milieu de l’état social actuel, les choses ont pu marcher honnêtement. L’ancien régime nous protégeait encore par ce souvenir transmis. Cependant il est arrivé un moment où cette tradition, un peu plus affaiblie d’année en année, a disparu tout à fait, noyée dans le flot sans cesse renouvelé des générations survenantes. Le fait est d’hier. ; c’est entre les années 1848 et 1850 qu’on a pu s’apercevoir que toute trace du passé avait disparu, que la révolution restait seule debout. C’est aujourd’hui seulement que commence son régime, et qu’on peut juger véritablement de ses tendances, car les nouvelles générations ne connaissent qu’elle, ne rencontrent qu’elle, et peuvent être dites par conséquent ses représentans sans mélange. Eh bien ! l’idée de la patrie tient-elle dans cette société entièrement formée à cette heure sur le modèle de la révolution une place aussi grande que dans la société passée ?

Tous ont fait parmi nous, en quelques mois, de cruelles expériences ; cependant, il faut le dire, nulle déception n’a dû être aussi cruelle que celle du parti qui s’est toujours posé comme le représentant le plus pur de la révolution. Ignorant ou voulant ignorer la source d’où sortait véritablement l’enthousiasme patriotique des précédentes générations, il s’était plu à rapporter à la révolution l’honneur d’un sentiment qui revenait au régime précédent ; mais, lorsque l’heure a été venue de faire appel à cet enthousiasme ancien qu’il croyait en son pouvoir de ressusciter, la révolution ne lui a répondu qu’en lui ménageant certaines occasions de réfléchir sur les causes cachées de ses conquêtes. « Je ne suis plus la révolution, leur a-t-elle répondu ; je suis la démocratie, sa fille et son héritière, et, bien que je sois sa descendante en ligne directe, je vous prie de remarquer les notables différences qui existent entre nous. La révolution, c’était une société qui cherchait à s’établir, moi, la démocratie, je suis une société établie. La révolution fut guerrière, ardente, âpre à la dispute, et cela est bien naturel ; elle se fit avec, par et contre des nobles, des soldats, des prêtres, des écrivains, tous gens dont la gloire est l’âme, le tapage le plaisir, et la dispute le gagne-pain. C’est dans les rangs de ces gens-là que ma mère trouvait à la fois ses ennemis et ses défenseurs ; ils sont tous morts, sauf cependant les avocats, dont la race est assurée de ne pas périr tant que les hommes auront des yeux pour convoiter le bien d’autrui et des mains pour s’en saisir. Pour moi, la démocratie, je suis pacifique, laborieuse, ingénieuse ; mes rangs se composent non pas de gentilshommes aventureux, de prêtres subtils et d’écrivains retors, mais de commerçans, d’industriels et de laboureurs. Ma mère avait sa fortune à faire, et risqua tout pour la faire ; ma fortune à moi est faite, et il me déplairait de l’exposer. Lorsque la révolution prit les armes en 1792, c’est qu’elle représentait des classes entières qui, arrivant pour la première fois à l’égalité civile, avaient tout intérêt à ne pas laisser reprendre par une réaction les concessions déjà faites ; moi au contraire, je n’ai pas à trembler pour des biens que je possède par acte authentique. L’enthousiasme que vous me demandez n’est donc ni dans mon tempérament, ni dans mon caractère, ni dans mes intérêts, ni au nombre des moyens d’action dont je dispose. Vous vous trompez de trois quarts de siècle, et vous cédez vous-mêmes à une passion de tête en me prêchant une énergie qui ne peut naître de la nature de ma situation. »

Ainsi a parlé la démocratie sérieuse, honnête, celle qui considère la révolution comme accomplie, — commerce, industrie, classes rurales, artisans indépendans, c’est-à-dire les trois quarts de la nation française. Et à son tour comment a parlé la démocratie aventureuse, — celle qui prétend à cette heure représenter seule la révolution, et pour qui la nouvelle société ne vaut pas mieux que le régime du passé, et même vaut moins encore ? « Nous vous accordons que ces étrangers sont pour vous des ennemis, mais sont-ils les nôtres au même degré ? N’avons-nous pas d’autres ennemis que ceux-là, de plus impitoyables, de plus détestés, des ennemis que nous n’avons pas besoin d’aller chercher bien loin, car c’est vous-mêmes ? Partout ou il y a un homme vivant dans la richesse et le loisir en face d’un homme vivant de sa peine au jour le jour, partout où il y a un maître en face d’un serviteur, il y a deux ennemis en présence. Et qu’importe qu’ils soient enfans du même pays, s’ils sont aussi étrangers les uns aux autres que s’ils habitaient sous des latitudes différentes ? Dites-nous, si vous le pouvez, où est la patrie commune entre des hommes qui n’ont pas les mêmes habitudes, qui n’adorent pas les mêmes dieux, qui ne croient pas aux mêmes principes ? Nous nions tout ce que vous admettez, comment vous étonnerez-vous que nous brûlions tout ce que vous adorez ? Nous regardons vos lois comme des embûches, vos institutions comme une tyrannie, vos mœurs comme des abus. Nous sommes donc en état de guerre depuis bien plus longtemps que vous ne le croyez, car en quoi des embûches, des tyrannies et des abus diffèrent-ils des manœuvres de la tactique militaire, de la contrainte de la force et des excès de la victoire ? Ce mot de patrie est tellement un leurre, et vous êtes si bien assimilables aux étrangers, que, si nous remportions la victoire sur vous, les conséquences en seraient absolument pour nous celles que vous donnerait une victoire sur l’ennemi. Vaincus, vous subiriez nos conditions comme il subirait les vôtres, si vous étiez vainqueurs ; nous profiterions d’une partie de vos richesses comme vous profiteriez d’une partie des siennes. S’il faut tout vous dire, nous avons dans les rangs de nos ennemis une foule de compatriotes : ce sont tous ceux qui pensent comme nous, qui partagent les mêmes désirs et qui tiennent les mêmes raisonnemens. Nous voyons au contraire devant nous une foule d’étrangers : ce sont ceux qui nient tout ce que nous admettons. La patrie est peut-être quelque chose pour vous ; pour nous, elle n’est rien, car qu’est-ce qui la constitue ? Le foyer ? et si nous n’avons pas de toit ? Le sol ? et si nous n’en possédons pas une motte ? Les tombeaux ? et si nous n’avons que la fosse commune ? Les autels ? et si nous n’en approchons pas plus que vous-mêmes ? Les souvenirs ? et si, vous étant chargés de les effacer tous, vous ne nous en avez pas laissé qui remonte plus haut que les premières taloches de nos mères ? Les mœurs ? et si nous n’avons aucune habitude en commun, aucune fête qui nous réunisse ? La patrie est où l’on trouve tout cela, et, si nous ne le trouvons pas parmi vous, dites-nous un peu si nous en avons une ? Poussons plus loin le raisonnement : posséder tout cela, c’est le bonheur ; ne pas le posséder, c’est le malheur. L’heureux seul a une patrie, mais où est-elle pour le malheureux ? Concluons donc que la patrie est partout où se trouve le bonheur, et que l’exil est partout où se trouvent la servitude et la misère. » — Je résume les paroles que nous avons tous pu entendre ; que ceux qui les ont écoutées avec attention disent si l’interprétation que nous en faisons est fausse, si nous y ajoutons quelque chose. N’est-il pas clair d’ailleurs pour tout esprit doué seulement d’une dose moyenne de pénétration que ces principes, avoués ou non, doivent de toute nécessité composer la doctrine ésotérique de la fameuse association dont l’existence a été révélée à la France d’une manière si lugubre ?

Au fond, les deux démocraties parlent le même langage et aboutissent aux mêmes conclusions, la prédominance absolue des intérêts matériels. Il est un fait qui s’impose à l’intelligence de tous avec une clarté tellement impérieuse qu’il en prend pour ainsi dire les caractères d’une loi : c’est que, sous le régime inauguré par la révolution, la question économique prime toutes les autres. C’est là le fait vital, on peut dire unique, qui a l’honneur de ses soucis, le fait dont elle attend la transformation du monde. Il est merveilleux de voir avec quelle rapidité sa philosophie s’est dégagée des doctrines négatives, mais vastes et complexes, qui l’avaient engendrée, pour se réduire à un simple examen des conditions économiques de la société. Cela commençait de très bonne heure, le lendemain même du jour où la révolution eut échappé à ses longues convulsions et aux guerres incessantes qui en furent la suite. Jusqu’alors, elle n’avait pas eu le loisir de se nommer de son vrai nom ; mais, dès qu’elle eut une heure pour respirer en paix et se reconnaître elle-même, elle fit hautement les aveux que voici. « La nouvelle société subordonne la morale à l’intérêt, elle n’attend ses vertus que du bonheur matériel de ses membres, car la morale est une conséquence engendrée et non une source génératrice. Toutes les doctrines critiques, historiques, politiques, mystiques, auxquelles mon nom se trouve accolé ont servi à me pousser dans le monde, mais ne me représentent en aucune manière. Ce sont les doctrines de mes patrons, de mes parrains et de mes auxiliaires ; ce ne sont pas les miennes. Mettant donc de côté toute cette défroque du XVIIIe siècle, je me présente nue devant vous pour vous révéler en quoi consiste la nouveauté que j’apporte dans le monde. Tout ce que l’homme cherchait péniblement en lui-même, où il ne rencontrait que les rêves nés d’un effort fiévreux, tout ce qu’il établissait plus péniblement encore sur des abstractions sans réalité, tirées des suppositions arbitraires de son cerveau, je le demande hardiment au monde extérieur. Je charge la matière de nous apporter ces biens que l’âme était chargée de nous procurer, et qu’elle n’a jamais pu nous donner qu’avec parcimonie, obligée qu’elle était, la pauvre Arachné, de tout tirer de sa substance, pour ne dévider en fin de compte qu’une toile où nous trouvions notre tombeau. Je transpose sans vergogne l’ordre des notions établies et les noms acceptés des choses, et je vous dis : La vertu, c’est la santé, car la santé, c’est le parfait équilibre de notre être, et le vice n’est jamais qu’une perte d’équilibre ; — la morale, c’est la richesse ; — la religion, c’est le bonheur. La vertu, la morale, le bonheur, sont des choses faciles à acquérir, si on les demande à la matière ; impossibles à atteindre, si on les demande aux anciennes notions qui régissaient les sociétés, car ces notions n’étaient que des conséquences que, par une erreur singulière, on s’est obstiné pendant des siècles à prendre pour des principes. Les sociétés qui acceptaient la discipline de telles notions ne furent jamais en réalité fondées sur elles : si elles n’avaient pas eu d’autres bases, elles n’auraient pu logiquement se soutenir vingt-quatre heures. Aussi étaient-elles assises sur le plus violent, le plus brutal des faits, la conquête. C’est autour de ce fait qu’elles s’étaient organisées, qu’elles avaient échelonné leurs hiérarchies ; c’est sous la contrainte de ce fait que les hommes groupés violemment, mais groupés cependant, avaient établi leurs relations. Telle est la force de l’instinct de sociabilité qui est dans l’homme que ce fait, tout inique et brutal qu’il soit, avait fini par engendrer une certaine justice et une certaine douceur. Que serait-ce donc d’un fait tout humain, bienfaisant par nature ! C’est sur un fait de ce genre, le travail, que la nouvelle société est fondée, qu’elle doit logiquement s’organiser avec le secours du temps et les efforts de toutes les intelligences pendant plusieurs générations. » — Je résume ici sommairement la doctrine choquante et profonde que développa Henri Saint-Simon avec une franchise qui touchait presque au cynisme ; mais, que sa doctrine fût choquante ou non, personne n’a marqué avec plus de génie le point de séparation des anciennes et des nouvelles sociétés, personne n’a mieux dégagé la révolution de tout ce qui lui était étranger, et ne l’a présentée plus nettement dans ce qui fait son originalité propre et sa vie essentielle : la révolution, c’est un fait d’ordre économique, et c’est autour de ce fait que la nouvelle société devra forcément s’organiser. — Nous disions tout à l’heure que la révolution pouvait être appelée une création de l’ancien régime, car elle s’était faite avec les vertus et les vices de la vieille société ; voici un bien autre exemple de la force du passé. Lorsque la doctrine de Henri Saint-Simon apparut pour la première fois, elle ne fut comprise de personne, des révolutionnaires moins que de tous les autres, en sorte qu’on peut dire que ceux qui avaient mis au monde le terrible enfant ne savaient pas plus que ses adversaires quel était son tempérament et sa nature véritable. Ils en étaient tous non à l’enfant qu’ils avaient fait, mais à celui qu’ils avaient voulu faire. Il a fallu une longue succession de doctrines de plus en plus accentuées et de mouvemens de plus en plus violens pour leur ouvrir enfin les yeux sur la nature du monstre qu’ils ont engendré ; encore n’est-il pas bien sûr que la plupart y voient clair.

« Nous vivons dans un temps où la nécessité économique prime toute autre question ; » dans cette formule si simple, si peu contestable, est implicitement renfermée la destruction de l’idée de patrie. De toutes les choses de ce monde, la plus cosmopolite par nature, c’est l’intérêt matériel. Comme l’activité est leur essence, les intérêts sont sans cesse mouvans, et n’ont rien de cette fixité qui est propre à la patrie. Ils ont des résidences, des campemens nommés comptoirs ; ils n’ont pas de demeure. Pour qu’ils aient leur libre expansion, il faut qu’ils ne rencontrent aucun obstacle ; or la patrie n’est composée que de barrières. Qui dit intérêt dit rapide circulation, qui dit patrie dit étroit resserrement. Les intérêts n’ont point d’âme ; ils ne connaissent pas leurs propres cliens, qui se succèdent en nombre plus rapide que les passans dans une rue populeuse, et ces cliens sont non pas des hommes, mais des chiffres, des raisons sociales, des valeurs momentanées. Ils sont donc isolés au milieu de la plus bruyante affluence ; aussi peut-on dire qu’il n’y a rien en ce monde qui dépasse la liberté des intérêts et qui soit plus profondément démocratique. Une égalité extraordinaire règne dans leur empire ; ils font des vainqueurs, non des maîtres, — des victimes, non des sujets et des esclaves. Comme ils reposent sur la régularité et la sûreté, ils n’ont d’amis et d’ennemis que ceux qui satisfont ou manquent à ces lois ; un compatriote insolvable est pour eux l’ennemi véritable, puisqu’il les ruine ; un étranger solvable est pour eux l’ami, puisqu’il les sauve. Un commerçant de Bordeaux ou de Marseille fait toutes ses affaires à Barcelone ou à Londres ; la France peut bien être la patrie de cet homme, mais certainement celle de ses intérêts est en Espagne ou en Angleterre, ou, pour mieux dire, il a deux patries, la France où il fabrique et achète ses produits, l’Espagne ou l’Angleterre, où il les vend. Or de ces deux patries quelle est la véritable ? La France, répondez-vous résolument. Oui certes, si l’idée de patrie prime toutes les autres ; mars la chose est au moins douteuse, si la primauté appartient à l’intérêt économique, et nous disons que telle est la loi de ce temps-ci. Cette situation étant donnée, je suppose un désastre national, par exemple une guerre longtemps incertaine se terminant par une paix malheureuse ou même par une défaite complète, mais qui rende aux intérêts leur liberté d’action : notre négociant aura beau être le plus honnête homme du monde, je soutiens qu’il se trouvera, bon gré mal gré, dans l’embarras de Gargantua à la naissance de son fils Pantagruel, — que tantôt son cœur saignera parce que sa patrie aura été écrasée, et que tantôt il se réjouira parce que celle de ses intérêts aura été délivrée. Cette fameuse hausse des fonds publics après Waterloo, qu’il a été de mode pendant si longtemps de citer comme un scandale, n’a point d’autre cause. Ce n’étaient pas les intéressés qui se réjouissaient, c’étaient les intérêts qui, se sentant débarrassés de la paralysie que l’incertitude des événemens faisait peser sur eux, manifestaient leur satisfaction d’être rendus à la liberté.

Remarquez enfin que plus les intérêts matériels sont multipliés et les transactions entre les peuples rapides, et moins la patrie nous est nécessaire. Cela est si vrai que les meilleures et les plus vraies réformes économiques nous conduisent à ce résultat. A Dieu ne plaise que je veuille prendre parti dans l’interminable querelle des libres échangistes et des protectionistes ! Je crois que les libres échangistes ont raison ; mais, s’ils sont meilleurs démocrates que les protectionistes, les protectionistes sont certainement meilleurs patriotes. Il y a une grande différence entre dépendre de la patrie seule pour tous les besoins de la vie et dépendre de tous les peuples de l’univers. Il est certainement absurde de vouloir me faire payer à un taux trop cher et même de me forcer à me priver tout à fait d’un objet que l’étranger peut me donner à meilleur compte que mes compatriotes, mais il est fort certain aussi qu’en me refusant à ce sacrifice je m’insurge en quelque sorte contre mes compatriotes et que je lèse leurs intérêts pour satisfaire les miens. Le vrai patriotisme voudrait que je consentisse à acheter trop cher l’objet que je peux avoir à meilleur compte de l’étranger, car qu’est-ce que je fais lorsque j’ai recours à l’étranger en pareille circonstance ? Je déclare implicitement que je refuse d’associer ma fortune à celle de mes compatriotes, et que je n’ai souci des conditions défavorables dans lesquelles ils produisent l’objet dont j’ai besoin. Or en quoi consiste le patriotisme, s’il vous plaît, sinon dans un consentement joyeux et une ferme volonté de partager toutes les circonstances favorables et défavorables du pays où l’on est né ? Si telle est la tendance des intérêts matériels pris sous leur forme la plus respectable, la plus morale, je vous laisse à penser ce qu’elle peut être lorsque ces intérêts sont pris sous leur forme la plus sauvage et la plus cynique, et qu’ils n’ont égard qu’à la satisfaction d’appétits et de convoitises.

Ces exemples et ces détails, que nous pourrions multiplier si nous voulions faire autre chose que de simples et rapides aperçus, nous conduisent à cette conséquence, qui sera, je le crains, peu du goût de ce temps-ci : point de patrie forte sans une pauvreté relative. J’ai cependant à présenter une proposition qui agréera moins encore, s’il est possible, à nos contemporains : point de patrie invincible sans une inégalité relative entre les citoyens. C’est une très sérieuse question que de savoir si les démocraties peuvent se défendre longtemps, et si même elles ont les ressources nécessaires pour se défendre. Ce ne sont point les leçons de l’histoire qui nous inspirent ce doute, et Dieu sait pourtant si ces leçons sont instructives. On n’aurait qu’à comparer la stabilité des états aristocratiques et l’existence souvent brillante, mais toujours si rapide, des démocraties, pour être déjà édifié à cet égard. Ce n’est pas davantage la mobilité, l’inconstance, la versatilité bien connues des démocraties, ni même cette dangereuse présomption subitement suivie d’une abdication désespérée et complète dont nous avons vu si souvent le triste spectacle, qui nous effraient pour leur avenir. Le fait qui cause notre inquiétude, ce sont les ravages que l’exagération de l’idée d’égalité opère si rapidement dans les sociétés démocratiques, surtout dans une société aussi fortement centralisée que la nôtre. En temps de paix, ces ravages ne se distinguent pas, et même quand on les remarque, si l’on a tant soit peu de penchant pour la démocratie, on est tenté de les regarder comme des bienfaits ; mais vienne la guerre, surtout la guerre sur le sol de la patrie, et aussitôt l’on s’aperçoit du peu de force qu’une démocratie absolue laisse à une nation. Voyez un peu le spectacle que présente la France au bout de moins de quatre-vingts ans de révolutions ; ce n’est pas assez de dire, selon la métaphore depuis si longtemps en usage déjà, que c’est une société nivelée jusqu’au ras du sol, il faut ajouter que ce sol lui-même a été retourné, hersé, broyé jusqu’au tuf. Tous les élémens sociaux, c’est-à-dire ce qui donne à un pays fixité et continuité, ont été tour à tour déracinés ; il n’y a plus rien qu’un amas de poussière humaine désagrégée et impuissante. Dans un tel milieu social, l’état seul a volonté, faculté de commander et chance d’être obéi ; malheureusement, dès que le ressort de l’état se brise, toute direction disparaît, et les destinées de la nation sont remises à l’intelligence du hasard. On ne trouve nulle part de centre de résistance, et comment en trouverait-on, puisque sous prétexte d’égalité toutes les influences personnelles ont été détruites ? Où est dans cette société l’homme assez puissant pour réunir vingt individus autour de lui, et surtout pour se flatter de les faire obéir ? Non-seulement personne dans notre société n’a le pouvoir de mener à fin une entreprise aussi mince, mais j’ajoute, ce qui est bien plus grave, que personne n’en a le droit. Tout acte personnel, quelque généreux qu’il fût, ne serait qu’une usurpation d’une partie de la souveraineté générale et une violation du principe d’égalité. Aussi dans de pareilles crises ceux qui devraient logiquement commander, sentant leur isolement, se résignent à l’inaction, et ceux qui voudraient obéir ne savent à qui rapporter honnêtement leur obéissance. Toute possibilité de grouper les forces nationales avec ordre, méthode, efficacité, discipline, disparaît ainsi, et il ne reste plus que la direction de l’état, qui dans de pareils momens est singulièrement inefficace, d’abord parce que son existence est incertaine et précaire, ensuite parce que cette direction de l’état, tout anonyme qu’elle se flatte d’être, est cependant exercée par des hommes en chair et en os qui, participant aux faiblesses de l’humanité, gagnent facilement le vertige à regarder une situation aussi vaste, et enfin par le peu d’auxiliaires réellement sérieux qu’il rencontre dans un pays où l’égalité a réduit tous les citoyens à la même taille. Personne qui ait autorité suffisante pour lui servir de porte-voix auprès des masses, pour les rassurer et les encourager, les animer à la résistance, car ceux qui se chargent de ce rôle sont trop près des populations pour qu’elles les écoutent. Je ne fais nul doute que la crise effroyable d’où nous sommes sortis mutilés n’aurait jamais eu la même gravité, si une démocratie malavisée dans sa jalousie n’avait détruit jusqu’à la possibilité des influences personnelles, et s’il fût resté parmi nous un certain nombre d’hommes ayant le droit d’être obéis et le devoir de commander.

Quelle est l’importance politique du citoyen dans une démocratie comme la nôtre ? Elle est nulle, peut-on répondre hardiment. La révolution nous a délivrés de toute contrainte, mais c’est en nous enlevant toute participation à une existence générale quelconque. Autrefois l’individu, à quelque sphère qu’il appartînt, rentrait dans un centre d’activité collective dont il ne pouvait se séparer, magistratures, ordres religieux, corporations, que sais-je encore ? Ses intérêts se rapportaient de la manière la plus étroite aux intérêts de ce groupe, ou, pour mieux dire, ils étaient les mêmes. Chacune de ses affaires privées, aussi petite qu’elle fût, avait une importance générale, et rien que pour vivre en simple particulier, il était obligé de vivre comme un être collectif. Nous pouvons en convenir facilement aujourd’hui, c’était là une manière de comprendre la personnalité humaine qui valait bien la nôtre. La plus humble existence n’avait rien de chétif, puisqu’elle était rehaussée jusqu’à une existence d’ordre général ; elle n’était pas impuissante, puisqu’elle ne connaissait pas l’isolement. Il ne faut pas chercher d’autre raison au nombre infini d’individualités éminentes que nous voyons se succéder dans les trois derniers siècles de notre histoire avec une si vivace fécondité, de même qu’il ne faut attribuer qu’à la raison contraire l’étrange disette d’hommes remarquables qui nous afflige à cette heure, et sur laquelle nous en sommes tous venus à nous lamenter après l’avoir niée si longtemps contre toute évidence. Voilà ce qu’était autrefois l’individu ; qu’est-il aujourd’hui ? La démocratie moderne, qui parle beaucoup de solidarité, mais qui en est au contraire la plus absolue négation, nous place en face de nous-mêmes, et nous contraint de rapporter à nous-mêmes toute notre activité. Le seul souci qu’elle nous laisse donc, c’est le soin de nos affaires ; or, par le fait de notre émancipation les uns des autres, ces affaires n’intéressent pas plus autrui que celles d’autrui. ne nous intéressent. Des habitudes contractées dans cet isolement égoïste où le soin de nos intérêts est notre seul souci, il résulte deux conséquences également funestes toutes les fois que nous considérons les affaires générales : ou bien effrayés de la distance qui sépare ces affaires collectives des nôtres, nous nous sentons trop petits sires pour nous en occuper, ou bien, nous armant d’effronterie, nous traitons ces affaires comme les nôtres propres, et nous faisons des entreprises politiques comme nous ferions des spéculations commerciales ; aussi les citoyens de toute démocratie se divisent-ils invariablement en deux classes, les indifférens et les démagogues. Des premiers la nation n’a rien à espérer, des seconds elle a tout à redouter, en sorte qu’on arrive à cette conclusion singulière, que dans une démocratie l’état ne doit pas compter sur le concours des citoyens pour son salut, parce que le plus grand nombre considère les affaires générales comme trop éloignées et trop distinctes des siennes, et que le petit nombre, le groupe des audacieux, les considère au contraire comme trop proches. Une société démocratique est ainsi toujours à la veille de se trouver à la merci non de ce qui peut la sauver, mais de ce qui peut la perdre.

Et maintenant quel peut être, je le demande, le caractère d’une activité qui n’a forcément rien de général ? Cette activité doit de toute nécessité être strictement matérielle. Des affaires privées ne peuvent se réduire qu’à deux choses, vendre et acheter, et c’est en effet en ces deux choses que consiste la véritable activité d’une démocratie. La création et la rapide circulation de la richesse, voilà le génie de la démocratie, et il faut avouer qu’en cela elle est véritablement merveilleuse. Est-il une question parmi celles qui nous agitent qui n’ait sa source dans l’industrie et le commerce, ou qui ne s’y rapporte plus ou moins directement ? Dans la vie intellectuelle, trouve-t-on encore beaucoup d’hommes qui aient le goût de penser sur autre chose que sur les questions d’intérêt matériel, et avons-nous d’autres métaphysiciens et d’autres théologiens que les théoriciens de l’économie politique ? Dans la vie sociale, rencontrons-nous d’autres sujets de dispute que des questions de salaires et de répartitions de bénéfices ? Et dans la vie politique, est-ce que toutes les notions, même de l’ordre le plus relevé, celle de la patrie comme les autres, ne pâlissent pas à côté de la notion de richesse ? Et dans la vie individuelle, y a-t-il une autre préoccupation que celle de vivre, et, parlons sans hypocrisie, de vivre le mieux possible ? Toute démocratie est donc avant tout une affaire d’industrie et de commerce, et la loi que nous avons énoncée en commençant ce chapitre,. — l’intérêt économique prime en ce siècle toutes les autres questions, — revient ainsi pour en faire la conclusion. Eh bien ! c’est à cette société dont la création de la richesse est fatalement l’unique préoccupation qu’il faudra cependant venir démontrer un jour que la conservation de l’idée de patrie exige le maintien d’une armée permanente qui devra absorber le tiers de la fortune publique et réclamer de tout citoyen valide le sacrifice d’un tiers de son temps. J’avoue qu’on peut hésiter avant de poser une pareille question, mais enfin il faudra en venir là, et alors, selon l’accueil qui sera fait à cette nécessité, selon les objections et les obstacles qui lui seront opposés, nous saurons si la démocratie attache à l’idée de patrie autant d’importance que les sociétés passées.


IV

Qui dit patrie dit contraction et resserrement des élémens de vie commune épars entre certaines bornes géographiques, droit à l’indépendance, à l’autonomie, triomphe du particularisme, pour employer une expression de nos vainqueurs teutoniques, et en un mot le contraire même d’universalité. Son histoire chez nous répond exactement à cette définition ; formée d’un débris du vaste empire de Charlemagne, c’est à un fait d’ordre universel qu’elle s’était substituée. Elle mit des siècles à rassembler ses membres disjoints, et elle le fit avec une patience et une continuité admirables, mais qui lui furent faciles cependant, grâce à l’hérédité monarchique, qui fixa pendant huit cents ans la couronne sur les têtes des princes d’une même famille, en sorte qu’il n’y eut pas plus d’interruption dans la poursuite de ce long labeur qu’il n’y en eut dans l’ordre même de l’état. L’œuvre était enfin parfaite, lorsque la révolution française vint annoncer au monde qu’elle apportait la charte, non plus d’une nation, mais du genre humain tout entier, que sa morale était universelle, qu’elle considérait toute division entre les peuples comme des inventions intéressées de la tyrannie. La nation ne s’aperçut pas du démenti qu’elle infligeait à son histoire ; mais l’invisible logique qui préside aux combinaisons des choses d’ici-bas s’en aperçut, elle, et se chargea immédiatement d’en déduire les conséquences. Remarquez, je vous prie, les deux curieuses coïncidences que voici. Le jour même où la France sacrifia l’idée de patrie à l’idée d’humanité, l’ancienne maison royale tomba. Rarement la logique fut plus cruellement judicieuse, et plus poétiquement tragique ; le dernier représentant de cette maison disparaissait au moment même où l’idée de patrie était menacée, comme son premier fondateur était né en même temps que cette idée avait demandé à venir à la vie, comme sa longue succession de princes avait régné sans contestation pendant que cette idée n’avait pas été contestée, en sorte que, par une fatalité d’une unité admirable, l’histoire de la patrie et celle de cette famille n’en composaient qu’une seule, l’œuvre et l’ouvrière ayant absolument les mêmes siècles d’existence sans une minute de plus ni de moins. La seconde coïncidence est plus curieuse encore s’il est possible. Au moment même où tombait le dernier représentant de la monarchie française, un jeune lieutenant d’artillerie d’origine italienne arpentait fiévreusement les rues de la capitale. Puisque l’idée exclusive de patrie n’est plus l’évangile du peuple français, il faut donc que ce soit son contraire, conclut la logique ; immédiatement elle décréta la résurrection de la conception politique à laquelle l’idée de patrie s’était substituée, c’est-à-dire la monarchie universelle, c’est-à-dire l’empire, et pour nouveau Charlemagne elle fit choix de ce jeune lieutenant italien, qui, en vertu de cette musique du sang dont parle un grand poète espagnol, possédait d’instinct la tradition de ce système, et n’eut aucune peine à comprendre les décrets dont le chargeaient les puissances d’en haut. Le jour où la révolution vint proclamer les droits de l’humanité, y eut-il quelqu’un en France qui eût soupçon de cette si prompte et si grandiose résurrection de l’empire d’Occident ? Évidemment personne ne s’avisa d’un tel rêve apocalyptique, et cependant ce rêve extravagant se serait réduit simplement à la divination sagace d’une conséquence toute naturelle de la métamorphose que la France subissait alors. Les nations peuvent à leur aise déraisonner ou même ne pas raisonner du tout ; cela en fin de compte n’a pas grande importance, parce que la logique, qui est chargée de raisonner pour l’univers entier, ne commet jamais de semblables erreurs, et n’a pas de peine à ramener à la rectitude les faux jugemens et les opinions à courte vue des hommes.

La révolution mena droit à la monarchie universelle. C’est qu’en effet, par la fatalité même de sa nature, son ambition ne peut être réalisée que par l’une de ces deux alternatives qui sont également contraires à l’existence de la patrie : ou bien elle doit s’imposer aux peuples en conservant simplement la patrie comme centre et pivot, et alors la patrie change de caractère et s’efface dans cette expansion exagérée d’elle-même ; c’est l’ancienne idée de l’empire, sous laquelle s’engloutit la civilisation de l’ancien monde, sous laquelle sombrèrent les vastes conceptions de Charlemagne, sous laquelle succomba l’Espagne, sous laquelle enfin la révolution elle-même fit son premier naufrage avec Napoléon Ier ; — ou bien elle doit renoncer à la patrie pour elle-même afin de conserver son caractère d’universalité, et c’est à cette seconde alternative qu’elle en est arrivée aujourd’hui. Nous n’exagérons en rien ni sa situation, ni ses pensées ; c’est elle-même qui le dit, et nous ne faisons que constater ses aveux.

Lorsque la révolution enfanta la monarchie universelle, ce fut à son insu, et, sauf l’homme puissant qui tenait alors ses destinées entre ses mains, personne ne se douta des voies dans lesquelles elle s’engageait. Aujourd’hui les choses ont bien marché, et il n’est si petit démocrate de club qui n’ose faire pour elle l’aveu que, l’idée de patrie lui étant une gêne, elle peut et doit s’en passer. Une sorte d’émulation patricide règne dans le camp de la démocratie ; c’est à qui ira le plus loin dans le sens contraire, à qui poussera le plus à un cosmopolitisme fatal, à qui effacera le plus les frontières qui protégent notre nationalité. Il n’y a plus de Pyrénées, dit un jour Louis XIV ; mais la révolution, qui semble avoir puisé dans sa haine des tyrans le goût de les imiter, ne se contente pas d’aussi peu que le roi-soleil ; il n’y a plus ni mers, ni fleuves, ni montagnes qui l’arrêtent. Écoutons un peu ses paroles ; quel est l’avenir qu’elle se promet, quels sont les plans qu’elle caresse, quelles sont les prophéties qu’elle émet ? Sans compter plus longtemps les débris des anciennes sectes socialistes, humanitaires et autres, qui n’eurent jamais qu’un médiocre souci de l’idée de patrie, voyons les nouvelles doctrines enfantées par la démocratie. Il y en a jusqu’à quatre qui se sont fait jour récemment ; or toutes quatre déclarent hautement que l’idée de patrie a fait son temps, que l’ère des nationalités a cessé, que l’heure est venue où la vaste humanité doit enfin entrer en scène et se substituer à toutes les démarcations arbitraires entre lesquelles ses enfans, parqués en peuples distincts, ont eu le tort de patienter tant de siècles.

Nous avons vu à l’œuvre la première de ces doctrines, et nos rues porteront longtemps encore les marques de ses fureurs. C’est la commune, un des plus singuliers mouvemens de colère qu’il y ait dans l’histoire de l’humanité. Avez-vous jamais rencontré un enfant essayant d’attraper sa ressemblance dans un miroir, et, dans son impatience de ne pouvoir y parvenir, jetant le miroir à terre et le brisant en mille pièces ? Ou bien vous rappelez-vous ce chef barbare qui, pour s’assurer de la puissance de je ne sais quelle divinité, approcha l’idole de son oreille en l’invitant à lui parler, et, n’ayant rien entendu, la lança loin de lui avec fureur ? Voilà l’image de la commune. Désespérant de trouver dans la patrie un auxiliaire pour la réalisation de ses lubies, elle a eu recours à l’expédient facile, mais inefficace, de l’enfant et du barbare ; elle a tâché de la mettre en pièces. Les sergens et les lieutenans teutoniques qui connaissent leur Hegel auront pu vérifier une des lois de sa philosophie de l’histoire en assistant à cette entreprise mémorable de la démocratie française, qui, de propos délibéré, essayait de remettre la société dans l’état que le célèbre penseur appelle l’état atomistique, c’est-à-dire cette désagrégation par laquelle chaque molécule sociale, rendue pour son malheur à sa liberté absolue, tourne de ci, de là, en aveugle, dans le vide, à la recherche d’un nouveau centre d’attraction. Cette désagrégation ou état atomistique ne se présente dans l’histoire que comme un fait de fatalité ; elle ne s’opère qu’à la suite de longs malheurs, réitérés pendant des siècles à des distances trop rapprochées pour que le pouvoir réparateur de la société puisse égaler le pouvoir de destruction de la force ennemie. C’est ce qui a eu lieu dans le monde romain lors de l’invasion des barbares, c’est ce qui a eu lieu encore à la destruction de l’empire de Charlemagne. Ainsi la commune, comme moyen de progrès, nous proposait sérieusement de nous mettre d’un cœur léger dans l’état où nous serions, si vingt invasions allemandes, comparables à celle que nous avons dû subir, avaient pendant deux siècles brisé parmi nous tout lien social par leurs efforts réitérés. Comme perspective de bonheur et de grandeur, une fois échappés à ce chaos, nous avions la chance de revenir sans doute soit aux divisions des clans celtiques, soit au morcellement féodal ; favorisés eussions-nous été si le hasard des circonstances propices nous avait élevés jusqu’au degré de puissance des mille petites républiques de l’Italie du moyen âge. Je n’ai pas besoin de beaucoup insister pour montrer comment une doctrine semblable est la négation la plus enfantine de l’idée de patrie, et je passe à une autre opinion.

La seconde opinion n’est pas sortie jusqu’à présent des sphères de la discussion, et, espérons-le, n’en sortira pas. Modérée dans la forme, elle ne prouve cependant qu’une chose, c’est que la révolution porte à ses propres doctrines un médiocre intérêt, et qu’il ne lui en coûte rien de se de juger lorsque les faits semblent aller à l’encontre des dogmes politiques qu’elle a émis. S’il fut jamais en effet une opinion qui eût pour elle force de dogme, c’est bien celle de l’unité et de l’indivisibilité de la patrie, qui dans les conciles de la vieille montagne fit prononcer tant de sermons fiévreux et de prônes furibonds aux pères et aux pontifes de la démocratie. Ce fut le premier article du credo de la terreur, le shibboleth dont la prononciation faisait reconnaître immédiatement l’orthodoxie révolutionnaire. Vous vous rappelez cette terrible accusation de fédéralisme qui envoya les girondins à la mort, promena l’échafaud dans tant de provinces, et fit couler tant de sang. Eh bien ! voilà qu’au bout de quatre-vingts ans une fraction de la démocratie, et non la moins jacobine, s’apercevant enfin que cette centralisation excessive qui fut leur idole rend toute liberté sérieuse fort difficile, et ne vaut rien surtout pour des hommes qui sont plus souvent dans l’opposition qu’au pouvoir, s’avise de reprendre à son compte le système que les girondins n’avouèrent jamais expressément, le dépasse même, et parle d’organiser la France par groupes géographiques. Ainsi voilà la révolution qui rêve de relever les provinces après les avoir abolies radicalement. Pour une telle œuvre, il est trop tard ; le fédéralisme girondin aurait pu réussir sans trop de peine à une époque où l’esprit provincial était encore entier, où le rouleau égalitaire d’une administration uniforme n’avait pas fait de tout le pays une immense Champagne politique. A l’époque où les girondins le proposèrent, ce système ne portait aucune atteinte à l’idée de patrie, continuait la vieille France dans la nouvelle, et permettait aux populations de rattacher sans peine leurs anciennes habitudes à leurs nouveaux devoirs ; mais l’unité absolue, ayant prévalu, a donné maintenant sa forme définitive à la patrie, et ce serait la blesser plus mortellement peut-être qu’on ne le pense que d’essayer de rendre une indépendance même relative à chacun des membres de ce vaste corps. L’unité, voilà pour le moment tout ce qui nous reste ; cette unité, la révolution nous l’a donnée en partie, et quand aujourd’hui elle parle même avec bonne intention d’y porter atteinte, elle choisit mal son heure.

La troisième opinion ne se contente pas d’ambitions si mesquines. Portant résolument ses vues au-delà de la patrie, qu’elle abandonne décidément comme centre de vie distincte, elle ne fait plus qu’une seule nation de tous les peuples de l’Europe, qu’elle relie dans une vaste fédération. C’est le système dit des états-unis d’Europe : il a trouvé récemment quelque faveur auprès des démocrates qui, ayant voyagé ou guerroyé en beaucoup de pays, ont fini par ne plus tenir bien décidément à aucun, ou des esprits à visées étendues qui disposent des peuples pour la paix sans plus de façons que Napoléon Ier pour la guerre. Cette opinion séduisante n’est pas, on le voit, à la veille de devenir un fait, et, si elle a une importance immédiate, ce n’est que par la bonne grâce avec laquelle la démocratie fait enfin l’aveu que la patrie lui semble une institution surannée, insuffisante à satisfaire aux nouvelles aspirations des peuples ; mais, devînt-elle une réalité, elle resterait encore une chimère : seulement la chimère courrait risque d’être sanglante, et ici nous parlons non pas du sang qu’il en coûterait pour l’établir, mais de celui qui coulerait à flots en conséquence de la réalisation d’un tel rêve. Tremblez, si jamais cette fédération fraternelle se réalise ; ce jour-là, empruntez leurs ailes aux aigles, allez vous abattre dans un hémisphère où les peuples seront encore parqués en nations ennemies. C’est pour assurer à l’humanité les bienfaits de la paix que cette opinion rêve une fédération européenne analogue aux États-Unis d’Amérique ; mais le jour où un tel système prévaudrait sur ce vieux continent, où tant de peuples, tous séparés par la langue, les habitudes, les religions, les traditions, les différences de génie et d’âme, les divers degrés de civilisation, se trouvent réunis, et ne sont retenus de se précipiter les uns sur les autres que par la force de contrainte des gouvernemens qui les isolent assez pour qu’ils ne puissent se nuire, et les rapprochent juste assez pour leur faire croire qu’ils s’aiment, la guerre aurait trouvé un élément inépuisable, et sévirait avec une fureur que l’humanité n’a pas encore connue. La fraternelle concorde que nous voyons régner entre la Croatie et la Hongrie serait l’image en miniature de la concorde qui régnerait au sein de cette fédération. Les peuples libres de tout frein d’autorité, se trouvant alors en présence les uns des autres, s’apercevraient bientôt qu’ils sont plus irréconciliablement divisés par leurs manières différentes de sentir et de comprendre les mêmes choses qu’ils ne l’étaient par leurs diverses formes de gouvernement, et qu’il y a plus de distance entre les manières dont un Saxon et un Latin comprennent la démocratie qu’il n’y en a entre la république et la monarchie. Quelle bataille par exemple que celle qui éclaterait le jour où la démocratie des citoyens de l’ex-France et la démocratie des citoyens de l’ex-Allemagne reconnaîtraient qu’elles ne pensent sur rien de la même façon, et qu’en conséquence il y en aurait une de trop dans le monde ! Depuis le jour où les 800,000 hommes de Tamerlan rencontrèrent à Ancyre les 600,000 hommes de Bajazet, le monde n’aurait rien vu d’aussi horriblement beau. Si, comme je serais presque tenté de le croire, ceux qui rêvent une telle fédération ont un goût prononcé pour les apocalypses, ils auraient chance d’être satisfaits, et, après s’être délectés de ce spectacle, ils en seraient quittes pour proposer comme remède et préservatif le retour à l’idée de patrie.

La quatrième doctrine enfin, — est-ce bien doctrine qu’il faut dire ? — est celle que représente la fameuse société dont l’existence révélée récemment a été une surprise pour le plus grand nombre, mais n’a étonné aucun esprit habile à reconnaître à mille symptômes fugitifs les variations prochaines de l’atmosphère politique. C’est la plus sérieuse, en ce sens que c’est la plus menaçante, et aussi parce que son ambition va directement beaucoup plus loin que l’ambition d’aucune autre. Nous avons eu dans la commune un commencement de réalisation de cette doctrine, bien faible commencement, mais par le prologue il est aisé de préjuger la nature de la pièce. Quel est l’Attila secret, quel est le Tamerlan inconnu qui a rêvé une semblable conception ? Ces noms sont ici parfaitement à leur place, car il ne s’agit de rien moins cette fois que de la conquête même du monde civilisé. C’est la guerre, la guerre déclarée ouvertement, non point pour telle ou telle cause isolée ou pour tel ou tel pays, mais pour toutes les causes et tous les pays à la fois. Remarquez ici le pas gigantesque que la révolution vient de faire dans cette voie fatale d’universalité où elle s’est engagée. Ici non-seulement les prétentions sont universelles, mais la stratégie et la tactique sont universelles aussi. Autrefois dans les luttes que livrait la démocratie, il n’y avait jamais qu’un point de l’espace qui fût intéressé à l’issue de la bataille ; cette fois le repos de l’Europe entière est enveloppé dans les chances de chacun de ses combats. Cette doctrine nous déclare nettement qu’il n’y a plus de démocraties nationales, qu’il n’y a qu’une seule et même démocratie régie par un seul et même désir, un même vouloir, un même intérêt, — qu’Angleterre, Allemagne, France, Belgique, ne sont que les noms des localités où elle se propose de livrer ses futures batailles, les expressions géographiques qui lui serviront seulement à rappeler les chances heureuses ou malheureuses qu’elle rencontrera dans le cours de la lutte. Ce n’est rien moins qu’une moitié de l’humanité civilisée qui se propose de se jeter sur l’autre, et qui en fait nettement l’aveu. Si cela n’est pas grand, c’est au moins aussi gigantesque qu’on puisse le souhaiter ; en tout cas, cela dépasse, et de beaucoup, les rêves des ambitions les plus hautaines et des imaginations les plus effrénées. Ainsi voilà la démocratie qui prend à son compte le rôle des grands conquérans contre lesquels ses docteurs se sont élevés autrefois avec tant de violence, et qui aspire ouvertement à l’empire universel ! Elle ne se contente pas de rejeter tout ce qui n’est pas elle, elle annonce qu’elle n’acceptera rien qu’elle-même, et qu’elle ne nous laissera pas même la liberté des giaours dans les pays musulmans. Elle s’arme non pour se défendre, mais pour conquérir, et elle veut conquérir pour éviter qu’aucune autre puissance lui dispute la domination. Un islamisme matérialiste, voilà la forme nouvelle que revêt la démocratie. Elle ne nous propose plus d’affranchir l’humanité de toute tyrannie, elle nous apporte la sienne ; elle ne nous propose plus de tolérer toutes les croyances, elle nous apporte l’intolérance de sa loi ; elle ne réclame plus de nous la reconnaissance de sa liberté, elle nous demande l’obéissance à sa domination. Elle est entrée dans la voie qu’ont traversée toutes les puissances enivrées d’elles-mêmes, et au bout de laquelle elles ont toujours trouvé la défaite et le tombeau. En commençant ces pages, j’avais presque peur d’énoncer cette vérité trop vraie : « la révolution est le contraire de l’idée de patrie, » et je n’avançais qu’en tremblant ; mais remarquez-vous comme d’étape en étape l’examen de ses tendances nous a menés loin de la patrie, et avions-nous tort de douter que nous pussions compter sur elle pour nous la conserver ?


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1871.
  2. Si nous n’avions crainte de nous détourner trop longuement de notre sujet, cette doctrine de la raison d’état, que nous rencontrons sur notre chemin, nous serait une excellente occasion de montrer à nos modernes novateurs, qui rêvent un monde tout neuf, comment le passé ne se laisse jamais détruire, et comment le présent n’est presque jamais que le passé sous un nouveau nom. La doctrine du salut public n’est que le nom révolutionnaire de la vieille raison d’état inaugurée régulièrement par Richelieu ; nous disons régulièrement parce que le coup de génie de Richelieu à cet endroit fut de donner une forme officielle, morale, absolue, à une doctrine jusqu’alors purement empirique. Cette doctrine avait régné pendant tout le XVIe siècle sous les derniers Valois, mais sans afficher de prétentions absolues, et à l’état d’expédient, de scélératesse utile. Cependant, sous cette forme empirique même, cette doctrine avait une longue histoire. Elle n’est point un fruit du terroir français ; elle fut importée chez nous par les Italiens venus à la suite de Catherine de Médicis et mêlés à notre histoire. Cinquante ans avant nos Birague et nos Strozzi, Machiavel l’avait exposée dans ce parfait bréviaire de la scélératesse politique qui a le nom que vous savez. Lui-même n’en était point l’inventeur, et n’en avait fait une philosophie qu’après l’avoir vue tout naïvement pratiquée par les Borgia, les Della Rovere, les Cibo et les Médicis.