La Déformation de la langue par l’argot

La Déformation de la langue par l’argot
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 934-944).

REVUE LITTÉRAIRE


DE LA DÉFORMATION DE LA LANGUE PAR L’ARGOT.


I. Dictionnaire historique d’argot, 9e édition des Excentricités du langage, par M. Lorédan Larchey ; Paris, 1881, Dentu. — II. Dictionnaire d’argot moderne, par M. Lucien Rigaud ; Paris, 1881, Ollendorff. — III. Glossaire franco-canadien, par M. Oscar Dunn ; Québec, 1880.

Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, dit Montaigne, tout s’enveloppe sous le nom de salade. » C’est ainsi qu’aujourd’hui, quelque diversité qu’il y ait de barbarismes à la mode, ou de métonymies saugrenues et de synecdoches obscènes, ou de vocables enfin jetés dans le courant de la circulation par ces messieurs de la place Maubert et ces demoiselles des boulevards extérieurs, tout à bon droit s’enveloppe et peut s’envelopper sous la dénomination d’argot. Les deux premiers volumes dont nous venons de transcrire les titres nous en sont les fidèles témoins. Il suffit, en effet, de les parcourir très rapidement pour s’apercevoir bientôt qu’il n’est pas une classe de la société, peut-être, qui n’apporte, bon an mal an, sa part d’inventions à l’argot, et par conséquent ne travaille, autant qu’il soit en elle, comme si nous étions menacés de parler ou d’écrire trop correctement, à précipiter la corruption de la langue. On n’apprendra pas sans édification que, dans le court intervalle d’une édition à l’autre, c’est-à-dire en deux ans, M. Lorédan Larchey n’a pas enrichi son Dictionnaire de moins de deux mille sept cent quatre-vingt-quatre locutions nouvelles. Encore y a-t-il mis de la modération.

C’est là d’ailleurs ce qui fait, — aux yeux du linguiste et du philologue, — l’intérêt scientifique de l’argot. Car, pour arbitraire qu’elle soit, et même, à de certains égards, ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, conventionnelle, cependant, la formation de l’argot ne laisse pas d’obéir intérieurement aux mêmes lois qui gouvernent, il faut bien le savoir, l’évolution naturelle du plus noble ou du plus pompeux langage. C’est un point qu’un savant professeur américain, — M. W. D. Withney, — dans un livre non moins ingénieux que solide, sur la Vie du langage, — a mis clairement en lumière. Les diverses sortes de métaplasmes, par exemple, que cataloguent, si soigneusement, les traités de la plus fine linguistique, sont bien incontestablement un des procédés favoris de formation des argots. Le premier rôdeur de bals qui s’avisa de dire un cipal pour un municipal ne se doutait probablement pas qu’il ne faisait rien moins qu’une aphérèse. Et pour hardie que soit l’apocope, cependant c’en est bien une, il en faut prendre son parti, que de dire champ pour champagne, comme démoc pour démocrate. Même lorsque les mots demeurent ce qu’ils sont et conservent leur figure entière, c’est-à-dire leur sens avec leur orthographe et ensemble leur son, n’est-il pas évident que la métaphore est du même ordre, si nous disons d’un brave soldat qu’il est un lion ou d’un sot qu’il est une huitre ? Les raffinés de l’argot disent un mollusque, à ce qu’on nous assure. Oui : ce sont bien là créations de même nature. Mais, de plus, dans les métaphores toutes neuves de l’argot, nous avons chance de pouvoir suivre ce mouvement de translation qui fait passer les mots du sens propre au sens figuré, mouvement dont il est si difficile de déterminer le point de départ et de retracer la direction vraie, quand il s’agit au contraire d’une vieille métaphore que nous avons héritée des Latins, ou les Latins eux-mêmes de leurs ancêtres de l’Iran.

On peut aller plus loin, et si seulement on ne s’effraie pas de pousser une thèse jusqu’au paradoxe, il est permis de soutenir qu’en un certain sens, et que nous le sachions ou non, nous parlons tous plus ou moins argot. C’est quelquefois de l’argot latin : puisque enfin le latin, et non pas, comme on sait, le latin de Cicéron ou de Virgile, mais le latin populaire et le latin des camps, l’argot démocratique des carrefours de Rome et l’argot soldatesque des légions impériales a fourni le fond de la langue française. C’est quelquefois de l’argot sanscrit. Quand, par exemple, nous appelons le fils du nom de fils, nous l’appelons littéralement celui qui nettoie l’étable, — si toutefois la paléontologie linguistique est une science certaine, — comme nous appelons la fille celle qui trait les vaches quand nous l’appelons du nom de fille. Voilà des images qui nous reportent au milieu d’un peuple de pasteurs. Descendons le cours des siècles. Nous nous servons, dans le style le plus noble, sans scrupule, et même avec plaisir, car elle est belle, de l’expression de prendre l’essor, comme dans un style moins élevé, quoique de la meilleure langue encore, de l’expression faire gorge chaude. L’une et l’autre nous reportent en pleine société féodale. C’est ici vocabulaire, jargon, argot de fauconnerie. Que si maintenant l’ouvrier, pour dire qu’il va prendre un congé sans motif, se propose de courir une bordée, comme s’il ajoute qu’ensuite il ira s’affaler, peut-on nier qu’il procède, en empruntant ces expressions à l’argot du marin, de la même manière, exactement, que nous procédions tout à l’heure? Est-ce à dire que son droit soit le même ? Je ne le crois pas, pour des raisons que l’on va voir, mais il ne s’agit encore ici que de linguistique, nullement de littérature, et si la valeur esthétique de l’argot demeure en question, on commence du moins à voir son intérêt historique.

Ajoutez que, tel qu’on le parle de nos jours, il renferme quantité de vieux mots, de tournures tombées en désuétude, et de locutions qu’on eût pu croire autrement perdues. Il en renferme tant que ceux-là mêmes qui dressent les dictionnaires d’argot semblent ne pas suffire à les reconnaître toutes et nous donnent parfois comme néologismes telles et telles expressions qui sont pourtant du meilleur temps de la meilleure langue. « Où sait-on maintenant, demande M. Lorédan Larchey, qu’en 1803, Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, faisait deux grands volumes tout exprès pour solliciter l’admission de mots tels que fusion, fureter, franciser… que ses confrères de l’Académie n’avaient pas encore acceptés ? » Je vois cependant que Littré, dans son Dictionnaire, apporte, au mot fureter, des exemples de Montaigne, de Régnier, de Molière, de Rousseau, de Beaumarchais, et sans doute il ne serait pas malaisé d’en allonger la liste. Si donc l’Académie, dans son édition de 1798, avait omis fureter, ce ne pouvait être que par pur oubli, comme, par exemple, elle devait omettre inconvenance dans son édition de 1835. M. Lucien Rigaud, d’autre part, et non plus dans une préface, mais dans le corps de son Dictionnaire, nous donne pour moderne, et de l’argot des gens de lettres, la locution avoir de la barbe, qui sert à désigner, dit-il, quelque vieille et banale histoire. Elle me paraît, de prime-abord, assez mal faite. La voici cependant, si je ne me trompe, sous la plume de Malebranche. « La découverte, — il parle d’une découverte récente encore de l’anatomiste Pecquet, — est du nombre de celles qui ne sont malheureuses que parce qu’elles ne naissent pas toutes vieilles et pour ainsi dire avec une barbe vénérable. » C’est mieux dit, — étant mieux préparé et mieux soutenu, préparé par l’épithète vieilles, soutenu par l’adjectif vénérable, — c’est bien la même locution. Mais il ne faut abuser contre personne des trouvailles que l’on a pu faire, par hasard, en lisant la Recherche de la vérité. Je reprocherais plutôt à M. Lucien Rigaud, s’il vivait encore, quelques erreurs d’attribution. Il nous donne, par exemple, le mot d’anspezade, qu’il faudrait écrire anspessade, ou peut-être lancepessade, pour un terme d’argot particulier aux élèves de Saint-Cyr. Il eût dû spécifier au moins que le mot signifie, dès le XVIe siècle, « un soldat bien appointé, auquel on donne plus de privilèges et qui est aucunes fois honoré de quelque charge, au défaut de ceux auxquels elle appartient. » C’est à peu près le sens qu’il conserve encore, à ce qu’il semble, dans le vocabulaire de l’école : un soldat de première classe, dont on fera, le cas échéant, un fonctionnaire caporal. Il ne me paraît pas permis non plus d’insérer le mot Borda, comme signifiant « école navale » dans un Dictionnaire d’argot. Car il faudrait y mettre, à ce compte, les noms de Duguay-Trouin je suppose, ou de Château-Renaud, si l’on avait établi l’école des mousses ou l’école des canonniers sur des vaisseaux de ce nom ? Mais de telles façons de parler, qui sont façons naturelles, et métonymies légitimes, s’il en fut, ne peuvent à aucun titre figurer dans un Dictionnaire d’argot. Est-ce que l’on y fait entrer les mots de madapolam, de cachemire ou de damas ?

Il ne reste pas moins, en dépit de ces légères erreurs d’attribution, et le triage une fois fait, dans le Dictionnaire de M. Lorédan Larchey, comme dans le Dictionnaire de M. Lucien Rigaud, bon nombre de locutions de l’ancienne marque et du vieil usage. Aussi peut-on comparer sous ce rapport l’espèce d’intérêt que présente l’étude philologique de l’argot à l’intérêt, spécial sans doute, mais considérable, que présentent les patois. La répartition professionnelle des argots, si je puis parler de la sorte, n’offre-t-elle pas quelque chose d’analogue à la distribution géographique des patois ? Et comme les patois sont encombrés de provincialismes que la langue littéraire n’a pas accueillis, justement parce que le sens en était borné trop étroitement à leur province d’origine, pourquoi ne dirions-nous pas tout de même que les argots sont chargés d’idiotismes qui n’ont pas fait fortune, faute d’être assez clairement intelligibles en dehors de la corporation où ils ont pris naissance ? À ce propos, nous avions récemment l’occasion de feuilleter un petit livre, un Glossaire franco-canadien, qui venait de Québec en droite ligne. Et nous remarquions que beaucoup de mots qui sont aujourd’hui de l’argot le plus pur, — l’argot le plus pur est l’argot le plus grossier, — comme jaspiner, par exemple, dans le sens de murmurer, et comme margoulette, dans le sens de bouche ou de visage, y figurent, le premier comme importé du picard et le second comme importé du normand. Il est probable cependant que la langue littéraire continuera de les repousser. C’est ainsi que l’anglais contemporain repousse sous le nom d’américanismes des mots et des tournures qui datent pourtant, comme ces locutions canadiennes, du siècle où les Européens, faisant sur le sol d’Amérique leurs premiers établissemens, y apportaient, avec les institutions et les coutumes, la langue aussi de la métropole. Quelques autres mots, dans ce même Glossaire, ont la mauvaise physionomie des mots de l’argot classique. Tel est, par exemple, avec sa sifflante initiale et ses syllabes sourdes, le mot de sourlinguer, dans le sens de remettre quelqu’un à la raison. Je ne le trouve ni dans le Dictionnaire de M. Rigaud, ni dans le Dictionnaire de M. Larchey. Mais j’y trouve, en revanche, quelques locutions de la forme être bu, c’est-à-dire « être pris de boisson, » ou être lingé, pour « avoir du linge, » qu’il est difficile de ne pas rapprocher des tournures canadiennes suivantes : être foncé, pour « être en fonds » et être fortuné, pour « avoir de la fortune. » J’en relève une troisième : être gazette, pour « être mis dans la gazette, » dont je rapprocherai la forme, et peut-être la date, de l’expression d’autrefois, être chansonné, pour « être mis en chanson. » Si ce n’était cette dernière, les autres pourraient être considérées comme autant d’anglicismes.

On n’a pas à craindre de trop insister sur l’intérêt que peut offrir l’étude philologique de l’argot. C’est cet intérêt même, en effet, qui se retourne et pour ainsi dire milite contre lui dès qu’il est question de parler de sa valeur littéraire.

Car, plus vous relèverez dans ces Dictionnaires de mots tombés de patois en argot et de locutions chassées par le temps de l’usage de la langue , plus il faudra trouver de bonnes raisons qui motivent la déchéance et justifient l’arrêt de proscription. Un mot, deux mots, trois mots peuvent disparaître, sans qu’après tout nous soyons tenus d’assigner des motifs à leur disparition. C’est le hasard qui l’a voulue. Ainsi, la langue littéraire a conservé presque toutes les locutions que la langue du moyen âge avait tirées du vocabulaire de la fauconnerie. Nous en avons cité des exemples. En voici pourtant une qu’à peine comprenons-nous aujourd’hui, c’est la locution ne pas voler sur sa gorge, encore qu’elle enferme un excellent conseil d’hygiène, qui est de ne pas prendre un exercice trop violent aussitôt le repas. Comment s’est-elle perdue ? Sans doute parce qu’aucun grand écrivain ne l’a pas jugée digne d’être consacrée. Pourquoi quelqu’un ne l’a-t-il pas sauvée? Je n’en sais rien. Et vous conviendrez qu’au total il n’importe guère. Mais si c’est, au lieu d’un mot, toute une classe de mots, tout un article de dictionnaire, toute une catégorie de métaphores que la langue ait cessé d’employer, la mode alors et le caprice ne sont plus des raisons que l’on puisse invoquer. Il en faut trouver d’autres. On usait, par exemple, au XVIe siècle, des métaphores suivantes : — c’est à racler et à bander ; — que de bond, que de volée ; — jouer pardessus la corde, — ne pas courir après son esteuf ; — faire naqueter quelqu’un après soi, — toutes façons de parler, dit Henri Estienne, fort judicieusement, « qu’on aurait grand’peine à donner à entendre à un qui n’aurait pas vu jouer à la paume, » qui est le jeu d’où elles sont empruntées, et aussi ne l’essaierons-nous pas. Pourquoi ne les avons-nous pas conservées ? Ici, la réponse devient bien simple et le lecteur l’a déjà trouvée. C’est que l’habitude, autrefois presque universelle, de jouer à la paume, s’étant insensiblement perdue, quiconque aurait usé, quiconque aujourd’hui voudrait se servir de l’une de ces métaphores, il faudrait qu’il commençât par l’expliquer, et conséquemment qu’il en sacrifiât tout l’effet utile. Car, ordinairement, et à moins que d’habiter les hauteurs du Parnasse Contemporain, on écrit pour être compris, et l’on n’emploie guère la métaphore que pour abréger le travail au lecteur. Maintenant d’autres jeux ont remplacé la paume. On en a tiré, comme d’usage, d’autres métaphores. L’esprit humain saisit avidement toute occasion qui s’offre à lui de simplifier le labeur, toujours pénible, de la réflexion. L’Académie française a consacré quelques-unes de ces locutions. On parle académiquement quand on emprunte, au jeu de trictrac, l’expression de faire une école, et, au jeu de billard, l’expression de se blouser, qui signifient l’une et l’autre à peu près une même chose. Cependant, la première est déjà si vieille, que tout éditeur de textes se croirait obligé, la rencontrant, d’y appendre en passant une courte note. Et pour la seconde, j’imagine qu’elle sera prochainement marquée d’archaïsme, l’Académie n’ayant pas songé qu’un jour viendrait où les billards n’ayant plus de blouses, l’expression perdrait le meilleur de sa substance en se vidant de ce qu’elle enfermait de concret. Aujourd’hui, ce sont les métaphores tirées du whist et du baccara qui sont plus particulièrement en faveur. Quand elles auront fait leur temps, le jargon de l’avenir en tirera d’autres, soyons-en sûrs, du noble jeu de bonneteau. Je prie le lecteur de retenir un point. Les métaphores tirées du jeu sont d’autant moins nobles ou d’autant plus grossières que dans le jeu qui les suggère, la part du calcul mental ou de l’adresse corporelle est plus petite et réciproquement plus grande la part de la fortune et de la veine.

En attendant, nous venons d’indiquer l’une des raisons pourquoi toute langue littéraire aimera mieux périr que de se laisser pénétrer par l’argot. C’est que toute espèce d’argot, depuis l’élégant jargon, — car c’en est un, — des raffinés et des précieuses de tous les temps, en passant par la langue spéciale des chasseurs ou des joueurs et par l’algébrisme technique des savans ou des industriels, pour descendre jusqu’à l’ignoble argot des voleurs et des filles, est un langage d’initiés. Les sportsmen, sous ce rapport, peuvent rivaliser avec les bookmakers, et la gomme le dispute, carrément, comme elle dit, à la pègre. En effet, si tout le monde ne se sert pas de la langue de tout le monde, croirons-nous que ce soit uniquement fantaisie d’imagination ? Non, sans doute. Mais les uns, comme les voleurs, ont besoin d’un langage qui protège contre les curieux le secret de leurs combinaisons, et les autres, comme les filles, d’un jargon qui leur dissimule à elles-mêmes l’ignominie de leur métier. Franchissons un abîme. Entrons dans l’atelier ou dans le laboratoire. Je ne jurerais pas qu’il ne se glissât ici, dans la formation des argots techniques, une arrière-intention de soustraire aux profanes, — c’est-à-dire à tous ceux qui ne sont pas de la partie, — les secrets du métier et les arcanes de la science. Les métaphysiciens surtout me paraissent goûter cette manière de se réserver à eux seuls l’intelligence de leurs conceptions. Mais il est vrai aussi, qu’en matière de philosophie comme de science, être parfaitement clair et parfaitement intelligible, c’est être quelquefois parfaitement superficiel et parfaitement banal. La nécessité de s’entendre soi-même, ou, mieux, de s’entendre entre soi, jointe à la pauvreté de la langue, — et la plus riche en un certain sens est toujours pauvre, — ne peut donc manquer ici d’engendrer des argots dont il est aussi difficile de se passer qu’il est impossible de les mettre à la portée de tout le monde. Et puis, les diverses professions sont venues, — cum grano salis, — chacune avec son grain d’amour-propre. Le potier, dit le proverbe, est jaloux du potier, mais tous les potiers de terre mis ensemble sont bien autrement jaloux encore de la communauté des potiers d’étain. Le troupier s’est fait un vocabulaire à l’image de ses occupations ordinaires, sans doute, mais plus particulièrement pour étonner le bourgeois. Le matelot, à son tour, tout de même, et quoique moins préoccupé de l’effet. Et il n’est pas jusqu’à notre brave lycéen qui n’ait cru devoir à la dignité de son uniforme de déguiser sous des appellations baroques les événemens très simples qui tissent la trame de sa vie de collège. Mais il ressort de là ce que j’appelle un commencement de condamnation de l’argot. Car que peut-il entrer dans un argot technique, tel que nous venons d’essayer d’en donner l’idée ? Deux choses seulement : des mots techniques d’abord, qui, par définition, ont besoin d’être expliqués verbeusement pour être compris, et ensuite, si peu qu’il s’y mêle d’affectation ou de nécessité de n’être pas compris, des associations de ces mots entre eux, inverses, si je puis dire, et contradictoires au génie de la langue.

On prétend, je le sais, que la langue s’enrichirait par l’apport de ces mots et de ces locutions techniques. Cela serait vrai si le plus riche était celui qui possède le plus de pièces de monnaies ou de billets de banque. On a coutume pourtant d’examiner au moins si ce sont billets de 1,000 francs ou coupures de 50 qui constituent sa fortune, comme si ce sont pièces d’or ou doubles sous de cuivre. Ceux qui veulent aller au fond des choses ne négligent pas aussi de considérer un peu quels sont les besoins du riche et le rapport qu’ils ont avec ses ressources. Les ressources de la langue française, depuis lontemps déjà, sont presque égales à ses besoins. Or comment les a-t-elle, de siècle en siècle, accumulées ? Non pas, du tout, comme on a l’air quelquefois de le croire, en ajoutant mots sur mots à son vocabulaire, mais en diversifiant et nuançant à l’infini, par cela seul qu’elle les éclairait d’un jour différent, le petit nombre de mots qu’elle possède. En 1718, l’auteur de la préface du Dictionnaire de l’Académie ne comptait pas moins de soixante-quatorze significations du mot bon. Un lexicographe anglais a fait le même travail sur le mot good, mais en sens contraire, et s’efforçant, lui, de réduire son mot au plus petit nombre d’acceptions possibles. Il n’en a pas pu trouver moins d’une quarantaine. Voilà les véritables richesses d’une langue. Une des langues les plus riches, dit-on, qu’il y ait au monde, est la chinoise : et sa littérature prodigieusement abondante. Quand on veut faire entendre d’un mot, ou plus exactement d’un chiffre qui s’enfonce dans la mémoire, combien la richesse d’une langue est indépendante de l’étendue numérique de son vocabulaire, on nous assure qu’il est permis de réduire au maigre total de quinze cents mots le fond de la langue chinoise.

Reprenez maintenant votre Dictionnaire d’argot moderne, et si par hasard vous en avez le courage, lisez-le, mais plume en main. Vous avez écarté les expressions techniques, — le mot d’attignoles, par exemple, qui signifie, dans l’argot des charcutiers, « une boulette cuite au four ; » et les métaphores plus ou moins heureuses qui sont tirées directement d’un argot de métier, — comme par exemple siffler au disque, pour « attendre en se morfondant, » est emprunté de l’argot des mécaniciens. Vous avez mis également à part les expressions conventionnelles ; — déformations baroques, telles que mastroquet, « pour marchand de vin ; » calembours idiots, tels que cloporte, pour « portier ; » créations enfin de toutes pièces qui ne semblent procéder que d’elles-mêmes, telles que bricheton, pour « pain, » et picton ou piqueton, pour « vin. » Tout cela étant trié, que vous demeure-t-il ? En quatre mots comme en cent, un résidu de plaisanteries grossières et d’obscénités monstrueuses. Le peuple a vingt locutions, de l’espèce de lâcher la rampe ou de casser sa pipe, pour traduire l’idée de la mort ; il en a vingt, de l’espèce de se tirer des pattes ou de se pousser de l’air, pour traduire l’idée de la fuite ; il en a vingt, de l’espèce de se rincer l’avaloire ou de s’humecter le goulot, pour traduire l’idée du boire. Qu’y a-t-il là, je le demande en conscience, ou d’énergique dans la laideur, ou de spirituel dans la trivialité ? Celui qui le verra, qu’il le dise, et qu’il le dise autrement qu’en se récriant, comme on le fait d’ordinaire, sur le pittoresque de l’expression. Pittoresque, ce n’est qu’un mot, et je voudrais qu’on donnât des raisons. Mais quoi ! ces locutions ne sont pas même topiques. J’entends qu’il n’en est pas une de si bien ajustée sur l’idée qu’elle enveloppe qu’on ne l’en puisse aisément détacher. Car enfin, s’il me plaît de dire se nettoyer la gargoulette ou carotter son propriétaire, au lieu de se rincer l’avaloire ou de casser sa pipe, en quoi l’expression sera-t-elle moins vulgaire , ou conviendra-t-elle moins à ce qu’il s’agit d’exprimer? La vérité vraie, c’est que toute originalité consiste ici dans la grossièreté. Tout y résulte manifestement d’une intention délibérée d’avilir et de déshonorer. Le problème est de donner à l’idée l'enveloppe la plus laide ou la plus hideuse qu’elle puisse recevoir. Évidemment, ces formations sont l’œuvre d’imaginations toutes remplies de sales pensées et dont la circonvolution ne ramène jamais à la surface que des locutions grossières, et grossières même avant que de naître, parce qu’on parle comme on pense, et que pas plus on ne parle clair quand on pense obscur, pas plus on ne peut parler honnête, s’il est permis de s’exprimer ainsi, quand on pense canaille.

Est-ce à dire cependant que l’on ne puisse absolument rien tirer de ces dictionnaires d’argot, et n’y a-t-il pas de ces locutions populaires qui se recommandent à la langue littéraire par l’inattendu de leur vivacité ? Il y en a : mais alors, d’une manière générale, je ne crains pas d’affirmer que, pour populaires qu’elles soient, c’est abuser que de les faire figurer dans un dictionnaire d’argot. Il importe beaucoup, pour toutes les raisons que nous avons données, de ne pas étendre ce mot d’argot au-delà de sa signification légitime. Et, du moins à notre avis, c’est malheureusement ce qu’ont fait trop souvent M. Lucien Rigaud et M. Lorédan Larchey. M. Lorédan Larchey, par exemple, écrit dans sa préface : « S’imaginerait-on qu’en 1726, on passait pour parler argot quand on disait : détresse, scélératesse, encourageant, érudit, inattaquable, improbable, entente, naguères ? » Je crois qu’il se trompe en nous donnant tous ces mots pour autant de néologismes : ils doivent être tous ou presque tous de l’ancienne marque et du bon aloi. Mais quand il aurait raison, serait-ce à dire que ces néologismes, régulièrement formés, eussent jamais été, comme il les qualifie, de l’argot ? Le même lexicographe, dans le corps de son Dictionnaire, inscrit bravement le mot dantesque : pourquoi pas raphaélesque, michelangelesque, tizianesque, rembranesque, avec les extensions de sens dont ils sont capables, aussi bien que le mot dantesque ? Ils ne sont pas euphoniques, j’en conviens, peut-être même ne sont-ils pas nécessaires, mais ils sont régulièrement formés. Il vaut mieux ne pas s’en servir ; celui-là me sera toujours suspect de se payer de mots qui louera le dessin michelangelesque d’un maître ou le coloris tizianesque d’un autre ; mais enfin, s’il lui plaît de s’en servir, on ne pourra pas dire qu’il parle argot. Prendrons-nous maintenant des locutions proverbiales ? En quoi la locution tirer la langue d’une aune, — c’est M. Lucien Rigaud qui la donne dans le sens d’être bien altéré, — appartient-elle à l’argot ? En quoi la locution de noyer son chagrin dans le vin ? en quoi tant d’autres locutions encore, où la métaphore est tirée directement de l’objet, les mots pris dans leur sens naturel, et la phrase construite selon les lois de la grammaire ? Alors, et non plus ici par forme de plaisanterie, mais sérieusement parlant, il faudrait donc poser que l’argot est le fond de la langue ? Sans doute la limite est difficile à marquer. Il se commet plus de métaphores en un jour sur le carreau des Halles, selon le mot célèbre, que sous la coupole de l’Institut dans l’année tout entière. Ne peut-on pas pourtant faire une distinction ? Et toutes les fois que la locution ne sera ni conventionnelle, ni technique, ni de parti-pris grossière, quelle raison aura-t-on de l’inscrire au compte de l’argot ? Je vais plus loin et je demande en quoi la plupart de ces locutions sont populaires. Pourquoi ne serait-ce pas un écrivain qui les aurait mises dans la circulation ? Pourquoi ne serait-ce pas lui qui même les aurait créées ?.. Mais ceci tient à l’opinion qui s’est ancrée de notre temps que le peuple serait le véritable inventeur du langage, et le seul créateur des mots comme des tournures qui renouvellent une langue épuisée.

Il y a du vrai dans cette opinion, mais il y a du faux, qu’il serait ici trop long et trop épineux de démêler l’un d’avec l’autre. En ce qui touche notre sujet particulier, et même en admettant, ce qui paraît douteux, qu’il y ait des moyens de renouveler une langue épuisée, il est aisé de démontrer que l’opinion est fausse. On le prouve par le raisonnement et on le prouve par l’histoire. On le prouve par l’histoire, puisque en tout temps et par tout pays, les langues littéraires ne sont sorties que de l’épuration même et, si l’on veut bien nous passer le mot, de la décantation de la langue populaire. Il a fallu que la langue du moyen âge, clarifiée d’abord par les Rabelais, les Amyot, les Montaigne, les Ronsard, les Du Bellay, les Régnier, mais épaisse encore et chargée de trop de matières impures ou étrangères, fût après eux traitée successivement par les précieuses et par l’Académie pour que la langue du XVIIe siècle réussît à s’en dégager. Quiconque prendra la peine d’y regarder de près s’apercevra que ce que le XVIIe siècle a répudié de la langue du XVIe siècle, c’est précisément l’argot, l’argot de la scolastique d’une part, et, de l’autre, l’argot populacier, le jargon de Panurge en même temps que le jargon de Janotus de Bragmardo. À la vérité, l’histoire de la littérature française se prête mieux que toute autre peut-être à la démonstration que nous indiquons. Je le dis parce qu’on le dit, sans en être autrement sûr, par provision plutôt que par conviction. Au surplus, c’est de la langue française qu’il s’agit, et ce n’est pas la langue de Shakspeare que notre argot déformera. Mais on prouve par le raisonnement qu’en tout temps et par tout pays, il doit y avoir un écart plus ou moins considérable, mais certain, entre la langue des lettrés et la langue du peuple, puisque la littérature ne commence que du jour où les choses de la pensée cessent d’être en quelque sorte accessibles à tout le monde. Il ne se fait un choix des formes que parce qu’il s’est fait d’abord un choix des pensées, et il ne se fait un choix des pensées que parce qu’il s’est formé comme une élite des esprits. Mais alors, direz-vous, c’est un jargon, jargon d’une autre espèce, jargon jargonnant toutefois, que cette langue littéraire elle-même ? Nullement : parce que, dans toute littérature digne de ce nom, voici comment le problème littéraire se pose : il s’agit, en se conformant à l’analogie des traditions et au génie de la langue, de traduire des pensées qui ne sont pas immédiatement accessibles à tout le monde dans une langue qui soit immédiatement entendue de tout le monde. Et si vous voulez des noms qui fixent les idées, c’est là pourquoi Bossuet et Voltaire sont les deux plus grands noms de la prose française. Quant à ce que le populaire invente, il faut bien le savoir, ce sont des moyens de détruire la langue. Sa faculté d’invention s’exerce ici merveilleusement. Et son habileté funeste à estropier les mots n’est égalée, pour parler comme lui, que par le triste plaisir qu’il prend à décarcasser la grammaire.

Nous avons examiné tour à tour les principaux élémens qui concourent à la formation de l’argot, au sens le plus large de l’appellation. Les vieux mots que la langue littéraire a répudiés, nous avons vu qu’elle avait bien fait de les répudier, comme ne répondant plus à rien d’actuellement existant. La plupart des métaphores tirées de l’organisation de la société féodale n’avaient pas plus de raisons de durer que les métaphores tirées de l’organisation militaire des anciens et de leur matériel de siège, par exemple, de la baliste ou la catapulte. Il serait au moins bizarre d’appeler un cuirassier un cavalier cataphracté. Quant aux expressions techniques ou conventionnelles, elles sont évidemment placées dans une dépendance trop précaire du progrès de chaque science ou de chaque industrie pour qu’il y ait lieu d’y voir un durable enrichissement de la langue. Si demain les mécaniciens cessent de siffler au disque, la métaphore aura perdu, non-seulement la valeur littéraire qu’elle n’a jamais eue, mais encore jusqu’à sa signification spéciale. Enfin, pour les locutions populaires proprement dites, elles sont marquées au coin d’une telle grossièreté qu’il semble qu’à les employer dans la langue littéraire, on se rabaissât soi-même, et son lecteur avec soi. On en a vu dans ces quelques pages assez et trop d’exemples, peut-être, pour qu’il soit besoin d’en produire de nouveaux. Là-dessus, pour finir par un mot de Rabelais, afin que notre opinion se trouve ainsi placée sous l’autorité de l’homme que sans doute on accusera le moins d’avoir eu peur des mots, nous nous résumerons en disant de ces homonymies, synonymies et métonymies, que véritablement elles sont « tant ineptes, tant fades, tant rusticques et barbares que l’on debvroit attacher une queue de regnard au collet et faire une masque d’une bouze de vache à ung chascun d’iceulx qui en voudroit doresnavant user en France, après la restitution des bonnes Lettres. » Excusez la liberté du jovial curé de Meudon.

F. Brunetière.