La Défense de mon oncle/Édition Garnier/Chapitre 9

◄   Chapitre VIII. Chapitre X.   ►

CHAPITRE IX.
de thèbes, de bossuet, et de rollin.

Mon oncle, comme je l’ai déjà dit[1] aimait le merveilleux, la fiction en poésie ; mais il les détestait dans l’histoire. Il ne pouvait souffrir qu’on mît des conteurs de fables à côté des Tacite, ni des Grégoire de Tours auprès des Rapin-Thoiras. Il fut séduit dans sa jeunesse par le style brillant du discours de Bossuet sur l’Histoire universelle. Mais, quand il eut un peu étudié l’histoire et les hommes, il vit que la plupart des auteurs n’avaient voulu écrire que des mensonges agréables, et étonner leurs lecteurs par d’incroyables aventures. Tout fut écrit comme les Amadis. Mon oncle riait quand il voyait Rollin copier Bossuet mot à mot, et Bossuet copier les anciens, qui ont dit que dix mille combattants sortaient par chacune des cent portes de Thèbes, et encore deux cents chariots armés en guerre par chaque porte : cela ferait un million de soldats dans une seule ville, sans compter les cochers et les guerriers qui étaient sur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes de plus, à deux personnes seulement par chariot.

Mon oncle remarquait très-justement[2] qu’il eût fallu au moins cinq ou six millions d’habitants dans cette ville de Thèbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il savait qu’il n’y a pas aujourd’hui plus de trois millions de têtes en Égypte ; il savait que Diodore de Sicile n’en admettait pas davantage de son temps : ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l’antiquité.

Il doutait qu’il y eût eu un Sésostris qui partit d’Égypte pour aller conquérir le monde entier avec six cent mille hommes et vingt-sept mille chars de guerre. Cela lui paraissait digne de Picrochole dans Rabelais. La manière dont cette conquête du monde entier fut préparée lui paraissait encore plus ridicule. Le père de Sésostris avait destiné son fils à cette belle expédition sur la foi d’un songe, car les songes alors étaient des avis certains envoyés par le ciel, et le fondement de toutes les entreprises. Le bonhomme, dont on ne dit pas même le nom, s’avisa de destiner tous les enfants qui étaient nés le même jour que son fils à l’aider dans la conquête de la terre ; et, pour en faire autant de héros, il ne leur donnait à déjeuner qu’après les avoir fait courir cent quatre-vingts stades tout d’une haleine : c’est bien courir dans un pays fangeux, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, et où presque tous les messages se font par bateau sur les canaux.

Que fait l’impitoyable censeur de mon oncle ? Au lieu de sentir tout le ridicule de cette histoire, il s’avise d’évaluer le grand et le petit stade ; et il croit prouver que les petits enfants destinés à vaincre toute la terre ne couraient que trois de nos grandes lieues et demie pour avoir à déjeuner.

Il s’agit bien vraiment de savoir au juste si Sésostris comptait par grand ou petit stade, lui qui n’avait jamais entendu parler de stade, qui est une mesure grecque. Voilà le ridicule de presque tous les commentateurs et des scoliastes : ils s’attachent à l’explication arbitraire d’un mot inutile, et négligent le fond des choses. Il est question ici de détromper les hommes sur les fables dont on les a bercés depuis tant de siècles. Mon oncle pèse les probabilités dans la balance de la raison ; il rappelle les lecteurs au bon sens, et on vient nous parler de grands et de petits stades !

J’avouerai encore que mon oncle levait les épaules quand il lisait dans Rollin que Xerxès avait fait donner trois cents coups de fouet à la mer ; qu’il avait fait jeter dans l’Hellespont une paire de menottes pour l’enchaîner ; qu’il avait écrit une lettre menaçante au mont Athos, et qu’enfin, lorsqu’il arriva au pas des Thermopyles, où deux hommes de front ne peuvent passer, il était suivi de cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt personnes, comme le dit le véridique et exact Hérodote.

Mon oncle disait toujours : « Serrez, serrez, » en lisant ces contes de ma mère l’oie. Il disait : « Hérodote a bien fait d’amuser et de flatter des Grecs par ces romans, et Rollin a mal fait de ne les pas réduire à leur juste valeur, en écrivant pour des Français du xviiie siècle. »


  1. Voyez tome XIX, page 362.
  2. Tome XI page 60.