Place aux Jeunes !
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Le docteur Auguérand a inventé le moyen de prolonger la vie humaine, qu’il porte au double et au triple de sa durée normale : désormais, nous vivrons cent cinquante ou deux cents ans. L’authenticité de la découverte vient d’être affirmée par une commission de savants, officiellement chargée de contrôler les expériences de l’inventeur. Le 25 juillet 1941, la nouvelle s’est répandue dans l’univers entier, qui attendait avec anxiété les résultats de l’enquête, et qui les accueille avec enthousiasme. Partout on sait déjà que le plus important des commissaires, professeur Graunerr, doyen de la Faculté, et dont les droits à la retraite doivent courir l’an prochain, a bu l’élixir de longue vie ; on sait aussi que trois gouttes, prises hebdomadairement, suffisent à la cure, et que le prix de revient est presque nul, et que l’inventeur, ne voulant point faire commerce de sa découverte, ouvrira dès demain, à sa clinique de Neuilly, une buvette gratuite. La joie est grande, surtout parmi les vieilles gens.
Mais voilà que, subitement, vers le soir du même jour, au milieu de l’exubérance universelle, une inquiétude est née : un malaise se propage et va devenir de l’angoisse.


Il faut l’avouer, le mouvement commença en France, et de façon légère : en ce pays où l’on prétend que tout finit par des chansons, on peut dire que tout commence par des caricatures, qui sont les chansons en images.

La première en date fut celle du Pal, à six heures et demie du soir : elle représentait le professeur Graunerr, en toge et bonnet, debout dans sa chaire doctorale, levant d’une main la coupe où il va boire, et, de l’autre main, bénissant de trois gouttes la foule des candidats qui assiègent son poste ; quelques-uns crispent leurs doigts crochus vers la place convoitée, et d’autres, que vraisemblablement la bénédiction a touchés, s’enfuient avec des faces de douleur ; au-dessous, la légende : « Je bois à mon avenir ! »

La seconde caricature, celle du Témoin, parut en cinéma, à 6 h. 50 : on y voyait, dans la campagne, un menu vieillard, chancelant et cassé, qui jetait sa bêche avec un air de désespoir et se couchait dans le sillon, comme pour y mourir de lassitude ; il se relevait ensuite, avec de cruels efforts, et péniblement s’acheminait vers le coteau, montait vers la chaumière, et la scène se reportait dans l’intérieur de la maison : avec les gestes d’un agonisant qui ouvrirait sa propre tombe, le vieillard avait ouvert la porte, et il entrait ; d’un coffre, il tirait des sacs d’écus ; il les vidait sur la table, il comptait son trésor en pleurant ; ses trois fils arrivaient, suivis de leurs trois femmes et d’une marmaille ; l’aïeul faisait trois tas de son or, on le mettait au lit, on entourait sa couche, on attendait sa mort. Mais voilà que la porte s’ouvrait à nouveau, et Méphistophélès, sous les traits d’Auguérand, paraissait : trois gouttes d’élixir, et le moribond était debout, guéri, vaillant. Alors, le drame :

— Rendez-moi mon argent !

Les fils hésitaient, les brus protestaient, sermonnant leurs hommes et prêchant la résistance ; le juvénile vieillard empoignait son bâton, et furieux, seul contre tous, forçait ses héritiers à rendre gorge tour à tour ; chassés en masse, ils sortaient en maugréant, tandis que les tout petits, entre les jambes des grands, montraient le poing à leur grand-père. Et le vieux ramassait sa bêche pour retourner au champ :

— Vous n’aurez pas ma terre !

À l’acte suivant, les petits étaient devenus des hommes, et pères à leur tour d’autres bambins que l’on voyait grandir et se multiplier, si bien que la chaumière s’emplissait de générations successives, trop nombreuses pour son exiguïté, où elles s’écrasaient et s’étouffaient entre les murs. Tous buvaient l’élixir, et personne ne mourait plus, pas même l’ancêtre égrillard, qui même poussait l’exubérance vitale jusqu’à lutiner dans les coins les jeunesses de sa descendance, conformément aux antiques lois de l’inceste. Enfin, une marmite était posée sur la table, et l’aïeul s’apprêtait à distribuer le repas à sa famille d’affamés : il plongeait une louche dans l’énorme vaisseau et en retirait la pomme de terre unique, celle qu’on attend, celle qu’on verra ; l’ayant prise entre le pouce et l’index, il l’élevait devant sa face, comme un prêtre fait de l’hostie pour la présenter aux fidèles, et naturellement la gobait.

Le spectacle s’intitulait : « La dernière communion. »

Il ne fit pas rire : on en comprenait la menace économique. D’ailleurs, ne l’eût-on pas comprise, l’article éditorial du Jugement public arrivait à point pour en préciser la portée ; il parut à sept heures précises. Il disait :

« Ainsi, c’est décidé ! La date est mémorable dans les fastes de la sottise. Aujourd’hui, 25 juillet 1941, un bienfaiteur de l’humanité, et qui naïvement se croit tel, a doté le monde d’un fléau inconnu avant nous, le pire de tous ceux que la science et l’histoire aient enregistrés jusqu’ici : la Pléthore sociale ! Comment se peut-il que le bon sens public n’ait pas su, dès la première heure, faire raison de cette terrifiante utopie ? Avec une candeur qui déconcerte, on a souhaité le succès du docteur Auguérand et la démonstration de sa découverte ; elle est faite ; on a ce triomphe : nous vivrons individuellement un siècle et demi ou deux siècles ! C’est-à-dire que cinq, six, sept, et même huit générations simultanées se disputeront la place et la pâture qui difficilement, suffisaient à deux ou trois. Et l’on n’a pas compris que, par ce seul fait, on nous ramenait brusquement aux nécessités de la primitive barbarie, à cette lutte sanguinaire qui, jadis, jetait nos ancêtres les uns contre les autres, d’autant plus acharnés à s’entre-détruire qu’ils étaient plus proches voisins, sur le même continent, dans la même province, dans le même village, dans la même famille, compétiteurs aux mêmes biens. On avait réussi, après deux cents siècles d’égorgements et deux siècles de philosophie, à supprimer la guerre, du moins pour un moment ? Vous la rétablissez à cœur joie, et plus féroce qu’elle ne fut, plus nécessaire qu’elle n’était, armée des moyens formidables que le progrès lui a donnés, et sans merci parce que la victoire ou la défaite résoudront pour chaque peuple la question de vie ou de mort. En nous multipliant à l’excès, vous nous condamnez à tuer ! L’avortement, l’infanticide, qui furent des crimes, vont devenir des devoirs. Si vous n’arrivez point, par des lois internationales, à restreindre la fécondité des femmes, il n’y a plus de sécurité sur la planète, qui sera toute rouge du meurtre indispensable. Et comment arriverez-vous à l’entente diplomatique, par quelle police surveillerez-vous et réprimerez-vous l’accroissement de la population chez les peuples voisins, désireux qu’ils seront de développer leur supériorité numérique, dont le vœu et l’effort vont tendre logiquement à vous supprimer tous ? »

Le Drapeau rouge, organe des modérés, donnait la même note : « … Dans quelle espèce animale constatez-vous la coexistence de huit générations ? Vous nous rendez, dites-vous, le nombre initial de nos années ? Soit : nous vous croyons sur parole. Mais n’inférez point de là que vous rentrez dans l’ordre naturel, car vous en sortez, au contraire, puisque l’ordre n’est plus ce qu’il était aux premiers âges de la race. Alors le petit nombre des humains permettait leur durée plus longue, qui fut possible et a cessé de l’être. Où voyez-vous la place disponible ? Irez-vous peupler le Sahara, ou préférerez-vous conquérir la planète Mars ?… Tripler la durée de l’individu, c’est tripler le nombre des individus : deux tiers seront en trop ; dès que vous les ajoutez, il faut les supprimer. Comment ? Beaucoup par la violence, et le reste par la maladie. Car cette loi naturelle, dont vous vous réclamez à tort, saura mettre bon ordre aux fantaisies de la science et rétablira l’équilibre rompu par vos soins. Votre bienfait n’est que théorique ; votre méfait sera réel. Les morts ne seront peut-être pas les mêmes, et l’on mourra différemment, mais on mourra autant, car notre disparition proportionnelle est exigée par l’économie de la nature comme par l’économie politique. Accroissement de la misère, de la maladie et de la haine, guerres internationales, guerre civile, crimes familiaux, voilà ce que vous nous apportez, voilà le cadeau de votre journée ! Il y a lieu d’en être fiers ! Merci au docteur Auguérand ! »

Le Balai publiait un article plus violent ; le titre suffira à en donner l’esprit : Tuons les vieux ! Cette prose trop délibérément cynique trouva moins de crédit, mais jeta le trouble dans l’esprit inquiet des personnes âgées. Quelques-unes crurent bien faire en déclarant, au dîner familial, que leur intention n’était pas d’essayer la cure : très rarement les leurs prêtèrent foi à ce propos, qui d’ailleurs n’était jamais sincère, car tous ceux qui l’avaient tenu prenaient en même temps de secrètes dispositions en vue d’une visite qu’ils projetaient pour le lendemain matin à la buvette de Neuilly.

Hâtons-nous d’ajouter qu’il se rencontra des familles, et même assez nombreuses, où de braves gens se réjouissaient à l’idée de conserver longtemps les auteurs de leurs jours, de leurs nuits, et des désagréments ou agréments que comportent ces jours et ces nuits.

La soirée fut marquée par une certaine effervescence dans les brasseries du quartier Latin ; le professeur Graunerr y était malmené, surtout parmi les étudiants en médecine, plus directement intéressés ; on commentait la caricature du Pal : de toute évidence, les mouvements retardés en haut lieu par le maintien d’un pontife et de plusieurs autres qui suivraient bientôt son exemple allaient provoquer un temps d’arrêt sur tous les échelons de la hiérarchie médicale, et la lenteur des promotions ne pourrait dorénavant que s’accentuer davantage ; la jeune génération entrevoyait pour elle un avenir d’interminables piétinements, une condamnation à végéter sans fin… Dès onze heures du soir, les opinions étaient faites et unanimes : le nom de Graunerr ne se proférait plus qu’avec un accompagnement d’épithètes malséantes et de substantifs empruntés à la zoologie. À cette même heure, une convocation lancée par le président de l’A. E. I. O. U. (Association des étudiants, Internationale des ouvriers universitaires) circula dans les cafés, invitant les camarades à se réunir dans la grand’ salle de la Maison, à minuit, pour discuter de l’attitude à prendre.

Un immense monôme se forma aussitôt, sous le cri : « Conspué Graunerr, conspué ! » Quand la file voulut franchir les ponts, elle se vit refoulée par les agents ; une bousculade s’ensuivit, assez vive, mais sans incidents graves. À minuit, les rues se trouvèrent subitement évacuées, la foule des étudiants s’étant portée à la Maison. Le meeting dura plus de trois heures ; de nombreux discours y furent prononcés, tous hostiles à la réforme. La péroraison du président fut acclamée :

— Vivre longtemps, on s’en fout ! Arriver, voilà ce qui importe !

Un projet d’ordre du jour demanda qu’une délégation se rendit sans retard au ministère de l’enseignement, afin d’y présenter les doléances de la jeunesse et de réclamer le maintien pur et simple des règles actuellement en vigueur pour les mises à la retraite du personnel enseignant.

— Et la clientèle privée, aurez-vous une loi pour la contraindre à ne plus s’adresser aux birbes tant qu’ils se survivront ? Vous serez en état de faire concurrence à leur gloire, peut-être ?

Une consternation suivit cette apostrophe, puis une clameur : « À bas les birbes ! » Et bientôt le cri : « Mort aux birbes ! »

Durant dix minutes, l’agitation fut extrême ; dans la salle surchauffée, les faces et les cerveaux se congestionnaient de colère ; sans discussion, un article additionnel fut adopté, prescrivant au comité d’action d’avoir à organiser pour le matin même une manifestation à l’Institut Auguérand ; séance tenante, le programme fut arrêté : les étudiants se rendraient en masse à la villa de Neuilly, précédés de la bannière corporative, rouge et or, à la devise :

Place aux jeunes !

Le rassemblement était fixé à neuf heures, devant la fontaine Michel.

Le reste de la nuit fut calme dans les rues, sinon dans les esprits. Car le monde des écoles n’était pas seul à s’agiter, et bientôt on en eut des preuves multiples. Un peu avant la pointe du jour, les placards violets de la faction anarchiste s’étalèrent sur les murs : Les bourgeois se prorogent ! Paraphrasant l’article du Balai, le leader du prolétariat invitait les faubourgs à la révolte ouverte contre l’intrusion de cet abus nouveau dont les pauvres allaient pâtir encore, comme toujours :

— C’est avec votre vie qu’ils accroîtront la leur ! En prolongeant votre existence, ils prolongent votre misère pour l’exploiter plus longtemps ! On vous daube avec des avantages illusoires et des promesses astucieuses ! Mais vous ne laisserez pas faire ! Vous casserez dans l’œuf le rêve fratricide des exploiteurs !

La Cloche d’ébène, journal gratuit, se distribua par milliers à la porte des usines : elle annonçait pour l’après-midi une interpellation de Clément Bœuf : « Nous sommons le gouvernement de déclarer si, oui ou non, il prétend apporter la perturbation dans l’ordre social et introduire dans la paix du monde un ferment de haines individuelles et nationales. »

Ainsi la France, qui jadis avait précédé les nations dans la voie des réformes aventureuses, et qui maintenant se faisait pratique, la vieille France des épopées s’en allait prêchant la prudence et dogmatisant sur l’égoïsme ! Du moins faut-il reconnaître qu’en cela comme en tout elle passait d’un extrême à l’autre et demeurait fidèle à son caractère, sinon à son programme, puisqu’elle s’apprêtait à serrer le frein aux novateurs, avec la même passion que, naguère, elle avait mise à le lâcher.

Instantanément, l’Allemagne prit le contre-pied de la thèse soutenue chez nous : la presse officieuse déclara que tout progrès doit être accueilli, sous peine d’obscurantisme, et que, s’il comporte des difficultés dans l’application ou des inconvénients secondaires à côté du bénéfice principal, il ne convient pas de repousser celui-ci, mais de parer à ceux-là par des remèdes qui restent à trouver et qui se trouveront.

— La France a tort : elle devrait être fière de son enfant et du progrès qui, une fois de plus, est sorti de chez elle !

L’Allemagne était-elle sincère et vraiment désintéressée ? N’essayait-elle pas, en flattant notre vanité proverbiale, d’amener un revirement de l’opinion française ? Son affectation de libéralisme ne couvrait-elle pas l’espoir déjà naissant d’accroître encore, en faveur des pays germaniques, la supériorité du nombre, et de nous écraser finalement par elle ?

La Cloche d’ébène l’affirmait :

« Nous ne serons pas dupes des Alboches ! »

Le mot fit fortune ; au bout de deux heures, les adeptes d’Auguérand et de sa méthode passaient pour affiliés aux intérêts de l’Allemagne : ils furent les Alboches. Par contre, les adversaires de la longévité devenaient normalement les promoteurs de la défense nationale : ils furent les Frangins.

Encore une fois, deux partis étaient nés et se constituaient, furieusement irréductibles, comme il convient dès qu’il s’agit de vivre ou de mourir. Et le soleil monta, radieux, dans le ciel clair, sur cette journée du 26 juillet, qui allait décider le sort des humanités à venir…