La Décadence latine/L’Androgyne/I/IV

E. Dentu ; (Slatkine reprints 1979) (VIIIp. 21-26).

IV

déclaration d’amour

Je voudrais bien mourir pour vous.
Agûr, humaniste, 1re division.

Vous me reconnaîtrez à l’adoration de mes regards.

Samas déçu, le jésuite muet, restèrent devant la feuille déployée, où cette seule ligne s’étalait.

Inexpérient, l’éphèbe dit :

« Il n’a pas négligé son devoir pour moi, une ligne. »

Le jésuite sourit, satisfait de trouver le petit prodige en flagrance d’une impression fausse ; mais ce sourire éclaira l’ignorance du novice.

— « Je me méjuge » s’écria-t-il ; « Agûr a gâché tout un cahier avant de se résoudre à ces six mots. »

— « Selon. votre promesse, donnez-moi ce billet de fou. »

Samas dit non de la tête, mais cette fois sans agression, tout rêveur, et sa voix devenue basse d’émotion.

— « Mon père, je sors d’aujourd’hui de la vie familiale ; au seuil de la vie hasardeuse, un dévouement me salue d’une parole douce à écouter. Je me rendrais indigne d’amitié si je n’étais pas pieux pour cette première fleur d’amour éclose à mon regard.

« Dieu lui-même ne fut pas plus aimé par ses saints que moi en ce moment par Agûr. Avec un geste j’aurais fait de lui un sacrilège ; il vous eût frappé, vous, l’oint du Seigneur, je lui dois de conserver toujours ce papier, où tant de son âme a coulé avec si peu d’encre. Peut-être que jamais il n’aura un aussi noble élan vers autrui ; peut-être n’aurai-je jamais à contempler un si bel effet de mon charme.

« Je vais à la chapelle et me joindrai à la pension quand elle ira au dortoir ; je ne dinerai pas… Demain je vous écouterai très docilement ; maintenant je suis comme un qui rêve des choses délicieuses et tristes ; ne m’éveillez pas de cette absorption, je sens que l’on ne revit pas deux fois cette heure. Excusez-moi de toute chose, soyez bon, Révérend, je m’en vais face à Dieu vibrer mon émotion. »

Circonspecte au maniement des âmes, l’éducation jésuitique laisse toujours une incroyable latitude aux premiers jours passés en leur collège ; ces artistes de la pédagogie, avant de serrer les ais de la discipline autour de l’enfant, veulent un peu de libre expansion, afin de savoir, dès l’abord, comment manier le jeune être sans le faire souffrir.

Le P. Reugny, pour d’autres raisons, s’accommodait des impériosités de Samas. Esprit subtil, psychologue par goût et religieux de bonne foi, il s’accusait d’avoir singulièrement mêlé à la sollicitude la recherche sentimentale.

Sa bénignité pour Agûr, qu’un autre eût renvoyé depuis longtemps, attestait une involontaire prédilection envers l’être exceptionnel. À l’aspect de cet élève si partialement mené, oubliant toute gratitude, le jésuite n’avait pas souffert, mais un côté jusque-là obscur de l’âme humaine lui était apparu.

D’une famille de robe ruinée, entré aux jésuites après l’ennui de l’existence de petite ville, il ne connaissait que le vice pour l’avoir fui, et l’amour pour l’avoir lu.

Or, l’infériorité des directoires moraux éclate en ceci que leurs rédacteurs n’ont pas vu le péché vivant dans ses hauts exemplaires. Eh ! combien sont-ils, ces privilégiés téméraires devant qui la vie passionnelle a dévoilé ses mystères ? Ces deux imbéciles duc et millionnaire qui, semant leur fortune, ont traîné leur jeunesse de la terrasse des cafés aux mauvais lieux très chers, n’ont vu de la Beauté et de l’Amour que ce qu’aurait entendu de la musique un abonné du grand Opéra de Paris, conservatoire des flonflons pour commis voyageurs.

Peu d’êtres vivent la passionnalité, moins encore la passionnalité consciente : sans vivacité ni conscience, le phénomène passionnel se résout à rien, car l’acte en lui-même ne signifie que pour les brutes ; l’être intellectuel n’aboutissant jamais à la violence extérieure, il faut demander comme en physique la loi sérielle au type le plus accompli ; la psychie générale se dégagera mêémement des études typiques, des analyses de l’extraordinaire.

En face de la passion d’Agûr, de sa violente instantanéité que le Parisien nomme coup de foudre et de l’attitude bi-sexuelle de Samas, le jésuite sentit ses notions philosophiques toutes débandées.

L’un obéissant à un mouvement du doigt, l’autre portant l’émoi du premier amour inspiré au pied de l’autel, ces deux palpitations d’âme sortaient tellement de la rubrique amitié particulière et planait si au-dessus de la classification sodomique, que son étonnement ne cessait pas.

Rejoignant les autres professeurs, il ne parla pas de ce qui l’obsédait, invitant seulement le vieux père Cézambre, d’origine arménienne, — qui jadis avait confessé avec beaucoup de réputation, le beau monde de Pétersbourg et de Paris — à venir prendre le gloria dans sa chambre.

Auparavant, il monta au dortoir des moyens, causer un instant avec le Père surveillant.

Tout semblait déjà dormir :

Au lieu des rangées de lits d’hôpital coutumières au pensionnat, chaque élève avait une petite cabine proprette et à porte-treillage permettant au surveillant chaussé de feutre de venir voir inopinément.

— « Ah ! Père Reugny, quel singulier enfant que mon nouveau : c’est une rareté pour votre psychologie ; figurez-vous qu’il se relève tout à l’heure et met une chemise devant le treillis, prétendant que cela le gêne pour dormir, qu’on le voit. »

Marchant doucement côte à côte, les deux jésuites arrivèrent vers l’alcove de Samas. Le Père se pencha pour mieux voir les blonds cheveux répandus sur l’oreiller, la claire poitrine un peu dénudée : il serrait dans ses belles mains fermées et jointes le billet d’Agûr.

Un attendrissement s’empara des deux prêtres : l’oscillation des veilleuses du plafond agitait de douces lueurs et de mouvantes pénombres sur l’androgyne.

— « Dirait-on pas un ange ? » fit le surveillant.

Puis, après un silence :

— « Je ferai bonne garde autour de celui-là, et je jure bien que tant qu’il sera dans ma division il n’apprendra pas le mal ! »

— « Avez-vous songé, » dit l’humaniste, « au mal qu’il inspirera ? »

Le surveillant hocha la tête.

— « Le grand Pan aux échos de ce collège fait entendre sa syrinx, les fleurs sont des inciteuses de mollesse, ce sont de belles choses cependant. »

— « Chut, » fit l’humaniste ; « ses lèvres ont bougé, » et il appliqua son visage au treillis.

Samas resserra l’étreinte de ses mains sur le précieux papier où une âme s’était abdiquée toute, et souriant dans son sommeil, deux larmes jaillirent de ses paupières fermées, et sa bouche entr’ouverte souffla très doucement ces seuls mots :

— « Je suis aimé. »

Et les deux jésuites émus s’entre-gardèrent en grand trouble de découvrir tant de profondeur dans l’éveil profane d’une âme puérile.