La Culotte en jersey de soie/Texte entier

La Pensée française (p. 7-204).


Au lecteur :

Ce livre n’est pas sans prétentions, mais je ne crois pas devoir les énumérer toutes. Au surplus je n’en ai pas besoin. Une seule mérite ici d’être affirmée : l’authenticité des confessions qui font l’essentiel de ces pages, vécues au sens total du mot vécu. J’en connais en effet les « héroïnes ». La matière est neuve. On a coutume de faire, en littérature, les fillettes semblables à l’idée que s’en doit créer un professionnel de la séduction : Un mélange adroit de vices et de chasteté, de pudeurs perverses et d’ignorances lascives. Je me garde bien d’affirmer que cette image soit fausse, car elle fut illustrée au naturel et orne parfois les faits divers de presse. Mais enfin, je la crois artificielle et suggérée par toute une série d’écrits, dont la chasteté n’est qu’une perversion, d’ailleurs foncièrement malsaine. Il y a ici des jeunes filles pures, énergiques et saines. Cela ne les met pas, on le verra, à l’abri des convoitises mâles, mais donne à leur défense une valeur éthique et hautaine qu’il me plaît d’opposer également aux triomphes des séductrices insolentes et aux défaites des caractères amorphes.

J’ai mis cela dans un décor sanglant et destructif parce que j’ai pensé qu’il fallait moralement placer à l’échelle vraie ces aventures tragiques : puisqu’elles sont quotidiennes au point que nul ne les remarque en temps normaux. Pourtant…

R. D.


« Dames qui avez les oreilles chatouilleuses, de peur de rire, lisez ceci tout bas ou de nuit, durant laquelle la honte dort, et ne vous formalisez, scandalisez, ni estomirez de chose quelconque que trouverez en ces textes et mémoires mêlées de toute sapience, moyens éléments et enseignements à bien vivre… »
Beroalde de Verville.
LE MOYEN DE PARVENIR, cap. X.
 
 
 

— Ce fut son premier amant…

— C’est une si vieille aventure !…

— Elle remplit les fabliaux et les contes de la Renaissance…

— Oui ! mais alors on prenait la chose en gaîté…

— Parbleu ! La Fontaine dit déjà, dans un conte qui se titre JOCONDE :

« Il ne s’agit que de savoir »
« Qui de nous va donner à cette jouvencelle »
« Si son cœur se rend à nos vœux »
« La première leçon du plaisir amoureux ».

— Tandis qu’aujourd’hui le fait est tragique trop souvent.

— Il le fut, tu veux dire, car en ce moment il est normal.

— Normal ? Il m’est impossible de trouver normale une chose que toute ma vie j’ai jugée immonde.

— Mais, amie, rends-toi compte que normal pour moi veut dire coutumier, faisant la trame de l’existence, et non pas admissible moralement.

— Il est certain que nous ne pouvons plus tenir aucun compte des morales à cette heure ; quand toutes les civilisations croulent ou vont crouler.

— Tout de même, quelle chose étrange. Nous sommes onze ici. Nous savons ce qui se passe ailleurs, ces luttes féroces de castes, de provinces, de sociétés, et de races qui finissent pas transformer l’Europe en désert. Et au milieu de ces ruines géantes, tandis que des millénaires de science et de maîtrise de soi, de pensée et de sensibilité vont disparaître, nous nous émouvons sur ces histoires enfantines de jeunes filles ayant mal débuté dans l’amour…

— Tu as tort de t’en étonner, ma chère. Je crois que de tous les malheurs humains celui-là, en sa réalité profonde, est le seul qui détourne le cours des choses et détruit, quand il détruit, irrémédiablement.

Les découvertes les plus précieuses n’ont jamais été que superficielles à l’humanité. Les Grecs et les Romains ont fait une poste aux lettres et des moyens de communication rapides qui n’étaient pas autant qu’on croit inférieurs aux nôtres. On mangeait à Rome du caviar frais venu en quinze heures des bords de la Volga. Ovide, exilé chez les Sarmates comme un politicien dangereux qu’on expulse aujourd’hui, était surveillé là-bas tel qu’on le ferait encore. S’il s’était évadé, on l’aurait rattrapé illico.

Non ! les chemins de fer, le téléphone et autres « bienfaits de civilisation » ne sont pas grand chose. Cela peut se perdre. De même, on peut détruire les monuments. Le temps le ferait tout seul. C’est anticiper seulement. On peut brûler les bibliothèques, les littératures renaîtront seules et toujours conformes aux âmes qui les goûtent. Mais une fillette violée par une horde de barbares ou d’anciens civilisés redevenus animaux, cela m’apporte une peine plus grande. La vie seule a des droits. Non les créations humaines qui se renouvelleront tant qu’il sera des hommes. Mais la vie, voilà la chose parfaite, la chose fragile et délicate qui vaut seule tous les livres et tous les édifices. LA VIE ! Et une enfant porte cela en elle comme un permanent miracle. Que des brutes le viennent souiller. Ah ! je ne puis y songer sans colère…

— Tu as gardé ta pensée d’avant le cataclysme.

— Je n’ai qu’une pensée. Et puis j’ai vu cela. Je l’ai vécu…

— Elle a raison. Le goût de s’individualiser est maladif quand il pousse à renier les seules belles choses que les vieilles théologies avaient révérées et qui nous sont chères par tant de fibres ancestrales…

— On ne peut pas tout juger sous l’aspect de la morale Nietzschéenne.

— Mais vous savez bien que la conception du Maître, qui règne et fabrique des superéthiques, finit dans la paralysie générale. Je crois bien que cette conversation nous indique un moyen de charmer les heures à passer ici. Que celles-ci soient longues ou que la plèbe vienne nous assiéger.

— Comment ?

— Eh bien ! chacune et chacun de nous a vécu quelque aventure, le plus souvent d’ordre galant, et mettant en scène la défense des jeunes filles encore intactes contre la cupide sexualité des hommes…

— Oui ! je pense que toutes ici nous en avons vu… et de sombres.

— Et de gaies…

— Et de violentes…

— L’idée est heureuse de les conter ; nous allons, par ordre, dire à notre tour la plus puissante émotion de nos vies. Il n’est pas obligatoire toutefois que ce soit une aventure amoureuse.

— Elle le sera le plus souvent…

Elle sera ce que nous voudrons. Quelle illustration aiguë des théories de Jacques et de Ly, d’Hérodiade et de Kate !

— L’émotion la plus âpre est-elle sexuelle ou autre ? Est-elle de surprise et de défaite, ou de défense et de triomphe ? Voilà le problème secrètement posé à illustrer.

— Très bien. Nous passerons en revue la sensibilité humaine entière…

— Eh oui ! Rappelons nos vingt ans et…

— J’acquiesce.

— Et moi.

— Et moi.

— Et nous.

— Écoutez ce bruit lointain.

— Ils ont dû faire sauter quelque chose. Au-delà des collines…

— Cela se rapproche…

— Qu’y faire ? Le monde entier est atteint de furie destructrice. J’arrive des îles de la Sonde où l’on est aussi incendié qu’ici ; Georges dit que la Mongolie est en fureur, Tahiti s’ensanglante aussi contre sa tradition millénaire… Nous sommes, par chance, en un refuge heureux. La forêt qui nous entoure a mauvaise renommée et les masses, affolées, redeviennent crédules. Des murs solides et élevés nous protègent et mes Tibétains sont de fidèles gardiens. Nulle part le globe ne nous offrirait un asile semblable et nous jouissons, en surplus, du rehaut sentimental d’être proches des fureurs ennemies…

— Mais des avions pourraient voir ce coin civilisé, qui doit se manifester là-haut par le château et ses pelouses, les jardins et l’ordre qui y règne…

— Idèle ! il n’y a plus d’avions. Les intellectuels ont succombé. Il ne subsiste que des masses illettrées et stupides.

— Cela, c’est leur triomphe…

— Il doit pourtant résister un peu partout comme nous des gens qui philosophent en attendant le hasard. S’il consent à les servir ?…

— Certainement ! Mais nous sommes privilégiés par mille choses et surtout par l’amitié qui nous tient tous depuis des années et que rien ne dissout ; par les Tibétains que j’ai ramenés, par la ressource et l’isolement de ce coin de terre, par notre expérience qui fait de chacun ici un sujet d’intérêt pour les autres, par…

— Enfin quoi ! nous sommes l’ovule d’où sortira, si nous vivons, la civilisation future…

— Pourquoi non ? Crois-tu qu’au quatrième siècle de notre être il n’a pas fallu, au milieu de ces invasions de barbares détruisant tout, qu’il subsistât, par petits îlots, de subtils et intelligents gallo-romains pour transmettre en les éduquant le flambeau à ces sombres brutes venus de la forêt Hercynienne. Sans cela la civilisation actuelle serait en retard de quinze cents ans. Le nom de ces hommes a été oublié. Mais on trouve chez Sidoine Apollinaire une vision de telles choses et l’auteur les vécut.

— Rengorgeons nous ! L’avenir du genre humain repose peut-être sur onze êtres orgueilleux, voluptueux et riches en caprices…



Jacques, puisque seul tu connais le langage de tes serviteurs, dis leur donc de nous préparer quelques-uns de ces cocktails qui aident la poésie du crépuscule…



Jacques, glabre et maigre, la peau tannée et les yeux vert d’huile, leva un bras en l’air. Deux serviteurs souples et féminins s’approchèrent. Ils reçurent des ordres avec attention.




Le soleil tombait mollement à l’Occident. Des écharpes de mousseline rose paraient son déclin. À travers les arbres fraîchement velus de folioles il caressait d’un pinceau doré les profils, les poses et les objets. Au nord, il jetait sur un petit château fluet et artificiel dans son architecture d’ironie, tout un prisme de clartés folles. Le charme puéril des murs mélangeant la brique rose et la pierre crémeuse, les toits à poivrière des tours d’angles, la volute de l’escalier médian à la façade, la sveltesse des fenêtres agacées de rideaux versicolores, toute la grâce alambiquée de cette demeure s’en trouvait rehaussée et soulignée.

Le parc s’étendait vaste et muet au-delà d’une pelouse herbue nuancée d’absinthe. Au loin, les arbres avaient de la majesté et les troncs revêtaient cette couleur charnue que donne le soleil couchant aux écorces neuves. Au-dessus des corps sveltes ou robustes, assouplis aux dossiers et aux accoudoirs, le feuillage clair répandait une tiédeur acide. On voyait le zénith semblable à une aigue-marine.

Autour d’une table aux pieds sveltes, surchargée de flacons polychromes, des sièges aux formes disparates étaient habités par de beaux corps. Huit femmes variant la grâce et les certitudes de séduire :

Ly, obstinée en des regards possessifs ;

Idèle, affaissée comme une favorite et portant une inquiétude en ses yeux glauques ;

Kate, trop mince et garçonnière, avec un col courbe et des pupilles traînantes ;

Hérodiade, masque tourmenté et acide, jambes repliées et doigts frémissants ;

Yva, sombre et combative, le poil couleur de houille et déjà semblable à une idole aux sclérotiques immuables.

D’autres encore……

Et trois hommes venus de terres lointaines au rendez-vous lointainement promis…

Des mâles encore fussent présents si le destin n’avait pas, en quelque coin perdu de la planète, aboli traîtreusement la vie en eux.

Deux femmes aussi ont connu la disparition du monde en leurs rétines lentement obscurcies.

Et l’on ne parle pas d’elles parce que leur beauté les désignait pour la mort ignominieuse que donne la harde bestiale des révoltés.

Tous sont un peu semblables à des émaux byzantins. Une roideur tient les hommes attentifs : Les torses prêts à faire face et les jambes en ressorts tendus. Ils savent que la douceur de l’air et les promesses de la nature sont offertes surtout aux agonisants. L’ironie de la joie coite et subtile qui tend son mirage en ce soir caressant leur est sensible. Mais ils savent aussi que les fatalités hostiles viennent rarement sur ceux qui les guettent. Et ils savent sourire.

Les femmes ont la langueur qui menace et le fléchissement qui vainc. Les jambes lisses et glacées de soies claires, trépidantes ou croisées, voluptueuses ou rigides donnent à la conversation amusée et cynique leur discrète salacité : courbes turgides des mollets affilés descendant aux chevilles étroites ; caresse des jarrets entrelacés, plénitude d’une chair ambrée transparente sous le lacis sérique. Ça et là, un genou cambre le tissu transparent et luit comme un fruit, tandis que les bouches arquées découvrent les dents nettes, au rythme des mots lents suivis de gestes rares et félins.

Les serviteurs s’affairaient parmi les timbales d’argent et les flacons stilligouttes. Entre leurs mains naissaient des mélanges complexes et opalisés. La flamme des alcools passa dans les corps, incendia les prunelles, porta au centre des vies frémissantes son ardeur et ses énergies.

Chacun se taisait. Des buissons de rosiers Bengalis entourant le groupe émanait une lubricité sucrée. Le vent traîna au sein de cette senteur voluptueuse un relent d’humus pourrissant.

« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir » murmura Hérodiade en fermant les yeux…

Un grand oiseau passa ramant lentement dans l’air violet. On voyait ses pattes repliées et la détente propulsive des vastes ailes souples…

— Commençons à conter, dit Laly aux paupières étroites.

— Oui ! qui sait si nous pourrons fermer ce collier de gemmes vives ?…

— Le présage est beau, murmura Idèle en désignant le grand rapace qui tournait vers le nord.

— Bon ou mauvais, très chère, il ne saurait nous faire oublier le Memento quia pulvis es, aujourd’hui de si tragique actualité.

— Qui débute ?

— Toi, Idèle ?

— Laissez-moi respirer encore un peu les roses…

— Toi, Hérodiade ?

— Tout à l’heure…

— Toi, Ly ?

— Ah ! Ah ! vous me voulez confesser la première…

— Tu auras la gloire de ne t’être inspirée de personne…

— Soit donc :..........


LA CULOTTE EN JERSEY DE SOIE.

— C’est déjà vieux, cette histoire-là. Vous savez que je m’honore de quelques Hippocratisme. J’ai invoqué Asklépios et ses prophètes, jadis. On croyait encore dans ma famille, en ce temps lointain, qu’il me faudrait « embrasser une carrière. » Ma vocation n’était aucunement précise. Le lustre que jette le métier d’avocat sur ceux qui l’exercent, et, par contre coup, sur leurs proches, faisait désirer chez moi que je fusse avocate. Vrai, je [ne] me suis jamais sentie propre aux acrobaties de prétoires, à la démonstration égale et parallèle du pour et du contre en n’importe quoi. J’aurais aimé d’être sincère. On est jeune… On se figure qu’il est possible de vivre sans mentir… Ah ! gagner sa vie dans un métier de sincérité… Mais tout le monde ne peut pas s’établir ascète… D’ailleurs, je n’avais aucune ambition ascétique. Ni Démosthène, ni Siméon Stylite ! Enseigner me paraissait détestable. Est-ce que la science est faite pour s’apprendre ? C’est joli, de savoir, à condition que ce soit pour soi. Vendre ça, au kilo ou au mètre, plutôt vendre alors de la soie ou de la vinasse, de la margarine ou des suppositoires.

J’aurais assez aimé le journalisme. J’en ai fait depuis ; et, ma foi, j’étais douée pour l’injure ou la décortication critique. Mais, après le bachot, on ne vient pas dire à ses parents : je veux être journaliste. On accepte un à-peu-près. Ce que je fis ? Je me jetai dans la science que méprisa Pasteur : La médecine.

— Quoi ?…

— Dame oui ! Pasteur n’était point médicastre. Non plus qu’aucun de ceux qui firent progresser cette science. C’est peut-être une condition nécessaire…

Je fis donc mes études médicales. À dire vrai, la médecine est une profession charmante. On y conserve précieusement toutes les pratiques de sorcellerie et de magie d’il y a dix mille ans. Cela donne du pittoresque à une activité assez terre-à-terre. C’est aussi le dernier métier ou le sérieux soit de rigueur et l’avantage n’est pas petit. Tant d’autres ont perdu leur prestige parce qu’ils incitent à la gaîté. Tels sont les métiers de tragédien, ordonnateur d’obsèques, Receveur des Hypothèques et banquier. Mais si la gravité me plaisait dans la médecine, avec ce vocabulaire pompeux, et cette façon amusante de parler sans arrêt de tout ce qu’on ignore, je déplorais qu’on n’y fut plus intelligent.

J’avais le respect de ce qui pense. Je ne me figurais point du tout que mon respect me resterait pour compte.

D’avoir été si longtemps exercée par les barbiers, la médecine n’a pu perdre ce qu’elle possède de spécifiquement propres aux bavards, escamoteurs et jongleurs. Or j’ai, de naissance, détesté les faiseurs de tours.

Mais qu’importe ! Je fis ma médecine. Au temps où se passa l’histoire que je vous conte, je commençais ma troisième année. J’avais passé mon examen d’anatomie en juillet précédent. J’étais, dans ce milieu vaniteux et guindé, une personnalité indépendante et modeste. Aussi me faisais-je remarquer.

— Tes parents habitaient la ville ?

— Non certes ! J’aurais, en ce cas, choisi une profession qui me contraignit à ficher le camp ailleurs. Mes parents habitaient assez loin. J’étais libre comme l’air. Il n’y avait même, dans le patelin, aucun correspondant chargé de faire la police de mes mœurs et de mes dimanches.

J’étais d’autant plus libre que manquant d’ambitions je ne voulais pas être « de la fabrique » et me gardais toujours de concourir pour internats ou externats. Ce sont situations excellentes, qui assurent les honneurs et les grades, mais réclament qu’on soit docile, flagorneur et humble. Il n’y avait rien de fait. J’étais devenue une personnalité parce que Gratip, le chirurgien et professeur illustrissime voulait m’inonder du lait…

— Quoi ?

— De ses faveurs. Il m’avait promis de me hisser aux plus hauts sommets de la Médecine considérée comme une aristocratie fermée. Les médailles d’or et de simple bronze, les diplômes, les attestations qu’on met sur son papier à lettre, il se faisait fort de me faire couvrir…

— Ah !…

— De ces honneurs. Alors, ma carrière serait plate comme un billard. Le droit de vie et de mort sur les milliers d’imbéciles qui viendraient se traîner à mes genoux pour avoir à prix d’or une ordonnance avec Aq. Sx : 100 g + Sac : 5 g p 1 cmc hor post Cr. » ce droit — en l’espèce inoffensif — serait définitif, catholicisé (Je veux dire universel) et irréductible…

— Je pense bien que tu ne cours risque de tuer personne avec ton ordonnance. C’est bien de l’eau sucrée.

― Tout à fait ça ! C’est d’ailleurs aussi le seul remède efficace que la médecine ait inventé… Mais Gratip avait beau me dorer la pilule, je ne marchais pas pour les honneurs. Cela demandait, en rachat, une intimité, avec ce vieux birbe, qui constituait vraiment disgrâce pire que tous les échecs aux examens et même que l’hostilité — elle me força à quitter la ville — de cet antique manieur de pinces hémostatiques.

J’étais donc en passe de me faire une célébrité locale, de ce seul chef que personne n’ignorait quel bonheur Gratip me voulait. Dans les patelins de province un événement pareil alimente la chronique deux ans durant.

Or, un matin, à la sortie du cours de Sigismond… Vous avez entendu parler de ce savant ?

— Vaguement…

— C’est un type très calé. Il a étudié l’urticaire chez les Pélasges et l’hémicranie chez les tailleurs de mottes de beurres du Grand Pressigny…

— Que nous dis-tu là ?

— Ah ! Vous ne savez pas que l’on nomme « mottes de beurres » les silex extraits en Touraine il y a douze ou quatorze mille ans par des aïeux de nos Excellences ? C’est au Grand Pressigny qu’était l’usine et les individus qui faisaient ça exportaient leur camelote jusqu’en Asie. Oui ! On a trouvé des « mottes de beurres » dans des tombes d’Hissarlik. Et Hissarlik c’est la ville qui se nomma aussi Troie et qui nous valut les Iliades.

Tout ça ne nous rajeunit pas ! Donc, Sigismond, ayant trouvé des crânes préhistoriques contemporains de la taille des silex du Grand Pressigny remarqua des entailles et des perforations, faites sur le vif, car il s’était produit un bourrelet osseux autour des plaies.

Sigismond, crut — il a peut-être raison — que les gens d’alors soignaient la migraine par ce procédé, assez dangereux, pour des chirurgiens opérant avec des bistouris de silex. Et il a donné là-dessus un bouquin de six cents pages, avec des gravures, que vous trouverez sur le catalogue du libraire Averroès où il est coté Trois cents francs…

— Fichtre !

Je sortait donc, ce jour là du cours de Sigismond. Un camarade, qui répondait au nom harmonieux de Alvearetl, me retint…

— Alvearetl ? D’où sort un patronyme pareil ?

— C’était un argentin de Tucuman. Sa famille comportait deux branches, l’une habitant près de la Cordillère des Andes, l’autre espagnole mais francisée depuis que craignant le « garrot » l’aïeul avait franchi la frontière pyrénéenne en compagnie de Francisco Goya. Cela s’était fait à la suite de dissentiments politiques avec des gens de Madrid, au début du XIXe siècle.

Descendant tous du plus gros marchand de bois d’ébène du XVIII, ils étaient fort riches. L’Argentin avait été envoyé faire ses études dans la ville où régnait son oncle de la branche française qui possédait le plus beau château de la province, laquelle contient les plus beaux châteaux de France.

— Je parie qu’il s’agit des Alvarez del Ramillos…

— Tu sais tout, Ô explorateur ! Donc Alvaeretl me prend entre deux portes et me confie :

Ly…

— Tiens ! Tu avais déjà cette étiquette…

— Dame ! C’est, comme disent les linguistes, une « contraction » de mon nom, Ly, veux-tu me rendre service ?

— Comment, on te tutoyait comme ça… déjà ?

— Toi, Maya, ne te livre pas à des interruptions saugrenues. Oui, on me tutoyait dans toute la Faculté. Toutefois on ne le faisait qu’en parole. J’ai connu quelqu’un à qui on disait vous, mais avec les mains… Je réponds donc à mon argentin que je consentais à lui rendre service mais sous bénéfice d’inventaire préalable.

— Bon ! me dit-il, tu vas tout apprendre : Tu sais de quelle façon mon cochon de parent me fait surveiller… Rien à faire pour me livrer à des fantaisies et je suis attaché comme les nègres du grand’père l’étaient dans leur entrepont. Or j’aurais envie de passer quelques jours heureux… pas seul… et hors la portée du fouet de l’oncle…

— Je ne vois pas ce que je puis faire pour toi…

— Ta vas le voir. Tallurac a envoyé une lettre hier à l’hosto pour demander d’urgence un étudiant remplaçant. Tallurac habite Saint-Come, à côté. Il part à Marseille pour un congrès de Méditerranéistes. J’ai pris la lettre à l’internat et vais dire à mon oncle que je pars remplacer Tallurac.

— Et tu veux que j’y aille moi même… Tu as du fiel !…

Allons, Ly, te fais pas plus rosse que nature. Tu es une des futures gloires de l’Art d’Esculape…

— Pas du tout, mon vieux…

— Enfin tu épates les profs… Tu sais tout… Personne ne doute de ton assiduité… Si tu restes trois jour sans paraître à la Faculté personne ne s’en inquiétera

— Merci !…

— Comprends moi donc ! On pensera que tu es malade, bruit que je répandrai, et on ne se souciera que de ta santé, qui intéresse d’ailleurs tout le monde…

— Je vais te coller mon stylo dans les mirettes…

— Je ne rigole pas…

— Alors fais moi le plaisir de t’apercevoir que ma santé ne préoccupe personne…

— Bon !… Mais tu acceptes ?

— Tu me fais faire un truc moche. Ton Tallurac va arborer une sale gueule quand il va me voir arriver…

— Mais non. Il veut un remplaçant pour ne pas que ses clients aillent recourir à un autre rebouteux. C’est tout. Donc un gosse du P. C. N. suffirait. Toi, qui parles comme Debove, tu vas l’éblouir.

— Allons, ça colle ! Je vais aller à Saint-Come. Après tout c’est une occasion de rire un peu. Mais toi, ne fais pas de blagues, et le troisième jour rapplique me remplacer. Pas ?

— Le troisième ! Non ! Le… quatrième ou le cinquième…

— Combien reste-t-il absent le Tallurac ?

— Huit jours…

— Je ne moisis pas là-bas huit jours. Décides-toi. Tu viens le quatrième ou je ne m’embarque pas…

— Allons ! Tu veux encore me marchander mes quatre sous de liberté. C’est triste. Enfin j’arrive le jour dit ; c’est promis pour le quatre.

— Quand est-ce que ça commence ?

— Ah ! Attention à ne pas dormir. Il part demain matin ou après-midi. Il y a douze minutes de chemin de fer. Téléphone lui ce soir à six heures que tu seras là-bas au réveil — vers neuf heures — et que tu es désignée par les autorités. Tu sais que tu vas gagner un pèze fou…

— Moins que tu ne palperais si ton oncle renonçait à vivre…

— Ah ! la la ! Il a eu au moins douze gosses de femmes diverses et il léguera ses ors les plus fastes aux salés et aux mères. C’est Agénor de Niglousse, le notaire, qui m’a glissé ça un jour. Il a le testament.

— Laissons cette question. Tu sais, je me fiche de ton oncle. Va faire tamponner la babillarde de Tallurac à l’internat, ou le faire toi-même. Ensuite tu me la remettras…

— Oh ! te fais pas de bile. Je vais la faire signer par Cahuéte qui imite merveilleusement la signature de Boublin, notre éminent Directeur-Doyen. Boublin ne sait pas lui-même reconnaître les papiers qu’il signe de ceux que Cahuéte fabrique.

Ainsi fut fait. Alvearetl m’apporta la lettre le soir même à l’amphi, où je disséquais un lutteur…

— Un lutteur, Ly ?

— Oui ! Un lutteur de foire qui avait eu un accident en faisant des poids sur la place Sainte-Aldegonde. On l’avait apporté au trot, et descendu, éteint, non moins vite à l’amphithéâtre. Il y en avait pour tout le monde. La matière première était si abondante ! Moi je m’adonnais à la jambe droite.

On l’avait gonflé de suif, le pauvre bougre, et ça faisait du beau boulot. Nous, qui jouissions de ce macchabée somptueux, regardions avec mépris les copains qui s’escrimaient sur une vieille fille claquée étisique et qui n’avait de son vivant que la peau sur les os.

Mais revenons à notre histoire. Une fois nantie de la lettre j’étais en mesure de me rendre officiellement à Saint-Come. Je gagnai mon chez moi préparer ce voyage…

— Tu faisais des infidélités à la patte du lutteur ?

— Oui ! Je n’ai même jamais fini la préparation. Un camarade justement peu après se piqua avec son scalpel en travaillant dessus. Piqûre anatomique ! Il claqua le quatrième jour. J’ai laissé l’amphi de quelques temps après cette aventure…

Donc, le lendemain de mon entretien avec l’argentin, je téléphone à Tallurac, que, désignée pour le remplacer je serais chez lui à midi. Il crut que c’était un homme qui lui parlait. Je m’empressai de ne pas le détromper.

À midi dix je descendais en gare de Saint-Come, armée d’une minuscule trousse avec quelques outils que j’avais l’habitude de manier, de la lettre et d’un manteau en poil de lapin, important et digne pour « faire cabriolet » la nuit si des idiots s’avisaient d’avoir besoin du médecin à des heures indues.

Je trouvai Tallurac ahuri. Il attendait un étudiant mâle et parut inquiet de me voir plutôt fluette — je n’ai jamais été poids lourd. — Il sembla méditer sur mes capacités de défense ; je ne devais comprendre pourquoi qu’un peu plus tard…

Je le rassurai en lui affirmant qu’un amour de petit browning ne me quittait pas. C’était faux. J’avais bien le bibelot, mais il était resté chez moi. Mon assurance d’amazone bien armée apaisa les soucis du toubib. Il devint aussitôt plus communicatif et bientôt très familier… Nous déjeunâmes ensemble. Il but sec et son rire était bruyant comme un tambour. Je demandais au ciel de l’expédier au plus tôt. Il devenait assourdissant.

Sitôt le déjeuner terminé et quand Tallurac eut absorbé un verre de curaçao, de la chartreuse pour faire opposition, de la liqueur advocaat ensuite — Vous savez ce truc trouble et jaunâtre qui est appétissant comme un plat de couscous — et enfin du cognac pour mettre le point final ; sitôt qu’il fut nanti d’alcools pour aller jusqu’à Marseille il m’emmena dans son cabinet m’expliquer ce que j’aurai à faire : Il y avait des « chroniques » à aller visiter tous les deux jours. Des malades dépourvus de toute maladie qu’il fallait voir également en prenant grand soin de ne pas leur dire qu’ils se portaient bien. Ils auraient fait venir six médecins de Paris aussitôt. Il y avait une liste de malades possibles, de ces gens qui appellent régulièrement un « medicanti » pour des maux incertains mais périodiques. Une brève indication en face de chaque nom était destinée à m’éviter les erreurs de diagnose, fréquentes quand il s’agit de gens très bien portants. Il y avait encore une liste de grossesses en voie de finition, des agonies, vraisemblables, de personnages à bout de leur rouleau et des conseils sur la façon de traiter les employés de la gare. À deux kilomètres, en effet régnait un grand dépôt de locomotives. Il fallait être extrêmement généreux et cordial avec les prolétaires de cet atelier. Tallurac rêvait de se faire élire député aux élections prochaines et la propagande des cheminots non moins que leurs votes lui semblaient choses à soigner. Il commençait à être cynique, Tallurac ! Il m’expliqua les « trucs » de son métier. À trois lieues de là vivait une antique châtelaine chez laquelle il allait faire tourner les tables. Il y était médecin, mage et bouffon à la fois. Son ambition était de figurer sur le testament de la « vieille taupe » comme il disait. Quand il « serait sur l’olographe », il pourrait lui faire passer le goût du pain…

Il avait aussi une maîtresse et un gosse à cinquante kilomètres dans une ville importante. Cette fausse famille vivait plus près naguère, mais, depuis qu’il visait les millions de la « vieille taupe » il l’avait éloignée. Tallurac, sitôt en possession des biens meubles et immeubles qui lui seraient dévolus pour avoir fait rire une vétuste douairière, songeait à se marier. La fille de Marburger, le chocolatier du pays, n’aurait plus qu’une dot égale à sa fortune et il épouserait le chocolat Marburger. Alors il laisserait le pseudo-ménage « en carafe ». Il était ignoble, Tallurac, quand il avait bu son enfilade d’alcools.

Je voyais venir le moment il allait même se livrer à des familiarités de taverne, mais il lui fallait terminer ses bagages. Je m’éloignai moi-même pour faire le tour du propriétaire dans sa turne.

Il habitait en pleine campagne une demeure isolée, entourée d’un délicieux jardin. Je fis le tour de cet Eden, ceint de hauts murs partout et remarquai par hasard en un angle une série de trous alternés qui faisaient échelle. Quelqu’un devait s’en servir pour sortir parfois. Cela me fit songer que le personnel domestique m’était encore inconnu. Je revins à la maison. J’y trouvai la cuisinière et le cocher, mari et femme. Ils avaient ces physionomies campagnardes, illisibles, qui peuvent cacher les pires crimes et les cœurs les plus parfaits.

Je rendis encore visite à l’écurie pour faire connaissance avec le cheval qui me mènerait chez « mes » clients et je vis la voiture, un cabriolet sans faste.

Tallurac partit enfin. Je l’accompagnai à la gare, pour recevoir ses dernières recommandations. L’express arriva. Mon médicastre sauta dans un compartiment « réservé » et me fit des amitiés par la portière. Tout partit enfin…

J’étais désormais en possession de ces pouvoirs intégraux que donne le titre de médecin sur la santé et la vie des êtres.

À trois lieues à la ronde ma souveraineté s’imposait. Décidément c’est une belle chose que l’autorité. Je me sentais pousser une âme Néronienne. Que ferais-je de vraiment neuf, de grandiose ? Allais-je diriger la santé du pays comme on fait faire aux soldats du maniement d’armes. Brûler les demeures insalubres, décréter la potabilité des eaux et charger les gendarmes de faire observer mes arrêts ; fermer l’atelier de locomotives sous un prétexte d’hygiène transcendant, passer la revue de la population, langues tirées et thermomètres où je pense ? Ah les beaux projets. Le certain est que je ne m’en irais pas sans laisser un souvenir mémorable dans l’esprit des populations. Comme, en revenant de la gare, je traversais la rue principale du bourg, la seule digne du nom de « rue » d’ailleurs, j’entendis trois commères s’entretenir à mon sujet dans le patois du cru, que je parle aussi bien que les croquants. L’une disait : Qu’est-ce que c’est que cette petite « drollière ? »

Car un « drôle » c’est un garçon et une « drollière » c’est une fille ; le vrai féminin de drôle : drôlesse, étant devenu, comme garce féminin de gars, nettement péjoratif, tandis que drollière est cordial.

À quoi une autre répondit :

Paraît que c’est la sage-femme…

J’eus une forte envie de pouffer, mais la dernière ajouta :

Que non ! La bonne de Monsieur Tallurac m’a dit que c’était la « Docteuse » qui le remplacerait pendant qu’il est parti.

Et les trois bavardes gloussèrent de joie en disant ensemble :

Elle va commencer à soigner le cocher…

Je ne compris pas et faillis, à ma rentrée, demander, au dit cocher s’il était malade ; mais, réflexion faite, je pensai qu’il était préférable de n’avoir rien entendu de cette remarque… dont le comique m’échappait.

La chambre qu’on m’avait réservée était charmante, tendue d’azur et ensoleillée.

Le cabinet de consultations était, lui, très moche, obscur, bas et puant. Il donnait sur le jardin, au nord, et je me demandais pourquoi dans cette vaste maison, où il y avait des pièces convenables en nombre suffisant, Tallurac avait choisi celle-là pour y exercer son métier. Il est vrai que ce cabinet se trouvait isolé et qu’on ne pouvait entendre de nulle part le bruit de ce qui s’y passait. Mais enfin, je ne vois pas le médecin de campagne faire de la grande chirurgie dans tel lieu et il ne devait y avoir jamais foule si compacte de clients qu’on songeât épargner aux arrivants les gueulements possible de ceux auxquels on enlevait une verrue, on incisait un mal blanc ou on extrayait une molaire…

Mais peu m’importait cette question. Je ne stagnerais pas dans ce cabinet rempli d’une double odeur d’iodoforme et de pipe. Le jardin me serait accueillant. Des bancs nombreux permettaient de suivre le soleil.

Ce qui me ravissait, c’est d’avoir deux larbins empressés, une voiture et une propriété dans laquelle je régnais sans conteste. Il faut bien faire ses débuts dans le capitalisme…

Le dîner, ce soir-là, fut excellent. La salle à manger était tout de même un peu vaste pour moi seule. Je me trouvais perdue sous une suspension marchant mal qui laissait les trois quarts de la pièce dans une ombre vague. Le pas assourdi de la cuisinière rôdant autour de moi m’apportait une sorte de gêne. Je me sentais guettée par je ne savais qui ou quoi. Tout était d’un silence massif, au dehors. De temps à autre, seul, le train passant dans la campagne faisait résonner l’atmosphère et agrémentait son roulement métallique de sifflements enroués et sinistres. Au fond, les soirées promettaient de ne pas être amusantes. De plus, je n’ai jamais su parler à la domesticité. Cette familiarité un peu hautaine qui rehausse le prestige des patrons, ces façons intéressées et négligentes, grâce auxquelles certains arrivent à s’attacher les étrangers les plus méfiants, tout ça me fut constamment impossible. Il faut, pour savoir s’entretenir avec le peuple ancillaire, beaucoup le mépriser, et je ne le méprise pas, avoir une idée très haute de soi-même ; or, je n’ai aucune vanité, enfin savoir ne rien dire en beaucoup de mots et entendre des paroles vides sans étonnement ni attention. Je n’ai encore pas cette vertu. Quant à s’intéresser réellement aux actes et à la vie de personnages incolores et amorphes dont le destin repose sur la mécanisation totale, sur l’habitude devenue l’existence même, cela, je ne le puis. Au demeurant j’ai connu beaucoup de types qui s’affirmaient amis et frères de ce prolétariat domestique. J’ai constaté qu’ils pensaient au fond comme moi, mais ne l’avouaient point. Au contraire, ils étalaient une sympathie loquace et obscure à l’égard de travaux et de destinées fort inconnus. La traditionnelle hypocrisie des gens de service n’aurait non plus voulu leur révéler ses secrets.

Sitôt le dîner fini, je montai à ma chambre. Tandis que je lisais des vers désespérément stupide de départ. Je la lus pour m’endormir car elle était soporifique. Elle l’est toujours, c’est « Universus ». Tandis que je lisais des vers désespérément stupides du poète Baptiston Proule — il a su faire son chemin, malgré sa sottise parfaite et son manque quasi idéal de talent[ws 1] — il me sembla que l’on passait dans le couloir menant à ma chambre. Les lames de parquet criaient un peu. Celle qui occupait juste le dessous de ma porte eut à certain moment un gémissement humain. Je ne suis pas peureuse et j’avais bouclé avec soin. Il y avait deux petits verrous en sus de la serrure. Je ne craignais donc rien. Il ne vivait là que la cuisinière et le cocher, gens que je me plaisais à juger de tout repos. Évidemment, dans cette vaste bâtisse, il pourrait advenir que des voleurs fussent cachés. Mais contre qui, pour dévaliser qui ? Moi ? Personne n’ignorait que j’étais venue sans bagages et je ne portais aucun bijou. Ces raisonnements me rassurèrent, car à dire vrai la lame de parquet criant juste à la porte m’avait fait passer un petit frisson le long de l’échine.

Le lendemain à neuf heures j’étais dans le jardin. À dix on vint me prévenir qu’une cliente était arrivée. C’était une vieille fille, sèche comme un hareng-saur et de même nuance. Elle m’expliqua des maux ésotériques. Je ne sais quelle lubie la poussait à se faire ausculter. Elle n’avait certainement rien aux bronches. Je lui dis, retrouvant l’esprit des salles de garde, que le moment était mal choisi et qu’il fallait attendre le changement de lunaison. Le plus amusant est qu’elle trouva cela excellent. Avec un connaissance exacte de la matière, elle me dit que le « décours » serait dans quatre jours et qu’elle reviendrait. Je lui promis une auscultation… comme on la pratique à Paris… Elle eut un rire heureux. Évidemment à Paris on ausculte mieux qu’en province, et surtout ça fait guérir plus vite…

À onze heures, un nouveau client se fit annoncer. Je rentrai en maugréant dans l’abominable cabinet où l’on ne voyait goutte. On introduisit un mécanicien de la ligne ou plutôt du dépôt voisin. Il se plaignait d’une foulure du pouce. J’examinai sa main. La foulure existait. Un médecin auquel je la décrivis plus tard m’assura que c’était la foulure truquée des tireurs-au-flanc et il me démontra comment on l’obtenait. Mais sur le moment, je ne mis pas en doute la sincérité du blessé. Je lui remis ses os en place, chose facile et enseignée par tous les traités, puis je lui enserrai la main dans un pansement sec d’une habileté consommée. Il était ravi. D’ailleurs, il avait l’air tout à fait idiot. Il faisait vraisemblablement la bête pour éviter un interrogatoire serré. Son étonnement était grand de me voir lui ficeler le pouce et je crois aujourd’hui qu’il comparait mon procédé avec celui de Tallurac. Quand je l’eus soigné, je pensai aux recommandations du médicastre touchant les cheminots. De plus j’avais envie d’essayer mon autorité. Je pris une belle feuille administrative et je donnai à l’individu dix jours de congé avec traitement. La chose, étant indiquée comme licite, je laissai ouvertes toutes les écluses de la générosité.

Je crus bon de faire aussi une ordonnance pour des reconstituants alcooliques dont il paraissait que le client devait avoir le respect. La Compagnie payait. Un peu plus j’allais lui demander s’il avait femme et enfants pour leur offrir des toniques et tout ce dont ils auraient besoin. Je me retins.

Après déjeuner ; une agape aussi gaie que celle du soir la veille avait été sinistre, car le soleil entrait par trois fenêtres et dansait sur les murs garnis d’assiettes, ma foi, anciennes, et pour la plupart jolies ; après le café absorbé devant l’orgue à bouche des bouteilles de liqueurs que la cuisinière avait apportées en rang devant moi, je fis atteler. J’allais commencer cette fois à exercer mon office. Car, c’est en descendant du cabriolet devant la porte des malades que le médecin de campagne acquiert et développe sa majesté.

J’avais une liste de visites à faire, plus un décès à reconnaître, qu’on était venu annoncer le matin au jour.

Le cabriolet était d’un modèle vétuste mais agréable et il était heureusement bien suspendu. J’étais appréciablement séparée du cocher, chose plaisante, car cet homme avait un regard faux et cupide qui commençait à m’agacer. Je lui parlais peu. La porte cochère s’ouvrit et nous voilà partis le long des routes.

Les chemins en cette partie de la France sont admirablement entretenus. Enveloppée dans mon manteau fourré, une bouillotte d’eau chaude sous les pieds, calée par des coussins de cuir très souples et portée par des ressorts riches d’élasticité, je n’étais pas mal. Je m’adonnai à la contemplation du paysage.

Je n’ai jamais goûté autant qu’alors la poésie lumineuse de cette terre faite comme un tableau de primitif. Ma situation, à deux mètres du sol, accusait admirablement les reliefs des plans et rendait visible la dégradation des lointains. En auto on est trop bas. Au sommet des roues démesurées de ce véhicule sans grâce, je regardais les courbes élégantes des routes et chemins décrire leurs arabesques lentes. Le quadrillage harmonieux des champs et des cultures enlevait à l’œil cette sensation de vastitude morte que donnent les paysages unis. Des maisons semblaient posées ça et là comme des motifs de décoration. La terre avait des nuances innombrables dans les roussâtres et les gris jaunis. Cette campagne de France est belle avec une délicatesse, une richesse d’inspirations spirituelles, un charme si doux et attendrissant qu’on a peine, lorsqu’on veut y ramener sa pensée. à concevoir en son rapport l’âme des habitants de ces perspectives élégantes comme une signature persane. Est-il possible que ce sol poétique enfante des cœurs si durs et si violents, des passions si farouches et criminelles ? Et pourtant cela est. D’ailleurs je ne tardai pas à voir de près quelques habitants du terroir.

Au bout d’une demi-heure de somnolence au pas rythmé du cheval sur ce sol roulant : le cocher arrêta près d’une demeure isolée et bourgeoise. Je descendis. Une bonne jolie et sale, sentant le fumier et l’eau de Cologne, me conduisit près de la malade :

Je vis une femme nantie d’une atroce brûlure de l’avant-bras. Une brûlure profonde et purulente qui ne donnait aucun espoir. Il fallait couper vite. J’allais le dire tout-à-trac, quand on me conta que Tallurac était certain de conserver le bras. Il n’avait recommandé que le bain dans un liniment, à l’aide d’une cuvette ad hoc.

Devais-je dire ma pensée ? Si j’avais été certaine que la femme suivrait mes conseils, je n’aurais pas hésité à expliquer la vanité de cette cuve et du liquide devant une telle plaie. Mais je compris que Tallurac n’avait fait que respecter la volonté initiale de la malade. Il soignait comme on acceptait de se soigner. Vous connaissez l’horreur des paysans pour l’amputation. Elle est d’origine religieuse. Ils craignent quelque chose d’autre que la mort et la perte d’un membre.

Ils ont idée de je ne sais quels envoûtements magiques, de possession et autres imaginations bizarres. Au bout de cinq minutes je compris que pour la brave femme à la brûlure l’idée d’une amputation était en soi déshonorante et comportait des dangers inconnus. Qui sait si une personne amputée sera autorisée à venir au jugement dernier dans la Vallée de Josaphat ?…

Et ce pauvre être était pourtant plein de bon vouloir pour tout, hors les soins indispensables. Elle me nommait Docteur avec un intraduisible accent d’affection.

Pourvu que je dise comme elle, son amitié resterait assise. Au besoin elle m’aurait couchée sur son testament. Mais il ne fallait pas supposer que l’immense brûlure fut un danger mortel. Et pourtant la fièvre faisait déjà des ravages sur ce masque affaissé. Quelle étrange situation que celle-là ! Cette fois je devinai pourquoi tant de médecins affectent des manières bourrues jusqu’à la brutalité. C’est par défense contre la sottise et ce « conservatisme » qui rend les gens si méfiants de tout ce qui n’est pas l’idéale potion, remède parfait, dont la gloire héritée des philtres de magie reste inébranlable dans la transformation des doctrines et des procédés thérapeutiques.

C’est devant la pauvre femme à la brûlure que le dégoût commença à naître en moi de ce métier qui repose sur des trucs de rebouteux, des hiéroglyphes d’ordonnances dépourvues de toute justification et cette obligation du mensonge. Car il faut mentir, mentir sans répit devant toutes ces figures confiantes et aimantes. Mentir avec seulement un espoir faible de faciliter ainsi l’acceptation d’une minime vérité. Cela réclame des siècles d’hérédité dans la tromperie. C’est un métier d’homme, certes ! Ce sont les hommes qui ont habitué des générations innombrables à ne pas les croire et qui entraînent à tous les degrés de l’échelle sociale les pauvres hères dont se fait la masse des peuples à voir la vie dans le mensonge : du médecin qui ne dit pas ce qu’il pense, au ministre qui conte des fables éhontées pour attirer les votes, en passant par le commerçant qui, ne voulant dire exactement les qualités de ce qu’il vend, croit devoir les exagérer outre mesure et ce « tout le monde » enfin qui affirme à tous les octrois de France « je n’ai rien à déclarer »…

En sortant de là, je fus conduite au lieu où il [y] avait un décès à reconnaître. Le cocher avait décidément organisé la tournée avec art. Je m’arrêtai cette fois devant une espèce de chaumière basse et isolée au fond d’un petit vallon, parmi des pâturages encore verdoyants.

La morte était une paysanne de quatre-vingt ans. Dans la demeure, je trouvai les héritiers, avec des mines de brigands, en train de se disputer l’héritage. Quel étrange spectacle : Une pièce sans fenêtres avec un seul jour étroit au fond et la porte qu’on avait fermée en signe de deuil. Je la fis ouvrir en grand. Elle se composait de deux parties, la moitié du haut et celle du bas, et les héritiers voulaient que la moitié du haut fut suffisante. Ils se mirent à parler entre eux à voix basse pendant que j’examinai rapidement si quelque trace nette soit de sévices soit de mort louche apparaissait. Tout était sans dessus dessous dans la maison. Sur la table, au milieu, il y avait deux piles de pièces de cent sous et deux flacons stiligouttes. Le lit avait été tiré dans l’ombre, car je voyais le chemin qu’on lui avait fait tracer et son ancienne place restait apparente. Les quatre individus présents : deux hommes et deux femmes, respiraient une cupidité si cruelle et farouche que l’idée qu’on avait tué cette vieille femme pour en hériter, vous venait sitôt à l’esprit. Chose curieuse, je sentais que ma présence impressionnait beaucoup plus ce quatuor que n’aurait fait celle de Tallurac. Lui devait être jovial et bon enfant. On le connaissait vraisemblablement ivrogne. Il savait les mœurs du pays. Mais moi, qui devais avoir une face attentive et soucieuse, avec mon papier et le stylo que j’avais posés sur le lit pour rédiger la reconnaissance de décès, je les inquiétais sourdement. C’est là que je compris quel pouvoir redoutable possède le médecin en matière sociale. Il ne faut pas douter qu’il y ait chaque an des milliers de crimes commis pour hériter. Que le médecin donne le permis d’inhumer et l’affaire chaque fois est close. Ignorance, indifférence, intérêt, je ne sais ce qui explique la rareté des poursuites, mais je mettrais ma main au feu que le crime est quotidien. Depuis ma visite en cette maison pauvre et tragique, je n’ai jamais vu quelqu’un mourir inattendu sans me demander qui l’avait tué. Je ne vous cacherai pas que, grâce à des questions scabreuses aux gens que je soupçonnais, j’ai quelquefois connu l’auteur ; du moins j’ai vu des faces terrifiées, décolorées et hagardes, qui valaient bien des aveux…

Comme, enfin, voulant savoir le contenu des flacons pharmaceutiques qui avoisinaient les piles d’écus, je m’approchais de la table, une femme, avec un grognement de chien auquel on arrache un os, vint les enlever sous mon nez.

Je haussai les épaules et signai le permis d’inhumer. Après tout ces gens avaient été éduqués dans la certitude que seul l’argent compte et que l’avarice est une vertu sociale. Personne ne leur avait enseigné — du moins avec autorité — qu’il y a d’autres noblesses morales que la fortune. Au contraire, sans doute avaient-ils entendu toute leur jeunesse vanter les combinaisons du châtelain voisin, du maire et de tel autre qui avaient su faire des choses mauvaises et profitables. Ces hommes importants étaient honorés. Leur « sujets » suivaient la loi morale qui s’impose par un exemple d’autre valeur documentaire que les rabâchages d’un instituteur, oubliés depuis si longtemps et que personne de puissant ne met en acte…

Je fus conduite ensuite chez un couple extraordinaire. L’homme avait une face anémique et terrifiée qui laissait croire à je ne sais quelle action possessive de la femme : Elle, un orang-outang farouche et athlétique, me regardait avec des yeux de menace tandis que je questionnais le malade, neurasthénique et bafouillant. Il devait porter soit une lourde hérédité, soit d’excellents prodromes de paralysie générale. Mais je ne compris pas l’attitude de ces gens.

La femme était-elle une sadique jouissant des tortures de son mari ou si là encore il s’agissait de quelque secrète histoire d’argent ? Question ? Quand à lui, je ne sus rien lire dans ses propos incohérents. Si j’avais eu à ce moment-là connaissance approfondie des travaux modernes de psycho-pathologie, peut-être eussé-je interprété la chose comme l’acte cruel — récemment étudié — d’une femme souffrant de ne pas posséder d’enfant. Elle se venge sur le conjoint qui n’a pas su être un mâle et se croit justifiée à le faire sans pitié. Mais quelle vengeance ? Des pratiques sexuelles féroces ? L’érotisme d’une matrone ardente prête à tuer, s’il le fallait, son mari pour obtenir une progéniture ? Le cas est curieux et doit être rare. Mais que venais-je faire là ? Je n’eus pas l’idée de demander communication des papiers pharmaceutiques de Tallurac. J’aurais su peut-être si tel était le cas et si le médecin, chose vraisemblable, faisait cause commune avec la femme contre l’homme hébété. On me demanda « une ordonnance ». J’avais vu sur le papier que Tallurac m’avait laissé « ne rien ordonner. » Il ne fallait pas que je sache, peut-être ? J’annonçai le retour de l’illustre soigneur et pris congé. Comme je descendais l’escalier, la bonne, une quadragénaire délurée et souriante, se pencha vers moi et murmura : « Il n’en a pas pour longtemps… » Je la regardai en face, et elle ajouta avec une intention : « Monsieur Tallurac est bien vu ici… » C’est tout ce que je sus du roman qui se cachait dans cette maison, ma foi, entourée d’un beau parc et cossue en son mobilier.

Le soir tombait. Nous revenions au trot lent du cheval fatigué. Somptueuses et vêtues de couleurs fragiles, les campagnes se déroulaient sous un ciel de nacre, de pourpre et d’or.

Les horizons avec leurs collines aux courbes déliées semblaient peints sur une toile de fond tant leur grâce élégante semblait continuer et illimiter les dénivellations rythmiques du sol.

Une douceur anxieuse et attristée sourdait des lointains vêtus de brume. Le soleil avait disparu dans un décor de grisaille et d’écarlate. La mort du jour prenait, par le silence et l’espèce de buée qui monte au ras de terre dans le crépuscule, un aspect de drame Eschylien. Le roulement de la voiture, le bruit des sabots du cheval, la vastitude décorée, où pas un être n’apparaissait, la décoloration du ciel envahi au levant par un énorme nuage couleur d’acier, tout faisait sur moi une impression puissante et mélancolique. Elle demeure encore aujourd’hui présente dans ma sensibilité malgré cette multitude de ciels où j’ai cultivé l’aventure, la tristesse, le désir et les regrets. Sous la stratification des souvenirs les plus aigus, celui-là reste vivant. Sans doute avons nous tous, en tant que nous est perceptible une des formes de la peine humaine et des beautés qu’elle cultive parfois et qui la rachètent, quelque image émouvante en notre mémoire. Et c’est pourquoi il est des heures où quelque poème Lamartinien trouve en nous une résonance, malgré l’artifice ampoulé et la vacuité du lyrisme…

— Ly, nous ne te connaissions pas poète…

— La nuit avait rassemblé toutes ses ombres lorsque nous rentrâmes.

J’étais lasse et courbaturée en descendant de voiture. Mes débuts dans ce domaine de l’activité médicale m’avaient apporté un grand dégoût. On m’a souvent dit immorale ou amorale dans ma vie. Mais vraiment, je souris de la moralité d’êtres qui peuvent, sans s’irriter ou cyniser, vivre dans le mensonge et les haines, les cupidités et les violences, trame de toutes existences ici-bas. Comment peut éviter la misanthropie, par exemple, un prêtre auquel tant d’humains viennent confesser leurs vices, leurs crimes, et mieux : leurs pires intentions ; les tentations, dit la casuistique, qui, chez le meilleur, sont constantes et d’une prodigieuse vilenie ?… Il est assuré que j’ai gardé et cultiverai jusqu’à ma dernière diastole la haine de toutes les formes que prend le mensonge dans les âmes. Mon immoralité fut un fruit loyal et sincère du besoin de franchise.

— Ly, tu dois bien savoir que le mot morale signifie exactement mensonge dans le langage courant, en clair comme disent les spécialistes de la cryptographie…

— Oui, mais aujourd’hui, où les sociétés d’Europe sont toutes mortes ou en agonie, quand il n’y a plus que des sauvages et peut-être des anthropophages là où pensèrent les plus hauts génies parus parmi les hommes, j’avoue que le mensonge, tous les mensonges, dont on édifia ces sociétés si vite écroulées, m’apportent un regain de rancune. En somme, il y avait moyen de vivre sur terre. Mais il fallait mériter la vie et le menteur mérite surtout…

— Ce qui l’atteint aujourd’hui…

— Pêle-mêle, avec les amis de la vérité…

— Hélas !…

La cuisinière n’était pas à la maison lorsque je rentrai. Le cocher me conta, un quart d’heure plus tard, tandis que je rédigeais une sorte de « journal de bord » pour Tallurac, ce que sa femme lui faisait dire par une voisine du bourg. Appelée près d’une cousine accouchée, elle rentrerait dans la nuit, mais il était inutile de me déranger à ce propos. Rien de mieux ! J’avais assez de cette errance au long des routes, de sanie en sanie. Je songeais au repas et à m’aller coucher.

Le cocher me fit à dîner. Il ne manquait pas de savoirs culinaires. Je mangeai fort bien et il me parut que, servie par cet homme, j’étais mieux à l’aise que je ne l’avais été la veille. Il était là sans cesse, remplissant mon verre sitôt qu’il était vide, prenant garde de desservir au plus tôt, tournant sans répit autour de moi et animant la vaste salle. Pourtant, à la fin, comme, amollie, je pensais boire quelque peu d’une des liqueurs qu’on m’avait apportées — cela devait être la consigne avec Tallurac — je sentis comme une respiration sur ma nuque. Agacée, je me levai. J’étais seule. Le cocher était retourné à la cuisine sans doute. Mais une gêne subite m’énervait sans raison.

Je fis quelques pas dans la pièce, songeant qu’il était bien tôt pour me coucher et qu’au sortir du repas cela n’était pas hygiénique.

Mais je ne pouvais aller me promener dans la nuit par les chemins de Saint-Come. Que faire ? Je pensai que dans l’antre médical de Tallurac il y avait un bibliothèque assez bien fournie où les ouvrages de médecine étaient le petit nombre. J’emporterais dans ma chambre quelques bouquins et le sommeil viendrait à son heure.

Je me rendis dans le cabinet de consultation. J’allumai la grosse lampe à pétrole qui servait de phare, et, la plaçant sur une étagère, je grimpai pour voir quels volumes Tallurac gardait aux sommets de sa « librairie. »

Il y avait ma foi des volumes anciens, dépareillés par malheur, qui n’étaient pas sans intérêt. Un roman de 1820, titré Les Secrets du Cabinet Noir, par Monsieur de Favrolles, ancien Capitaine de Dragons, me parut amusant à divers égards. Il comportait des eaux-fortes très élégantes et d’une légèreté digne de l’Eisen des Contes de La Fontaine. J’allais prendre l’œuvre du Capitaine de Dragons, lorsque la lumière vacilla comme sous un violent appel d’air. Levant les yeux, je vis le cocher de Tallurac poussant la porte que j’avais fermée soigneusement.

Il avait un grand couteau à la main. Je ne compris pas le sens de sa présence sur le champ et le regardai avec stupeur. Puis, je devinai qu’il avait ouvert en introduisant la lame entre le pêne et la gâche de la serrure.

Personne n’ignore ici que je ne suis ni timorée, ni peureuse. L’entrée de cet individu armé d’un coutelas me parut théâtrale et non point menaçante. Je lui dis d’une voix impatiente et sèche :

« Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez ? »

Il me regarda, la lumière était médiocre, mais je vis nettement son visage excité et vultueux. Soudain, il jeta le couteau à terre et s’approcha. Ses yeux exorbités se fixèrent sur mes jambes haut visibles du fait de ma situation et de la brièveté des jupes à la mode. Il était à deux pas lorsque, d’un trait, je compris ce qui le poussait. Littéralement, il me possédait déjà dans son âme de brute. Il venait automatiquement, comme hypnotisé, et je crois qu’il était déjà… en transes…

D’un bond preste et exact je sautai du haut de l’escabeau sur le bureau de Tallurac. De là à terre du côté opposé à l’homme. Ce fut exécuté vertigineusement. Un craquement de stylographe écrasé par ma descente brutale sur le bureau encombré, ponctua seul mes gestes. J’étais sous la protection du meuble immense portant des piles de livres, un classeur, et une boîte à poisons.

À dire vrai, je n’éprouvais encore aucune peur. Une inquiétude purement intellectuelle me tenait seule. Je croyais savoir que dans peu de minutes je serais sortie de ce lieu. Mais l’idée n’avait que la valeur d’un postulat, faute de s’offrir en raisonnement complet et bien engrené. Par suite, je ne discutais pas. Une simple irritation me venait de ne pas encore connaître mes moyens d’échapper à cette brute. En somme j’étais comme ces gens qui s’encolèrent de ne pouvoir retrouver un nom propre qu’ils sont assurés de connaître. Mais je n’avais aucun doute sur l’impossibilité de satisfaire le désir que manifestait le cocher de Tallurac ; encore qu’il le manifestât de façon vraiment bien agressive…

Nous tournâmes un instant, l’un suivant l’autre, autour du vaste bureau. Ce jeu me sembla d’abord facile. Je suis agile et le « satyre » serait lassé avant moi. Un optimisme grandissait dans mon cœur. Je faisais attention à maintenir toujours au moins une face et demi de la table massive entre mon poursuivant et moi. Nous allions de droite à gauche et de gauche à droite. J’avais l’esprit libre et me croyais en bonne posture pour échapper.

Mais il y eut un accident. À certain moment, l’homme fit une feinte et me trompa. L’excès de confiance en soi est une arme à deux tranchants. Il gagna presque tout un angle de bureau et il était quasi sur le même côté que moi. J’accélérai ma fuite et la rapidité me rejeta en arrière au tournant. Je perdis un mètre peut-être. Avec un grognement le cocher se jeta sur moi. Sa main toucha mon bras et glissa sans qu’il put faire de prise. Farouche, je me ruai en avant et, pour tourner si je puis dire, à la corde, au ras du meuble, je m’accrochai au classeur. L’autre voulut me suivre. Cette fois il fut à son tour victime de la force tangentielle. Il reperdit son avance et vint se heurter au fauteuil de Tallurac qui l’arrêta…

J’étais sauvée, ce coup-ci…

Mon cœur battait à grands coups. Je sentais le sang affluer partout en moi comme une énergie nouvelle. Je ne voulais pas, je ne subirais pas… Mes yeux tournaient par la pièce sale et poussiéreuse pour y trouver une arme. Un scalpel, un flacon de vitriol, n’importe quoi. Il suffit de savoir utiliser avec sang froid ce qu’on a. Une aiguille à sutures, si je l’avais eue, m’aurait paru puissamment défensive. Quoi ! dans la cavité orbitaire, bien poussé croyez vous pas que ça puisse servir ?

Je tournais toujours. L’homme était infatigable, et je me demandais cette fois si je ne fléchirais pas avant lui. Quel exercice, de fuir dans un emplacement de six mètres carrés !… Il y avait là quelque chose de déprimant et d’ahurissant qui finissait par me donner une irrésistible envie de faire autre chose. Je me sentis lentement agacer et je perçus avec précision que cette belle confiance, cet optimisme amusé qui me tenaient tout à l’heure ne dureraient pas longtemps. Et puis, il fallait en finir. J’étais dans une maison isolée et nul du dehors n’entendrait mes appels. Devant moi, cette bête brute allait s’irritant sans cesse. Je voyais ses pommettes couleur sang de bœuf et ses yeux portés, eut-on dit, au bout de pédoncules. S’il m’atteignait maintenant, ce n’était plus le viol seul, mais la mort évidente. Il apaiserait ses sens et sa colère, une colère animale dont les témoignages me frappaient de minute en minute.

De temps [en temps], il prononçait des mots vagues et des vociférations sourdes : « Chameau, garce, tu vas voir ». Il répétait : « Tu vas voir ta viande ! »

Et les fenêtres avec contrevents clos étaient à l’autre bout de la pièce. La porte refermée. Renverser la lampe et dans l’obscurité chercher a fuir ou simplement à le tuer ? Mais fuir où ? Le tuer avec quoi ? Les pensées remuaient frénétiquement dans ma tête et j’allais, attentive à maintenir mes distances, parvenant à éviter ses coups inattendus car il sautait ici et là, faisait des feintes et même une fois tenta de passer par dessus le bureau. Mais durant qu’il allait être déséquilibré pour cette escalade et ce passage, il sentit que je tenterais quelque chose de dangereux pour lui. De fait, je m’étais arrêtée alors, tendue et combative… Je ne savais pas ce que je ferais, mais il eut peur. Il voulut alors m’attraper à la course, si je puis dire, et deux minutes passèrent à nouveau en déplacements vertigineux. Soudain, comme immobile, il me guettait en rattrapant sa respiration, car, vite essoufflé, il avait des ahans bovins, je vins me placer dans un lieu tel que la cheminée se trouva droit sous son regard. Avec la cheminée, je vis le tisonnier, une forte tige de fer, longue comme une épée, debout à quatre pas du bureau. Mon regard s’y fixa comme la limaille vient à l’aimant. Au même instant l’homme tenta encore un effort, il courait comme un fou, je fuyais de même. Il avait l’air d’un fauve affamé qui tourne autour de sa cage. Pour me faire peur il me montra de lui quelque chose.

— Oh ! Oh !

Soudain il s’arrêta. Il parut épuisé. Je ne valais pas grand chose, mais la vue du tisonnier m’avait donné une surhumaine vigueur. Et comme l’homme était appuyé à la bibliothèque, ce qui me rapprochait de la cheminée, d’un bond, agile comme une dryade, je sautai hors de ma protection, hors la garantie du vaste bureau. En trois pas je vins à l’arme. Je la pris et regagnai la table sans arrêt. Cela s’était fait aussi vite qu’un humain peut accomplir une série aussi complexe d’actes. Le cocher s’était élancé à son tour. Il me manqua entre la fenêtre et la table. Je sentis le vent qu’il déplaçait. Lancé, il passa. Je tournai en arrière et partis vers l’autre angle, mon tisonnier à la main. Il revint aussitôt que moi. Je glissai devant lui, pourtant, empoignant le coin du bureau pour faciliter la prise de la courbe. Ses mains arrivèrent en même temps que les miennes. Il ne put me prendre et je glissai vélocement au long de la table. Mon élan était tel qu’à l’autre bout, je ne pus me retenir. Je dépassai le « virage ». Il arrivait ! D’un coup de reins je voulus me rétablir mais je heurtai à mon tour le fauteuil de Tallurac. Nous étions presque face à face. D’une détente des jarrets je repris, je tentai de reprendre ma protection. Ma jupe s’enroula par la rotation du mouvement, dans un accoudoir du fauteuil. Un dixième de seconde je sentis mon mouvement perdu et m’arquai pour le reprendre. Un bras passa devant moi. Je l’écartai et voulus répartir en sens inverse. Le corps de l’homme lancé lui aussi sur moi me heurta par le flanc. Je me baissai pour échapper, mais il écarta un genou et je butai dans cette barrière. D’un recul qui entraîna le fauteuil je voulus encore me dérober. Une main arriva vers mon bras gauche et le saisit à la saignée. Je tirai désespérément. Nous faillîmes tomber tous deux. La main ne me lâcha pas. Je tenais le tisonnier et allais le lever quand je fus ceinturée, soulevée du sol et appuyée sur une poitrine qui puait le suint. Je me sentis vaincue… C’était fini… Un terrible sang froid me saisit. La fièvre de lutte qui me tenait jusque là était tombée net. Mon bras pendait encore armé. Toute ma sauvegarde était donc en lui. Je regardai de près l’homme embarrassé qui m’avait empoignée. Il hésita. Mais je lui parus si bien conquise qu’il me relâcha une seconde, puis de deux mains épaisses me reprit enfin par le torse, grogna quelques mots indistincts en riant salement, et me porta sur le bureau.

Je m’abandonnais, sachant qu’un corps mou et sans volonté apparente est plus difficile à transporter que s’il se débat. Surtout étant donné dans mon cas la vanité de toute lutte purement musculaire.

Le cocher m’étendis sur le meuble, jambes pendantes. Mes bras s’allongèrent, le droit toujours nanti du tisonnier, dans l’axe du corps. Les yeux dilatés, glaciale de la tête aux pieds, avec un avant-goût de la mort, je voyais ses actes comme si j’avais été bien loin. Sa main vint à ma gorge et je sentis le pouce prendre appui sur mon larynx. Je ne bougeai pas. Une sorte de rire funèbre et bestial dilatait la face immonde à trente centimètres de mon visage. Mais, par dessus l’instinct du meurtre que je lisais à la rentrée de la tête dans les épaules, à la contraction des maxillaires et à l’avancée de la mâchoire, l’instinct sexuel passa soudain. Je voyais le sang bondir à ses tempes gonflées. La main quitta ma gorge et l’homme eut un reniflement voluptueux. Une seconde il me contempla étendue devant lui, et, je crois… je crois bien entendu, car je ne vis rien d’autre, qu’il fut agité par un spasme. Il fit un geste violent, souleva ma jupe, et, durant un instant dont le souvenir m’angoisse encore à rappeler, il eut quatre ou cinq hoquets accompagnés d’une sorte de braiement entrecoupé. Tout le sang m’était reflué au cœur. Je me sentais gonflée à éclater. L’autre, avec un dernier soupir plus sonore me prit alors par la cheville gauche pour m’écarter les jambes.

Je me crispai. Il sentit la résistance et saisit plus haut le jarret. Mes deux jambes serrées montèrent ensemble un instant. Son effort retint la gauche et la décentra. Alors, offrant le hiatus attendu, la jambe droite se releva seule, repliée comme un ressort. Je vis le genou tendant la soie du bas, au ras de mon visage, puis, d’une ruade désespérée, de toute ma vigueur, de tout mon courage, bandée comme un arc, je décochai à l’homme un coup de pied puissant en pleine face.

Le talon de ma chaussure frappa droit au menton, ma nuque rebondit sur le bureau. Mes os, du pied à la hanche subirent une secousse rude. Ma jambe gauche fut lâchée net et le cocher porta ses deux mains à sa gorge avec un cri aigu. Le coup à la pointe du menton est redouté en matière de boxe…

Mais je n’attendais pas plus. Son effort pour m’écarter les cuisses avait eu comme résultat de me placer en porte-à-faux. Entraînée par mon geste je me trouvai soudain assise, puis debout devant l’autre qui oscillait en tenant sa mâchoire à pleines mains.

D’un geste violent je ramenai ma main droite armée en arrière jusqu’à la limite de l’articulation. Puis je pointai le tisonnier, de toute ma vigueur, comme un escrimeur qui se fend, de tout mon corps tournant sur la jambe droite, appuyant des hanches, du torse et de l’épaule le lancer de la tige de fer.

Je visais au ventre, à droite où se tient le foie. D’un coup je le tuerais… Il était débraillé et les vêtements ne le protégeaient plus. Ah ! ce coup… Je revois encore son départ. Mais, quand on a su s’éduquer, le meurtre est impossible même dans la rage qui me tenait.

Être assez maître de certains instincts pour que ceux-ci soient toujours dominés, voire lorsqu’ils semblent régner, voilà ce qu’il faut apprendre. Quand les hommes seront capables de rendre leur morale aussi naturelle que l’est aujourd’hui l’instinct du meurtre ou de la propriété, ils auront cessé d’être des animaux… Ce n’est pas pour demain…

Bref, je ne menai pas le coup du tisonnier là où il fallait pour accomplir sur le champ la destinée de cette brute. Une force secrète dévia le mouvement. Le tisonnier frappa à la pointe du sternum. Le coup fut violent.

Rejetée en arrière par la réaction, je revins m’accoter au bureau ; mais mon satyre, atteint au bon endroit, se ferma comme un livre et chut à terre sans un mot.

Je laissai tomber l’arme et courus à la fenêtre. Ah ! sortir… L’espagnolette jouait mal, les emboîtements n’étaient plus d’équerre et coinçaient. Il me fallut un temps infini… deux ou trois secondes, pour faire jouer la fermeture. Je tirai violemment et faillis tomber. J’étais encore devant les volets.

Un rage me prit. Je frappai du poing ces bois pleins, dont je ne voyais pas le système de réunion. Derrière moi un souffle de bœuf égorgé retentit et s’accéléra… Je n’avais pas le temps de me retourner… J’avais laissé mon arme là-bas… Une angoisse me saisît aux épaules et faillit m’abattre là…

Je grimpai sur la fenêtre et compris enfin la fermeture. Je relevai l’espèce de tige enfoncée de chaque côté dans un panneau et poussai… Les vantaux s’ouvrirent… Je sautai…

Je sais sauter. C’est un art. Il faut se retrouver solide et stable sitôt qu’on a touché le sol. Il faut qu’on y prenne contact sans déplacer l’axe de sustentation du corps. Ce n’est pas sorcier, mais peu savent sauter proprement… Mes pieds s’enfoncèrent à peine dans la terre et la penchée en avant me permit d’éviter cette secousse que les chaussures à talons haut donnent alors à la colonne vertébrale.

Je vis le rectangle de lumière s’étendre sur les massifs et les pelouses jusqu’au fond du jardin. Je sentis un air tout neuf, un air souple et parfumé remplacer dans mes poumons cet air puant le pétrole… et autre chose, que je respirais depuis une demi-heure, dans la terreur — je m’en apercevais seulement — de la mort…

Car, l’allègement que je ressentis me fit comprendre où j’en étais deux secondes plus tôt… Où j’en étais… au bord du grand gouffre… Mais soudain la clarté décrut. Je me tournai…

L’ignoble cocher de Tallurac était là. Il s’était relevé. Il se pencha vers moi et je vis qu’il avait repris son couteau.

Je n’eus pas un geste perdu. D’une foulée je m’élançai dans l’allée et me mis à fuir…

Le jardin était vaste et j’avais de l’avance. Je pensais pouvoir me cacher et échapper à l’homme. Tout de même, il avait la vie dure…

J’allais, silencieuse, en dehors de la partie éclairée par le cabinet de Tallurac, cherchant d’un regard le lieu où je serai en sûreté…

Mon pas rapide et presque muet me mena inconsciemment, sans doute, à l’angle où le jour précédent j’avais vu des trous dans le mur, constituant une façon d’échelle pour des gens très agiles.

Je n’entendais rien derrière moi, mais ma certitude était ferme que le cocher me poursuivait en ce moment même. Il faisait noir comme dans un trou…

Je tâtai le mur. Je sentis les solutions de continuité alternées. C’était bien l’endroit. Sans réfléchir plus, je prends au plus haut un trou ; j’y agrippe la main droite et m’enlève. Du pied je tâtonne, voici un orifice ; je m’appuie et, de la main gauche, je cherche… un peu plus haut. Ça y est. De l’autre pied je trouve encore un appui. Je remets ma droite en mouvement. Cette fois, je ne sens rien. Mais l’idée me vient : je suis peut-être plus petite que celui qui utilise cette échelle ? Cela me fait tenter un exhaussement… Je trouve cette fois où prendre. Je recommence les gestes. Encore deux montées et ma tête émerge sur le faîte. Appuyée du ventre au menton sur le mur, je tâte pour savoir s’il y a des culs de bouteilles. Il n’y a rien. Une pierre massive m’offre une prise excellente. Je l’empoigne et me rétablis dessus. Me voici assise, les mains écorchées, avec une exécrable sensation de gravier dans mon corsage, sur la peau. C’était le mortier délavé uni coulait sur moi durant ma montée. Mais je suis sauvée sans doute…

Soudain j’aperçois la fenêtre du cabinet de Tallurac. Elle est vide. L’homme a sauté lui aussi, il me court après… Un frisson bizarre me saisit et une peur désordonnée que je ne puis maîtriser. Je crois entendre des pas dans l’allée au-dessous du lieu où je me tiens. Je perds tout contrôle sur moi. Une sorte de tournoiement se fait dans ma tête. Je voudrais me dominer, mais encore une fois un bruit résonne très près. Il me semble que des mains empoignent mes chevilles. Je me retourne d’un effort violent, je m’écorche, ce faisant, les jambes à crier, puis me sentant du côté l’on n’est plus chez Tallurac je saute, au hasard…

Cette fois c’était très haut et j’ai pris, bêtement, mon élan sur les paumes. Je me reçois mal. Ma jambe gauche porte tout et je culbute dans les herbes avec le sentiment que je me suis cassé le tibia. Une douleur violente me tient du genou à la cheville. Je sens une immense peine m’envahir et pense désespérément : J’ai la jambe cassée…

La nuit m’enveloppe. Le silence est complet. Il est si total qu’il paraît receler une menaçante présence…

Une terreur irraisonnée et croissante me tient. Mes dents battent. Je voudrais me reprendre, car je suis, cette fois, incapable de défense.

Qui que ce soit survienne, je subirai tout…

Ma gorge est étreinte comme par une main, un frisson glacé coule dans mes vertèbres… Je m’évanouis…

Combien s’est-il passé alors ? Deux minutes ou une heure ? Je ne sais.

C’est l’aboi lointain d’un chien qui me fit reprendre contact avec les choses. Je l’écoutai, cet aboi, comme une musique délicieuse…

Un instant passa durant lequel je compris que le rythme de la vie était en moi normal. La force me revint.

J’allongeai mes deux jambes. Je n’avais rien de cassé. Je m’inspectais de la tête aux pieds avec la peur tragique de trouver quelque part une vaste plaie anesthésiée à force de saigner. Je n’avais rien. Sous le genou une petite blessure suinte. C’est peu. L’avant bras gauche est contusionné, c’est moins encore. À la figure je trouve une trace granuleuse qui va des yeux à la bouche. J’ai dû longtemps pleurer.

Je me lève. Tout m’est douloureux, mais avec plaisir je sens mes muscles froissés qui, peu à peu, fonctionnent moins mal…

Et voilà que me revient comme un vice l’idée de savoir ce qui s’est passé dans le jardin. Le silence est trop grand. Il excite en moi une étrange curiosité. Mais pour doucher cette idée, je songe que le cocher de Tallurac est peut-être sorti à ma poursuite. Qui sait s’il ne me cherche pas dans la nuit et le silence…

Cela me remet au centre des réalités. Je fais deux pas, j’en fais dix… Vite, éloignons-nous de ce coin de terre où j’ai failli perdre beaucoup de moi, y compris ce moi…

Où aller ?… Je marche au hasard et voilà que sur un tertre je reconnais la forme du pays. Là-bas, c’est la gare dont je perçois les lumières. Il me faut la gagner… et…

Mais je me heurte aux voies. Les rubans d’acier luisent là. Je ne sais pas où est le passage à niveau… Tant pis… J’écarte quelques lattes de la palissade et je traverse. Très net le bruit du roulement d’un train me vient aux oreilles, cette résonance musicale croissante qui annonce de loin la masse active roulant sur le ballast. Je suis maintenant sur la route. Je ne songe plus à mes écorchures, il me faut arriver à la gare pour m’embarquer…

Je me hâte. Mes muscles jouent aussi bien que de coutume. Je sens même en eux une rare légèreté. Elle me pousserait à tenter quelque records si…

Le train arrive, puissant et lumineux. La compound tire de son gosier des cris lents et métalliques. Je me précipite au guichet avec quelque argent. Une femme ahurie me donne le précieux carton. Je laisse la monnaie et court sur le quai. J’empoigne la portière d’un compartiment comme retentit le sifflet du départ et je n’ai pas encore fermé le loquet que déjà nous sommes sortis de Saint-Come. Dans le halètement démesuré, je me sens emportée, je me sens sauvée…

Et voilà…

— Mais… et puis ?

— Puis rien. J’étais seule dans le compartiment. Je pus remettre un ordre suffisant à ma vêture, faire tomber tout le sable qui m’avait envahie en grimpant le mur, épingler une déchirure de mon corsage et prendre l’aspect d’une ouvrière qui rentre chez elle sans chapeau.

À l’arrivée, un fiacre me conduisit at home… et l’affaire était close.

— Mais le cocher ?

Ah ! C’est assez drôle. Il s’était empalé avec son propre couteau en sautant de la fenêtre du cabinet de Tallurac. Sa femme le trouva au milieu de la nuit en cet état, d’ailleurs vivant et seulement un peu anémié… Cela ne pouvait que lui rendre service…

Elle comprit l’aventure et, terrifiée, télégraphia au médecin qui dût quitter les Méditerranéistes pour rentrer dans son boxe. Il eut une peur bleue, car il devait y avoir entre lui et le cocher des secrets fâcheux et le larbin aurait probablement entraîné son patron sur la paille humide des cachots. C’est ce que je compris quand Tallurac vint me voir et s’excuser. Il était d’une platitude vraiment excessive. Je dus le tonifier en lui disant, sous condition, que je ne déposerais aucune plainte…

Je lui avouai que j’aimais assez peu la société — déjà — et tenais les canailles comme son ornement naturel. Rassuré, il me confia que son domestique avait fait dix ans de réclusion pour le délit en question : Viol et agréments concomitants…

Dans le but de me complaire, il ajouta que maintenant, dépourvu de vigueur grâce à sa nuitée hémorragique, son cocher recevait une tripotée quotidienne de sa femme, aujourd’hui nantie du pantalon dans le ménage…

Et comme il redevenait farceur, je le mis à la porte, après lui avoir fait signer un papier dont Jacques, qui est ici et que je connaissais déjà, m’avait remis le libellé propre à tenir Tallurac. Il faut toujours prévoir que les fripons soient en mesure de nuire à vos amis. C’est pour cela qu’il est urgent de s’armer contre eux…

Tu ne l’a pas utilisé, ton papier ?…

— Non, quand Tallurac est devenu député, j’ai songé le sortir, et puis, il m’a semblé que c’était priver de ses mandants d’un type digne d’eux…

— Ça ne fait rien, tu as dû avoir une peur plus vive encore que tu ne nous le dis. Fichtre ! C’est une aventure dont pas une femme sur mille ne serait sortie. Je sais bien que tu as du sang froid, mais enfin la chance surtout t’a sauvée…

— Mon petit, on ne sait jamais si ce qu’on a fait dans une circonstance redoutable était bien ce qu’il fallait. Je dis ce qui s’est passé. Rien d’autre. Tout dans la vie est en proie au hasard…

— Mais peut-être ne t’aurait-il pas tuée si tu avais accepté… au lieu de combattre… En somme, dans ce cas-là, se défendre est souvent le pire danger.

— Allons, Laly, je vois qu’il n’y a rien à te cacher : Eh bien ! ma frousse principale, c’est que j’avais des culottes en jersey de soie qui valaient dans les cinq louis. Alors, tu comprends, je craignais pour elles…

— Ah ! Ah !


LA VIERGE PRISE.

— Ly, on ne saurait te refuser une énergie singulière pour défendre tes sous-vêtements…

— Dame ! les gens qui apportent tant de sauvagerie parfois à interdire le franchissement d’un mur de propriété ne font pas autrement…

— Vous savez, les aventures qu’on raconte sont toujours celles auxquelles on échappa. D’où leur intérêt. La guerre, pour ceux qui en reviennent, est un tableau supportable et les dangers qui furent mortels aux autres sont dans leurs histoires simplement destinés à mettre en valeur les vertus… qui sauvent…

— C’est l’évidence même. Il est impossible de deviner la part de hasard contenue dans l’événement qui, pouvant être très dangereux, s’est finalement calmé comme les lions du prophète Daniel.

— Il faut juger les humains non sur ce qu’ils disent mais sur la façon dont ils utilisent pour se sauver… ou réussir, des contingences obscures et mal lisibles…

— Oui…

— Moi, mes petits, j’ai connu l’aventure de Ly. Mais je n’ai pas su m’en tirer comme elle. Il est vrai qu’ils étaient quatre contre moi.

— Mais, Idèle, voilà l’émotion que nous attendons. Tu nous laisses entendre qu’elle est encore plus tragique. À nous le « grand frisson. » Nous t’écoutons :

— Soit. Vous allez ouïr comment je vécus, en des circonstances sans faste, mais non pas sans danger, ce que les poètes nomment l’initiation à l’amour. J’ai bien connu d’autres minutes émouvantes dans ma vie. Mais celle-ci, avec ses prolégomènes, est peut-être la plus pittoresque.

Vous verrez.

C’était en 1913. Au début de janvier, mon estimable père, ce baron de Javilar qui fît un si déplorable administrateur colonial et dont vous vous souvenez quel bruit fit son procès…

— Oui, le nouveau Verrès. Bien surfait d’ailleurs. Il n’aurait pas volé d’être condamné, non pour ses déprédations, mais pour les avoir faites si inintelligentes. Il n’avait rien rapporté du tout de son proconsulat asiatique. Des bibelots comme un sous-officier en envoie à sa bonne amie…

— Jacques, tu exagères. Deux mille trois cents caisses de bagages, tu trouves que ce n’est rien ?

— Peu de chose…

— Vous vous chamaillez à tort puisqu’il a été acquitté et nommé Commandeur. Je l’ai connu. Javilar, il fréquentait assidûment une boîte de la rue Larochefoucauld où l’on « fabriquait » des pucelles…

— Toi aussi ! Tu étais amateur ?

— Non ! J’y allais pour la drogue…

— Mais allez-vous laisser Idèle nous conter son histoire. Quelle bande de cancaneurs…

— En 1913, donc, mon paternel se fâcha contre moi. Il prétendait consigner à la porte du castel…

— Fichtre, tu ne nous avais pas dit que la féodalité avait veillé sur ton enfance…

— Quelle hargne elle a, cette Hérodiade ! Je le connais, le château des Javilar. Il est authentiquement du XVIe siècle, très chic et gracieux, comme on faisait si bien en ce temps-là : mi-brique, mi-pierre de liais.

— Ne me coupez pas tout le temps. Mon père voulait dresser pont levis et herse à Gauthier de Hastig. Gauthier avait un béguin pour moi. Moi itou pour lui. Il était riche, mais mon père me destinait à un riche bossu du voisinage — vous savez, le fils des chaussures « Nespil » : deux cents succursales en France ? Ils ont, dans cette famille, quatre-vingt millions de fortune et, en sus, sont tout nobles… autrichiens : barons de Nesserpihl Le bossu était le seul héritier de ses deux oncles et de son père. Grandiose !… Et il m’aimait. Je n’étais défendue par personne à la maison. Ma mère passait sa vie à l’église et dans les ouvroirs. Mon frère tripotait en Bourse. Je finis par admettre qu’il me fallut un jour choisir entre les miens et Gauthier de Hastig. Mon choix fut rapide. Un jour Gauthier — lui aussi, s’irritait des combinaisons de mon père qui était déjà l’objet d’une terrible campagne de presse pour ses affaires d’Asie — Gauthier vint me voir dans un village voisin de notre gîte. J’étais allée chez une amie de pension. Il m’avait attendue. Dans une ruelle, il put me dire ceci : « Idèle, venez avec moi. Je suis un homme et un homme d’honneur. Votre famille ferait votre malheur. Nous vivrons ensemble jusqu’au jour où vous pourrez faire des sommations à vos parents. Nous nous marierons alors. Jusque-là, nous sommes mari et femme. Les signatures et les sacrements, les lois et les écharpe de maires sont choses à l’usage des croquants ; nous y condescendrons pour nos enfants, mais entre nous, la parole suffit. Ce que je viens de dire est aussi définitif que la loi des XII tables. Acceptez-vous ? »

Je dis oui.

Six jours après, dans le même village, à cinq heures du soir — je revois encore le soleil encadré dans l’allée de peupliers — je trouvai Gauthier de Hastig m’attendant avec son auto. C’était une monstrueuse voiture avec un moteur d’aviation : douze cylindres, cent soixante chevaux, qui nous mena en quatre heures à Paris. Quatre cent quatre-vingt kilomètres. Je vivrai longtemps cette course extraordinaire, assise sur des sangles, cramponnée aux tournants pour ne pas être lancée comme une pierre par une fronde et voyant fuir la route dans un tohu-bohu fantomatique. Gauthier, accroché à son volant, me disait deux mots tous les quarts d’heures. Il conduisait comme il se serait battu. Il arrachait de force, eut-on dit, la vitesse à la voiture. Le moteur avait un bruit étrange, non pas sonore, mais vrillant, qui vous pénétrait férocement les oreilles. Dans la déformation de toutes choses, au milieu de ce tumulte rageur, sous la claque d’air qui me cinglait la face, je jouais ma destinée avec un sang-froid qui m’étonne encore, et sans regrets.

Nous fûmes à Paris avant neuf heures. Gauthier m’avait meublé un petit appartement. Il m’y déposa lasse et sans force, me serra la main et je me trouvai pour la première fois de ma vie seule et maîtresse de moi.

— Comment Idèle, vous ne… fîtes pas mieux connaissance, ce jour-là ?

— Mon petit, j’avais dit à Gauthier : Je suis à vous, mais laissez moi deux ou trois jours comprendre ma nouvelle vie. Voyez en quel état m’a mise cette randonnée… Il me répondit :

— Idèle, tant que nous ne serons pas égaux de par la loi que je méprise, mais qui est une force du fait des imbéciles, je suis votre serviteur. Commandez !

— Je ne voulais pas commander, mais il comprit que je diminuerais mes paroles précédentes à les expliquer, et me quitta. Il y avait le téléphone dans ma chambre et dix minutes après, nous étions liés à nouveau.

Le lendemain, à huit heures, il était là : Idèle, je n’ai pu engager des servantes, mais me voici.

Nous sortîmes presque aussitôt, car je craignais encore la menaçante intimité. À dire vrai, j’attendais d’y être propensée irrésistiblement pour me donner à lui. Je savais, je sentais, que ce serait bientôt. Il me devinait.

À trois heures, nous avions déjeuné près de la Madeleine ; il me laissa un instant pour aller aux nouvelles chez nos cousins Bartélay. Boniface Bartélay avait été secrétaire de mon père en Indo-Chine. Il devait être déjà informé de ce que pensait le bonhomme. Selon l’impression faite j’écrirais chez moi…

Gauthier revint fâcheusement impressionné. Le paternel me traitait de putain à tous les échos. Il allait jusqu’à dire que je m’étais donnée aux jardiniers de chez moi et offerte à ses amis. Aucune colère en lui. Il voulait seulement me fermer à tout jamais sa porte et que seule je prisse le parti de ne plus revenir.

Vous avez compris qu’il y avait là une affaire d’argent. Il touchait les intérêts d’une somme importante déposée en mon nom à la Caisse des Dépôts et Consignations et il pensait aussi confisquer mes droits sur des terres voisines appartenant à une tante centenaire.

Je souris quand Gauthier me conta tout cela. Que m’importait ?

Et je lui proposai d’aller faire une petite promenade sur son monstre autour de Paris.

Il accepta. Il aimait passionnément conduire.

À quatre heures nous roulions doucement hors la Capitale.

Gauthier me montra des demeures châtelaines où habitaient les trusters de l’alimentation, des lainages, de la cotonnade, des sucres ou du papier. Nous fîmes un vaste tour. Mais, à un moment comme nous étions sur une route admirablement droite et montante, je vis Gauthier ardre du désir de faire de la vitesse. Je lui dis :

— Si nous marchions un peu plus vite ici ?

Sa figure s’éclaira. Il eut envie de m’embrasser et je fus émue par son geste, émue comme je ne l’avais pas été jusque-là. Je me demandai si le soir je le renverrais…

Il me dit :

— Idèle, prenez mon bras.

Je passai, pour être tenue, la main, sur son biceps et nous partîmes…

Une sorte de fièvre nous tenait tous deux. Cette alcoolisante sensation de maîtriser l’espace, de multiplier sa propre présence, de régner sur les choses, qui est la folie propre à l’automobilisme, nous la goûtions ensemble avec acuité. Il se tourna un moment vers moi, et voyant mon visage radieux, cria :

Idèle, nous sommes faits l’un pour l’autre. Quelles joies la vie nous réserve !

Je fis oui de la tête… Alors…

D’un fossé venait de jaillir un chien, un danois énorme. À soixante mètres il parut se jeter sur notre route. Gauthier sembla tirer le volant à lui. Je le regardai et vis ses yeux, d’un coup, élargir leurs pupilles pendant que sur son front passait une ride en coup de couteau…

La bête eut l’air de sauter à gauche. Gauthier balafra la route vers la droite. Nous faisions du cent-trente. Puis, car ces salauds d’animaux ont des réflexes d’une inconcevable rapidité, le danois revint en arrière. Nous étions à quinze mètres. Gauthier tourna imperceptiblement la direction, nous allions repasser à gauche, lorsque… d’un saut, le chien se jeta, en quelque façon… sur nous.

Gauthier décrivit un zigzag désespéré, mais le choc eut lieu.

On dit qu’un chien s’écrase… Quelle blague !… Gauthier ne put maintenir sa direction. Je regardais ses mains musclées et rigides. À cent trente kilomètres à l’heure, une voiture, si bien tenue qu’elle soit, appartient alors au hasard.

Nous allâmes au fossé, malgré l’effort que je vis encore clairement pour retraverser la route en oblique. La fossé était large, l’avant de la voiture plongea. Je me sentis, par une main de fer, arrachée de mon siège. Il me parut que ma tête volait seule devant moi et ma dernière sensation fut d’un étirement de tous les membres, d’une dislocation si épouvantable que tout s’abolit.

Lorsque je repris contact avec les choses, je vis le ciel, un ciel bleu, d’un bleu si profond et délicat que je me sentis une immense envie de pleurer. Puis une douleur âcre m’envahit, je me crus morte, avec le sentiment que tout s’évadait de mon être, que je me dissolvais dans le grand tout. Une voix dit :

— Elle se réveille.

Je tournai la tête. Je vis un homme jeune et attentif qui me regardait avec un grand air de pitié…

Alors je compris…

À vingt mètres, sur le talus j’aperçus, en tentant de m’asseoir, quelque chose de long sur quoi on avait jeté une couverture…

Gauthier de Hastig avait été tué, le crâne défoncé comme une boîte de conserves ouverte avec un couteau.

Celui qui m’avait relevée et étendue deux minutes après l’accident passait en cyclecar avec une toute gracieuse adolescente. Ils nous avaient vus… et…

La jeune femme m’aida à me remettre debout. Miraculeusement, je n’avais rien. Je fus voir celui que j’avais choisi. Mes yeux furent secs et j’en souffris atrocement. Je m’assis près du cadavre et je priai qu’on avertit quelque part.

J’attendrais ! On ne voulut pas me laisser là…

Mais à quoi bon revivre ces heures pour lesquelles je n’ai vraiment plus de mots.

Le lendemain je couchai dans un hôtel inconnu, inerte et possédée d’une angoisse qui ne me permettait plus de savoir ce que je faisais.

On enterra Gauthier de Hastig. Ses sœurs prirent possession du petit appartement qu’il m’avait loué. Je ne disputai rien à personne.

Mon père fit faire des recherches pour savoir où j’étais. Non point dans le but de me ramener chez lui, mais pour être bien assuré que me parviendrait la lettre recommandée qu’il me fit tenir :

« Ma fille, avec Gauthier tu n’aurais été ce que tu te dois d’être que dans quelques mois, car il t’aurait su interdire un temps la prostitution. Sa mort va te permettre d’embrasser tout de suite cet état qui te convient si bien. J’ai pris parti de t’y autoriser, et, mieux, de te donner toutes bénédictions à cet effet. Tu n’est plus pour moi qu’une vagabonde de faubourg et pour commencer à te donner les habitudes qui seront les tiennes, je te prie d’accepter vingt francs, qui sont la dîme que fille de ton genre peut demander pour se donner de toutes les façons… »

Je n’avais pas de bijoux, les miens étant restés chez moi. Je ne voulais, quand j’avais quitté la maison, plus rien devoir qu’à Gauthier, mon mari

J’étais vierge, je n’avais aucun métier possible, pas de vêtements, sauf ceux que je portais sur moi, pas d’amis, pas de métier, rien… rien… rien… Si, j’avais vingt francs, car les renvoyer à mon père… comment aurais-je pu ?

— Diable. Mais vingt francs, ce n’est pas rien…

— C’est même un peu trop, mon petit, pour pouvoir, plus tard, se vanter qu’on a été sans le sou…

— Il est certain que vingt francs c’est la troisième étape de la fortune.

— Fichez moi la paix avec vos paradoxes de gaudissards. Vingt francs, c’est bien moins que rien. C’est un « rien » plus pénible à supporter que le vrai, car au lieu de vous donner la seule angoisse de la réalité immédiate il vous donne la souffrance des lendemains imaginés. On les voit toujours pires que la vie ne saurait les fournir…

— C’est vrai : ce qu’on attend fait plus de mal avant d’advenir que lorsque c’est devant vous…

— Parfaitement ! On use à l’attendre la force même qui vous aurait permis, si c’était venu tout droit, de vaincre.

Mais je me reprends :

Je couchai cette nuit-là dans l’hôtel où j’étais allée la veille. Le lendemain, je mangeai un peu le matin et le soir. Le surlendemain, à mon lever, il me restait six francs…

J’avais passé la veille à errer en méditant. Méditant sur quoi ?

On ne saurait dire soi-même. On remâche les événements et l’on vient sans répit buter à la situation devant laquelle on se trouve.

Alors, on cherche ce qui va arriver, et faute de le trouver, on reprend l’enchaînement des causes comme si on avait oublié un fait susceptible de donner un sens à l’ensemble. C’est une hypnose. Cela fatigue autant que de remuer des fardeaux et déprime atrocement. Quand on a ainsi pensé tout un jour, on se sent plus vaincu par cette méditation vaine que par la lutte contre les réalités.

Je me levai donc avec six francs. Le lendemain je serais réduite à quoi ? Je savais bien à quoi, parbleu, et, si l’on m’avait demandé : qu’espères-tu faire ? J’aurais répondu : « La noce ! » Mais cela, c’est le masque de cynisme sans lequel les humains verraient trop vos faiblesses. Je voulais me sortir de là sans me prostituer. Il me paraissait que le seul vrai triomphe était là. Mon Dieu ! S’il est impossible à une jeune fille de vivre sage à Paris, je ferais comme les autres. Cela ne me semblait pas immoral, étant accepté par tant et tant. Mais une déchéance m’apparaissait dans le fait que j’allais me trouver peut-être obligée de compter là-dessus pour vivre. Ici une force en moi s’insurgeait. Que faire pourtant ?

En guise de déjeuner, j’allai dans un café Biard, — vous savez, ces bars où le café, excellent, valait alors deux sous — prendre une tasse de café, debout, en grignotant un petit pain. J’avais honte. Mais j’avais encore plus de honte à me sentir honteuse. Quoi ! tant d’êtres font ainsi avec un naturel évident et trouvent cela aussi normal que chez mon père on trouvait d’utiliser quatre larbins pour le service de la table. Et moi, moi, qui n’étais, malgré mon nom pompeux, ni plus ni moins que toute cette population, j’avais honte… Une rage me tenait pour la seule involontaire rougeur qui me couvrait les joues. Mais je suis maîtresse de moi. Je sus me dominer. Je me souviens encore que ce jour-là, dans le bar, un homme portant des outils et vêtu d’une cotte me dit : « Mademoiselle, voulez-vous me passer, s’il vous plaît, la bannette aux petits pains ? » Je le regardai avec une stupeur si certaine qu’il en eut un sourire. Alors je lui passai la bannette aux petits pains. Je me sentais écarlate jusqu’aux oreille.

— Mais pourquoi, Idèle ?…

— Parce que cet homme avait été poli, ma chère. Je me sentais si loin de ce monde laborieux et obstiné, moi, qui errais silencieuse et hautaine sans ressources et sans espoir, en rêvant de me vendre, je me sentais si perdue que la plus petite marque de sympathie m’apportait le bienfait d’une précieuse rentrée dans la communion des êtres. Cet ouvrier qui me demandait si courtoisement les petits pains, me montrait que j’étais semblable à lui ; que, malgré tout, rien de définitif ne m’isolait. Mon petit ! dans un tel cas c’est un tonique puissant qu’une si petite chose. Je rougissais d’émotion et de joie pour m’être crue autre que je ne devais apparaître…

Lorsque j’eus, ce matin-là, bu ma tasse de café et mangé mon petit pain, je m’en allai à nouveau par les rues. Mais il fallait en venir à faire quelques chose. Je me surpris à guetter les regards des hommes qui passaient près de moi. Oui. Je me raccrochais…

— Avant de raccrocher…

…à la vie. J’entrai au square des Arts et Métiers. Je m’y assis. Le bruit du boulevard Sébastopol m’irrita, je descendis jusqu’à la Seine et vins m’asseoir près de Notre Dame. Deux heures je luttai contre le désir d’aller ailleurs. Je sentais très nettement que le besoin de changer de place sans répit est déjà une sorte de névrose et de défaite. Le soir tomba sans que rien se fut arrêté en mon esprit. Je remontais la rue Saint-Denis, à six heures, quand, presque au coin de la Rue de Clery je vis une plaque : Hôtel, chambres depuis un franc. Je pouvais donc encore me coucher ce soir-là, et peut-être le lendemain ?…

J’entrai. La patronne de l’hôtel me dévisagea avec une soupçonneuse hargne. « Vingt sous, vous ne pouvez pas… me dit-elle… — Madame, je n’ai plus que très peu d’argent… Voulez-vous me donner une de ces chambres à un franc ?… » Je revois ce bureau sentant la soupe à l’oignon, et la grosse femme mamelue en son peignoir luisant.

— Qu’est-ce que vous faites, ma petite ?

— Rien, madame, je cherche à travailler…

Elle haussa les épaules.

— Signez la fiche, tenez !

Je pris un rectangle de papier et j’écrivis mon nom en totalité : Gabrielle Anne Marie Idelette de Javilar.

La femme prit la fiche et lut trois ou quatre fois :

— Vous faites du théâtre ? me questionna-t-elle.

— Non, Madame, c’est mon nom.

Elle jeta la fiche à terre en la déchirant.

— Les Javilar, je sais ce que c’est. Mon fils était soldat à Hanoï.

— Madame, l’ancien Résident-Général à Hanoï, c’est mon père…

Elle sursauta. Oh ! Oh ! Je ne peux rien faire pour vous. Je ne sais pas d’où vous venez, ce que vous avez fait. Allez ailleurs !

Je sentais en elle un sentiment incertain de sympathie, mitigé par toutes les craintes que cultivent les hôteliers à Paris :

— Madame, donnez-moi une chambre. Je vais vous faire une fiche avec un autre nom…

— Un nom faux ?

— Non, Madame, au nom de ma famille.

Elle bougonna et me tendit un nouveau papier. J’écrivis le nom de mon arrière grand’mère Marie Belcombes.

Elle me mena ensuite au sixième dans une chambre déplorablement fatiguée, où rien ne tenait. Cela sentait étrangement l’essence et les parfums gras. Je lui remis mes vingt sous. Elle me demanda à l’oreille :

— Combien d’argent avez-vous ?

— Six francs, madame…

— Gardez-les. Et ne dites rien ! Puis elle redescendit.

Je me couchai le ventre vide, car j’avais eu l’intention de louer la chambre, puis d’aller prendre à nouveau une tasse de café et le petit pain, devenu ma seule alimentation. Mais je comprenais que pour vingt sous, on louait durant le seul temps où l’on se trouvait dans la chambre. Il devait advenir souvent que des couples y vinssent passer cinq minutes. Sortant, je n’étais plus locataire. Il me fallait attendre le lendemain matin pour apaiser ma fringale. Une répugnance atroce me venait à l’idée de boire l’eau du pot qui, avec la traditionnelle cuvette, ornait la table de toilette.

Cette nuit fut hideuse. Je ne m’endormis que vers quatre heures du matin après avoir entendu sonner à je ne sais quelle horloge toutes les heures, les demies et les quarts. La tête me tournait dans ce lit où je me réchauffais mal et grelottais parmi les cauchemars.

Au matin je connus enfin le repos. À dix heures je m’éveillai. Vite habillée je descendis. Passant devant le bureau de l’hôtel, la patronne me vit et me suivit. Dans le couloir en bas elle me parla : Vous savez, ma petite, hier soir je n’ai pas voulu vous voyant si défaite, vous renvoyer, mais ne revenez pas ce soir. Il n’y aura rien de fait ni au même prix ni plus cher…

Elle me regarda un instant et ajouta :

Rentrez donc dans votre famille, allez ! Ça vaudra mieux.

Je sortis.

Le soleil dorait les façades. La rue Saint-Denis était un étalage remuant de comestibles dans des petites voitures. On m’appelait au passage pour m’offrir mille choses. Je ne regardais personne. Une nouvelle peine me serrait le cœur. Ainsi non seulement j’allais me heurter à tant de difficultés devinées pour gagner ma vie, mais pour trouver un lit il faudrait livrer un autre combat et sans doute être vaincue encore.

Ne pouvoir compter dormir en paix. Pas même en payant…

Je cherchai des yeux une enseigne de café Biard. Quand je l’eus trouvée je m’y précipitai. C’était le vrai refuge.

Cette fois je m’assis. Timide, je n’avais encore pris ce parti. Je ne saurais dire quelle reconnaissance j’eus au garçon qui spontanément m’apporta la corbeille aux petits pains avec la tasse de café que je lui avais demandée.

Je me pris à réfléchir. Il avait suffi que ce garçon me donnât une marque si petite de compréhension sympathique pour que les vapeurs disparussent de mon cerveau. Nous sommes tous ainsi faits et les psychologues de romans sont de bien sots animaux, qui veulent déduire les idées les unes des autres. Comme si toute idée n’avait pas une, deux, dix faces, et comme si la raison qui fait suivre ces faces multiples sur notre conscience était saisissable…

Je demandai le Bottin de Paris. On me l’apporta. Je cherchai dans les rubriques bureaux de placements, dans les œuvres de bienfaisance, dans tous les coins de ce monument des activités de la ville géante. Il était possible que je fusse en mesure de trouver là un renseignement utile. Une entreprise de bienfaisance par le travail me retint. Je notai l’adresse, regardai le plan de Paris pour m’y diriger et fus satisfaite de ma recherche. Je restai longtemps devant ma tasse de café. La tiédeur de l’atmosphère, l’indifférence des gens entrant et sortant, la tranquille sérénité du lieu adoucissaient les minutes. Je me sentais plus forte que la veille, plus à l’aise, plus confiante en moi.

Il était midi quand je me dirigeai doucement vers les champs Élysées. J’allais en fait Boulevard Haussmann. Il ne fallait certainement pas se présenter avant deux heures. À une heure j’étais assise sur un banc à regarder, près de l’avenue d’Antin, les jeunes filles de mon âge, sortant des ateliers voisins, s’amuser avec de grands rires à des jeux puérils.

Je me sentais vieille et mûrie devant ces enfantillages. Et, à y songer, la plupart de ces fillettes étaient sans doute aussi malheureuses que moi. Je songe au père ivrogne, à l’amant brutal, au repas hâtif de charcuterie mal comestible, aux exténuantes journée de travail dans des ateliers sans air, à mille choses bien faites pour rendre la vie à charge. Mais elle s’amusaient pourtant toutes avec un babil et des façons qui finissaient par me donner envie de les imiter.

Une heure, une heure et demie. Je gagne le Faubourg Saint-Honoré jusqu’au croisement du Boulevard Haussmann. C’est là que se tient l’affaire ou plutôt l’entreprise — on ne sait comment nommer ça — où je me rends.

J’arrive, je sonne. Une enfant au masque abominablement ravagé de maux sanieux m’accueille. Je demande le directeur. On me reprend : « La Directrice ». J’acquiesce.

J’attends un quart d’heure et l’on m’introduit.

Je suis devant une femme de trente ans, belle et sans élégance…

Nous nous dévisageons une minute. Elle me fait signe de m’asseoir.

Enfin elle me questionne.

Je dis tout, sauf mon nom. Elle écoute avec soin. Je devine qu’elle cherche le mensonge dans mes dires. Quand j’ai fini, un silence naît et s’étend.

Enfin elle articule très doucement :

— Voulez-vous faire un travail pénible ?

Je dis oui de la tête.

— Pousser une charrette ?…

Je la regarde avec étonnement, sans rien répondre.

Elle reprend :

— Pousser ou tirer de petites voitures de livraison ?

Ma stupeur m’avertit que sans doute il y a dans cette question une sorte de procédé, un moyen de sonder les intentions réelles. J’hésite un instant. En ce cas, il faudrait dire oui et voir où cela mène. Mais je n’aime pas cette façon d’agir. Je dis sincèrement :

— Madame, je veux un travail pour en vivre. Mais je refuse tout ce qui ajouterait au labeur même un sens moral d’épreuve, une peine de supplément que je n’ai ni méritée ni surtout volonté de me laisser imposer.

La femme rit.

— Ah ! Ah ! vous gardez dans votre misère un orgueil solide. Je ne vous le reproche pas, mais il n’en est pas moins certain qu’il vous faut le perdre.

— Aucun orgueil, Madame. Veuillez admettre que précisément, parce que je me crois loyale, je ne veux faire qu’un travail à moi possible. Vous voyez bien, je pense, que pousser une voiture, si on me payait pour cela, me serait une peine sans profit pour l’employeur. Je ne veux toucher que le prix d’un labeur bien fait. Je ne veux pas d’aumône. Je regrette de ne pas savoir plus de choses, mais enfin je suis à prendre telle. Il y a emploi à Paris de mes connaissances…

La face de « La Directrice » devient glaciale et illisible. Pourtant elle ne semble pas vouloir encore rompre l’entretien :

— Mademoiselle, c’est notre devoir de vous mettre à l’épreuve. Vous l’avez compris et je vois que votre intelligence est vive. Mais en ce cas on ne vient pas nous trouver. Nous rendons service à tout ce qui est épave. Les personnalités fortes comme la votre n’ont pas besoin de nous. Nos moyens sont dérisoires à côté de ce qu’offre la ville en ses seuls hasards. Il y a en ce moment trente mille négociants, qui vous désirent pour des places de secrétaires, comptables ou autres de même genre que vous remplirez très bien. Il y a le double de situations sans nom précis qui vous sont ouvertes. Songez que quatre millions d’humains agissent autour de nous. Il n’y a pas de minute où quelque part on ne vous attende…

— Mais, Madame, je le veux croire. Toutefois, comment être présente au lieu utile au moment où il faut ? Je désire un conseil qui me guide. C’est comme si vous disiez qu’il y a des mines d’or quelque part en France. Le fait est vraisemblable en soi. Mais aussi vain sans indications précises que si vous disiez qu’il en est dans la lune.

Elle me demande brutalement :

— Et votre amant que fait-il ?

— Je n’ai pas d’amant, Madame, et n’en ai jamais eu…

Elle me regarde avec colère :

— Avec des yeux aussi fatigués que cela vous voulez me faire croire que vous étiez seule la nuit dernière…

— Certainement, Madame !

Elle se lève :

— Je vous avais crue sincère…

Elle me reconduit par une enfilade de couloirs. Près de la porte, avec un sourire redevenu cordial, elle me tend quelque chose. C’est un billet de banque.

— Allez, mon enfant ! Vous ne serez pas venue me voir pour rien.

Je me cabre :

— Madame, je ne vous ai rien demandé. Je ne veux rien devoir à personne. J’accepterai de l’argent de celui seul qui aura reçu une valeur égale de moi en échange…

— Vous-même, je pense ?… dit-elle d’une voix qui siffle.

— Parfaitement, Madame. J’aime mieux me vendre que recevoir la charité.

Je revins lentement vers le centre de Paris. Les alentours du lieu où j’avais trouvé l’hôtelière généreuse et timorée me semblaient les seuls près desquels je fusse chez moi. C’était là qu’un garçon de bar m’avait apporté des petits pains avant qu’il me fut nécessaire de les lui demander… Voilà un acte qui rachetait pour moi la féroce sottise et la dureté des humains. Bientôt je revis la table ou j’étais le matin. Elle m’attira. Je m’y retrouvai devant la traditionnelle tasse au liquide brun opalin.

J’étais là, depuis un quart d’heure, à me demander où je coucherais la nuit proche lorsqu’un couple vint s’asseoir non loin. La femme âgée et forte avec des yeux aigus et une bouche fine, l’homme, un peu jeune garçon à jolie figure et qui sentait de loin la parfumerie bon marché.

Ils se mirent à parler et je rêvais sans les entendre lorsque je compris qu’ils parlaient de moi.

La femme disait :

— Demande le lui…

Le « beau môme » répondait :

— Penses-tu. C’est un tapin…

— Que tu es bête, repartait-elle. Un tapin cette gosse-là ! Ah, on peut dire que moi, qui aime les types intelligents, j’ai trouvé le filon avec toi.

Le jeune homme si joliment complimenté n’en tirait nul souci. Il reprenait d’un air négligent :

— Je l’ai vue hier avec Irma.

La femme riait follement. Elle sortit de son sac à main placé sur la table quelque chose que je ne vis pas et le donna à l’adolescent.

— Tiens, petit menteur, fous le camp ! Tu me dégoûte trop !

— Donne-moi encore un talbin, pleurait-il.

— Nada. Pour que tu ailles le refiler à la Chinoise. Tu en as assez pour ton après-midi. Mets les ! Je ne veux plus te voir.

Il se levait en roulant les hanches.

— Tu ne le dis pas tout le temps…

— Non, mais je le dis quand je le pense. Allez ! Allez ! caltez !…

Il s’en alla en me faisant des yeux de poule d’eau. Hors la manche de son veston pendait à demi une pochette de soie verte, il avait des bottines vernies à tige grise et trois boutons manquaient à chacune. Derrière l’oreille gauche, une cigarette à demi consumée était placée. Il portait à chaque pas le poids du corps sur la jambe placée en avant et tanguait comme un vieux pilote. Il était à la fois comique et répugnant. Les maxillaires jouaient dans sa face ovale et mate tandis qu’une sorte de déglutition avançait régulièrement sa tête hors de l’axe du corps. Il sentait la lâcheté féroce. L’homme qu’on cinglerait sans qu’il réagit s’il était désarmé ou dominé, mais qui pour un regard de femme sortirait son couteau ou un revolver. Je le regardait, à travers la foule, osciller de sa marche crapuleuse, quand la femme qui s’était sans façon rapprochée de moi m’adressa la parole :

— Quel beau temps !…

— Oui, Madame, certainement…

— Vous prenez quelque chose ? Garçon, deux chartreuses…

Je la regardai avec étonnement. Ce m’était un type humain inconnu. Un regard intelligent et fouilleur, des restes d’ancienne beauté et un air à la fois sûr de soi et sans scrupules. Que pouvait-elle bien faire et que signifiait cette entrée en matière ?

— Mais non, Madame, je ne veux pas de chartreuse. Je n’ai envie de rien boire.

Elle s’approcha encore à me toucher et murmura :

— Pas besoin de chartreuse pour faire descendre ce que vous avez pris à déjeuner, hein ?…

Je rougis brusquement…

— Vous avez raison, Madame, mais je me nourris comme je puis. Cela ne regarde personne d’ailleurs…

Elle laissa couler quelques secondes, regardant alternativement mes mains, ma coiffure et mon costume. Elle se pencha pour voir mes chaussures… Puis, net, elle dit :

— Vous savez, mon petit, pas besoin de conférer une heure pour me dire ce qu’on est. C’est mon métier de le deviner. Je le fais depuis vingt ans. Donc, je veux vous mettre à l’aise. Vous êtes orgueilleuse et vous voulez vivre seule. Vous n’avez pas de relations et vous cherchez quelque chose à faire. Je crois que s’il vous reste quarante sous sur vous, c’est tout le bout du monde. Eh bien, moi je puis vous faire gagner votre vie…

Je la dévisageai avec intérêt. Ce n’était pas bête ce qu’elle me disait là.

Ma situation ne devait pas être affichée si clairement sur ma figure que n’importe qui put le lire. Mais que voulait-elle me proposer ? Je songeai : C’est une entremetteuse. Elle veut me mener à des vieux types amateurs de jeunesses pas défraîchies. Je ne marche pas !

Car si, intellectuellement, j’acceptais de me vendre. Il y avait un dégoût physique, et un sentiment d’avilissement dans les images que m’évoquait l’idée d’un abandon salarié. Se vendre, mais comment pourtant ? Si je me décide, il faut bien sauter le pas d’une façon ou d’une autre. Celle-là qui use d’intermédiaires est-elle pire ? Tout de même la logique me mécontentait ici…

Je répondis :

— Madame, il y a beaucoup d’exactitude dans ce que vous me dites-là.

Je suis plus riche que vous ne croyez. Mais dans l’ensemble vous avez vu vrai. Que me proposez vous ?

Elle rit avec joie :

— Je suis contente de vous voir parler ainsi. Je craignais que vous ne fassiez la pimbêche. Garçon ! les deux chartreuses ? — Où avez-vous couché cette nuit ?

— Dans un hôtel…

— À combien ?

— Vingt sous.

— Que fait votre ami ?

— Je n’ai pas d’ami…

— Pas d’ami. Ma petite, on ne tombe dans la misère, quand on est comme vous de bonne famille, que pour une question d’amour. Donc, vous avez un ami. Ou vous en avez eu un.

Je haussai tristement les épaules.

— Je n’ai pas eu d’ami au sens où vous le comprenez, Madame. Mon histoire est bien du genre de celles dont vous parlez, mais je suis encore sage…

— Pucelle ? questionna la femme avec une curiosité ardente…

— Je fis, en rougissant, oui de la tête…

Elle leva les bras au ciel :

— Est-ce possible. En voilà un cas… Ma petite, je vous garde…

— Mais, Madame, il faut que je sache pourquoi faire…

Elle but son verre de chartreuse d’un trait et se frappa les paumes.

— Ne croyez pas, ma petite, que je veuille vous faire pratiquer des sales trucs. Je ne suis pas une mère maquerelle. Je ne sais pas si vous resterez longtemps… vierge à Paris et dans la vie que vous allez mener, mais enfin cela ne me regarde pas trop. Je suis Sorcière…

Je la regardai avec un ahurissement dépourvu de politesse. Elle s’esclaffa :

Je suis Tsarskaia. Connaissez vous ?

Je fis nom avec ennui. Je me sentais ridicule d’ignorer Tsarskaia…

Elle aveignit un journal, l’ouvrit en dernière page et mit le doigt sur une annonce. Je lus :

Tsarskaia, la vraie, unique, incomparable. La seule qui connaisse les secrets de la chance et de la domination. Vos chagrins disparaîtront, vos désirs seront réalisés, vos ennemis seront écrasés et le bonheur vous sourira. Venez à moi. Je puis tout pour vous. Amour triomphant, santé, richesse, beauté, vengeance sont en mon pouvoir… etc… etc…

Totalement abrutie, je levai les yeux sur Tsarskaia. Elle riait comme si elle assistait à une bonne farce. Enfin, elle reprit :

— C’est moi qui fais tout ça. Et bien d’autres choses. Inutile de vous dire que cette annonce, passant dans des centaines de journaux, me rapporte des milliers de lettres et de visites. Les visites, je les reçois, je les contente et je les fais payer. Mais pour les lettres, il me faut une secrétaire d’abord qui les lise et qui y réponde ensuite. Voulez vous faire cela ?

Je restai sans souffle une minute. Cette offre me rappelait les paroles de la belle femme mal habillée vue le matin à l’entreprise de bienfaisance par le travail : Il n’y a pas de minute où quelque part on ne vous attende…

Je voulais en avoir le cœur net. Je dis d’une voix un peu tremblante malgré mon effort pour la rendre claire :

— Mais, Madame, cela n’est pas vrai, ce que vous promettez ?

Elle pouffa :

— Ah ! petite ! je vous embrasserais pour cette parole. Mais non, ce n’est pas vrai, ou plutôt ce n’est pas vrai comme je l’annonce. Bien sûr, que je donne aux gens des conseils qui sont bons et je leur rend souvent service. Je leur dis l’avenir avec assez d’habileté pour avoir des clients et clientes qui viennent depuis dix ans chez moi. Ils peuvent dire que jamais je ne les ai trompés. Mais enfin, ce que je promets c’est comme les annonces de médecins qui guérissent toutes les maladies. Dans la vérité, je fais très humainement de mon mieux…

Je pris mon courage à deux mains et je dis d’un souffle :

— Mais, Madame, ce n’est pas défendu des annonces comme cela, ce n’est pas poursuivi ?

— Calmez vous, l’enfant. Non ! C’est tout ce qu’il y a de licite. Et je vous dirai que je reçois beaucoup de gens que vous douteriez voir jamais chez une sorcière…

Une curiosité me vint. Je dis :

— Qui donc ?

— Ah, petite masque, vous voulez déjà me confesser. Eh bien ! je vois souvent Moïse Bernakel.

J’eus un mouvement brusque. Bernakel était un ancien ami de ma famille. Il avait été Chef de Cabinet au Ministère des Colonies quand mon père était à Hanoï. Je revoyais cette face lourde et cireuse, cette voix de crécelle et cette prodigieuse crudité de mots qui faisait reprocher sans cesse à mon père, cet invité discourtois. Car Bernakel venait jadis dîner trois ou quatre fois par mois à la maison. La femme avait saisi mon mouvement. Elle laissa passer deux minutes et me dit doucement :

— Vous connaissez Moïse Bernakel, le Ministre ?

— Oui, dis-je. Je l’ai vu dans le monde.

— Dans le monde ? répète la sorcière d’un air dubitatif.

— Dans le monde, repris-je avec un léger agacement dans la voix, c’est-à-dire dans des salons où l’on me recevait et où l’on recevait aussi Bernakel…

Elle me fixa de ses yeux aigus. Sa bouche était devenue mince comme un fil :

— Ma petite, je ne changerai pas de façons parce que vous êtes quelque chose de bien. Je ne sais pas quoi, mais cela n’a pas d’importance.

Vous êtes fille de quelqu’un du gouvernement ?…

Je fis non de la tête.

— Je ne vous demande pas plus. Il y a peut-être danger pour moi à vous prendre comme employée, surtout si vous avez fait ou faites en ce moment une gaffe que je ne veux pas approfondir. Mais je vous aime bien. Vous êtes en ce moment malheureuse. Je pense que vous acceptez de venir travailler chez moi ?

J’eus le courage de dire :

— Vous savez, Madame, le jeune homme avec qui vous étiez ici me fait un peu peur ?

— Vous avez bien raison, mon enfant. C’est une gouape hors ligne. Mais il ne vient jamais chez moi. Je le vois dehors…

Elle ajouta :

— Vous comprendrez, à mon âge, qu’on se passe quelques goûts amoureux… les derniers…

Elle se leva. Avant de la suivre, je posai une dernière question :

— Madame, qui donc faisait, avant moi, chez vous le travail que vous voulez me donner ?

Elle eut l’air d’évoquer un souvenir curieux et pénible.

— Ma petite, vous y connaissez-vous en littérature ?

Je répondis :

— Oui, Madame, chez mes parents on recevait tout ce qui paraît de livres et de revues littéraires.

— Alors vous êtes bien plus ferrée que moi ; car j’ignore tout cela. Eh bien ! avez-vous entendu parler de Jean le Jove ?

— Certainement ! Madame, c’est le romancier qui vient d’avoir le Grand Prix de Littérature Européenne.

— Mon petit, Jean le Jove était mon secrétaire. C’est lui qui, depuis quatre ans, rédigeait mes brochures de propagande et répondait aux lettres. Depuis qu’il a eu le… truc dont vous parlez, il m’a plaquée.

— Mais, Madame, cela s’explique. Songez que le Prix était de douze mille francs et que son livre dut lui en rapporter quatre fois autant…

Tsarskaia eut un sourire triste…

— Vous ne pouvez pas le savoir, petite fille. Le livre, qui a eu le prix machin dont vous parlez, a été refusé par tous les éditeurs de Paris et Jove n’a pu le publier qu’à mes frais. C’est moi qui ai versé les six mille francs qu’il fallait. En somme, c’est moi qui ai eu le prix…

Je me tus.

Elle reprit avec mélancolie :

— J’ai pris Jove sur le fumier. Il faisait partie d’une bande de faux monnayeurs quand je l’ai embauché comme secrétaire. Et il avait voulu me filer un louis faux. Au lieu de le faire arrêter, je l’ai questionné comme je viens de faire pour vous. Il m’a plu. Je l’ai gardé, quatre ans. Je lui ai payé l’édition de son livre, et, savez-vous comment il m’a remerciée ?

Il est parti, emportant mes bijoux. J’en avais, car j’ai été belle.

Et j’avais un tapis ancien de Perse dont on m’avait offert vingt mille francs. Je ne voulais pas le vendre, car je gagne beaucoup d’argent. Eh bien ! il a découpé en morceaux mon tapis ancien. En bandes larges comme ça.

Je me sentis la gorge serrée… La sorcière dit encore :

Voyez, ma chère petite, si moi, qui fais un métier qu’on méprise, je n’ai pas plus de bonté que tous les gens d’esprit. Ce que m’a fait Jove qui est un petit scélérat, ne m’arrête pas de vous offrir mon aide et mon amitié, à vous que je trouve presque aussi démunie que lui jadis.

Je vis ses yeux gonflés et pour ne pas la voir pleurer, je baissai la tête, mais sur le marbre, devant mon verre vide, deux larges gouttes tombèrent.

Je devins secrétaire de Tsarskaia. Elle m’avait indiqué un hôtel meublé dont elle connaissait le propriétaire. J’y trouvai une chambre fraîchement refaite, aérée et claire, à prix abordable. La sorcière m’avait avancé la location d’un mois. Tous les matins à neuf heures j’arrivais. Je m’installais dans une petite pièce qui n’avait aucun rapport avec le reste de l’appartement et je répondais aux lettres reçues, j’encartais des prospectus et des brochures, je libellais des adresses pour l’expédition de ces objets. Je vivais paisible et sans souci immédiat, sauf de mes chaussures, de mon linge et bientôt de mes vêtements.

J’allais à midi déjeuner près de la Ménagère dans un vaste restaurant hâtif et anonyme où nul ne s’occupait de son voisin. Je sortais à six heures et me promenais au hasard, puis je rentrais enfin après un dîner succinct.

Tsarskaia me comblait de compliments sur mon travail. Il paraît que Jean le Jove ne faisait pas la moitié de ce que j’arrivais à accomplir. J’oubliais ma vie antérieure et si je parvenais à passer quelques mois ici, je pensais que « les circonstances » finiraient bien par me servir. Je n’aurais d’ailleurs pas su expliquer le sens de cette formule. C’était pour moi celle de l’espoir.

Un après-midi, Tsarskaia s’absenta.

Cela lui arrivait parfois, mais sans que j’eusse jusqu’ici à m’en occuper. Il y avait, en effet, une chambrière experte, en ces circonstances, à recevoir ou éconduire les clients. Elle était, par malheur, partie de la veille en son pays. J’eus ordre d’avoir à la remplacer pour refuser l’accès à qui ne disposait pas d’une carte spéciale que Tsarskaia donnait à ses « bons clients », et introduire, puis faire patienter les autres. L’absence de la sorcière ne durait jamais plus d’une heure. Il me fallut donc, malgré ma répugnance, faire là une besogne éminemment servile. Un homme se présenta, âgé, corpulent et bien vêtu. Il me montra le carton sésame. Je le menai donc dans un petit salon d’attente isolé. J’avais à en laisser la porte ouverte et à rester dans le couloir. Ces précautions se comprenaient assez.

Le visiteur, une fois assis, me rappela :

Je vins. Il était d’aspect sérieux et correct. Je n’avais aucune raison de me méfier de lui. Mais, quand je rentrai, il dit :

— Il n’y a pas un canapé ici ?

— Non, Monsieur !

— Mais si, il y en a un. Tu ne te mets pas dans un lit chaque fois, voyons ?

Je restai, la bouche ouverte, avec une figure si visiblement ahurie que l’homme éclata de rire :

— Tu sais y faire à la vierge, pour ça, tu le sais ! Il a même fallu que tu apprennes. J’aurais bien voulu être aux leçons…

Je voulus sortir, mais il se précipita sur la porte avant que je pusse la franchir et me retint par les bras.

— Allons, assez de blagues. Hein ! Je ne suis pas une poire. Ou va-t-on se mettre ?

Je commençais à me reprendre. Quoique écarlate et émue plus que je ne voulais le croire moi-même, je me mis à rire nerveusement :

— Monsieur, vous vous êtes trompé de maison. Ici il n’y a ni canapé, ni ce qu’il faut pour s’en servir.

— Ah ! tu te dessales, maintenant. Eh bien, canapé ou pas, il y a toi.

— Moi ?

— Oui, toi ! Mais ne fais donc pas ton étroite comme ça. Tu n’auras pas un sou de plus. On a dû te le dire. Avec bibi, c’est prompt et sans fioritures. Allons, ne me fais pas attendre ou je m’en vais…

— Allez vous-en, Monsieur, je vous prie. Je ne vous demande rien que de me laisser tranquille.

L’homme était maintenant tout congestionné. Je voyais sa colère monter, mais qu’y pouvais-je faire ? Il me tenait par les deux bras et à vouloir m’enfuir j’étais assurée de déchirer mon corsage, le seul que je possédais… Je tentai de raisonner ce libidineux client de Tsarskaia :

— Voyons, Monsieur, je comprends votre erreur, mais c’est une erreur. Je suis ici pour la correspondance de Madame Tsarskaia. Je ne fais que cela et ne veux rien d’autre. Vous allez me déchirer. Laissez-moi !

Il resserra son étreinte. Il était furieux :

— Garce ! quand je commande, personne ne s’oppose à ma volonté, nulle part. Si tu veux être respectée, fais un autre métier. Ici, c’est moi qui règne. Tu es employée chez une femme qui a fait le truc. Tu remplace un type qui le faisait, de l’autre côté. Toutes les bonnes que j’ai vues ici le faisaient et tu veux te faire prendre pour une vertu. Je n’aime pas ça. Je te le dis…

La colère me venait aussi. Je pris la parole.

— Que vous l’aimiez ou pas. Vous passerez par là comme par la porte.

Je suis maîtresse de moi et ce qui se passait dans cette maison avant ma venue m’est indifférent. Je suis vierge et ce n’est pour votre usage, sachez-le, sachez-le bien !

Il me lâcha avec stupeur…

Un instant il tenta de se reprendre et je voyais les veines de son front gonflées comme des câbles. J’avais entre-ouvert la porte et s’il était revenu sur moi, je sautais, cette fois, dans l’escalier.

Il se passa la main sur le front :

— C’est vrai ! j’allais ailleurs après ici et j’ai cru y être déjà…

Il se calmait :

Je viens voir Tsarskaia parce qu’elle a toujours des choses précieuses à vous dire. Je suis pourtant une notoriété à Paris…

Il se rengorgeait…

Mais je crois qu’elle connaît des secrets… Seulement comme je suis pressé, je ne puis l’attendre plus longtemps…

Et il sortit comme s’il avait le feu au derrière.

Je me promis de ne plus ouvrir à personne durant les absences de la sorcière.

Quand Tsarskaia rentra, il ne me parut pas nécessaire de lui conter cela. Elle ne m’interrogea point. D’ailleurs, je craignais de lui avoir fait perdre ce « client ».

À six heures, comme je sortais, ma journée close, heureuse d’aller faire une petite promenade par le boulevard Sébastopol et rue de Rivoli avec retour par l’avenue de l’Opéra et les Boulevards, je fus arrêtée par une main rude au milieu du trottoir.

Je reconnus mon agresseur de l’après-midi. Visiblement, il m’attendait à sortir. Je ne voulus pas avoir l’air trop bête et je lui dis en badinant :

— Je pense, Monsieur, que vous m’avez attendue dans le seul but de me faire les excuses que vous me devez pour la scène de tout à l’heure.

— Venez ! me dit-il seulement.

Il me conduisit à une voiture automobile fort galante qui attendait :

Je le regardai en riant :

— Pour recommencer la comédie déjà répétée…

— Mais non ! Mais non ! Montez donc, vous voyez bien qu’on s’attroupe, on va, pour un peu, faire le cercle…

Je montai. Il s’assit à côté de moi. La voiture démarra :

— Où me menez vous ?

— Faire un petit tour et nous irons dîner ensemble…

— Il faut que j’accepte encore ? Vous savez que je n’aime pas beaucoup obéir aux ordres.

— Bon ! alors, voulez-vous que nous dînions ensemble ?

— Mon dieu, cela se peut faire, mais enfin que me voulez vous, au fond ?

— Rien, mon enfant. Je pense que vous êtes une petite déclassée, une institutrice révoquée pour la propagande bolchéviste, quelque chose de ce genre…

— Voilà une étrange idée. Pourquoi ça, la propagande bolchéviste ?

— Dame ! vous m’avez dit que vous étiez… que vous étiez vierge. Si extraordinaire que ça paraisse, je l’ai cru. Mais pour garder… votre capital (Vous voulez bien que je parle comme ça ?)

— Allez ! allez !…

— Il faut que vous ayez des raisons tout à fait puissantes, et si elles étaient religieuses vous ne travailleriez pas chez Tsarskaia. Donc, il est évident que ce sont des raisons politiques ou morales ! Mais la morale révolutionnaire est la seule qui puisse inspirer des idées comme cela…

— Pas mal raisonné…

— Je ne me trompe pas ?

— Un petit peu tout de même. Mais, enfin, ce n’est pas mal déduit.

— Vous savez, moi je vais droit au but…

— Je m’en suis aperçue.

— Tenez, je vais vous prouver, moi aussi, que j’ai confiance en vous : je vais vous dire qui je suis :

— Ne vous croyez pas engagé à me faire des révélations…

— Si ! Si ! Je suis Pacha-Lourmel.

Je me sentis une forte envie de rire. Je connaissais tous les gens de lettres, peintres et musiciens, je veux dire que leurs noms étaient passé cent fois devant mes yeux. Ceux aussi de la plupart des députés, sénateurs ou politiciens sans sièges. J’avais entendu mon père citer tous les personnages de la haute administration républicaine, de la grande banque et des sociétés anonymes d’envergure. Mais jamais je n’avais lu ni ouï rien qui ressemblât à « Pacha-Lourmel. » Que dire ? Je ne voulais pas froisser ce pauvre homme.

Je chuchotai :

— Ah ! Ah…

— Parfaitement, Pacha-Lourmel c’est moi !

Je fis effort pour être sérieuse en disant :

— Oui ! c’est un nom qui compte…

— Vous pouvez le dire, ma petite amie. Quand je pense que lors de l’affaire des cinq cent mille francs…

Il n’y avait pas à dire, j’étais condamnée à répondre sans savoir de quoi il s’agissait. Et cet individu parlait en paraboles, c’était profondément idiot…

— Oui à ce moment-là, on a dit : Pacha-Lourmel va déposer son bilan…

— Ah ! ça s’éclaire… c’est un commerçant…

— Et bien je les ai assis en achetant comptant en quinze jours mes deux boîtes concurrentes :

Drelin-Cloichy et Lévy-Lévy. Ah ! mais !…

Je crus nécessaire de glisser une remarque :

— Tout de même, cinq cent mille francs c’est un joli denier…

Oui, c’est ce que m’a dit le juge d’Instruction :

Monsieur Pacha-Lourmel, vous allez peut-être traverser une passe difficile puisque votre voleur a dépensé les cinq mille francs jusqu’au dernier sou.

J’ai dit au juge :

Monsieur le juge d’instruction, je me suis remboursé déjà d’une partie de mes pertes.

— Comment cela ?

— Le jour où vous avez remis en liberté provisoire Anita Pompyx, la maîtresse de Calvao mon voleur, je fus trouver Anita et je lui dis :

Si je vous ai laissé, sans faire opposition, mettre en liberté, ce n’est pas pour que vous vous gobergiez tranquille, c’est pour me rembourser sur la bête de la galette que vous m’avez coûté. Donc, c’est à choisir : ou bien vous êtes ma maîtresse et je ne veux pas débourser un sou, ou bien je vous fais rentrer en prison.

Elle a préféré m’avoir comme amant de cœur…

Le juge n’en revenait pas. Il m’a dit :

Mais vous commettiez le délit de chantage…

J’ai répondu :

Et bien d’autres encore… car Anita pourra dire que je me suis montré exigeant.



Je donnai le branle à un nouveau discours, car maintenant je comprenais à peu près l’aventure de Pacha-Lourmel :

— Le commerce marchait bien. Peut être qu’aujourd’hui cela vous serait plus difficile…

Il me regarda avec pitié :

— Mais, ma petite amie, c’est il y a cinq mois. Personne ne peut dire et ne supposera que la question des affaires en général me préoccupe. Les toiles Pacha-Lourmel, toiles de fil ou de coton ignorent les fluctuations des cours.

J’avais enfin — Il n’était que temps — la clef de l’énigme, mon présent protecteur était un gros marchand de toiles délesté d’un demi million peu auparavant et qui tenait à ce qu’on sut son indifférence devant un si petit événement. J’étais en bonnes mains.

Nous avions fait le tour du seizième arrondissement. Pacha-Lourmel demanda :

— Où voulez-vous que nous dînions ?

Je répondis :

— En un lieu modeste, car vous le voyez, je suis vêtue sans majesté !

Il s’écria :

— Mais je veux une maison où l’on mange bien. Je veux un dîner de luxe.

Je n’insistai pas. Ce diable d’homme tenait à ne pas se voir soupçonner de pingrerie.

Nous dînâmes près de la Madeleine et quand je fus dans ce lieu, encore qu’une certaine gêne me tint pour ma vêture lasse, je souffrais surtout à l’idée qu’un familier de mon père pouvait me reconnaître.

Je passai inaperçue. Pacha-Lourmel me reprochait de ne pas manger beaucoup. Il tenait à ce qu’on fît honneur à l’agape. Mais je lui expliquai que j’avais l’habitude des repas d’oiseau et qu’il m’était impossible de but en blanc de me conduire plus vaillamment devant les cuisines complexes qu’il avait choisies.

Nous causâmes entre le café et les liqueurs. J’avais affaire à un brave homme sentimental et bon, qui croyait m’apprendre le monde. Il espérait que la vue des milieux de bonne société me donnerait envie de m’y faire une place. Pour lui, on n’arrivait que par l’envie. Il fallait donner aux humains le goût des belles choses coûteuses et le désir de les acquérir. Alors chacun, sous ce fouet, trouverait en lui les énergies utiles et réussirait.

Au fond, ce n’était pas si bête. Mais les meilleures conceptions, primarisées dans le cerveau de ce commerçant orgueilleux, prenaient figure comique et abasourdissantes.

Après le dîner nous fûmes faire un tour en auto dans le bois.

Nous avions pris un taxi au lieu de sa limousine où l’on aurait étouffé.

Il se montra d’une correction parfaite, cherchant seulement à savoir, puisque, selon lui, j’avais été institutrice, où j’avais pu être révoquée.

J’eus vite assez de cette promenade et priai Pacha-Lourmel de me reconduire, ce qu’il fît. Ainsi commença le troisième acte de mes aventures.

Je restai plusieurs jours sans entendre parler du marchand de toiles.

Le quatrième, il me guettait à six heures comme le jour où nous avions fait connaissance si galamment. La séance recommença. Il fut d’une politesse savoureusement pompeuse et me demanda si j’avais besoin de quelque chose dont mes honoraires chez Tsarskaia fussent insuffisants à me procurer la satisfaction. Je lui dis que je manquais de tout et d’un peu plus. Il fut grandiose et me pria d’aller acheter dans un magasin tout ce qui me semblerait utile, puis de le faire livrer chez lui.

Je profitai de cet enthousiasme et renouvelai une garde-robe qui commençait à perdre toute dignité. Toutefois je fus prudente en mes dépenses car, en somme, il fallait voir où ce vieux voulait en venir.

Il me fit porter les paquets par un commissionnaire. Je vis qu’il avait défait et reconnu chaque objet.

Je continuais mes travaux chez la sorcière. Elle me payait bien et ne m’interrogeait jamais sur ma vie hors chez elle. Son souci essentiel était de partager équitablement son temps entre ses clients et le petit bandit, dont elle tirait des illusions amoureuses, à mon avis, d’assez basse qualité. Mais peu m’importait.

Le temps coula.

Un soir, vers neuf heures, n’ayant pas vu Pacha-Lourmel, je me promenais Boulevard Haussmann. Un homme m’accosta. Il était vêtu bizarrement d’un redingote neuve, d’un pantalon de charpentier, large comme une jupe de crinoline et d’un chapeau melon enfoncé jusqu’aux oreilles.

Il me demanda de marcher à mon côté. Je lui répondis d’avoir à suivre sa route sans moi, sa société ne m’étant d’aucun agrément ni avantage possibles.

Il répartit qu’il espérait bien non seulement marcher, mais passer la nuit en ma société.

Je lui ris au nez et m’éloignai, mais il me courut après et dit qu’étant agent de la sûreté, il me donnait le choix de le suivre au plus prochain commissariat, où il dirait que je raccrochais, sinon de l’emmener chez moi.

Je repris froidement :

— Allons, Monsieur au commissariat. J’expliquerai ce que vous m’avez dit.

Il fut très embêté, mais fit semblant de prendre la bonne direction, par une voie solitaire, et de vouloir avec autorité que je le suivisse.

J’acquiesçai, le surveillant de près.

Je fus en cela bien inspirée, car subitement, dans un angle, il se précipita sur moi, mit une main sur la bouche et voulut me renverser. Je ne puis croire qu’il songeât me prendre là, en pleine rue. Je n’en ai rien su, car, comme je criais, un homme élégant, en tube, sortit d’une maison à dix pas, vit la scène, se précipita, et, d’un coup de poing mit mon agresseur en posture fâcheuse. Il eut pourtant le culot, ce bandit, de dire à mon défenseur :

— Je suis agent de la sûreté, Monsieur, et je…

Il ne termina pas, l’autre lui tomba dessus à coups de canne en criant :

— Et moi, je suis Chef de Cabinet au Ministère de l’intérieur. Sauvez vous ou je prends votre nom et demain vous êtes révoqué…

L’autre s’éloigna.

Ce nouveau personnage, robuste, sans gêne, affairé, représentait un genre d’homme que je n’avais pas encore entrevu. Il me regarda de près, et me demanda ce que je faisais en ce lieu. Je lui expliquai ce qui était advenu et que j’étais secrétaire d’un commerçant, sans expliquer s’entend, le métier de Tsarskaia. Il me dit alors que, si je voulais remplacer mon travail par un autre, il me ferait entrer comme femme de chambre chez une amie à lui. Il me donna une carte pour me présenter. Je la pris avec les marques les plus fermes de conviction et m’empressai d’oublier l’amie de cet important personnage. Je sus plus tard qu’elle n’existait pas ou plutôt qu’il s’agissait simplement d’une maison de rendez-vous. Vous avez entendu parler de ces repas imités du temps des Borgia, où l’on est servi par des femmes nues, lesquelles sont également prêtes à diverses sortes de sacrifices… Eh bien, c’était cela, le rôle de « femme de chambre » que me proposait le sous ministre…

Peu après cette aventure, Pacha-Lourmel me fit dire de me trouver, bien vêtue, à onze heures du soir en un café désigné. Là, il me prit dans sa voiture et me mena, après une petite promenade d’une heure, dans un restaurant de nuit.

C’était une révélation pour moi que ces boîtes là. Je m’y amusais fort. Aussi, tous les deux ou trois jours, la tournée recommença-t-elle. Je rentrais à trois heures du matin chez moi et à neuf heures j’étais à mon bureau. Il fallait avoir l’âme chevillée au corps pour tenir cette vie sans dormir tout le jour sur mes correspondances. D’ailleurs, Pacha-Lourmel ne se permettait toujours aucune privauté. Nous conversions tous deux de choses indifférentes et il avait seulement fini par me consulter sur toutes questions qu’il ignorait et que sa vanité ne lui aurait pas permis d’aborder en société. Je suis assurée qu’il crânait ensuite avec mes opinions auprès de ses confrères des tissus.

En musique, en art et en littérature j’étais devenue le guide de ce brave homme. Un jour il me dit :

— Décidément, je suis une bête. Vous n’avez jamais été institutrice.

Un peu plus je croirais que vous êtes une jeune fille du monde…

Et il ajouta :

— Je suis veuf. Je n’ai pas d’enfants. Mais quelle femme plus jeune que moi consentirait à m’aimer un peu ?

Je m’empressai de ne pas relever cet appel.

Je fréquentai ainsi un tas de restaurants de nuit qui sont aujourd’hui disparus. De nombreux entresols, dans la rue Pigalle, avaient été transformés en abreuvoir à champagne pour les heures qui suivent la sortie des théâtres. Trois, quatre pièces en enfilade, basses de plafond, chaudes et éclairées avec luxe constituaient avec les tables et les tapis une « boîte » de nuit. On y dansait, parmi les gens de toutes nations presque toujours ivres plus qu’à demi, les souteneurs un peu chics et une profusion de jolies filles déjà blettes malgré leur jeunesse.

Je danse bien. On me connut tôt sous le nom de « La môme au pacha ».

Je m’amusais beaucoup et personne, certainement n’aurait supposé que je fusse encore vierge. À cause de mon langage relativement châtié, car je ne savais pas encore manier le verbe qu’il fallait, en ces lieux, on me supposait remplie de vices « antinaturels. »

Cela dura près de deux mois. J’avais embelli ma garde-robe grâce à Pacha-Lourmel, en faisant, comme déjà, livrer chez lui tout ce que je désirais. Jamais toutefois il ne m’avait donné un sou ni un bijou. Mais je possédais deux robes de soirée, un manteau admirable, tout un jeu de chaussures faites pour ne point marcher dehors, avec des bas et du linge à profusion.

Malgré ces fantaisies vestimentaires je n’avais pas l’air d’une grue.

Du moins me le disait-on. J’intriguais ce monde curieux et bavard et le passionnais d’autant plus que cette existence double et exténuante me faisait terriblement maigrir. Prenant des airs poitrinaires, j’excitais les vices secrets de tant… Au fond de moi-même je défiais orgueilleusement la famille de Javilar.

Un soir, à six heures, la voiture de Pacha-Lourmel m’attendait devant chez Tsarskaia. Le chauffeur me connaissait ; il me dit de monter seule et que Pacha, très occupé, viendrait me retrouver là où il avait ordre de me mener. Je ne connus vraiment aucune méfiance. Devais-je en avoir ? On me descendit dans une petite rue entre les Ternes et l’Étoile. J’ai oublié son nom. Le chauffeur me pria de grimper au quatrième. Je le fis. Une porte s’ouvrit sans qu’il me fut besoin de sonner et me voilà dans un petit appartement joliment meublé. Cinq pièces, objets de bonnes maisons, et pas trop croquants. La bonne qui m’accueillit me fit faire le tour de la boîte en attendant « le Pacha. » À la façon dont elle s’exprimait je devinai que le marchand de toiles allait m’offrir ce domicile galant pour que désormais je fusse sa maîtresse.

Je ne laissai rien voir de ma pensée à la bonne qui me vantait les commodités précieuses, le chauffage central et le chauffe-bain, le téléphone dans une cabine ad hoc, comme au bureau de poste, la cuisine où l’on pouvait préparer jusqu’aux pâtisseries les plus subtiles et autres agréments. En moi-même, je voyais bien que tout me conseillait d’accepter, mais se donner à ce vieillard…

Pacha-Lourmel arriva. Il était accompagné d’un homme plus jeune que lui, sans doute de même profession et de la maîtresse du dit, une bringue maquillée abondamment qui glissait sous ses paupières alourdies des regards concupiscents sur tout.

Le dîner fut difficile à dégeler. Je m’ennuyais. On est prête à consentir au « sacrifice » pour de l’argent, et même on s’y jette dans un moment de fièvre. Mais, à méditer çà, je trouvais de minute en minute que c’était plus bête. Possible que je ne sois pas pratique et que je ne sache pas juger de telles circonstances. Enfin, il faut bien voir que j’étais intacte de corps et que je manquais absolument de sens. Je n’envisageais pas l’amour autrement que comme une corvée sans joie. Savoir que tant y trouvent un plaisir immense ne me renseignait en rien. Et certainement je ne pouvais pas compter sur Pacha-Lourmel pour me transformer en bacchante ou en Messaline. Bref, j’étais décidée en principe, mais des répugnances multiples subsistaient en moi et entraînaient malgré tout le plateau…

Après un dîner, très épicé et accompagné de vins trop alcooliques, chose que je ne vis pas sur le champ, la conversation prit au salon un tour plus vivant. On m’avait annoncée comme une étoile intellectuelle de première grandeur et je me laissai prendre au plaisir de voir trois personnes m’écouter avec admiration et déférence.

Je bus de nombreuses liqueurs, comme tout le monde, pour ne pas faillir à suivre l’opinion publique qui me rendait hommage, et vers minuit je me trouvai assez « lourde », je veux dire assez dépourvue de conscience des choses.

La conversation avait porté sur l’amour, naturellement. Puis elle vint à sa technique. La femme du compagnon de Pacha-Lourmel, à peu près grise, fit des confidences étranges. Je les ai oubliées, mais je sais qu’elle les mima. Cela me laissait froide. Je n’avais goût qu’à parler de choses spirituelles.

Soudain Pacha-Lourmel très allumé vint s’asseoir à mon côté sur un petit canapé où j’étais à demi étendue et où je dus lui faire place, ce qui m’irrita. Il me dit :

— Voulez-vous, ma chère, accepter ce petit appartement ?

Je répondis :

— Il est délicieux…

— Il est à vous, reprit-il…

Et en même temps il se pencha et m’embrassa sur la bouche.

Je résistai au désir de lui donner une gifle, mais comme il voulait en sus mettre sa main sous ma jupe, je ne pus me retenir de le repousser violemment. Ce fut réflexe… Le geste fait, je compris le crime commis…

Lui se leva furieux, rouge comme le tapis qui était de moquette rubis. Nous restâmes en présence sans parler, puis la femme qui, d’un fauteuil placé à deux pas, avait vu la scène, susurra :

— Elle fait sa mijaurée, l’enfant ?

Je lui jetai d’un trait :

— Oui, Madame, vous faites la grue et moi le contraire. Cela nous convient à toutes deux.

Pacha-Lourmel, apoplectique, se jeta sur moi :

— Petite, je te veux, je t’aurai…

Ma réponse claqua :

— Ah non, par exemple.

Comment cet imbécile pouvait-il croire que je consentirais devant ce couple souriant aux faces stupides.

Solitaire, je me serais peut-être maîtrisée jusqu’à céder, mais en spectacle…

Non… Non…

— Tu m’appartiens…

Le marchand de toiles bavait de fureur. Il m’étreignit.

Tenue par les épaules, je me raidis comme une tige d’acier. Il y eut toujours quinze centimètres entre le visage apoplectique et ma bouche.

Alors Pacha-Lourmel, perdant toute mesure, cria :

— Vous autres, tenez là donc. Je l’aurai…

Ils me sautèrent tous dessus, y compris la bonne qui arriva de ses fourneaux pour participer à cette curée.

Je me débattis férocement. La lutte fut longue. J’échappais parfois et l’on me reprenait, je roulai plusieurs fois à terre. Un courage désespéré me tenait. Pourtant, il fallut succomber. Les deux femmes s’efforçant à me faire souffrir et l’une d’elle amena un doigt vers mon œil dans l’intention certaine de le crever en prétextant que je m’étais défendue sans attention. Mais Pacha-Lourmel, quand il me vit vaincue, ne voulut plus qu’on me touchât autrement que pour me tenir bras et jambes. Je fus portés ainsi sur le lit.

Je criais, mais je me sentis la gorge prise par une rude main.

Écartelée, avec un oreiller sur la figure, je secouai longtemps encore cette horde animale. Rien d’humain ne subsistait chez ces quatre individus. Jambes séparées à me disloquer le bassin, immobilisée, je dus subir…

Pacha-Lourmel m’écrasa. Il me dilacéra comme une chair morte. Je perdis connaissance, après avoir épouvantablement gémi.

Une heure après, seule, épuisée, saignante, je revins à moi sur le lit en chiffons. Chose atroce, mes vêtements et mon linge étaient en morceaux. Je ne pouvais sortir avec cela. Or, cette brute de Pacha-Lourmel avait fait livrer, dans un autre but et placé là pour moi un costume neuf et diverses choses de toilette.

Le silence régnait dans l’appartement. Exténuée je faillis me coucher et dormir. Je trébuchais dans cette chambre, nue, douloureuse, courbaturée et désespérée… Ah cette heure que j’ai vécue…

Il me fallut m’habiller de ces choses neuves… Il le fallut. J’aurais été arrêtée pour outrage à la pudeur en sortant avec le reste de mes vêtements de lutte. Je le fis donc. Enfin, je me dirigeai vers la porte.

Dans la pièce à côté, Pacha-Lourmel, blême et seul, était assis. Quand j’apparus, il vint au devant de moi comme pour dire des mots tendres, des mots d’excuse peut-être…

Ma face le glaça. Il fit encore un pas. Mais je pouvais à peine marcher. Je lui fis signe violemment de ne pas s’approcher de moi.

Alors, précipitamment, il tira son portefeuille et me tendit une liasse de billets de banque.

Je les pris et d’un soufflet les lui appliquai sur le visage.

Il devînt couleur de tan. Je passai et sortis. Je n’ai de ma vie souffert comme en descendant cet escalier-là.

— Et puis ?

— Fini ! Je ne l’ai jamais revu.

— Mais, Idèle, pourquoi refuser les billets de banque. Ils ne te coûtaient plus rien ?

— Aussi, Kate, les ais-je regrettés…


LA CURIEUSE LYCÉENNE.

— Comme quoi il est plus intéressant de se trouver en face d’un assassin que d’un gros amoureux trop… tendre.

— C’est toute l’histoire des hommes et des femmes, ici-bas, ces deux aventures d’Idèle et de Ly. Austerlitz mène Napoléon à Sainte-Hélène et diverses défaites — tant d’honneur que de guerre — font une dynastie nordique. Le bien et le mal sont confus !…

— Qu’est-ce que c’est que deux ou trois millions de Scandinaves à côté de l’Empire du Monde ?…

— Mieux vaut être premier dans le désert de Gobi que le second à Paris…

Words ! words ! mes amis. Ce sont des mots. À Paris, on est le second aujourd’hui et le premier demain. Mais premier, là où il n’y a personne. C’est être un mauvais dernier pour les lieux habités.

— Et ni Ly ni Idèle n’eurent d’ailleurs le loisir d’être en tête ou en queue…

— Entendu, mais leur aventure s’élève à la dignité philosophique…

— Ly à la place d’Idèle. Quelle conclusion attendrions nous ?

— Ah ! c’est ingrat. Nous décalons toutes les données. Idèle vaut Ly comme énergie. Je l’ai connue comme correspondante de guerre quand on se battait entre la Mer Noire et l’Océan Indien, entre Bagdad et Ispahan. Son courage était admirable, il épatait le fameux général Butterblack.

— Tu y étais, Jacques, à la guerre d’Asie ?

Of course ! C’est Idèle qui a sauvegardé la colonne de Butterblack en délivrant Pundit Dolatam, l’interprète, sans qui nous avions tous le cou coupé. Et quand nous avons été assiégés dans les ruines d’Ecbatane ; sa sérénité — difficile en tel lieu et dans quelles conditions — était l’exemple souverain…

— Tu me vantes, mon cher, c’est bien à toi que nous avons dû de ne pas être obligés de boire des eaux empoisonnées. Souviens-toi, Archimède, des balistes que tu avais inventées et qui ont protégé dix jours un front de quatre kilomètres. C’était épique ta baliste à grenades…

— Sans plus discuter, il faut dire que cette pauvre Idèle n’a rien à se reprocher des réussites crapuleuses qu’il fallait d’ailleurs attendre de son Pacha-Lourmel.

— Je crois décidément que je vais récolter la palme pour l’art de ne pas se laisser prendre dans ces circonstances difficiles.

— Toi, Kate ?

— Oui ! Et c’est à seize ans que cela m’est arrivé. Sans compter, comme complication, que ce n’est pas un seul homme que j’avais à… subir ; mais trois…

— Ô Kate, et tu nous laissais parler sans commencer tout de suite cette histoire à sensation. Tu es bien coupable !

— Voilà donc : je préparais mon bachot au lycée de Z. J’étais, soit dit sans me vanter, une fillette délurée et audacieuse. D’ailleurs pure comme des idiots disent qu’on ne l’est plus depuis qu’on sait pourquoi les gosses ne se font pas par l’oreille. Mais le contenu du mot pureté est incompréhensible aux béotiens. Ils regrettent seulement le temps du « petit chat est mort… » moliéresque. J’étais pure en ce sens certain que je n’attachais aux idées sexuelles, qui m’étaient familières, aucune valeur supérieure à l’importance de la fabrication des confitures par exemple… Or, je n’aime pas les sucreries. Jamais je ne songeais à ces choses-là en dehors du point de vue études.

J’étais curieuse de tout savoir, pour le plaisir de la science elle-même ; mais de ma vie je n’avais relié l’idée des fonctions de reproduction avec celle d’un garçon beau ou laid, ni avec la pensée de mon corps à moi. Certes, j’étais autrement chaste que les « oies blanches », comme j’en ai vu durant les vacances. Mes parents me menaient alors aux bords de la mer, ou à la campagne chez les amis qui, en été, nous invitaient à passer souvent huit jours chez eux. Les jeunes filles que je fréquentais là ignoraient l’anatomie et la physiologie. Elles ne savaient pas scientifiquement comment ça se pratique, mais elles passaient leur vie à converser de choses obscènes en termes d’ailleurs secrets pour les parents, quoique prodigieusement lubriques au fond. Elles étaient hantées de la connexion des sexes et s’exerçaient à y songer. Leur âme était loin d’apparaître aussi claire que celle des lycéennes de rhétorique, toutes aussi renseignées qu’un gynécologiste, mais de cœurs admirablement chastes. La chasteté, chose ignorée, ne se perd pas avec la science, mais, je l’ai vu, elle va rarement avec l’ignorance. J’étais donc dépourvue de tout vice même en puissance. Un seul désir me tenait sans répit : étendre mon savoir touchant surtout ce que les romanciers ont nommé le document humain. J’aimais à superposer la réalité aux conceptions livresques. Très calée en histoire, matière qui me fut toujours sujet à passion, je voulais comprendre les cœurs de tous personnages et des foules qui jouent le grand rôle dans la vie des sociétés. Je me promenais avec des yeux toujours curieux pour saisir au vif ce qui se manifeste du secret des esprits et des volontés dans la vie quotidienne. L’existence était un sujet inépuisable de merveilles pour moi.

Or, dans notre ville, qui n’a plus guère que quarante mille habitants mais en eut jadis le double et de ce chef conserve une plèbe abondante et misérable, il y a un quartier pauvre. Ce quartier avait plusieurs noms mais le plus usité et qui devait venir de plus loin, c’était « Les Ruelles. »

Ma bonne et le peuple disaient « Les Ruettes ». Les journaux s’occupaient souvent des mystérieuses Ruelles. Crimes, infanticides, débauches sans nom, vols et foison d’ivrognes y étaient la vie quotidienne. C’était vraiment passionnant. Ce quartier, car je l’avais étudié sur le plan de la cité, faisait un quadrilatère irrégulier bordé par des usines et des casernes, quelques jardins d’anciennes abbayes et des refuges de métiers sales ou méprisés : tanneries, équarrissages, chiffonniers.

J’avais une envie ardente d’aller visiter ce ghetto sans juifs. Je voulais savoir comment y vivaient les habitants, l’aspect des rues et des maisons, la vêture de ce monde en marge de la société bourgeoise. Je désirais voir ce que pouvaient être les femelles et les enfants dans cette sentine qui me faisait immuablement songer à la Cour des Miracles de l’ancien Paris. La chronique des Ruelles dans les journaux ravivait constamment ce désir. Quand j’étudiais l’histoire des révolutions, je me disais : « Il faut voir les gens des ruelles pour comprendre cela. » La misère révoltée est nécessaire pour faire lever la pâte humaine dans les grandes crises sociales. Mais où la trouver cette misère révoltée ? La campagne ne la fournit point. Le rural est servile. Il ne se rebelle pas, ou alors c’est quand les révolutions sont faites, pour être assuré de toucher le pourboire.

Les gens de service, les ouvriers des villes me paraissaient incapables de ces efforts ardents et sacrifiés que sont les prises de toutes les Bastilles. Risquer sa peau pour une idée et sans y être commandé… Je ne voyais personne capable de ça. À cause d’une éclisse de bois dans le doigt, qui ne les gênait pas, des ouvriers, par chez nous, se faisaient donner deux semaines de repos à demi salaire. Ils aimaient mieux ne rien faire, et toucher juste pour ne pas crever de faim, que travailler. Et ils laissaient moisir leurs gosses pouilleux pour se pavaner le bras en écharpe, en se vantant de jouer ainsi un bon tour « au singe ».

Mon père était avocat, mais nous avions comme voisins une usine de meubles et une imprimerie. Les patrons de ces boîtes étaient amis de ma famille et je savais tout ce qui s’y passait.

Donc, les Ruelles me préoccupaient. Je ne vouais d’ailleurs ni haine ni pitié au peuple du quartier mal famé. Je le jugeais très noble par son rôle imaginé de ferment social. Et je lui pardonnais d’être composé de filous et d’ivrognes en songeant que c’est à lui qu’il fut toujours dévolu de prendre les armes et de créer dans l’histoire l’immortel souvenir des 14 Juillets.

J’ai depuis vérifié que les gueux sont très bourgeois, et même ils le sont assez platement. Quand ils se fâchent, ce sont des colères absurdes et plus risibles qu’émerveillantes. Les révolutions sont faites par des fanatiques dont je ne connaissais pas alors la race. Je voulais que les révoltés vrais fussent pauvres et ce n’est aucunement la règle, ni qu’ils soient eux-mêmes malheureux.

J’ai songé vous montrer ma pensée. C’est toujours délicat à définir une âme jeune et fraîche, sur laquelle n’ont passé la connaissance de l’argent ni la défiance des sottises mises au service des belles idées. Je pensai longtemps aux Ruelles, puis un jour je me dis :

Kate ! va voir comment c’est. Tu y gagneras au moins de ne plus en être hallucinée.

Y aller ! Comment ? La chose était peut-être impossible. Je sortais seule pour aller au Lycée. Mais l’allée me demandait cinq minutes et je ne pouvais pas en gagner dix. Au retour, si je n’avais été à la maison un quart d’heure après la sortie, en supposant que j’eusse causé longuement avec une autre rhétoricienne, on aurait mis la police à ma recherche. Je sortais parfois pour aller chez des amies, mais le téléphone me suivait. Impossible de trouver dans la suite du jour les trois quarts d’heures au moins qu’il me fallait pour visiter le quartier secret. Il me serait nécessaire d’inventer autre chose.

J’y pensai longtemps. La complication extrême ne me faisait point reculer, quoique j’eusse toujours l’amour des situations nettes et simples. Même la peur, chose curieuse, qui, au début de mes réflexions à ce sujet, me tenait assez pour être un frein efficace, disparut lentement. La raison est en ceci que bientôt la visite ou plutôt l’exploration des Ruelles me parut moins chose difficile et dangereuse que réussite charmante, tour de force valant en lui-même. Dès que la transformation fut faite en ce sens, rien ne me pouvait retenir. Il ne s’agissait plus dès lors de faire une chose scabreuse, mais de réaliser une sorte d’acrobatie très difficile. La pire tentation ! Personne n’avait d’ailleurs jamais songé à me défendre d’aller visiter ce coin de la ville. Il ne pouvait venir à l’esprit que jeune fille au monde ait jamais l’intention d’aller voir ça. Tout au contraire devait-on contraindre mes camarades à passer tout près de ce lieu redouté lorsque c’était leur chemin, sans quoi elles eussent fait le tour du département pour choisir une voie qui permit d’éviter la proximité de cet enfer. Mon projet en somme était neuf, absolument neuf. Il n’avait pas reçu de consécration, c’est vrai, et sa qualité d’héroïsme demeurait incertaine à cet égard. Mais je n’ai jamais eu la dévotion des préjugés de tout ordre, et moins encore des préjugés relatifs au courage. Au surplus, peut-être n’avait-on jamais conçu une expédition si audacieuse ? Et mon enthousiasme s’en trouva rehaussé d’autant.

Cependant je ne voyais toujours pas le moyen de m’absenter une heure environ de chez moi. Je jouissais de beaucoup de liberté. J’aurais pu, de toute certitude et sans gêne aucune, avoir rendez-vous avec un jeune homme si je l’avais voulu, selon la tradition amoureuse classique. C’était le moindre de mes soucis. Deux ou trois fois des frères de mes amies m’avaient glissé dans l’oreille des « je vous verrai » soit sur le chemin du lycée, soit près de chez moi dans la petite venelle qui menait au jardin sis derrière notre maison et y pénétrait par une porte basse parmi le fouillis le plus pittoresque de végétaux embroussaillés. Or, je n’avais jamais cru devoir refuser ces rendez-vous, car, bien mieux, je n’y pensais plus. Cela me passait totalement de l’esprit. Un jour, même, le frère de Lucie Barraeas m’accosta en me disant que j’avais approuvé la veille le plaisir promis de notre entretien en tel lieu. Je ne me souvenais pas même de lui avoir parlé. Et il fut très froissé de l’étonnement non feint que j’arborai lorsqu’il me dit avoir jugé mon sourire comme une acceptation de rendez-vous. J’aurais donc pu disposer du loisir propre à combiner des rencontres galantes, mais rien de plus. Mes parents avaient évidemment confiance en moi. Toutefois ils m’aimaient assez pour s’inquiéter vite si je restais plus de dix minutes sans donner de mes nouvelles et encore fallait-il que je fusse en un lieu convenable.

Un jour, Marie Martoilley, à la sortie du lycée, me pria de venir lui expliquer chez elle un peu d’algèbre, chose qui n’avait pas de facilités pour son esprit. Nous rencontrâmes sa mère en nous y rendant. Elle me dit qu’elle passerait chez moi avertir mes parents de mon retard et de ce qui le justifiait. J’avais découvert le moyen de visiter les Ruelles…

Dix jours durant je fus chez Marie Martoilley de 4 heures à six heures, ma mère fut d’abord mécontente, mais un de nos professeurs ayant dit que cette étude en commun nous serait à toutes deux profitable, elle devint bien disposée pour ces sorties dont je donnai l’habitude aux miens. Je ne rentrai plus que vers six heures et quart. Sitôt que nous étions arrivées chez mon amie, je téléphonais à la maison où l’on s’était habitué à ces événements.

Je me dis donc qu’un jour où il ferait très beau, et que la nuit ne tomberait pas trop vite, car les jours étaient courts et mon exploration devait se faire avec le maximum de clarté, un jour choisi, donc, je téléphonerais chez moi de chez les Martoilley puis, aussitôt, je feindrais une migraine dont j’aurais déjà parlé pour qu’elle parut normale, et je partirais soi-disant pour rentrer. Ceci se passant vers quatre heures et demie, je pourrais aller voir les Ruelles avant cinq heures un quart et par suite être de retour à la nuit complète. Tout cela était parfaitement combiné. Je passai des heures sur le plan de la ville pour trouver la route la plus prompte menant au quartier redoutable. Il fallait aussi établir l’ordre et la méthode de mon exploration. Je partirais d’ici, je suivrais telle voie, puis telle autre et enfin après des tours et détours que j’avais calculés d’avance avec minutie je me retrouverais à tel endroit, qui, par telle rue, me ramènerait le plus directement au gîte familial.

On peut dire que j’ai pâli sur ce plan. Je sus vite tous les noms des Ruelles et je les imaginais à ma façon, je me promenais en songe dans leur dédale reconstitué à coup de littérature romantique. Je me voyais comme une voyageuse de l’agence Cook, armée de son Baedeker, qui suit avec fidélité les indications et les croisements.

Je voulais faire mon enquête avec une méthode parfaite. La brièveté du temps m’en faisait d’ailleurs une obligation.

Le grand jour arriva. Personne chez moi ni au lycée ne soupçonnait mes idées. Au surplus même après cette excursion, je n’en parlerais à quiconque. C’était pour ma seule édification et le plaisir de mieux comprendre la vie que j’agissais. Je ne voulais rien de plus que ces satisfactions égoïstes et sans répercussion possible sur d’autres âmes.

Ce fut un mardi. Il faisait un soleil exquis et amollissant. Chacun était propensé à la douceur et à la bonté par ce regain d’été venu parer l’automne. Je me souviens encore, parce que mes soucis me firent prêter une attention plus vive aux choses qui ne concernaient pas mes projets, que le cours de l’après-midi portait sur Homère. Je retrouve le son de voix puéril et décidé de la petite Polonaise, Eda Edomsky, lisant les vers de l’Iliade : Bé d’imen es thalamon poluphloisboio thalassés

Il y en avait qui tentaient de prononcer le grec à la moderne : le thêta en sh l’êta en i et les autres lettres à l’avenant ; Thalasses devenait ainsi Shalazzis. C’était très comique pour nous, mais la slave avait le sens de cette sonorité spéciale. Elle usait de voyelles et de consonnes inconnues du français dans cette articulation étrange où les esprits rudes apportaient un râlement rigide et germanique. Elle donnait à cette poésie une dureté et une barbarie que j’ai crues très proches de la réalité d’il y a trois mille ans.

Elle lisait :

Glyzzomaegnos zi syghadrroh filloone d’ibaeraiozzi épeuainai.

Et l’on croyait entendre des marins grecs échanger des ordres au bord de la mer « retentissante », tandis que la silhouette du vieux prêtre apparaissait minuscule et nette, avec sa face barbue et creuse. On entrevoyait entre les mains du vieillard une sorte de coffret contenant les « présents » et le lituum augural.

Influence des sonorités sur les images… Il n’y a jamais eu que cette fille de boyard pour extraire devant moi de si rares tableaux des vers Homériques.

La leçon finit. Le père de Briseis disparut de nos songes et aussi la belle esclave « aux bras de lait » qu’Achille « aimait d’être captive. » Ô Tolstoï ! vous étiez déjà tout entier dans ce mot de l’aède. La tendresse qui naît du malheur n’était donc point inconnue des hommes qui furent enterrés à Mycènes sous des masques d’or derrière la porte aux lions ?…

À quatre heures cinq je confiais à Marie Martoilley que j’avais un peu mal de tête. À quatre heures un quart nous étions chez elle, et, par chance, presque aussitôt, ma mère demanda par téléphone si nous étions rentrées. Il lui fut répondu oui sans que j’intervienne. Je pus donc trois minutes après, me prendre le front à pleines mains et montrer la souffrance la moins douteuse.

Un instant se passa encore. Enfin j’assurai n’y pouvoir tenir et me levai. J’embrassai Marie Martoilley en évitant de revoir la mère qui me crut ou devait me croire encore chez sa fille. Je sortis avec promptitude et m’enfonçais dans une rue de petit négoce pour éviter de traverser les grandes artères où beaucoup de gens eussent pu me reconnaître et dire plus tard chez moi qu’à cette heure-là je passais dans la rue. Je m’étais promise de demander ensuite à Marie Martoilley le silence sur ma migraine pour éviter d’apprendre à ma mère que j’avais lu la veille jusqu’à trois heures du matin, chose interdite. Tout cela était très bien combiné. Les choses se passèrent sans anicroche. Je suivis une route dont j’avais le plan dans la pensée. D’abord la rue du Blé, puis celle de la Préfecture plus cossue, mais silencieuse et morne. De là je glissais par le passage Malevin. Il me conduisait à la rue Juiverie. Nous avions là des amis, car des juifs il n’en restait aucun, mais des entrepôts et des garages s’y suivaient. De temps à autre, un vaste immeuble se dressait avec, immuablement, au balcon du premier étage une glace ronde, portée par une tige articulée. Cet objet permettait sans descendre ni se montrer de voir les gens qui sonnaient à la porte.

Je sortis de la rue Juiverie par une venelle étroite et assez malpropre qui donnait déjà idée de ce que devaient être les ruelles. Cela se nommait le Grenier-à-sel. Au milieu de cette voie un homme vernissait paisiblement la caisse d’un tilbury de modèle très primitif.

Il quitta ses tampons à vernis pour me voir passer. Jamais un spectacle aussi attrayant ne devait charmer les yeux de ces ouvriers du Grenier-à-sel. Je m’aperçus alors que j’avais emporté avec moi ma petite serviette de lycéenne, longue, plate et fauve, qui contenait six feuilles de papier blanc, deux stylos, un cours d’algèbre, dont je me servais pour instruire Marie Martoilley, et une Iliade avec des notes en latin, somptueusement éditée, reliée en maroquin couleur chair et dont je n’étais pas peu fière. Dans mon projet de voyage je devais oublier ma serviette chez mon amie et la reprendre le lendemain matin en allant au lycée. Ceci afin d’éviter l’embarras de ce bibelot qui vous affiche un peu trop. J’aurais pourtant voulu sembler une quelconque ouvrière. Tant pis…

Je passai rue des Chandeliers. Le commerce n’avait pas changé depuis des siècles en cette partie de la ville. Il n’y vivait que des fabricants de cierges et de chandelles. J’approchais de la Cathédrale, derrière laquelle commençaient les ruelles.

Pour ne point avoir à passer sur le parvis, car je sais la curiosité des dévotes qui eussent clabaudé trois jours sur mon apparition, si elles ne m’avaient pas reconnue, et un mois si on avait su qui j’étais, je filai par une voie tortueuse, qui se partageait en deux boyaux dont l’un parcourait une sorte de terrain en ruines qu’on nommait Le Cloître. Ç’avait dû être un couvent brûlé par haine ou accident ; cela remontait jusqu’au chevet de la somptueuse église et fournissait une traversée aussi difficile que celle de Christophe Colomb, partant vers les Amériques. Je dérangeai une demie douzaine de bambins crasseux et loqueteux qui jouaient à quelque divertissement vraisemblablement brutal, car deux pleuraient dans un coin. Deux autres me suivirent en me demandant : « Un petit sou ». Je les redoutais sachant que cette marmaille s’entend à jeter sur vous des ordures ou à vous jouer des tours malfaisants. Comme le plus hardi des enfants, le plus sale aussi, s’approchait trop près, je lui flanquai une gifle, avec ma serviette, d’un revers de main. Il en fut éberlué, s’arrêta net et rebroussa chemin aussitôt. Je me revis seule.

Je sortais du « Cloître » comme je me trouvai face à face avec deux femmes vêtues de noir, âgées, et portant avec ostentation un aspect de veuves inconsolables. Elles me dévisagèrent avec curiosité, et se retournèrent certainement quand je les dépassai, car je n’entendis plus leur pas. Je me hâtai.

Jusqu’ici j’avais suivi mon plan avec rectitude et sans accroc. Maintenant il s’agissait de continuer dans la partie la plus ingrate de mon périple, je passai par une sorte de route non pavée qui tournait le chevet de la Cathédrale et je me trouvai dans la rue qui cette fois menait aux ruelles. Elle se nommait la Rue Présentine. Il est vraisemblable que les demeures coites et les jardins qui la bordaient avaient abrité jadis un couvent de sœurs de la Présentation.

Le silence régnait absolu. Pas un murmure de la ville ne venait jusqu’ici. C’était une voie pavée en grès avec dénivellation médiane.

Autour de moi je voyais une suite de hauts murs à portes basses cloutées en croix de lorraine ou en chevalet selon la forme des étais intérieurs. Des bornes à droite et à gauche de chaque porte disaient le temps le cavalier descendait et grimpait sa bique par ces montoirs. Au dessus de chaque borne on voyait les traces encore du scellement des anneaux les chevaux étaient attachés.

De temps à autre le mur s’ouvrait par une sorte de meurtrière étroite et haute partant à un mètre du sol. Je ne me rendais pas compte de l’utilité même lointaine de ces orifices. Uniformément le lierre débordait au faîte des murs. On percevait, au-dessus, les toits de demeures sombres auxquelles appartenaient ces jardins tristes que nul bruit ne troublait. Une mansarde ou un œil de bœuf c’est tout ce qui s’entrevoyait pourtant de ces hôtels seigneuriaux ou épiscopaux ensevelis dans l’ennui et le souvenir des siècles de splendeur. Je suivais lentement la rue Présentine. Le charme en était pénétrant. Devant une porte un peu plus ornée que les autres je m’arrêtai. La clouterie avait figuré jadis un blason. Chez moi l’héraldique était science familière, car mon père prétendait que nous avions été anoblis en 1578. Je lus donc cet écu, autant qu’il se pouvait encore. C’était un losange. Forme de sexe féminin, donc armoiries de vierge noble. Un pairle occupait tout le rhombe. Peut-être était-ce plutôt un roc d’échiquier. Non ! Je suivais le pal du pairle jusqu’en bas. Les ornements placés entre les cotices à peine indiqués étaient-ils des besants, des tourteaux, des anneaux, des guses, des guipes, des ogœsses, des heurtes, des pommes ou des volets ? Personne sans doute n’eut su le dire sans recherches. Mon père aurait écrit là-dessus une plaquette de cent pages et donné exactement les émaux. Mais peu m’importait à moi le souvenir de l’abbesse orgueilleuse qui sans doute avait voulu la porte basse de son couvent ornée de ses armes. Et je remuai les vers mélancoliques de Villon sur la mort de tout.

Je m’aperçus soudain que le temps passait. Le soleil devait être bien bas sur l’horizon. Le ciel devenait d’une pâleur fatiguée qui annonçait la nuit. J’eus, je l’avoue, un instant l’idée d’arrêter là mon voyage et de rentrer. Cette porte blasonnée m’avait suffisamment emplie de joie. Certes je lisais là ce que nul traité d’histoire ne saurait enseigner. Et, de même, cette rue Présentine avait une figure inoubliable, une majesté et une froideur implacable qui n’étaient pas sans une subtile signification.

Reviendrais-je ? Je m’arrêtai au milieu de la voie, heureuse de ma solitude, de ma réussite, de l’heure, de cette inexplicable sensation de liberté pure qui me gonflait la poitrine. Brusquement je me décidai à continuer. Une seule restriction se formula :

Je ne m’en vais pas sans savoir un peu enfin ce que c’est que les ruelles. Mais il va falloir faire vite.

Je m’avançai dans la rue. Elle se contordait de telle façon qu’à dix mètres on ne voyait ni devant ni derrière soi ce qui s’y passait.

Bientôt elle rétrécit. Une sorte de tour massive en bouchait absurdement la moitié, sans que rien expliquât la présence de cet apostème. Elle fit ensuite un angle droit et je vis cette fois des maisons sur la rue même, les seules. C’étaient des hôtels cacochymes et sans doute peu habités. Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de barreaux de fer prodigieusement vieux, car amenuisés et réduits à rien. M’approchant, je vis même qu’on avait élevé un mur ou une cloison derrière ces grilles. Ainsi ces rez-de-chaussée n’avaient aucun jour sur le passage. Qui pouvait vivre là-dedans ? Je me le demandais avec curiosité, mais le jour décroissait vite, je ne m’attardai plus.

Je tombai ensuite dans une voie misérable et puante. Je la parcourus vite. Des gîtes branlants et malsains la bordaient. Tout y était si muet que je n’aurais pas cru ces maisons habitées. Mais aux fenêtres, des linges et des vêtements dansaient au vent.

Deux fillettes, sales au delà de ce qui semble croyable, sortirent d’un couloir qui jetait dans la rue une odeur vermineuse. Elles me regardèrent avec des yeux inintelligents et tristes. J’allai plus loin. Cette fois c’était un affreux couloir. Je faillis rebrousser chemin tant la terre était chargée d’immondices, mais je me vis dans une rue à magasins. Le commerce était bien d’ailleurs celui qu’on pouvait attendre des Ruelles :

Des auberges et des hôtels avec une lanterne ventrue annonçant leur qualité. Une épicerie qui paraissait une forteresse avec ses vitrines nanties de choses étranges. On ne devait jamais vendre ici ces balais et ces assiettes ? Des demeures basses et tristes s’offrirent, dont le sol était à trois marches au-dessous du niveau de la rue. Je me dis : Voilà un quartier dont le pavage remonte peut-être à Louis XIV. Ces taudis sont en contre-bas. Ils existaient donc des siècles auparavant…

Ce qu’il avait pu mourir d’humains dans ces masures défiait l’imagination. Mille personnes peut-être avaient connu les affres de l’engloutissement dans chacune de ces misérables tanières. La mort semblait s’y respirer.

Je marchais toujours. Des gens sortaient à mon passage, mines livides et inertes quand ils étaient vieux, faces crapuleuses, quand ils étaient jeunes, figures pustuleuses et rongées, quand ils étaient enfants. J’entendis des paroles admiratives, méprisantes ou incompréhensibles provoquées par mon passage… Mais rien ne me révéla le peuple orgueilleux et révolté, bondé d’énergies et de violences virtuelles que je venais chercher. Les gosses étaient singulièrement vicieux toutefois. J’en vis qui tendaient une corde à sauter pour me faire tomber et l’un d’eux me jeta au passage je ne sais quoi. Je sus l’éviter.

La nuit venait cette fois rapidement. Je ne voulais pas rebrousser chemin tout de suite car, en somme, j’étais sur place. Il ne me serait pas utile sans doute de renouveler mon voyage pour connaître les Ruelles et il fallait tout voir ce soir. Je persistai. Une voie un peu plus remuante apparut. Des gens qui conversent entre eux avec des voix rauques. Je devine que ce sont les ouvriers des métiers sans gloire : les équarrisseurs ou les chiffonniers. L’odeur est d’ailleurs abjecte. À certain moment un homme à face avinée se tourne pour m’enlacer comme je passe. Mais j’ai des yeux partout. Je l’évite et je l’entends rire par saccades.

Une rue encore. À droite et à gauche des espèces de passages d’où descendent des ruisseaux gluants et noirs. J’entends des enfants qui piaillent et des grosses voix qui prononcent des injures.

Une immense bâtisse en bois, haute de quarante mètres, profonde du double et aussi large me retient soudain. C’est grand ouvert et une lampe éclaire à l’intérieur des carrioles préhistoriques, des voitures à bras et des véhicules démantibulés de tout ordre. Le toit, percé en mille endroits, laisse voir le ciel. Je me demande ce qu’est cet étonnant monument qui réclama des constructeurs d’une si merveilleuse habileté. Une bâtisse de cette envergure, en bois et en torchis, est une façon de chef-d’œuvre. Mais je me souviens alors qu’il y a sur le plan une rue du Jeu de Paume. Je n’avais pas l’intention d’y passer et j’ai dévié de ma route. C’est cela le jeu de Paume. On faisait des choses curieuses en cet ancien régime ! Que, laissé à l’abandon, réceptacle de véhicules à vendre au stère comme bois à brûler, refuge certainement de gens sans aveu et sans domicile, ce bâtiment ait subsisté deux siècles, voilà qui est remarquable !

Je m’éloigne à regret de cet étrange carcasse. Encore une rue vide avec de hauts murs. Au milieu est une porte vernie, garnie de pointes aiguës d’un pied. Puis, subitement, je me trouve dans une sorte de corridor qui termine en voûte. Je ne vois plus le jour de l’autre côté… Cette fois, je m’arrête. Que faire ? Où vais-je tomber par cette espèce de cul de sac. Pas un bruit ne vient à moi. Mais l’avilissement de la population que j’imaginais capable de faire trembler les bourgeois, comme il semble qu’elle fasse d’après les journaux, la sanieuse crapule des Ruelles me donnent par réaction du courage. Je suis une fille de bourgeois. Je ne dois pas avoir peur. Et je m’engage dans ce coin nauséeux.

Je marche sur je ne sais quoi, je glisse, je me retiens aux murs suintants et gras. Est-ce que va durer longtemps ce voyage dans l’obscurité. Mais le couloir fait un coude et je vois sa fin. Le jour, bien faible, naît à l’autre bout, je me presse. Enfin je suis à l’air libre.

C’est une sorte de place ou de lieu géométrique auquel aboutissent six chemins semblables. Une rue plus large s’y amorce je vois s’allumer devant moi un réverbère. Je n’ai pas vu de lampion public jusqu’ici. J’admire, puis je songe que mon voyage se suffit tel. Où suis-je ? Il me faut reconnaître le chevet de la cathédrale pour reprendre ma route de retour. La Cathédrale est un énorme monument, on doit la voir de partout. Je suis certaine de m’y retrouver.

Au couchant, le ciel est encore vert. D’un vert très lumineux.

J’avance. La rue est large. Il n’y a aucune vie. D’une porte invisible sort subitement un être que je ne détermine qu’en m’approchant. C’est une femme vêtue d’un sorte de robe flottante. Elle me tourne le dos. Je ne vois que sa carrure puissante et son chignon énorme, bas sur la nuque.

Soudain, arrivée près de la lumière la femme s’arrête et se retourne. Ce n’est pas un réverbère du tout cette lanterne. C’est une enseigne. Sur chaque face est peint un énorme numéro 4.

La femme m’a vue. Sous la lueur qui tombe, son masque chevalin marque un étonnement complet. Elle me toise des pieds à la tête, et, à mesure que je m’approche je vois mieux son aspect. Elle porte un peignoir de couleur tendre, violet ou bleu très clair. Devant, le peignoir, non tenu, baille. Je vois la poitrine énorme et roulante. Plus bas je constate que le costume de la femme est constitué par une simple chemise d’où sortent les jambes à bas noirs pareilles à des colonnes. Vraiment au moment où je vais croiser cette femme elle me fait presque peur et la peur devient authentique parce qu’elle me sourit.

Oui ! c’est idiot, mais c’est tel. Si elle ne m’avait pas souri je lui aurais peut-être demandé mon chemin. Ce sourire me terrifie. Je savais bien que ces métiers de prostitution existassent. Mais dans mon imagination, je croyais que les femelles soumises devaient être lamentables, menées au fouet, asservies peut-être avec une chaîne au pied. En tout cas, les maisons qui les abritaient devaient être des prisons inflexibles et farouches, les victimes pleuraient jour et nuit des larmes de sang. Elles m’eussent, comme je les songeais, inspiré pitié et je n’aurais point répugné à leur parler. Mais une prostituée de maison qui prend le frais à sa porte, comme tout le monde, avec l’air bien-portant et jovial ! Mais qu’elle m’adresse un sourire ! Vraiment, j’étais suffoquée. Et, comble d’horreur, elle ouvrit la bouche pour m’adresser la parole.

Ah ! cela dépassait les limites. Je marquai un écart et m’enfuis. J’eus le temps de l’entendre dire :

— Eh ! petite ! pas par là ! pas par là !

Je me précipitai par un chemin qui coupait à gauche. Zut ! c’était une impasse. Un peu plus, j’allais me demander comment franchir les murs pour [ne] pas revenir en arrière quand je vis une voûte qui continuait. Je m’y enfonçai sans hésiter.

Il n’y avait pas place pour deux personnes. Je touchais les murs de mes deux mains sans écarter les bras du corps. Et cela durait, s’allongeait indéfiniment J’en devenais enragée. Quoi ! je n’allais pas traverser toute la ville dans ce chemin catacombal.

Brusquement je me heurte à quelqu’un… Je n’ai généralement pas peur et l’ensemble de ce périple prouve que j’étais assez courageuse. Pourtant mon sang alors, comme disent les feuilletonistes, ne fit qu’un tour.

Étais-ce un homme ou une femme ? Aplatie, les bras écartés, le long du mur, je fis quelques pas en avant et, hors d’atteinte de la personne qui avait probablement aussi peur que moi, je me mis à courir. À dix mètres je devine le jour ou plutôt la sortie. Il me paraît, ô folie ! que je suis plus menacée de ce fait. Je cours plus vite, comme si on me poursuivait. Je sors d’un jet, haletante, et, en respirant d’une lampée l’air frais du dehors, je viens heurter trois soldats qui causaient paisiblement à la sortie même, dans une rue où pas une lumière ne se voit. Je bouscule les soldats, mais ne m’arrête pas. Je m’écarte aussitôt d’un bond. Seulement l’un des trois s’est élancé et me prend par le poignet.

Je tire et de l’autre main armée de ma serviette de lycée je frappe devant moi en disant d’une voix brève et saccadée :

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi donc !…

Il ne lâche pas et les deux autres se précipitent. L’un me saisit par la taille. D’une secousse du corps, je l’écarte. Le dernier, plus habile, empoigne mon bras libre. Je les tire tous deux comme un bœuf attelé tire une charrue. Mais je ne lâche pas la serviette…

Celui que j’avais secoué revient et m’empoigne violemment par les hanches.

Je pousse un cri aigu

L’un des soldats dit :

— Si tu gueules, petit chameau, on va te faire comme à la Mélie…

C’était une femme des Ruelles qu’on avait trouvée assassinée peu auparavant. Un mois, les journaux en avaient parlé.

Je me débats en silence, farouchement, secouant cette grappe d’hommes accrochés à mon corps. Trois minutes il me semble que je remue le monde entier dans une frénésie désespérée…

Mais soudain celui qui me tenait par les hanches se baisse et me prend par les jambes. Il soulève. Je vacille et n’ai plus d’appui au sol, si les autres ne me retenaient, je me briserais à terre. Je cesse de me défendre. Je suis épuisée et mon cœur saute dans ma poitrine comme je bondissais aux mains des trois hommes.

Je recommence un cri. Ma voix, qui ne me semble pas sortir de ma poitrine, s’élève et monte en l’air.

Une large main descend sur mon visage et coupe mon appel. Je recommence à me secouer comme le sanglier coiffé par la meute, mais je suis à la limite de mes forces. C’est fini ? Il me semble que mes membres deviennent cotonneux, une douleur affaiblissante se glisse dans mes articulations, si je me remettais debout mes jambes ne me porteraient plus.

— Elle a du sang, la gosse, dit l’un des soldats…

— Tu parles, répond l’autre. Elle m’a balancé un coup de fesses que j’ai cru aller à dame…

— Et à moi un coup de tige dans le bide, j’ai pensé que ça ressortait de l’autre côté…

— On va rigoler avec elle ?

— Ça colle…

— Emmenons-là chez la mère Gigot…

— Qui c’est, tu crois ?

— Une môme du bocard à côté…

— Penses-tu ?

Une qui s’est présentée pour y rentrer, ou la fille d’une gonzesse du claque. Quoi une môme du truc, il n’y a pas d’erreur…

Ils m’emportent tranquillement. Je guette un passant qu’au risque de ma vie j’appellerais, quoique dans ces Ruelles…

Il n’y a personne. Mais je vois, je vois clairement, à cinquante mètres, le chevet de la cathédrale. Cette vision me frappe juste au moment où les soldats m’enfournent dans un couloir abject au pied d’un escalier sans rampe ou plutôt dont la rampe est une corde montant verticalement et que me frôle le visage. Je tente, dans l’étroit espace, de me dégager. J’y parviendrais peut-être et un moment j’arrive à me mettre debout. Mais ils sont deux à me fermer la sortie. Celui que j’ai fait lâcher, revient brutalement. Il passe la main sous ma jupe et me saisit à même la peau au-dessus des genoux en disant :

— Comme ça, échappes-toi, si tu peux !…

Le second me reprend par les épaules, en jurant, et ils commencent à monter.

— Lui fait pas mal, dit le dernier qui ne me tient plus, car l’espace ne permet pas de marcher à deux de front…

— As pas peur… On ne lui fera que du bien…

Et tous trois se mettent à rire grassement.

On me hisse lentement dans l’escalier. Bientôt c’est l’arrêt.

Une porte est ouverte d’un coup de pied par celui qui me tient les cuisses. Nous entrons ainsi tous les quatre dans une chambre. Celui qui vient à la fin ferme la porte avec une sorte de targette haut placée et les deux autres me déposent à terre sur le dos…

D’une secousse des reins je suis debout. Il y a une glace pendue au mur juste devant moi et je me vois, la bouche serrée, blême et droite, avec des yeux qui me mangent toute la figure…

Ils sont là, les trois soldats, à admirer leur capture. Aucun doute ne leur vient sur la légitimité de cette prise. Ils sont dans la vie de petits rapaces ingénus et féroces, ils se fussent prosternés pour que chez moi je pusse leur marcher sur le corps. Mais ici je leur appartiens. D’ailleurs, je lis sur leurs faces qu’ils me tueraient très simplement sans souci ni remords. La certitude de l’impunité est une donnée de valeur incertaine, mais, si absurde qu’elle soit, lorsqu’elle s’impose à une raison sans surface, elle a toutes les vertus d’une foi religieuse et comporte de tragiques conséquences.

Nulle morale, nulle inhibition sociale ne peuvent donc lutter contre le désir de l’acte répréhensible si celui-ci, en sus d’une impunité d’autant plus patente pour eux que les esprits sont plus médiocres, offre des joies immédiates qui tendent tous les instincts. Je voyais tout cela. Ces hommes n’étaient pas méchants dans le cours de la vie, mais seulement ancrés en ce moment même dans la conviction qu’ici ils étaient les maîtres de moi comme les baïonnettes qui leur battaient les mollets. Aucune peur ne les hantait parce qu’en ce quartier perdu et misérable ils se jugeaient hors la loi et ses enquêtes.

Il n’y avait pas le plus petit espoir de les apitoyer ou de les dominer par des mots. Me savoir une fille de bourgeois redoutés n’eut fait que rehausser leur désir en mettant au jour cru leur conviction qu’il y a des coins en ces lieux d’où les morts ne sortent jamais. J’avais lu dans des études sur la Commune de 1871 des détails sur cette découverte dont jamais personne ne trouva la clef : dans les substructions de l’Église Saint-Laurent, un caveau avec des squelettes de corps jetés depuis peu d’ans et en sus, sous la maçonnerie du calorifère, sept cadavres féminins plus, dans une armoire, un squelette de jeune femme portant encore de beaux cheveux blonds. Quels drames à rêver ?

J’avais été hantée par cela à un degré aigu. Il est ingrat de comprendre peut-être ce que contient d’émotions imaginées une âme de fillette dont toute l’intelligence est portée vers le désir d’expliquer. Je voyais mon corps inerte et sali, jeté dans quoique citerne, en une crypte ancienne comme ce quartier devait en receler, parmi d’autres corps dont jamais personne ne connaîtrait la destinée…

Tout cela passait en moi comme une pellicule de film devant l’objectif où elle enregistre vertigineusement les choses. S’abandonner, cela, non ! Comme Ly devant le cocher de son médicastre je n’y songeai pas. Je suis d’une race provinciale de propriétaires fonciers. Durant des siècles, mes ancêtres n’ont connu d’autre joie que celle d’arrondir leur bien, envers et contre tous, contre le roi et les vilains, contre la baronnie voisine et contre les fabriques aux exigences millénaires et aux droits subtils. Ils chassaient sans répit. Le compte des loups tués par mes aïeux depuis 1700 est inscrit dans nos papiers de famille comme d’importance égale aux plus notables évènements. Les portraits que j’ai d’eux sont d’une énergie quasi bestiale malgré la fadeur des peintres choisis pour ces effigies : mâchoires de dogues, yeux durs au guet, têtes plantées comme une cariatide sur un fut puissant de colonne. Ah. ! vous savez que je ne suis pas traditionaliste et vous avez vu à quel point mon individualisme est vétilleux. Le souvenir pourtant de ces baillis et notaires royaux, de ces avocats au Parlement disputeurs et coléreux me tint devant les trois soldats comme une voûte gothique résiste par ses contreforts. Une, deux secondes ! Je vois un des soldats qui détend son bras pour me prendre par la taille. Un autre commence un rire à brèche-dents. Ce qui m’a sauvée, je l’ai deviné après, peu le sentiraient. Devinez-vous ?

 

— C’est que tous trois avaient l’intention d’être le premier

Ils se demandaient chacun, durant que je puisais de l’énergie dans ma race, comment débuter malgré les deux compagnons.

Un vingtième de seconde. Mes yeux cherchent et tournent dans ma face immobile. J’ai devant moi la porte close, un mur aux papiers déchirés, et…

Dans la glace, en même temps que je me regarde, droite et rigide, j’ai vu…

Derrière moi il y a une porte bâillante. Derrière cette porte… Que sais-je ? La liberté, peut-être ?

La lampe à pétrole, avec son abat-jour de papier vert, qui illumine la scène a semblé jeter un éclair lorsque j’ai vu cette issue à laquelle je tourne le dos. L’éclair est en moi… Je glisse ma jambe droite en arrière d’un mouvement preste. Je vois ma tête bouger dans la glace tandis que je prends une sorte d’élan sur place…

Hop ! d’un mouvement d’escrimeur qui se dérobe j’ai reculé de deux pas glissés. Je suis le dos à l’entrebâillement

J’ai toujours ma serviette, tenue comme une arme ces rouleaux sans lesquels les coureurs s’écorchent les mains dans la rage des arrivées. De la main qui pend, venue buter au pêne même de la serrure j’écarte juste la porte de ce qu’il me faut — ce n’est pas beaucoup…

Je suis passée. D’un geste vertigineux, je referme. Un verrou paraît naître devant mes yeux, je le pousse avec aussi peu d’hésitation que si j’avais su de toute éternité son existence…

Tout cela s’effectue en une seconde au plus. Le verrou prend dans la gâche juste au moment où une poussée sur la porte la fait sonner et gémir…

J’entends les trois soldats crier des injures confuses et frapper à grands coups de poing sur l’huis clos.

J’ai inspecté cette porte en même temps que je la fermais. J’ai eu de la chance avec le verrou, car la serrure n’a pas de clef. Je suis en sûreté pour un instant… Il y a cela entre mes agresseurs et moi.

Je me retourne d’un bloc. À quatre pas, penchée sur un fourneau et éclairée par un lampion préhistorique, je vois une femme qui tourne une cuiller de bois dans une ratatouille vraisemblablement culinaire. Je viens à elle. La peur marque son visage entre les rides et les traces de toutes tares humaines :

— Madame, je suis Catherine, la fille de Monsieur Sibour-Gouïn. Si vous ne me défendez pas…

Elle me coupe la parole avec un air pleurard :

— Je ne peux rien faire… Ils vont enfoncer la porte, voyez…

Et elle désigne le panneau qui ploie en effet.

— Madame ! si vous ne me sauvez pas, je vous le promet, les gendarmes seront chez vous demain matin et vous finirez vos jours en prison…

Tout tourne dans ce masque creusé au mot prison. La chair molle semble s’affaisser seule et les yeux ont une sorte d’agonie…

J’ai mon regard fixé sur le sien et l’odeur de cette cuisine jaunâtre qu’elle tournait me vient par bouffées. Je confonds la femme avec sa casserole et la maison elle-même avec ce poisseux mélange où des bulles de vapeur viennent crever avec bruit.

Mais elle ne me répond rien et gémit :

— Enfoncer ma porte ! Ils vont m’enfoncer…

Je sens que je n’ai aucune prise sur elle. Je me tourne. La porte en bas, fait ventre. Je devine les trois genoux qui pèsent.

Une arme ?… Je cherche sur les murs… mais…

À droite il y a une fenêtre où le noir de la nuit apparaît.

J’y saute. J’ouvre avec brutalité le cadre qui porte deux vitres fêlées. Quelque chose s’accroche et résiste. Je tire sans m’y arrêter. Derrière moi, au milieu du bruit, des chocs sur la porte, j’entends un glapissement de la femme. J’ai dû déchirer… je n’ai jamais su quoi.

Je regarde. C’est la rue obscure et silencieuse. À vingt mètres, la clarté sortie d’une fenêtre de rez-de-chaussée allonge un rectangle doré sur le sol. Cela me sert de repère. Je vois clairement que je puis sauter.

Sans hésiter je jette la serviette et me hisse sur l’appui. Je veux aller si vite que mes jupes se prennent je ne sais où et que je reste un instant, une jambe passée par-dessus la barre, retroussée jusqu’au ventre. Je me penche en arrière et décroche l’ourlet pris à un clou.

Je passe l’autre jambe. Me voici penchée sur le vide. Je me retourne, car je ne puis sauter ainsi de quatre mètres sans risquer de me tuer et, cramponnée à la barre d’appui, je laisse glisser le reste du corps jusqu’à la limite d’étirement des bras. Mais tout ne se fait pas comme je voudrais. Je suis si prompte que de nouveau ma jupe se prend. Je sens qu’elle remonte sur mon dos à mesure que je descend. Si je lâche tout, je cours risque de la laisser accrochée ici et de me trouver dehors à demi-nue. D’un violent effort je me remonte. Je cherche à me maintenir par le bras gauche replié. Je crois que c’est là un des exercices de gymnastique qui réclame la vigueur la plus décisive. J’y parviens et dégage de la droite la jupe engagée dans des ficelles qui durent servir à étaler et faire sécher des torchons. Je sens l’étoffe qui redescend sur moi comme un rideau. J’ai la tête libre enfin. Alors, tandis que je relâche la tension du bras qui va céder, j’ai le temps de voir, d’un dernier coup d’œil, l’intérieur de la pièce avec la femme toujours ahurie et stupide près de son fourneau et…

Les trois soldats irruant en bloc par la porte qui cède enfin…

Pendue à la barre d’appui, je vais lâcher et sauter, quand, devant mon menton, je vois, je touche une plaque d’étain en volute qui dut jadis abriter un auvent. Je la prends vite d’une main, puis de l’autre. Je gagne ainsi d’une détente un espace important. Sitôt à bout de bras, je lâche, car je tremble de voir arriver à la fenêtre les soldats furieux. Je ne me trompais pas. Je touche le sol et chancelle une peu. Au même instant, un bloc hurleur s’encadre là-haut. J’entends des injures que je ne comprends pas. Je regarde une seconde ces pans d’ombre découpés sur la lumière vague de l’intérieur, puis je me baisse, je cherche à terre ma serviette que je ne veux pas abandonner. La voici. Alors, d’un pas de gazelle poursuivie, je détale comme une ombre, pendant que l’air vibre des hurlements du soldat encastré dans l’étroite baie et qui apaise par des cris une fringale qui n’avait rien de verbal…

Je fuis éperdument. Rien ne m’intéresse autour de moi. À peine regardé-je le sol pour ne pas me ficher par terre. Encore, vu l’obscurité, presque parfaite, est-ce tout à fait vain.

Je passe par une rue grouillante que je n’avais pas encore vue. Sans doute est-on accoutumé dans cette populace à voir fuir des gens. Personne n’en tire souci, sauf une femme que je n’ai pas le temps de connaître. Elle me dit, au moment où je passe :

Les launes sont là ?

Voici une ruelle étroite et filiforme. Je crains de venir tomber dans un nouveau passage voûté dont jamais je ne consentirai à épouser la suintante horreur, mais je retrouve une voie muette avec seulement à droite et à gauche des lumières en des gîtes étrangement disposés. Me voici maintenant au milieu d’une foule : cent personnes qui parlent haut dans une espèce de patois grasseyant. À ma vue, tout le monde se disperse et le silence retombe. On ne peut donc pas sortir de ce dédale ?… Je commence à souffler et mon cœur danse de nouveau la sarabande. Encore une effort. Je glisse comme une ombre dans un coin que je crois reconnaître, et subitement, une mutité m’enveloppe, dans une sensation de sereine paix ! Je m’arrête en me prenant la poitrine à deux mains. Je marche encore, encore… Je suis dans la rue Présentine…

Dix pas, vingt, trente pas… cette fois je ne puis plus. Je devine une borne cavalière, je m’assois en respirant lentement. J’entends le friselis, du sang violemment chassé dans mes artères et qui monte, par les carotides, ras la peau de mon cou.

Une minute, deux, cinq. Je me sens peu à peu remise. La connaissance me revient de ce qui m’entoure ! Ah ! ce silence, quel bonheur il m’apporte !

Je suis seule. Je suis sauvée, je tâte la pierre sur laquelle je suis assise et son contact m’est délicieux. Sauvée ! Sauvée ! ce mot recèle un infini de jouissances ! Sauvée !… Je me surprends à chanter ce mot pour lui chercher une musique neuve…

Je m’en vais. Il me faut rentrer chez moi. Suis-je en retard ? Sans doute, mais enfin je vais rentrer. Rentrer intacte… Ah !

Sous mes chaussures fines à semelles minces le pavé du roi ne sonne même pas. Je marche doucement et délicatement. Ah ! Kate, ne laisses pas fuir le souvenir de cet instant… Tu ne retrouveras peut-être jamais dans ta vie cette dilatation de tout l’être, ce sentiment de libération, cette puissance d’une personnalité qui se domine et se proclame triomphante. Kate ! jouis de la minute ! Dans un instant ce sera du passé, et jamais, jamais plus, tu ne te connaîtras gonflée d’une joie aussi pleine…

La rue Présentine finissait.

Je regarde ma toilette. Je n’ai rien de déchiré extérieurement. Et ma petite serviette, chère compagne de la lycéenne, tu ne m’as pas quittée.

Un petit accroc à ma jupe. C’est dans cette descente par la fenêtre ! Mon pantalon au genou est déchiré et en chiffon. C’est l’autre idiot, en me prenant par là de ses mains de lourdaud. Quand je me touche à cet endroit je souffre un peu. Il a serré dur, cette brute. J’aurai des bleus. Mais qu’importe. Je remets droit ma petite toque qui n’avait pas chancelé sauf à la dernière péripétie. Allons-y ! rentrons !…

Je ne pris plus aucune précaution et passai par des rues les plus fréquentées pour aller vite. La demi-ombre me protégeait, car il n’y a que des réverbères sans gloire en ma cité, sauf aux grandes voies centrales. En peu de temps je me trouvai à ma porte. Un dernier coup d’œil sur la tenue, comme le soldat qui va à la revue, et je sonne. La bonne vient ouvrir, me dit bonsoir et retourne à son travail. Je me glisse dans le vestibule et gagne l’escalier. En un instant je suis dans ma chambre. La pendulette marque six heures moins le quart… C’est le temps que je m’étais fixé. Je ne suis pas en retard… Je me mets devant mon armoire à glace à tanguer de bonheur.

J’appelle ma mère au téléphone d’appartement. Elle n’est pas là. Mon père est au Palais. Mais alors… je suis, non seulement sauvée, mais à l’abri des soucis intérieurs que pouvait donner mon voyage d’exploration. Ça, c’est de la veine… et je me mets à jongler avec les deux stylos retirés de la fameuse serviette jusqu’à ce que l’un d’eux roule sous un meuble où je ne le cherche pas…

Et maintenant voyons le texte de la « Composition Française » à livrer demain matin :

Lettre de La Pérouse revenu de son voyage durant lequel tous ses amis et matelots ont péri. Seul, il s’est sauvé et il vante le sacrifice que tous ont fait à la science de leur vie etc… etc…

Eh ben, mon vieux !…

Oh la ! la ! ce La Pérouse… Qu’est-ce qu’il a tant fait. Il est allé chez les sauvages… Moi aussi… Mais lui, ils l’ont boulotté… tandis que bibi…

Je regarde de près la jambe de mon pantalon. La dentelle a été lacérée comme si on avait tapé dessus avec un gourdin.

De la vraie dentelle du Puy !…

C’est qu’il m’a fait mal cette brute… C’est déjà bleu près du genou… Oui, mais…

Et, dansant autour de ma chambre, comme font les bonnes élèves d’Isadora Duncan, je chante un air de ma composition :

Les sauvages ont bien su
Lanturlu,
Prendre Kate
Par les pattes.
Ils ont pu la voiturer
Dans un escalier…
Même mettre en papillotes
Le genou de sa culotte,
Mais ils ont restés ballots,
Pour monter plus haut…


LES NAÏADES

— Ce qui m’amuse en ces histoires de la lubricité masculine, celles de Ly, d’Idèle et de Kate, c’est l’enthousiasme mis pas les hommes à diminuer le stock de chasteté dont dispose la société. Comme tous désirent y puiser ensuite lorsqu’il s’agit du sacro-saint mariage, ils devraient s’apercevoir du danger créé par la raréfaction de cette denrée. Les prix montent et les falsifications naissent…

— Tu me fais rire. Cela donne une plus-value à la portion dont ils disposeront…

— Sauf que leur chance d’en trouver authentiquement est faible…

— Mais, comprenez donc, que personne ne se croit menacé de ce qui blesse le voisin. C’est même ici que réside tout le secret de l’anarchie installée en tous temps dans les sociétés les plus ordonnées. Les troufions qui faillirent prendre Kate avaient lu des journaux ou entendu parler de divers faits propres — croient les sots — à enraciner dans les âmes le respect de la loi : Exécutions capitales, lourdes condamnations et publicité des graves débats judiciaires. Pourtant ils ne doutaient pas d’échapper à dame justice. Ce n’est pas que leur philosophie leur ait fait interpréter le traditionnel bandeau de Thémis, mais simplement parce que la condamnation des gens de leur classe sociale ne saurait les émouvoir. L’homme est un animal vaniteux. Il se juge plus fort que ses frères de métier ou de caste. Il est donc convaincu d’échapper là où succomba son pareil.

Mais il ne se croit pas plus intelligent que le député, le ministre, le banquier ou le puissant capitaine d’industrie qui le dominent. Donc, si l’atteinte de ses pareils ne le convainc point de la puissance de la loi ni de la valeur absolue des principes qu’elle défend ; qu’on condamne un personnage de l’élite, et notre homme deviendra prudent. Le pauvre bougre de la plèbe anonyme sent, s’il fait quelque gaffe, un danger d’autant plus certain sur la tête que de plus puissants n’ont pu y échapper. Alors il s’empresse d’être honnête.

On n’est honnête que dans les sociétés où les peines vont croissant en poids et en nocivité selon les rangs sociaux. Leur action n’est efficace que par cette progression. Elle fut d’ailleurs toujours contraire au principe dominant des civilisations latines qui est : Les Loups — entendez les maîtres — ne se mangent pas entre eux.

— Ton idée est juste et il faudrait en venir à respecter comme plus équitable la justice du cadi turc ou du pacha. Car chacun sait par toutes les littératures asiatiques que les seuls faits dont, en Orient, on garde mémoire, sont les condamnations de grands personnages.

— Aussi remplacerais-je très volontiers la justice traditionnelle de France par celle du Khan de Bokhara. J’ai connu ce potentat qui n’avait pas une excessive pitié pour ceux qu’il faisait jeter du haut d’une tour de quarante mètres. Il me reçut et confabula très volontiers avec moi. Je constatai que pour lui, en effet, on était coupable selon le degré d’élévation que l’on avait atteint dans la société. Ce n’était pas bête.

— En somme les hommes qui font la chasse aux pucelles dans le but unique de les salir et de satisfaire un vieil instinct pervers de destruction devraient être lourdement punis, d’autant plus qu’ils sont d’apparence plus digne.

— Certainement ! La moitié des suicides de femmes a cela comme point de départ : la tromperie du premier séducteur. Et vous savez, il s’en tue dans une ville comme Paris. Vous n’avez pas idée…

— Il est certain que le fait d’être trompés quand ils se marient, ou d’être cocus après est un châtiment insuffisant pour les don-juan de seconde zone.

— Mais, toutefois, comment faire ?

— Ah ! nous nous butons toujours au même obstacle. On maintient l’impunité des satyres et déflorateurs, et cela se fait en tenant les questions sexuelles dans l’ombre. On ne saurait donc se livrer à des enquêtes judiciaires et constituer des dossiers sur cette matière estimée honteuse. La magistrature, où les huguenots sont si nombreux, s’y refuserait. C’est très habile. La tranquillité de ces sales individus que sont les salisseurs de vierges est maintenue hypocritement par cette voie détournée. Tout se tenait dans ces sociétés que nous avons vu crouler et qui, si les hommes se relèvent un jour, seront d’ailleurs remplacées par leurs sœurs jumelles. Il faut, pour faire régner deux sous de justice, non pas améliorer des articles du code, non pas faire les prédicants, mais imposer des principes nouveaux d’où la justice vraie se déduise seule. Que la sexualité cesse d’être une chose horrifique et cachée sous un triple voile. Soudain l’idée qu’il existe des torts sexuels naîtra dans l’esprit de chacun et l’amateur de vierges aussitôt apparaîtra une fripouille. Cela sera automatique. De même, comme nous disions tout à l’heure, que le puissant, à délit égal, soit plus lourdement atteint que le pauvre. La valeur représentative de l’acte répressif augmentera assez pour tenir le bas peuple dans le devoir, car il sait bien que nul espoir ne subsiste plus pour lui d’échapper là où un homme armé de mille moyens de frauder la justice a succombé. Ces principes sont enfantins et leur vérité est dépourvue de complication. L’on reste stupide que des siècles de gouvernement n’aient pas songé à les mettre en action.

— Vous me faites rire. Vous avez vu ça, un gouvernement qui veut faire régner la justice chez lui ?

— Certains l’ont dit…

— Oui, comme les galants disent à la jeune fille de se mettre nue moyennant quoi le mariage sous toutes autorités sera aussitôt imminent… C’est le secret qu’ont les dirigeants pour faire payer populo.

En fait, un pouvoir ne désire qu’une seule chose : durer. Il n’en veut pas deux. Celle-là lui suffit. Pour durer, la justice n’est pas utile. Au contraire. Les honnêtes gens qui ne la redoutent point sont rarement propres à rendre service à un gouvernement. Ils ont des scrupules et des soucis d’équité. Autant dire un chirurgien qui aurait peur du sang. Donc, le pouvoir doit s’entourer des autres. Mais pour durer avec un milieu de fripons, le mode opératoire ne comporte pas diverses méthodes.

Une seule a fait ses preuves : faire amis les gens qui vous touchent de près. Les attacher si serré à sa fortune qu’ils aient tout à craindre d’un changement et les débarrasser de toutes peines, afin qu’ils n’envient pas non plus votre situation et ses responsabilités. Voilà tout.

Des siècles de règne ont été bâtis sur ce système. Il a créé des centaines de monarques tranquilles et heureux. Il va de soi que dans ce cas vos fidèles ont leurs fidèles qui les menacent à leur tour. Il faut les laisser vous imiter et contenter soigneusement leurs sous-verges. Ceux-ci font de même. Ainsi, du haut en bas de la société tout repose sur ce principe : se faire servir par des gens qui n’aient rien à désirer de mieux que vous voir durer. Les pays où les dirigeants voulurent être justes, comme l’Empire Byzantin, ont mauvaise renommée et les étudiants apprennent à les mépriser. Le désir de loyauté y fit le malheur de nombreux monarques. Ils se créèrent des ennemis de leurs serviteurs dont ils s’avisaient d’exiger des vertus authentiques. Et ceux-ci les assassinèrent sans vergogne.

C’est toute l’histoire du monde…

Et comme, particulièrement, les gens des pouvoirs centraux sont le plus souvent érotomanes, ils n’envisagent en matière de crimes sexuels rien d’autre que le chemineau violant une bergère au coin d’un champ. Ce délit sous sa forme policée se répète à Paris chaque jour pourtant et voilà trois amies qui l’ont connu, ou presque, sous une multitude de formes. Jugez un peu ce qu’il en est pour des jeunes filles qui n’ont ni défense ni esprit critique et qu’on arraisonne avec des promesses sans sincérité ni précision ; éduquées qu’elles furent dans cette religion de la pudeur qui leur fait espérer entendre les hommes parler d’amour avec la foi du missionnaire. Elles sont victimes, et cela les mène loin… Mais nul ne s’en occupe. Ce sont des questions… pornographiques…

Il y a mieux encore. Pour donner plus de quiétude à leur conscience qui pourrait être troublée malgré tout, la plupart des mâles, quoique la prisant fort pour leur usage, diminuent, en paroles, la valeur réelle de la chasteté des fillettes. Ils répandent des bruits grotesques et grossiers, ils publient des livres, ils font une propagande acharnée, par le théâtre, le roman et les propos de salon, pour qu’il soit bien avéré qu’il n’y a vraiment pas tant de ménagements à prendre avec les adolescentes ; celles-ci étant gangrenées par mille causes : les ouvrières des quartiers pauvres, par les exemples et la promiscuité (Hélas ! trop certaine), les rurales, par l’exemple des bêtes, et les jeunes filles de la bourgeoisie par les vices solitaires ou unisexuels. À entendre un tas de moralistes de fantaisie il n’y aurait pas cinq sur cent de jeunes filles qui seraient pures, je veux dire sans rêves galants.

— C’est idiot…

— Évidemment. Les questions sexuelles n’éveillent que rarement le cœur des adolescentes, sauf lorsqu’intervient à la maison quelque garçon de leur âge et qui met en pratique la « morale » paternelle : le cousin des romans. Quant aux sens il n’y en a pas une sur dix mille dans la bourgeoisie pour en avoir avant vingt cinq ans.

— C’est certain, ce que tu dis là. Seule je crois de nous toutes à avoir vécu au couvent de six à dix-sept ans j’ai vu tout ce qu’on pouvait voir et puis en parler…

— Et qu’as-tu vu ?

— Rien du tout. Durant onze ans j’ai passé dans tous les dortoirs et j’ai connus toutes sortes de caractères. J’ai vu des nonnes certainement douées de tempérament, j’ai eu comme amies des jeunes filles qui avaient tout ce qu’il faut pour devenir d’expertes courtisanes… Après éducation, s’entend, car je n’ai jamais soupçonné un vice sexuel chez les quelque milliers d’élèves que j’ai vu vivre.

— Il y en eut peut-être tout de même ?

— C’est entendu. Mais enfin, il faut dire ce qui est. Je ne pense pas que les lycées soient plus débauchés que les écoles de nonnes. Il faut la mauvaise foi des cagots pour le dire. Je ne juge pas du tout que mon couvent, un des plus importants de la France, ait connu une vertu qui manquerait ailleurs. La conclusion s’impose donc…

Pour ma part, je ne crois à rien de ce que racontent tant de bouquins. Pas plus à tous ces tempéraments de fillettes n’ayant point quatorze ans, qui rêveraient déjà d’étreintes et d’amours subtiles comme en glosait le fameux auteur du Dodekatéchnon grec.

Seule la femme des grandes villes prétend qu’on la distingue par la connaissance du plaisir. Tout cela en chiqué, d’ailleurs et n’est qu’un prestige voulu. Au couvent, combien de camarades allaient ensemble se cacher dans les massifs de nos vastes jardins. Certaines de nous venaient encore causer le soir avec la religieuse qui surveillait le dortoir. Elle jouissait d’un coin à courtines, de sorte que nous autres ne voyions rien de ce qui se passait dans ce lit aux rideaux retombés sur la « visiteuse ». J’y fus, moi aussi, et je constatai qu’on faisait ainsi, et tout bonnement, des enquêtes sur divers sujets : votre famille, la dévotion qu’on éprouve et le grand problème de savoir si on voudrait entrer dans les Ordres. C’était en somme un petit espionnage habile et une combinaison pour bien lire en vos secrètes pensées. Les religieuses des dortoirs faisaient ensuite des rapports sur ce qu’elles avaient pu apprendre. L’imbécile d’homme, qui saurait cela, comme je le dis, sans qu’il lui en fut donné la clef, croirait à des débauches saphiques effrayantes. Quelle blague !

Avec mon amie Lucienne Biquérine, vous savez, la jeune fille du gros marchand d’apéritif : L’Amara Biquérine, nous allâmes pendant des années rêver en tous lieux cachés de nos jardins conventuels vraiment étonnants de vastitude et d’agrément. Rien de plus naturel que ce désir de s’isoler. On aime à se conter les choses les plus innocentes avec cette conviction que donne seule l’intimité. On veut éviter les regards envieux ou jaloux de certaines qui n’ont pas su ceci ou cela durant la classe ; la fréquentation de celles qui ont eu telle punition ou qui ont prononcé telle parole défendue. On fuyait cette petite de Saillyver par exemple qui disait « bougre » à tout bout de champ, ou Jeanne Bédiarigue, (le savon de Marseille : Bédiarigue frères), qui s’obstinait malgré les châtiments à dire « c’qu’on s’est marré ». Il y a bien à bavarder sur tout cela entre fillettes. Je sais que jamais avec Lucienne je n’ai conçu l’idée de gestes comme en décrivent les romanciers. Et que de fois nous nous trouvions en mesure de surveiller d’autres couples. Ils faisaient comme nous…

En vérité, on est beaucoup plus chaste dans les écoles et pensionnats que les hommes ne le disent et ne le croient. On s’écrivait, c’est vrai, entre pensionnaires et cela était sévèrement défendu. C’était le crime majeur. Je comprends très bien aujourd’hui que la dureté des punitions venait de ce qu’on craignait des suites à ces idylles. Mais cette sévérité était encore le fruit d’une imagination d’homme. Un évêque n’ayant pu supposer que de telles relations par lettres fussent innocentes…

Je n’ai jamais été pincée à écrire ni à recevoir des lettres de ce genre, mais j’en ai envoyé et reçu des quantités. C’était un jeu de formules entortillées où nous mêlions des souvenirs de correspondances classiques : Sévigné, par exemple, et des réflexions, entendues dans nos familles, que nous jugions hautement épistolables. Le tout empli de marques bibliques d’affection. Évidemment il y aurait eu pour un lecteur mâle, pourvu qu’il fut sot, matière à raisonnements sans fin sur notre corruption. Ainsi en eut-il été de l’analyse des formules amusantes que chacune colportait avec plus ou moins d’à-propos.

Irène de Madraga, celle qui a épousé le fils de Dragoni, l’ancien ministre, disait sans que j’aie jamais su où elle avait pris ça :

« Ma chère, tu sais, mon cousin, il m’a embrassée partout. »

Elle voulait dire qu’il lui avait embrassé le bras jusqu’à la saignée, mais personne ne le lui aurait fait avouer. Elle devinait, sans d’ailleurs s’y attacher le moindrement, que cette formule avait un sens plus complet et se bornait à la redire.

Cela constitue l’évidence même, la plupart des fillettes ramassent, sans y chercher malice, des morceaux de phrases souvent scabreux. Elles devinent qu’il s’y cache quelque chose d’ésotérique et, par suite, préfèrent ne pas commenter parce qu’elles sentent qu’il en est là comme d’une traduction latine ou anglaise : On peut deviner le fond sans savoir nettement comment dire ce qu’on devine. Mais de là à admettre qu’aucun vice se cache sous ces débris de citations d’argot, de langage militaire, de réflexions féminines ou masculines familières, il y a un monde.

C’est avec Lucienne Biquerine que m’est advenue l’aventure la plus saisissante de ma vie. Rien d’amoureux, toutefois.

— Ah ! voilà notre quatrième émotion. Nous avions fini par disputer des plus hauts problèmes de la politique et de la morale sans penser que nous avions des souvenirs à entendre encore…

Je dois vous avouer que mon aventure n’a aucun rapport avec celles de Ly, Idèle et Kate.

— Ma petite Hérodiade, on ne peut pas songer qu’à conter ici des histoires de satyres.

— Et de satyriasis…

— Dis-moi, Idèle, pourquoi la nommez-vous Hérodiade ?

— Tu ne sais donc rien, Jacques ? C’est elle qui mima aux « Esthètes » la fameuse danse décrite par Flaubert dans le conte ainsi nommé. Qui plus est, ce pas lubrique avait inspiré une si violente passion au Tétrarque qui était à la représentation…

— Quel Tétrarque ?

— Il faut encore expliquer ! Seigneur ! gardez nous des explorateurs qui restent quatre ans en Mongolie sans lire les grands illustrés… Le Tétrarque, c’est le ministre qui, quatre fois…

— Fut marié…

— Celui qui exerça une tétrarchie…

— d’oreiller…

— Il a été aussi quatre fois ministre…

— Est-ce que ça compte devant ses quatre femmes…

— Bob Tamerlan quoi !

— Robert Tamerlan, pour le Journal Officiel.

— Alors il a eu le béguin pour Hérodiade qui portait bourgeoisement son nom de Thérèse Fioraldi, lequel est d’ailleurs beaucoup plus chic que cet « Hérodiade », dont, par la suite, on l’a affublée.

— Eh bien, qu’est-ce devenu ce combat Tamerlan-Hérodiade ?

— Rien du tout. J’ai eu peur de me faire occire comme deux des femmes du Tétrarque. Car il est deux fois veuf et deux fois divorcé… Je n’ai donc pas marché pour donner suite à ses propositions. Il ne voulait rien moins que de me faire entrer dans n’importe quel théâtre, subventionné ou pas, au titre de « star ». Je lui ris au nez, car je n’ai pas la vocation des planches. Alors il me proposa un système de mariage qu’il a inventé.

— Comment, il a inventé un mariage ? Mais il est plus grand que Moïse et Napoléon ensemble…

— Parfaitement, un mariage sous seing privé. Vous passez ensemble une série d’engagements dûment couchés sur papier timbré par un légiste chargé de mettre ça en termes de droit, et vous faites enregistrer. Vous avez alors un papier qui porte des signatures administratives et le prix de l’enregistrement « décimes compris ». Vous voilà parée et mariée. Le divorce se fait par un acte de même farine. Plus besoin des maires avec leurs banderoles abdominables et trichromes ; plus besoin même du pasteur protestant qui, dans Albion, fait une paire d’époux, moyennant trois shellings, de deux personnes qui ne se connaissaient pas une heure plus tôt et ne savent pas leurs noms respectifs. Vous vous mariez avec deux feuilles à vingt-quatre sous, chacun la sienne. Tamerlan est un grand homme…

— Et notez bien qu’il ne faut pas en rire. C’est une trouvaille de génie. Ce qui fait la force du mariage, c’est la combinaison d’intérêts, le problème financier qui le stabilise sous tous régimes légaux.

Or, avec le mariage Tamerlan, sans témoins ni maire, vous pouvez plaider comme sur un contrat dit de mariage. Les termes de cette combinaison sont parfaitement obligatoires et décisifs. Vous prenez des engagements parallèles, et, en cas de non exécution, la loi protège celui qui est lésé.

— Vous emballez pas mes petits enfants. Ça n’a encore jamais été plaidé, ce truc-là. On ne peut pas savoir ce que ça donnerait.

— Moi je sais des juges qui entérineraient. Ce serait peut-être extraordinaire, mais j’en suis assuré.

— Pardon, Georges, on a parfaitement tenu pour légal à diverses reprises le divorce — des mariages ordinaires — constitué par un simple acte sous seing privé, enregistré et ayant cent vingt jours d’exécution.

— Bref, ce qui est tout à fait acquis à défaut des systèmes maritaux de Tamerlan, c’est que je ne me suis pas laissée épouser par ce ministre novateur. Il m’a poursuivie trois mois durant avec une passion de fauve affamé. Je lui demandai finalement de renoncer à son nom de Tamerlan qui m’agaçait. Je le priai de s’amputer du Ta et de se faire appeler désormais Merlan. Il fut furieux. Nous eûmes encore une autre histoire que connaît Yva. Il m’a fait depuis une renommée de saphiste qu’il justifie ainsi :

« Qu’est-ce que vous voulez. Elle a été élevée au couvent, alors elle n’aime pas les hommes. »

Car il était férocement anticlérical. Toutefois il plaidait pour la plupart des entreprises catholiques de France : Le Curaçao des Frères Jacobins, le Cacao Saint-Athanase et le fameux Jerusa, le Quinquina à l’eau du Jourdain.

— Je crois que nous perdons depuis une heure le fil de nos émois avec une obstination déplorable. Laissez maintenant Hérodiade suivre son histoire ?

— Donc, ce qui va vous être conté, je vous en avertis n’est pas une affaire de viol…

— Je pense bien que tout le monde ici n’a pas été violé ou quasi. Trois c’est beaucoup.

— Je ne mettrais pas ma main au feu qu’il n’y en a pas d’autre. Mais cette émotion est en mon souvenir beaucoup plus aiguë que tout autre.

Cela se passait aux vacances de ma dix-septième année, lorsque je sortis du couvent.

Lucienne Biquerine était du même âge à deux mois près.

Nos parents se connaissent beaucoup. Mon père était intéressé en qualité d’ingénieur-major aux fameuses exploitations de chaux et ciments que l’on voit se dérouler au bord du Rhône avant d’arriver à Avignon et qui occupent huit mille ouvriers. Vous avez remarqué du train ces bâtisses d’une blancheur aveuglante vers lesquelles la voie ferrée jette une multitude d’embranchements. C’est la société Jacob de Louptière et Cie. Ils se nomment Jacob simplement, de leur nom de famille. Mais le village le plus voisin est la Louptière. C’est mon arrière grand’père qui découvrit cette série de mamelons de chaux pure. Il en tira quelque fortune et fut ensuite ruiné durant la révolution. Il était parfaitement royaliste, mais pas assez papiste. Or, cette terre avait à verser au légat des droits seigneuriaux d’une extrême complication. Il refusa après 1790 d’effectuer ces paiements, et, en 1798, fut condamné si lourdement qu’il en mourut.

Les Jacob avec, l’autorisation de son fils recommencèrent l’exploitation, puis ce fut une lutte désormais entre les descendants de cette famille de juifs du Comtat Venaissin et mes aïeux. Ceux-ci furent presque spoliés mais ils gardaient des droits sur les terrains où les usines furent bâties, car il fallut bien édifier les fours ailleurs que sur les collines où l’on travaillait à la dynamite.

Nous nous en tirâmes. Par chance, mes parents étaient fort intelligents.

C’est ainsi que nous devînmes de père en fils les ingénieurs en chef des Usines, mais nous renoncions à plaider les fondements de la propriété. Les Biquerine, parents de Lucienne, qui partagea mon « émotion » avant leurs Amers faisaient aussi des chaux et ciments. Ils avaient dû vendre aux Jacob une exploitation située à vingt kilomètres de là, car les « barons de Louptière » (Ainsi s’intitulaient ces gaillards), avaient acheté tout le terrain autour de l’usine Biquerine et intentaient de multiples procès à ces gens qui naturellement avaient transgressé toutes les règles et servitudes inscrites dans des titres de propriété millénaires ou quasi…

Le père Biquerine renonça aux ciments, et, comme il avait épousé la fille d’un marchand de vin de Cette, il alla dans l’Hérault créer son Amara qui lui rapporta plus d’or que sa petite usine de chaufournier. Biquerine, camarade de lycée de mon père, lorsque les Louptière furent chargés de construire presque toutes les forteresses de l’Est l’on usa de millions de tonnes de béton, acheta sur son conseil des titres de la société Jacob de Louptière et Cie qui rapportèrent de splendides dividendes. Mon père s’intéressa en plus à l’Amara Biquerine et ses relations dans le monde religieux lui permirent de faire acheter par tous les ouvroirs, orphelinats, séminaires et couvents de France des milliers de caisses de l’Amara Biquerine, promu à cette occasion au titre de reconstituant, de guérisseur des anémies, de fébrifuge, d’antinévralgique, et, je crois, de purgatif.

C’est dire si nos deux familles étaient liées et cela explique que je fusse, durant presque toutes les vacances, l’hôte des Biquerines dans une admirable propriété qui se trouvait aux confins du Gard et de l’Ardèche. Mes parents, qui n’étaient pas pauvres, détestaient les biens territoriaux de pur luxe. Un jardin avec un bonhomme pour en ratisser les allées semblait à mon père la seule chose parfaite. Il haïssait la nature. Ma mère était six mois par an en Égypte et six mois sur la Riviéra Italienne. Elle était Génoise, mes aïeux paternels étaient Vénitiens.

Donc, sitôt les vacances venues, je passais huit jours près de la Louptière dans une maison emplie de tableaux pieux, dont, je crois, quelques uns avaient une immense valeur. Puis je filais chez les Biquerine jusqu’en octobre. Cette année-là, bien que nulle rentrée de classes ne fut plus en vue pour moi, je fis comme les autres années. Ma mère désirait malheureusement, dès la fin de l’automne, m’emmener dans ses voyages. Elle était belle, romanesque et égoïste. Avec moi je l’avais toujours vue froide lointaine et perdue dans une sorte de rêverie inspirée par la fumée des cigarettes qu’elle fumait sans répit. Je n’ai jamais connu sa vie ni son cœur. Mais pour le moment je ne m’intéressais qu’à l’idée d’aller chez Lucienne Biquerine. À chaque jour son souci. Lorsqu’il faudrait traîner en dahabieh sur le Nil ou manger du saucisson au fenouil il serait toujours temps d’y songer.

Je partis donc chez les parents de Lucienne.

Ils m’aimaient beaucoup. Plus, peut-être que leur fille. Je n’ai pas encore compris cela. Il y a des choses étranges dans les familles liées sans être parentes. Je me suis demandé parfois si Biquerine ne trouvait pas plaisir à déverser sur moi un trop plein de tendresse pour ma mère. Peu importe au fond. Je me trouvais au plus haut degré de félicité lorsque j’arrivais dans cette propriété vraiment féodale.

Le château ou plutôt ce qu’on nommait de ce nom n’avait rien de châtelain. C’était une maison à tourelles, commode et bien bâtie sans aucun sacrifice à la dignité du paysage.

Mais devant cette maison commençait une pelouse vaste et admirable, faite de gazon comme ils n’en ont qu’en Angleterre. Hors la pelouse c’était une série de décors artificiels charmants mélangés à des bocages naturels farouchement romantiques : tels un point chinois avec des rochers, une cascade et un étang entouré d’une futaie presque impénétrable, des bois qu’on avait laissés tels depuis plus d’une génération d’homme, le sol feutré avait une douceur et un parfum étonnants, et des prairies, bordées de barrières blanches, où des chevaux se livraient à des galopades divertissantes. Que sais-je encore ? Des pavillons étaient dans ces quatre mille hectares de biens, semés ça et là. Tous contenaient des ameublements divers et choisis. C’était une belle chose que cette propriété des Biquerine.

Lucienne et moi avions toute liberté de faire ce qui nous plaisait. Mais deux gardes, le premier chargé de nous surveiller en silence, le second chargé de surveiller le premier afin qu’il observât strictement les consignes, ne nous quittaient pas d’une semelle. C’était toutefois discret. À peine voyions nous parfois la silhouette de ces gardes ; jamais ils ne nous adressaient la parole.

Biquerine était un type organisateur et autoritaire. Ses vassaux, c’est ainsi qu’il faut désigner les gens qui vivaient sous sa « mouvance », l’aimaient beaucoup, mais il ne fallait pas manquer d’observer une règle qu’il avait une fois édictée.

Derrière le « Château » passait la rivière. Les deux rives appartenaient à Biquerine, mais il y avait aussi des enclaves étrangères qu’il n’avait pas encore pu acheter, notamment des terres appartenant à la Comtesse de Bragassac, son ennemie mortelle : une pauvre femme ruinée que Biquerine voulait ruiner plus encore en des procès absurdes que les relations du puissant marchand de Quinquina lui permettaient toujours de gagner.

Tant il est vrai que le meilleur homme du monde à ses côtés de férocité.

Cette année-là, nous savourions, Lucienne et moi, les joies de la liberté avec un plaisir neuf. Il est difficile de définir cet état d’âme des jeunes filles qui sortent du pensionnat pour rentrer dans la vie. La plupart de celles qui s’analysèrent à des romanciers en quête de document humain les trompèrent avec une subtile malignité. La liberté est un bien inestimable surtout lorsqu’on a rêvé des ans durant. Mais il se mêle à l’idée qu’on s’en fait une gêne venue dans l’incertitude des choses à venir. On n’a pas été soumise durant dix retours de saisons à une discipline délicatement dosée mais qui n’en est pas moins ferme, sans garder un certain pli, une accoutumance de ces lisières qui dirigent votre marche. Pour dire comme tel philosophe vrai et amer : Le pire mal de la servitude c’est qu’elle se fait aimer. Il y a évidemment les oiselles qui ne pensent à rien et feront le gibier chassé par tous les Don Juan lorsqu’un époux leur aura assuré une vie. Il y a celles que l’ignorance conserve comme fleur en pot et pour lesquelles la liberté c’est de pouvoir grignoter des bonbons sans s’en cacher ou manger des plats aimés plus souvent qu’une autorité externe ne consentirait à le permettre. Mais celles qui sont intelligentes gardent un étonnement douloureux et craintif devant une destinée qu’elles savent dépasser en capacités de contrainte les ordres les plus sévères de l’Abbesse, celle que nous nommions « la Mère ». Ainsi notre plaisir à toutes deux se mêlait-il de craintes vagues. Nous nous ressemblions d’esprit. Le mariage n’avait pour moi aucun attrait immédiat. Vivre dans ma famille parmi les indifférents, entre un père que seule la cote des Bourses d’Europe occupait et une domesticité cagote et hypocrite, voilà qui ne me promettait que des plaisirs médiocres. Suivre ma mère et ses cigarettes, entre le Caire et Gènes ! Converser d’un air aimable avec cette cour de Beys, d’Effendis et de Génois aux yeux faux, qui l’accompagnait sans répit ! Non, cela ne me chantait rien. N’avait-elle pas glissé une fois en conversation, durant les huit jours passés à la Louptière, que mon portrait avait paru enchanter un Pacha d’Alexandrie, un Pacha à une seule femme, ou plutôt qui se prétendait d’humeur monogame et n’était pas encore marié. Mon père avait fulminé contre un tel projet, en mélangeant des arguments de nationalité, d’éducation et le cours de Raffineries d’Égypte.

Donc j’étais sans joie parfaite en mon attente d’avenir. Il est vrai que rien n’est parfait ici bas. Mais nos promenades, avec Lucienne Biquerine, avaient un sérieux qu’on n’eut pas attendu de deux jeunes filles en âge de se garnir d’un époux.

Ce n’était pas encore le moment des invitations chez les Biquerine. Et comme le riche marchand de Quinquina avait ruiné, attaqué ou traîné devant tous les tribunaux les innombrables hobereaux du voisinage il ne régnait quelque vie dans la propriété qu’au moment où affluaient les fils et filles des gros distillateurs du Golfe du Lion, les savonniers Marseillais, les Huiliers de Salon — où il n’y a pas un olivier — et même les parfumeurs de Grasse, gens puissants, politiciens prodigieusement roublards, avec tous des masques venus de loin dans le passé : Barbes annelées, yeux obliques, mains étroites et nez prolongeant directement le front. C’étaient des phéniciens qui gardaient jalousement le sang oriental. Jusqu’à leur compétence olfactive isolait leur origine de notre sol. Cela rappelait le Cantique des Cantiques et les poètes asiatiques. Ils me faisaient peur. Mais en ce commencement de vacances nous étions seules et pouvions parcourir en paix, avec notre invisible escorte de gardes, tous les coins de ce pays : Cultures, vignobles, bois et étangs, haras et étables, landes et forceries. On avait même fait des sondages et découvert de l’asphalte que Biqueline exploiterait. Un mamelon dominé par un terrain plat et inculte était nommé Camp des Romains. Pour ce, y faisait-on des fouilles en tranchées régulières. Les découvertes curieuses de ce plateau ornaient les salons des Biquerine. Je me souviens d’une statuette en bronze figurant une femme à douze mamelles et d’une plaque de métal vert de grisé, sur laquelle était représenté simplement un triangle à fines entailles crépelues ayant l’aspect de toison. Autour courait une inscription que je ne savais pas lire, mais Lucienne m’avait assuré que le sens était celui-ci : Scauria la Vierge, reine des Ligustes.

Nous vagabondions du matin au soir dans ce résumé du monde. Nous emportions des livres pour les lire à haute voix en des lieux inattendus. C’est ainsi que j’ai connue La Chartreuse de Parme, et, comme nous parlions et lisions couramment l’anglais, le Cycle du Rameau d’Or de James Frazer.

Un jour, nous étions à admirer le passage fulgurant des poissons sous le soleil qui dorait le fond de l’étang. Nous fûmes surprises brusquement par un bris de branche tout près. C’était le garde qui faisait son devoir de surveillance. Nous eûmes si grand peur avant de l’avoir reconnu que nous rentrâmes essoufflées et furieuses, comme si tout les Sylvains de la forêt nous avaient poursuivies.

À peine montées dans la chambre de Lucienne, qui donnait sur la façade, nous nous mîmes à méditer sur le moyen de nous débarrasser de ces présences fâcheuses. Et cela enflammait nos yeux sans qu’il fut besoin de dire pourquoi. C’est que, seules, nous pourrions aller nous baigner…

Il nous était interdit de prendre aucun bain dehors sans la présence d’un garde bon nageur, qui devait à cette occasion être flanqué de la femme de chambre de Madame Biquerine, une anglaise vigoureuse et autoritaire que nous redoutions. De plus, il ne fallait se baigner qu’en un petit étang nanti à grands frais d’une plage artificielle avec quelque trente tonnes de sable fin.

Or, si nous pouvions perdre Gérard le Garde. Celui qui était chargé de surveiller Gérard, François, se trouverait perdu par la même occasion et nous ferions à notre gré…

Le plus curieux est en ceci que jamais nous ne transgressions les ordres et que les gardes n’avaient eu jusque là aucune occasion d’intervenir dans nos actes. Cette docilité cachait un besoin d’affranchissement que l’aventure de l’étang aux poissons avait fait développer outre mesure.

Comment faire ?

Nous passâmes l’après-midi à combiner des plans irréalisables. Mais, à la fin, j’eus l’éclair de génie :

— Voici ce que nous ferons demain, Lucienne : Nous ne sortirons d’abord qu’avant déjeuner. Après, nous nous mettrons à faire de l’aquarelle, à peinturlurer la pelouse et tout ce qui se voit de ta fenêtre. Bon !

Vers quatre heures Gérard et François mangent. La femme de chambre mange, tout le monde se gave, quoi, et ne pense plus à nous. Nous en profiterons pour gagner, par le couloir qui suit le mur, la tourelle de gauche. Nous descendrons sans bruit et il suffira de sauter par la petite fenêtre couverte de lierre. Nous serons hors des vues de face et des vues de dos, pourvu que les gardes soient à l’office. Nous tâcherons d’atteindre la corne du verger. S’il y a quelqu’un dedans nous seront fichues pour nous sauver, mais s’il n’y a personne nous arriverons droit à l’angle où le bois descend vers la rivière et… nous irons nous baigner…

Lucienne me dit :

Mais des costumes de bain ?

Je lui ris au nez.

Nous sommes chez toi et il n’y a pas un chat qui puisse nous voir.

Elle rosit de plaisir à l’idée de ressembler, en plus nue, aux belles porteuses de maillots que nous montrent les Grands Illustrés de la Mode. Le maillot c’est la concession au pharisaïsme. Obscène la chair seule, pudique la même chair couverte d’un tissu collant que vous ne distinguez pas à trois mètres. Attention à ne pas sortir de la ligne limite ! Elle est étroite. La fameuse Diane de Houdon, simple statue, est pudique en certaines reproductions, parce qu’elle a l’air d’être en maillot… Mais en d’autres où le sexe est indiqué, elle est pornographique. Pourtant il est bien facile de le voir : le nu est moins excitant que le déshabillé.

— Mais c’est bien pour cela que le nu est proscrit. Les hommes veulent ce qui excite. Le secret de proscrire l’inexcitant c’était de le rendre poursuivable.

— Pourquoi ne pas poursuivre aussi les vêtures de diaconesses…

— Mais elles sont excitantes, Idèle. Ah ! on voit bien que tu n’es pas renseignée là-dessus ! Ignores-tu que nombre d’hommes adorent la pruderie jusqu’à chercher, par des artifices de costumes, à imaginer qu’ils ont affaire à de chastes…

— Revenons à Hérodiade.

— Bon ! Lucienne et moi convînmes donc de réaliser mon plan.

Le lendemain apporta la suite même d’événements que nous avions calculés. Sorties le matin et ayant couru comme deux folles nous étions fatiguées à déjeuner et la peinture devenait notre jeu. Madame Biquerine était je ne sais où. Le père sondait ses asphaltes. Les gardes somnolaient car la chaleur était grande. À quatre heures moins le quart, sous couleur de demander ce qu’il nous plairait prendre au goûter, on vint de l’office nous voir. Nous peignions avec sagesse et ne voulions rien pour le moment.

Aussitôt quatre heures venues nous glissions comme des ombres par les couloirs de l’étage et bientôt parvenons dans la tourelle.

Nous descendons à pas de loup l’étroit escalier de pierre. Nous voici à la fameuse fenêtre.

Avec des précautions infinies, nous l’ouvrons. Il y a deux mètres au plus. C’est peu mais c’est encore beaucoup. Au bout d’un instant nous finissons par admettre que le lierre fait une excellente échelle. De fait, en deux minutes, avec des égratignures infimes aux mains et des vrilles de lierre pendues partout à nos robes et à nos corsages, nous sommes en bas.

Il règne un silence de mort. Nous glissons doucement vers la corne du verger. On entend les voix de la cuisinière et de Gérard qui conversent par la fenêtre de l’office.

Hop ! Nous sommes dans le verger. On se repose deux minutes à plat ventre, et épiant les alentours.

Rien ne bouge et le verger est vide. Il faut gagner le bois maintenant. Avec une prudence d’indiens Sioux nous allons, courbées en deux, et surveillant partout. Que c’est donc agréable d’être en délit ! Quelle jouissance cela doit être de faire la contrebande. Nous sommes rouges de bonheur.

Le bois arrive à nous. Cette fois nous pouvons, comme les nymphes de Corot, esquisser une danse de caractère sous la futaie. Nous y sommes. Plus de surveillants. Nous voilà enfin maîtresses de nous. Vraiment c’est un plaisir que nous ne soupçonnions pas et qui dépasse tous les autres.

Mais maintenant il faut couronner notre escapade en allant faire la chose très défendue : Se baigner dans la rivière.

Nous n’avons pas peur… Nous nageons toutes deux comme poissons. Les nages à la mode : l’over arm stroke et le crawl inventé par les indigènes d’Honolulu, nous sont familières. Allons-y…

La rivière se contord avec douceur. Aussi loin qu’on voie, cela appartient aux Biquerine. Comme c’est ensablé en aval, il n’y a aucune navigation.

Très loin on admire sur un coteau abrupt le château somptueusement orgueilleux des marquis de Laurengis. Il est splendide, comme décor, vu à six kilomètres. Mais de près quelle ruine… À gauche, derrière un rideau d’arbres se devine assez loin un des pavillons. Celui que nous ignorions parce que les murs sont peints de tableaux érotiques. À plus de huit cent mètres vers la droite on voit le toit d’une demeure, celle qui fait enrager Biquerine et pousse cet homme discret à jurer comme un charretier. C’est là que demeure Madame de Brassagnac, pauvre femme âgée et bonne, sans aucune vanité, que Biquerine veut priver de ce gîte et qu’il traîne devant toutes les juridictions de France sous des prétextes puérils.

Pas une silhouette humaine ne nous est visible. Nous nous couchons dans les hautes herbes pour surveiller partout. Nous sommes vraiment seules…

Une anse est à cent mètres. Nous la gagnons : C’est charmant : Un petit lac avec un goulet de trois mètres de large. Cela fait plage. Assisses sur le sable nous nous dilatons de bonheur…

Allons ! plus d’hésitation ! À l’eau !

Lucienne cette fois me devance. Elle se déshabille prestement. La petite futée n’a pas pris de linge. Elle est nue sous sa robe. Je ne m’en doutais pas. Moi, je me suis vêtue comme de coutume, je n’ai pas le sens du défendu…

Elle me regarde, nue, jolie et svelte. Blonde, son corps se détache sur ce fond où les verts et les ocres font un décor chaud et harmonieux.

Elle rit et me questionne :

— Et tes cheveux ?

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais pas songé. Ça va être long à sécher après… Mais elle danse au soleil.

— Thérèse, j’y ai pensé pour toi.

Elle tire de sa jupe posée à terre deux petits bonnets de tissu caoutchouté.

Elle se coiffe.

Sa grâce est si délicate que je suis jalouse et me hâte d’être aussi nue. Ça y est. Je prends le second bonnet et le brandis en riant à faire retentir les berges…

Chut ! voyons si on t’entendait…

Je me coiffe. Nous nous regardons l’une l’autre.

— Lucienne…

— Thérèse…

— On y va ?

— Allons…

Et nous sautons ensemble dans l’eau de l’anse. C’est profond, c’est chaud et cela vêt d’un tissu de sensations d’une indicible ténuité. Nous laissons le premier étonnement superficiel disparaître et nous allons vers le débouché de la rivière.

— Qui passe la première ? Toi ?

— Toi ?

— Ensemble…

Et, côte à côte, nous franchissons le goulet. Je sens les détentes des muscles de Lucienne. Ce roulis qui nous jette l’une sur l’autre au gré des saccades d’avancée me plaît infiniment.

Nous sommes dans la rivière. Immédiatement on sent que la température est plus basse. J’ai un petit frisson.

Lucienne, qui me touche parfois des hanches, s’en aperçoit…

Tu as peur de l’eau, Thérèse… tu en as peur…

J’allonge une main pour lui jeter une poignée de gouttes à la figure. Elle voit le geste et s’éloigne d’une brasse, puis rit de toutes ses dents.

Elle est là, couchée sur le côté, dégageant le bras d’un geste lent et rythmique. Au ras des vaguelettes son visage frais et rose à demi reflété dans l’eau agitée est une pure merveille de grâce et de finesse. Je comprends, peut-être pour la première fois la dévotion des grecs à la forme vivante. Il faut se trouver dans telles conditions que le sentiment de la beauté se dégage seul de tout l’attirail des préjugés et des artifices.

Je vois le corps déformé à peine par la réfraction allonger une ombre flave sous l’eau grise. Les jambes ont le mouvement des algues balancées près d’une roche pendant le flux. L’épaule sort par instant comme un caillou poli et d’une couleur si tendre qu’on voudrait y mordre comme dans un bonbon.

Elle me dévisage aussi. Et je lis dans ses yeux un sentiment parallèle au mien. Elle dit :

— Thérèse, c’est joli sur l’eau un corps de brune.

— Pas tant que de blonde, Lucienne. Tu as l’air d’une divinité. On croirait, sans ton bonnet, que tu es née dans l’eau, que c’est l’élément dans lequel tu vis…

Elle se met sur le dos et glisse devant moi.

— Regarde…

— Quoi. Lucienne ?

— Ophélie…

Je remonte le courant un instant :

— Nous descendons trop bas.

Elle me suit et me chatouille les pieds.

Je remue violemment, faisant rejaillir l’eau partout.

— Thérèse, tu as l’air de te noyer…

Je remonte encore. Nous sommes trop loin du goulet. Maintenant, la berge est abrupte.

Le mot de Lucienne me sonne dans l’oreille :

« Tu as l’air de te noyer… »

Le silence tombe…

Il me prend à la gorge, ce silence. D’un coup, je bascule et me retourne. Ma bouche, au moment où mon bras sort pour prendre appui sur l’eau, s’ouvre pour dire…

Je n’ai jamais su ce que je voulais dire…

La rivière est vide…

D’un effort violent je me soulève un quart de seconde…

Rien…

— Lucienne !…

Et à quinze mètres je vois surgir une tête écarlate qui monte désespérément sur l’eau. Au même instant un cri jaillit, où il y a peut-être mon nom, mais où je n’entends que :

Ahh ! Ahh ! Ahh !…

L’émotion me secoue comme une décharge électrique. Je m’élance, repoussant de toute ma force le liquide qui fait obstacle. Je connais au bruissement de la matière fluide partagée par mon épaule que je vais vite. Je vais, je vais…

La tête a sombré presque aussitôt le cri poussé. J’arrive juste au lieu où Lucienne a disparu. Sa tête reparaît, encore plus rouge et boursouflée. Deux mètres à peine nous séparent cette fois. Je pousse l’eau comme un sauteur prend son élan. Je suis jetée par la détente de tout mon corps, sur Lucienne que j’aborde de côté. Je la prends au hasard et veux la maintenir…

Ah ! cette minute… Je me sens entraînée aussi. Je lutte des jambes, couchée sur le flanc et je sens le petit corps entre mes bras. Je… Je coule aussi…

Il me faut lâcher tout. Je me ramène en boule et d’une secousse je remonte. Lucienne n’a pas coulé. C’est elle qui pèse sur mes efforts. Je la saisis par les reins puis l’abandonne à nouveau… Je ne veux pas, elle ne mourra pas ici, ou bien moi aussi… Je la reprends d’une seule main par l’aisselle. Je lève de toute ma volonté et je bats le liquide tenace qui semble entraver mes gestes.

Je la tiens. La tête arrive près de la mienne et les yeux sont ouverts.

Je crie :

— Lucienne !

Il me semble que ce cri me déchire toute.

Je vois quelque chose sur les lèvres, une ondulation…

— Lucienne ! abandonne toi ! Je te sauverai…

Je lutte désespérément et tourbillonne sur place. Parfois ma tête plonge et je me sens attirée dans la rivière par une sorte d’aimant irrésistible. Mais sa tête à elle, je la tiens à l’air.

Il me faut gagner la rive. Huit mètres peut-être, il faut…

Je tourne autour du corps qui m’est abandonné. Me voici face à la berge, et, de ma force ramassée je m’appuie sur l’eau…

J’ai passé là deux minutes qui sont les plus longues de ma vie. Pour maintenir Lucienne je trébuche, peut-on dire, et passe trop souvent sous le niveau qui sépare pour nous la vie de la mort. Ma respirations chope à ces oscillations. Le souffle court, tendant mes jambes comme des ressorts, chassent cette masse qui se dérobe sous moi et qui m’enlise ; je gagne lentement la rive.

Un effort encore. Nous touchons cette terre molle et semée de radicelles. Je voudrais m’y cramponner. Il n’y a rien. Enfin, je vois tout près un fragment de racine. Je l’étreins d’une main comme le bras d’un dieu sauveur.

Me voici sauvée peut-être…

De la gauche passée sous l’aisselle de Lucienne et allant jusqu’à l’autre bras je la tiens ferme. De la droite je suis accrochée à la tige de bois. Et maintenant…

L’eau coule en remous autour de nous. Il me semble que le corps de mon amie se refroidit contre le mien. Et moi, suis-je fatiguée, vais-je pouvoir…

Pouvoir quoi ? Il y a vingt mètres d’ici à la petite anse. Partout la berge domine la rivière de un à deux mètres. Pourrai-je monter Lucienne ici… Où devrais-je la ramener là-haut ?

Allons nous rester ici… jusqu’à ce que…

Je me rends compte que ramener Lucienne à l’anse est impossible… Je vais tenter de la hisser ici. D’abord sur la tige, si je puis… Je m’arc-boute à la terre, et, le torse en voûte, je tente de monter le corps jusqu’à la racine puissante et placée là comme un agrès de gymnastique. Une fois, deux fois, j’échoue. La troisième je parviens à placer Lucienne sur la branche, tenue par les bras et équilibrée par le courant. Elle est encore loin de la terre ferme, mais ne plonge plus qu’au-dessous des hanches.

Je me tiens collée à la rive, et cherche à reprendre de la force. Que vais-je faire maintenant ? Si Lucienne avait encore un peu de force pour s’aider, elle pourrait sans doute se cramponner là-haut à tout ce qui sort du sol. Je l’aiderais et la suivrais. Je me sens soudain entraînée. L’eau se refroidit étrangement. N’ai-je plus la force de me maintenir ici. J’ai descendu comme si on m’avait prise par la jambe. D’un énergique coup de rame je me remets près du corps de Lucienne. Je prends une poignée d’herbes pour m’immobiliser et je m’aide d’un mouvement léger des jambes :

Lucienne !…

Lucienne !…

Rien ne se manifeste sur le visage qui se décolore à vue d’œil.

Elle va mourir là…

Je me sens faible comme lorsqu’on se retient de sangloter.

Lucienne !…

Je repousse d’un coup de pied le sol de la rive. Me voici à deux mètres. Je vois le corps pendant, mou, tout blême et luisant… Un corps mort ?

Je n’ai qu’une ressource, si Lucienne reste là tenue sans moi trois minutes, je vais remonter jusqu’à la crique, je passerai sur la berge, et, de là-haut, je la hisserai.

Conçue, l’idée s’exécute, je pars !

Mon Dieu, que cette eau est donc glaciale !

Je nage à plat, horrifiée, avec une imagination qui fonctionne comme une montre détraquée. Mille visions se suivent sans ordre en mon cerveau. En même temps une atroce sensation de froid me saisit par le ventre. Jamais je ne pourrai aller jusque-là.

Je lutte, tendue et obstinée. Puis, d’un coup, tout disparaît de mon cerveau. Les terreurs s’en vont, une seule les écrase :

J’ai une crampe…

Je ferme les yeux… Ais-je une crampe ?… Tout danse en moi. Dans ma cuisse droite une douleur naît, s’étend, m’immobilise, une douleur !… Je vais couler. Je vais…

D’un bras ferme je pique encore en avant dans la ténèbre de ma conscience perdue… Je ramasse une poignée de sable et je touche des genoux aux seins cette surface granuleuse qui m’écorche délicieusement…

Chancelante, je me mets debout.

Combien de pensées en moi durant que je me redresse ? Je ne sais, mais un commandement :

Ne te retourne pas pour voir si Lucienne est encore à la racine. Cours-y vite, vite, vite, sans voir…

J’obéis à cet ordre qu’on dirait venu de l’extérieur. Trébuchante j’allonge une jambe et je crois tomber. Je me tiens debout comme si c’était un miracle et soudain, je me mets à courir.

Je saute du sable sur l’herbe, je marche sur des morceaux de bois pourris, sur je ne sais quoi de dur, je me heurte à un arbuste qui m’écorche l’épaule. Je cours…

Lucienne a-t-elle été emportée par la rivière, est-elle…

Je suis devant le lieu où je l’ai laissée. Vraiment je n’ai encore rien vu lorsque je tombe sur les genoux et me jette, les bras en avant, pour étreindre toute la rivière…

Et je saisis le pauvre corps pendu. Je le prends. Il entre dans mon regard…

Farouche, je l’arrache à la racine, mon effort est si ardent que Lucienne va m’échapper. Je la sens qui glisse entre mes mains…

Je serre comme une tenaille. J’ai dû lui faire mal… Car elle vit…

Il faut que je lui aie fait mal… Je ramène ce chiffon de chair. Et brusquement il m’échappe encore. Cette peau glisse sous ma prise. Je ne porte plus, comme tout à l’heure, je tire et la pesanteur cherche à me vaincre.

J’ai pu prendre l’aisselle. Je tiens ferme. Il me faut empoigner l’autre bras. Je fais un effort violent. Peu s’en faut que je ne plonge avec le corps. Un moment je suis suspendue, le torse jusqu’aux seins en porte à faux. Mes orteils se crispent pour s’accrocher au sol. Et comme si un mouvement de l’eau voulait cette fois me servir, Lucienne oscille et tourne. Je passe vite mon bras derrière son dos, car elle est face à moi, puis, de l’autre bras j’appuie sur son épaule. Elle s’offre, tenue par les reins, sur mon bras en équilibre. Sa figure a replongé une seconde.

Je tire. Le cher corps est tout entier hors de l’eau. Tout entier. Il ne faut pas qu’il y retouche.

Un instant je suis pendue, à demi entraînée en avant, raide comme une patère et je me demande ce qui va se passer. Et puis une sorte de mouvement inconsciemment commandé par un savoir secret et spontané me fait tourner sur la hanche. Je tends à rouler sur le dos. Le corps de Lucienne monte, passe sur le mien et vient se coller sur mon visage. J’ai une sensation de froideur si mortelle que je l’éloigne avec horreur. Et me voici enfin à demi rejetée à l’eau, suspendue au-dessus de la rivière, n’ayant plus contact avec le sol que jusqu’au bas des reins. Mais maintenue, ô ironie, par le corps de Lucienne qui a roulé au travers de mes jambes.

Je tente de m’asseoir et peu s’en faut que je ne pique un plongeon. Lucienne s’étend comme une loque à mes pieds et il me faut un tour d’acrobate pour me retrouver stable. Je me mets sur mes jambes et la prends…

Puis-je la soulever ? Oui. Je la porte des deux bras avec une vigueur inattendue. Je vais à pas lents jusqu’à la petite plage. Là je l’étends sur le sable brûlant et saisis ma chemise, puis, avec ce linge, je me mets à frotter infatigablement ma pauvre amie, de la tête aux pieds et sur toutes les faces.

Une minute se passe, je vois le thorax rougir sous ma friction. Quelle chose exquise : cette rougeur ! Je m’y mets des deux mains, à genoux sur le sable, appuyant de toute ma vigueur. Puis, je la place sur le dos. Assise sur elle je frotte les épaules et les reins avec une énergie furibonde. Ah ! Lucienne, vas-tu te réveiller ?

Le dos est semblable à un homard cuit. Ma pauvre chemise n’est plus qu’une loque. Je remets Lucienne face au ciel… et…

La bouche me sourit. Elle se dilate. Je vois les dents apparaître et je me penche, à demi-abattue par la joie :

Thérèse !…

Je saute debout. Tout tourne autour de moi. Je lève les bras en l’air. Que sais-je ? J’entends la voix de Lucienne qui me dit imperceptiblement :

Thérèse, tu t’es blessée ?…

Et je vois le regard se poser sur mon corps. De la cuisse, près la hanche jusqu’au genou c’est une flaque de sang que j’ai dû, en frottant, écarter comme à plaisir. Lucienne tente de se mettre sur son séant, y parvient et redit :

— Thérèse, qu’as-tu ?

— Je n’ai rien, Lucienne, mais toi ?

— Moi ! Ça va bien… J’ai dormi ?

Alors je me jette sur elle et je l’embrasse éperdument.

Et elle me dit avec douceur :

— Prends garde ! Tu vas me mettre du sang…

— C’est fini, Hérodiade ?

— Fini !

— Il faut nous dire encore quelques menues choses…

— Quoi donc ?

— Tu t’étais gravement blessée ?

— Presque rien. Une branche de bois mort m’avait fait une estafilade. Cela saignait, mais il faut peu de sang pour faire de l’effet…

— Vous avez pu rentrer toutes deux sans autre incident ?

— Oui, cinq minutes après, habillée et digne, Lucienne n’avait plus l’air d’une fillette qui a passé si près des portes mystérieuses…

Elle était seulement un peu pâle. Son teint avait une transparence étonnante. Personne ne sut cette aventure et elle-même ne la connut jamais…

— Comment, elle-même ?

— Oui, mon petit. Je n’ai pas voulu la lui expliquer en détail. Je lui ai dit qu’elle avait eu un évanouissement en touchant terre. Elle croyait avoir pu nager longtemps ; se souvenait d’un éblouissement et de rien d’autre. La conscience lui était disparue aussitôt. Lorsqu’elle plongea et parut en criant, c’était réflexe. J’ai voulu garder le secret de ce sauvetage.

— Comment êtes vous rentrées ?

— Comme nous avions prévu, par le verger. Nous avons beaucoup détérioré le lierre en remontant à la fenêtre de la tourelle. Mais nous le fîmes sans être vues. Sitôt dans la chambre de Lucienne, nous nous rhabillâmes. Elle prit du linge. Moi je dus en reprendre, ayant usé du mien pour la frictionner. Puis, nous sonnâmes pour faire monter des choses alimentaires. Une demi heure après nous nous gavions de petits fours en buvant du thé.

— Tu ne t’es jamais aperçue que Lucienne ait souffert de cet accident même sans le connaître ? Car médicalement, c’était, pour une jeune fille de cet âge, susceptible de graves répercussions.

— Je n’ai rien su. Les deux mois qui ont suivi furent charmants. Il vint une société remuante et joyeuse qui ne nous laissa plus un moment de repos. L’année suivante, Lucienne épousait Simon, le fils de sa mortelle ennemie, Madame de Bragassac. Et la paix fut signée entre Biquerine et Bragassac.

Aujourd’hui le père Biquérine est mort. Sa veuve est remariée avec un rasta de la suite de ma mère. Lucienne est partie avec son mari aux Indes Anglaises voici cinq ans, et ils ne sont pas revenus. Je ne sais ce qu’ils font là-bas.

— Et toi, tu n’as pas souffert de tes efforts pour sauver cette gosse ?

— Si, un peu !

— C’est une émotion singulière que celle-là. Évidemment il faut la comprendre avec une âme de jeune fille. Mais, enfin, la chose n’apparaît pas sans âcreté d’imaginer qu’on sauve de la mort une amie très chère.

— Mais pourquoi, Hérodiade, Lucienne te disait-elle :

« Prends garde, tu vas me mettre du sang ? »

— J’en étais couverte…

— Ah ! Ah ! Si tu ne nous avais pas dit que vous étiez chastes et inconscientes de tous jeux amoureux, j’aurais cru…

— Quoi donc ?

— Dame, ma chère, tu saignais, nous as-tu dit, de la hanche. On se demanderait volontiers par quelle marque d’affection tu risquais d’ensanglanter ton amie…

— Tu es fou…

— Il dit ça pour te faire protester…

— Nenni ! Je dis la vérité, mais elle eut été autre je ne la renierais point.

— Les hommes introduisent des images lubriques partout.

— Écoute, Ly, avoue que tout m’y entraîne. N’est-ce pas sous ta direction que ces petits fours ont été conçus ? Avez-vous remarqué à quoi ils ressemblent ?

— Oui, le Musée secret de Naples est maintenant chez les pâtissiers.


LA GAZELLE CHASSÉE

— Ce qui me divertit, c’est cette idée qu’à Jacques, de faire intervenir une imagination galante à la fin du sauvetage émouvant conté par Hérodiade.

— J’ai voulu engrener une discussion élégante ; simplement. Yva, ne me prête pas l’intention de douter des choses dites.

— Oh ! je te connais assez. La pensée masculine courante, qui admet chez les femmes une sorte de hantise sexuelle, ne t’est pas absolument étrangère.

— J’avoue, mais j’ai des exemples dans la mémoire.

— Pas de femmes comme nous.

— Non. Mais vous êtes des exceptions rarissimes. Votre impassibilité est monstrueuse…

— Tu sais bien que cette impassibilité est susceptible d’émotion ?…

— Moi, je dis que les femmes en général sont frigides. Les monstres, ce sont les exemples de Jacques, et les mâles.

Ah ! cette fois nous allons entendre de belles choses…

— Elle a raison…

— Parfaitement…

C’est que, moi aussi, j’ai des exemples.

J’ai été toute une nuit le gibier pourchassé… J’ai vu cinq, dix, vingt hommes tourner vers moi des faces cupides et explosives.

L’exemple est primitif et n’a rien de si exceptionnel… L’aventure est quotidienne. Or, moi j’étais pauvre au degré, si je puis dire, parfait. J’aurais pu, comme Idèle cherchant les regards virils, consentir à me laisser… admirer. Je ne me prends aucunement pour un modèle de chasteté et je n’avais fait aucun vœu. Eh bien ! quand je rappelle cette nuit qui faillit être fort tragique pour moi et le fut à mes yeux pour d’autres, je refuse de laisser passer la croyance aux désirs incoercibles des femmes. Quant à la dignité méditée et correcte des désirs masculins, c’est une de ces imaginations risibles et cocasses…

— Tu vas fort !

— Mais les cochons sont innombrables. Et le propre de ce quadrupède, quand il est humain, est d’inventer des théories vaniteuses. Il fait tout subir à la femme écœurée. Ensuite il se plaint de ne pas pouvoir la satisfaire. Alors, irrité, il suppose des vices vertigineux destinés à le suppléer. Et en réalité la plupart de nous préféreraient vivre en dehors de ses appétits…

— Tu aboutis à une dangereuse impasse, Yva…

— Mais non. Vous abrutissez les fillettes de défenses et les jeunes femmes de licences. Vous voulez l’épouse éduquée de telle façon qu’à votre gré elle soit chaste comme une moniale à minuit moins cinq, mais puisse être animée de toute la ferveur corinthienne à minuit juste. Vous bouleversez l’économie de son cerveau et mettez sa sensibilité à la torture. Naturellement il advient que certaines acquièrent dans ce désordre une sensualité déréglée et trouble, toujours près du seuil de la conscience et que l’homme se figure sottement être, soit le produit de l’amour, soit une prédisposition dangereuse. Alors il prend des airs savants… Il affirme des choses subtiles. Il se donne de ce chef un rôle civilisateur et une responsabilité sociales qui le flattent.

En réalité notre « élevage », le dressage pour la nuit de noce et le principe de l’obéissance passive dans le mariage sont des actions catastrophiques. Il est prodigieux que des siècles de ces règles n’aient pas ramenée la femme au rôle de bête à joie, exclusivement. Par chance nous avons du ressort.

Mais comme le radiologiste se voit souvent cinq, dix, vingt ans après avoir subi le contact des rayons mortels, atteint de maux pitoyables et rongeants, il advient que des femmes soient amenées aux désordres sexuels, amours irrésistibles, folies galantes et nymphomanies à diverses manifestations. C’est le fruit des traités de Fénelon sur l’éducation des filles…

Mais la plupart de nous préféreraient vivre sans homme, c’est assuré.

— Sans un homme veux-tu dire, mais en s’accordant de recourir d’occasion à l’inconnu pris dans la masse pour l’acte de hasard correspondant à un désir sans titulaire…

— Tiens, mais quel mal y vois-tu ?

— Aucun, je précise le cas…

— Tu ne dois pas oublier que l’écrivain Camille Mauclair a consacré deux volumes fort bien déduits à l’étude de cette question.

— Cela va de soi. On n’est pas goinfre pour entrer à quatre heures dans une pâtisserie manger trois gâteaux. On n’est pas ivrogne pour boire volontiers un verre de cognac ou de chartreuse. Serait-on vicieuse quand on satisfait sans y attacher plus de valeur morale ou intellectuelle, un autre prurit… On peut dire franchement que l’importance de l’impulsion subie s’accroît par la seule importance donnée à la volonté de résister.

— Oui ! le vice est là seulement.

— Absolument ! Le vice c’est d’être en bataille avec soi-même. Quand on est de santé normale, de bon équilibre, sensible, et de cerveau clair, ces désirs sont rares et sans action sur le moi pensant.

— Il reste à savoir si les inhibitions coutumières, qui, en somme, n’arrêtent point une femme disposant d’une personnalité appuyée, et armée dans la vie, ne sont pas nécessaire pour la masse amorphe. En ce peuple dépourvu de volonté ne faudrait-il pas craindre que la doctrine de liberté totale ne mène à des excès ?

— C’est probable aujourd’hui, après des siècles de l’autre contrainte. On ne peut pas comprimer pendant des durées géologiques un sentiment qui fait ressort pour le laisser se détendre en un jour. Mais, enfin, dites-moi si l’étude de la civilisation ancienne des Grecs donne idée de ces désordres mentaux qui ornent notre littérature ?

— Sincèrement il me semble qu’oui…

— S’il vous plaît. Croyez vous qu’à Athènes on tuait autant par amour — ou ce qui en tient lieu — qu’à Paris ces ans passés. Pensez vous que le délire de sentimentalité, qui pousse tant de jeunes filles à des folies stupides, fut connu sous Périclès.

Quelles folies ?

— Un exemple : Il meurt trois cent mille tuberculeux en France par an. Les femmes comptant pour les sept dixièmes. Eh bien, je vais vous dire une chose qui n’a jamais été vue par savant ni psychologue : La moitié de ces tuberculoses sont des suicides…

Oui. Il y a deux cent mille jeunes filles ayant — c’est le propre de notre éducation — des soucis d’amour vers dix-sept ans. Sentimentalités, songes et chimères, évocations de beaux cavaliers, querelles avec les parents, etc… etc… Vous devinez ? Alors la jeune fille qui connaît les beaux secrets, désolée, cherche un appel à la mort élégant et passif. Il en est un traditionnel : elle se met nue, ou à demi, dans un courant d’air ou à une fenêtre la nuit. Il y a mille méthodes. Elle fait enfin ce qui permet d’attraper un rhume, parfois une bronchite, parfois pire… Et le tour est joué. Il en meurt comme ça, pour ça, des centaines de mille ; mes petits. Et nul ne l’a jamais su. Moi, je le sais…

— C’est extrêmement curieux…

— Ah ! nous y viendrons à admettre que la liberté grecque n’enfantait pas les désordres mentaux que crée notre sentimentalité amoureuse.

Car, la sentimentalité c’est la même chose que la nymphomanie. Le désordre mental à deux formes. Messaline ne diffère pas autant qu’on le croit de Sainte-Thérèse. Tout au moins en leurs images. Car, je crois Messaline plus chaste et la moniale d’Avila moins, que l’histoire ne l’a dit. Mais le certain est que l’idée des désirs féminins toujours irrésistibles et inapaisables, est une blague. D’autre part, la salacité de l’homme est d’une virulence extrême… Mais je vais vous conter plutôt la nuit durant laquelle je fus le gibier chassé par le mâle.

— En effet. L’introduction constituée par cette petite discussion sans sanction nous prépare à goûter l’aventure que te révéla Paris cette nuit-là.

— J’étais alors parfaitement pure. Je connaissais bien des choses mais n’avais jamais voulu prendre place dans la ronde autour de l’Amour. J’avais dix-neuf ans et travaillais chez Antonio Rodriguez Moadillo, le gros marchand de la rue d’Hauteville. C’était une importante boîte d’exportation qui faisait de grosses affaires avec l’Amérique du Sud.

— Ce n’est pas sans amusement que nous entendons parler de ce temps-là l’amie qui tout à l’heure regrettait — à demi — qu’il n’y eut pas des maisons spéciales avec sans doute des hommes vérifiés et estampillés par la faculté pour…

— Ça existe…

— Tiens, Laly…

— Chut ! Chut…

— Mon père était mort quand j’avais quatre ans. Ma mère avec la dérisoire pension qu’on attribue aux veuves de fonctionnaires me fit suivre l’école jusqu’à quatorze ans. Elle tenta de me faire avoir une bourse pour continuer et obtenir les brevets. Mais ce fut impossible parce que je refusai obstinément de m’asseoir sur les genoux du type venu chez nous à ce propos enquêter pour la Ville de Paris. Le dit avait envoyé ma mère acheter une feuille de papier timbré. Il était seul avec moi… Mais je sus rester loin de lui jusqu’au retour de la brave femme que son ingénuité ne mit à l’abri, d’ailleurs, ni des excès, ni des bêtises… Passons.

J’appris la dactylographie chez Underwood et sus être assez longtemps à l’abri des séductions qui s’exercent avec activité dans le milieu des apprenties dactylos. J’avais la chance d’être mal fagotée. Or, vous savez quelle importance le bas de soie et les vêtures bien coupées prennent dans la vie d’une useuse de claviers à écrire. En gagnant dans les quatre cent cinquante francs par mois, il faut, rien qu’en-dessous et autres ornements — à l’usage exclusif des gens qui vous retroussent — en dépenser deux mille. Moi je n’avais aucune ambition galante.

À dix-neuf ans, j’étais orpheline. Ma mère, sans me laisser un sou, était morte, après avoir usé et abusé de la cocaïne, et peut-être de celui qui lui vendait cette saleté. Je travaillais chez mon Espagnol, un gros homme épais tel un rhinocéros, mais habile et astucieux comme un singe. J’y étais bien vue. Je n’avais encore pas d’amant. Depuis peu de mois je me demandais où était mon intérêt, si c’était d’en posséder un ou non. Certaines de mes amies en avaient su acquérir qui leur payaient mille choses agréables et utiles. D’autres étaient plus mal loties. C’est très compliqué, ces choses-là. Le certain est que je m’étais mise à combiner des effets de toilette, et, brune, comme je suis, je me faisais une bobine de femme fatale étourdissante. Immédiatement j’avais une meute pendue à mes jupes et je guignais l’occasion favorable : le mariage, peut-être, ou quelque autre combinaison intelligente.

Cela dura tout un été. J’avais fini par hésiter entre trois postulants, Ligenne : l’aviateur, que j’ai su depuis être un simple souteneur faisant « rapporter » à ses maîtresses qu’il mettait en contact avec des vieux types trop sanguins… Agapias le journaliste, qui était terriblement intelligent. Il devait finir, dans une sale affaire où la politique, le chantage et l’escroquerie se mélangeaient d’un peu trop près. Je me méfiais de lui déjà, mais il était d’une câlinerie et d’une maîtrise en boniments captieux qui me redonnaient du goût pour lui chaque fois qu’envie me prenait de ne plus le voir. Le dernier était un vague clerc d’huissier sans faste ni dignité, toujours crotté et bafouillant. Mais je sentais en ce type médiocre une énergie et une valeur secrètes. Je ne me trompais pas, puisque nous l’avons retrouvé tout à l’heure avec Hérodiade. C’est Bob Tamerlan.

Il est devenu ministre et il est de taille à tenter de se faire nommer président à vie. Je l’ai entendu parler de cela qu’il nommait en ricanant : l’Étape Royale.

Donc, je dirigeais ma barque entre ces trois récifs. Aucun n’avait eu de moi plus que des baisers sur le front. Encore fallait-il de grandes circonstances pour que j’y consentisse.

Un jour Tamerlan m’emprunta cent francs et m’en rendit cent soixante le lendemain. Il était à ce point de vue honnête. Mais il ne suffisait pas d’être honnête avec moi qui vivais si serré ; je possédais juste la ressource indispensable et ne pouvais distraire un centime de mon faible budget. Je m’étais promise de ne plus risquer ainsi. D’ailleurs, j’ignorais les combinaisons secrètes de Tamerlan. Il n’expliquait rien. Je demeurais dans une chambre meublée de la rue du Château d’Eau et payais d’avance. Cent cinquante francs par mois. L’échéance de ma chambre ne coïncidait pas avec la mensualité. Elle venait dix jours plus tôt, de sorte que les dix jours étaient toujours durs à passer. Un matin, Tamerlan me vint voir à ma sortie du bureau. Il lui fallait cent cinquante francs pour quarante-huit heures. J’avais juste cette somme destinée à l’hôtelier. Je le lui dis ; car il m’était indispensable de payer le surlendemain. J’avais bien crédit dans le petit restaurant en face de chez Moadillo ; mais, pour ma chambre, les tenanciers de la boîte étaient d’une dureté incroyable. Ils avaient fichu à la porte du jour au lendemain un locataire qui était là depuis dix ans.

Tamerlan me dit jouer sa vie dans cette affaire et qu’il lui fallait l’argent. Mais il me promit sur les choses les plus sacrées et avec les serments les plus certains de me rendre les cent cinquante francs le surlendemain à cinq heures, doublés sans doute. Il viendrait me les porter au bureau. Il me suppliait tellement que je consentis…

En moi-même je songeais que peut-être mes deux autres amoureux me rendraient service, d’occasion, si c’était utile.

Je dois vous redire que je n’avais eu aucune relation — au sens qu’on donne à la formule « avoir des relations » avec ces trois hommes. Je pensais donc disposer d’un certain moyen d’action sur eux.

Le lendemain se passa sans incident. Agapias m’offrit à déjeuner chez Poccardi. Ligenne était parti en voyage. Le dernier jour naquît. Je revis à neuf heures Tamerlan fiévreux et hérissé, venu me dire de compter sur mon argent pour le soir. Quand j’étais sortie le matin, la femme de l’hôtelier m’arrêtait : Mademoiselle, c’est aujourd’hui qu’il faut payer. Je répondis : Ce soir, ce sera fait.

J’étais en train de copier des factures lorsque cinq heures sonnèrent chez Moadillo. Tamerlan n’apparut pas. Il était pourtant exact d’habitude et entrait comme chez lui. Je n’avais d’ailleurs aucun doute sur sa loyauté.

Six heures vinrent. Nous sortîmes du bureau. Je le croyait à m’attendre dehors. Il n’y avait personne.

Tamerlan demeurait rue Notre Dame de Lorette. J’y courus. Le concierge me dit qu’il n’était pas rentré la veille et semblait immensément tourmenté auparavant. Je l’avais vu le matin sans rien savoir de ce tourment. Que signifiait cela ?

Je me trouvais dominée par une inquiétude désolée qui me mettait les larmes aux yeux dans la rue même. Je me sentais si coupable d’avoir risqué cet argent deux jours avant une échéance dure et sans pitié ! Je me serais frappée de rage et de peine. Je ne pus dîner. Je me dirigeai, horrifiée, vers mon hôtel. Il parut du dehors que je pourrais me faufiler sans être vue. J’attrapai ma clef au passage et me coulai dans l’escalier. Deux minutes après j’étais chez moi. Je me jetai sur le canapé avec des soupirs de joie. J’étais sauvée. Le lendemain, si Tamerlan n’était pas là, Moadillo m’avancerait le prix de ma chambre sur mon mois. Après, on verrait à boucher le trou et à ne pas rebiffer. Mais je gardais confiance et je commençais à regretter de n’avoir pas dîné.

Le temps passa ; je lus des journaux. Chose curieuse, je ne me couchais pas. Je ne sais quoi me retenait de le faire. J’étais ainsi inspirée par la sottise comme vous allez voir.

Il était onze heures lorsque j’entendis pousser ma porte. Je ne dis rien puisqu’on ne parlait pas. Mais soudain, sans doute avec des clefs doubles, puisque j’avais moi-même fermé soigneusement, on ouvrit…

C’était le garçon de l’hôtel. Il parut enchanté de me voir tout habillée et dit :

« Ah ! vous avez de la chance. On veut vous faire de nouvelles conditions pour la location de votre chambre. Descendez donc au bureau. »

Je dis : Demain matin, oui, pour l’instant je vais me coucher.

Il haussa les épaules :

— Les patrons sont très bien disposés pour vous. Descendez donc. Vous êtes chez vous ici et vous n’avez rien à craindre. Si vous ne venez pas, lui va monter et il vous engueulera. Vous savez, il est brutal quand on le force à venir en personne.

Fallait-il que je fusse ahurie. Je consentis à descendre au bureau avec le garçon, moi qui étais si bien alors près de mon lit avec mes affaires autour de moi et garantie par toutes les lois contre les propriétaires trop cupides. Arrivée au rez-de-chaussée, je vis qu’il n’y avait personne. Un pressentiment allait me faire reprendre l’escalier quand le garçon me poussa.

— Craignez rien, il est à l’entrée, il fume sa pipe.

Je me trouvai à la porte de l’hôtel. Le patron était bien là. Il me regarda en silence et tendit une main large.

— Payez ! le reçu est tout prêt

— Je répondis : demain matin, sans faute !

Il reprit la voix égale :

— Tout de suite…

— Demain matin, dis-je encore…

Il me saisit par le poignet, me fit tourner sur moi-même, et rentra dans l’hôtel ; puis il referma la porte avec un ricanement :

— Vous rentrerez quand vous aurez le montant de la chambre. Pas avant !

Je me trouvais jetée dehors à onze heures et demie du soir. Je savais n’avoir pas assez d’argent pour louer une chambre ailleurs. C’était terrible, mais, après l’absence d’argent, l’absence de coiffure apparaissait la disgrâce pire. Une femme qui marche sans rien demander à personne peut passer pour aller à son travail ou en revenir. Seulement, surtout la nuit, il faut porter sur la tête un objet qui ne vous laisse pas « en cheveux », car il n’y a aucune femme honnête pour être en cheveux après minuit à Paris. Ma situation était tragique. Après un accès de découragement, je me dis qu’il devait tout de même me rester quelques sous dans mon porte-monnaie. C’était ce qu’il fallait pour passer une heure ici, une là, dans des cafés de nuit. Je parviendrais de cette façon à neuf heures du matin, moment où j’étais employée chez Moadillo. À midi je prierai mon patron de m’avancer deux cents francs sur mon mois à venir dans dix jours. L’espoir me revint alors.

Je me fouillai… Mon porte-monnaie était resté sur ma table dans la chambre. Je ne disposais même pas de quoi aller prendre une tasse de café en un des nombreux bars bon marché dont Paris est semé.

Cela me donna un coup. Je restai cinq minutes à réfléchir bêtement, debout devant l’hôtel dont garçon et patron devaient me guetter et s’esclaffer. Je le compris et m’éloignai.

Il était près de minuit. J’avais neuf heures à passer dans la rue. Neuf heures… Était-ce possible ? Je me répétais : neuf heures… neuf heures… et dans l’hypnose de cette répétition tout sens disparut des mots.

Il fallait encore qu’à neuf heures je fusse toujours capable de me tenir devant ma machine à écrire. Il me serait impossible de rien raconter à Moadillo. Mais sembler normale pendant trois heures de travail, après neuf heures de vadrouille dans Paris !

Y parviendrais-je ?…

Je marchais toujours, d’un pas tranquille. Je surveillais la rue. Le plus ironique de ma situation consistait en ceci que, nu-tête, je devais, pour ne pas attirer l’attention, sembler une femme pressée qui sort d’un lieu et va vite dans un autre. D’où l’urgence de ne pas flâner. Flâneuse, je semblerais une pauvre fille faisant la retape et me ferais ramasser. C’était une situation pleine de périls.

Trouver un coin où je puisse somnoler quelques heures sans crainte et sans peine… Ah ! c’est le problème angoissant que des milliers de malheureux voient posé chaque soir devant eux. Certains le résolvent. Mais il y a toute une étude, une compétence que je ne possédais pas.

Je triturai ma mémoire pour y trouver un souvenir utile. Une de ces choses qu’on enregistra sans y penser et qui se découvrent précieuses plus tard : Les jardins et squares ?…

Il n’y en avait aucun d’assez grand et d’assez proche. Peut-être est-il possible de franchir une grille du Luxembourg et de se reposer sur un banc ensuite sans que personne s’en aperçoive. Pourtant, par ce temps froid ? De plus, ce n’était pas là un lieu voisin et un instinct me disait de ne pas m’éloigner de mon centre, de cette partie du dixième arrondissement où je travaillais et vivais.

Cependant j’étais arrivée place de la République. Je m’arrêtai un instant puis, toute réflexion faite, je revins sur mes pas.

J’avais besoin de ruelles paisibles et connues. Là-bas, vers le faubourg du Temple, je ne me sentais pas chez moi et vers la Roquette je savais que les bandits du « pays » célèbre longtemps par ses exécutions capitales, faisaient toujours honneur à leur quartier…

Minuit sonna.

Comme je traversais le faubourg Saint-Martin, deux hommes aux mines patibulaires s’arrêtèrent pour me suivre de l’œil. Je sentis un froid dans mes épaules. Les aventures commenceraient-elles déjà ?… Non !

J’étais un peu plus loin dans la rue des Petites Écuries lorsqu’un individu, qui suivait le trottoir opposé, traversa en me voyant, me dévisagea avec curiosité et dit :

— Cent sous, ma petite, et on ira prendre une choucroute après dans le Faubourg.

Je fis non de la tête sans m’arrêter.

Il suivit.

— Dix balles, pas de choucroute et je te laisse dans une heure.

Je lui dis avec douceur :

— Laissez-moi, Monsieur, je ne suis pas ce que vous pensez.

Je craignais à la fois de lui parler trop gentiment ce qui lui eut semblé encourageant ; et trop brutalement, ce qui pouvait l’irriter.

Il hésita. Enfin il m’arrêta d’une main robuste.

— Que fais-tu là ? Si tu cherches un homme, tu ne trouveras rien de mieux que moi. Là-bas (Il désignait le Faubourg Montmartre dont la lueur était visible au bout de la rue). Là-bas, tu ne verras que des barbeaux…

Il avait l’air bon. En somme, en me confiant à lui, peut-être me permettrait-il, par un prêt, de louer une chambre pour cette nuit. Je lui rendrais son argent demain.

— Monsieur, mon hôtelier m’a mis à la porte pour un jour de retard à le payer. Voilà pourquoi je traîne dans Paris. Je suis dactylo chez Moadillo, un gros exportateur d’à-côté. Prêtez-moi de quoi louer une chambre et dites-moi où je pourrai vous rembourser.

Il m’écouta comme s’il était ému. Je me fis une seconde d’illusion. Mais je fus détrompée :

— Ah ! Ah ! petite coquine, tu dis être à la porte de chez toi. C’est ton amant qui t’a balancée comme ça. Je ne suis pas né ce matin. Tu veux cent sous. Je te les donnerai. Viens avec moi…

Il se pencha et dit violemment :

… Ou je te fais arrêter par les flics pour vagabondage…

Je me redressait et répondis net :

— Fichez-moi la paix, Monsieur, ou moi, je vais chercher les agents pour les propositions que vous me faites. Nous allons voir qui de nous deux…

Il se calma, et je m’éloignai. Quand je fus à vingt mètres une incroyable collection d’injures me vint. De loin, l’homme me déversait sur la tête tout le dictionnaire d’argot. Je me hâtai de fuir.

Je traversai ensuite le faubourg Montmartre. Une vie frénétique y régnait dans un tohu-bohu de lumières. Les voitures passaient, aussi pressées que de jour. Des femmes exerçaient leur métier avec insolence.

Deux d’entre elles me virent et en appelèrent d’autres, puis me jetèrent leurs sarcasmes :

« Quelle honte ! On n’est même plus chez nous ici. Voilà des radeuses de la Villette qui viennent faire le truc dans notre coin. Si on te revoit, souris, on va te faire ton affaire ! Attends, que Charlot te groupe, et qu’est-ce qu’on te mettra… »

À mesure que je m’éloignais, ces gentillesses fondaient dans le tumulte nocturne. Mais je ne doutais pas qu’elles ne fussent dites durant un bon quart heure à mon seul souvenir. Je me sentais irritée et douloureuse. Ainsi, il est impossible à cette heure de trouver un cœur compatissant et, seulement, une personne qui comprenne… Ces prostituées qui devaient connaître les ironies de la vie me jugeaient avec des idées de petite bourgeoise provinciale.

Chaque nuit, pourtant, il se dépensait plusieurs millions dans ces mastroquets, ces hôtels à femmes, ces boîtes de nuit, ces réceptacles du vice parisien. Et, comme moi, sans doute, des malheureuses chaque nuit pleuraient d’insomnie et de faim.

Soudain, je levai la tête au ciel. Une large goutte d’eau venait de m’éclabousser la figure. La pluie ? Cette fois qu’allais-je devenir ?…

C’était bien la pluie. Elle commençait à tomber doucement. Je me hâtai.

La rue de Provence ne m’offrait aucun refuge. Mais je me souviens que sur le boulevard Haussmann, au coin de la rue du Helder, à deux pas, il y avait une vaste marquise. Je pris la rue Taitbout et en trois minutes, haletante, je me trouvai à l’abri.

La pluie maintenant tombait avec violence. Le cœur battant, je regardais les sillages lumineux balafrant l’air. Il faisait froid. Je grelottais.

Un quart d’heure passa. La pluie tombait toujours. Pas une trace de vie n’animait ce coin désolé de la grande ville.

Seuls, des taxis, suivant plus loin la chaussée d’Antin, animaient d’un bruit léger la sombre mélancolie de ce refuge ouvert à tous vents. Le dos à une devanture je tremblais désespérément.

Et voilà que de la rue [du] Helder vient un pas rapide. Une femme surgit à mon côté. Élégante, parfumée, elle s’approche.

— Eh bien, mon petit ? Que fais-tu là. Ça ne va pas, le turbin ?

Je secoue la tête en signe d’ennui. À quoi bon s’expliquer ?

Elle me pose la main sur l’épaule cordialement.

— Pourquoi viens-tu dans ce quartier ? Tu es jolie, je le vois. Mais, en tifs, tu es bonne à te faire ceinturer. Tu ne peux pas truquer ici sans danger.

Elle reprend :

— Je parie que tu es planquée pour les bourres ? Ils étaient tout à l’heure devant Pousset. Ah ! mon petit. On en fait un métier nous autres !

Je la regarde. Elle est gracieuse et inquiète. Tous les cinq mots elle regarde derrière, comme si elle craignait je ne sais quoi.

Elle frappe du pied à terre :

— Chameau de temps. Cette flotte, crois-tu, quelle jambe. Pas moyen de me démurger d’ici. Tu parles que Sa Pomme m’en filerait si j’arrivais avec mes frusques trempées. Et pas un croq pour prendre un sapin ?

Elle rage, silencieuse, parcourant avec souci les quatre mètres de notre protection, hors lesquels la pluie ruisselle toujours.

Elle revient à moi qui ne bouge pas — j’ai neuf heures à tirer et ne veux point gaspiller mes forces — et elle rit :

— Allons, la gosse, t’en fais pas. Tu vas bien en nettoyer un à ton tour.

Elle se penche vers mon oreille et chuchote :

— Je viens de refaire le mien de cinq livres. Un grand fafe. S’il s’en aperçoit et me cavale après il va me sauter ici. C’est moche d’y être collée. Si j’avais de la monnaie je prendrais un taxi. Je te donnerais même un petit talbin, la gosse, pour que le tien ne t’en mette pas plein ta gentille gueule. Mais nib ! Raide ! en dehors du demi sac !

On entend du bruit dans la rue du Helder. Elle écoute, la figure tendue et farouche.

— Zut ! Adieu, gosse. Je les mets !

Elle relève ses jupes sur sa tête comme font les campagnardes et s’élance. Elle court comme une biche. Quand elle disparaît, de la rue du Helder, sortent trois hommes à parapluies. L’un d’eux crie :

— C’est elle, je reconnais ses bas blancs. Avez-vous vu. Elle a des bas blancs, celle qui se trotte là-bas !

Sans s’occuper de moi qui fais corps avec la façade, juste à l’enfoncement d’une porte, tous trois s’élancent sur les traces de la fuyarde. Je pensai :

Pourvu qu’ils ne l’attrapent pas !…

La pluie tombe toujours. Un quart d’heure passe. Je me sens faible et lasse. Ah ! quoi ne consentirais-je pas pour trouver un lit ?

Un homme apparaît à droite et se jette sous la marquise. D’abord il ne me voit pas. Il grogne seul en faisant de grands gestes. Puis, il me découvre.

— Ah ! On trouve tout ce qu’on veut ici. Une belle enfant. Mince !

Il vient me renifler. Toi aussi, tu es bloquée par la lance.

Hein ! si ça déglingue. Quel truc !

On t’a coupé la langue, ajoute-t-il en ricanant.

Je fais non de la tête.

— Alors, parle moi. Quoi ! on va se distraire en attendant que ça s’arrête.

Il passe, avant que j’aie eu le temps de le lui interdire, la main sur ma poitrine.

— Hé ! Tu es une fausse maigre.

Je me tais encore. Que dire ?

Il recommence son geste, mais plus bas.

Je l’arrête.

— Monsieur. Voyez que je suis assez embêtée par la pluie sans y ajouter autre chose.

Il s’esclaffe.

— La pluie, oui, c’est la barbe. Mais bibi non. Je sais faire aux femmes ce qu’il faut. Tiens à preuve…

Je l’écarte brusquement. Il recule de trois pas jusqu’à la pluie qui le calme d’une douchée.

— Oh ! on fait la méchante. On fait sa belle madame. Allons ! je voulais rire. Excuse moi. Dame ! à cette heure, et ici, faut pas dire, mais un peu de rigolade n’est pas de supplément.

Il se rapproche doucement, l’air aimable. Je le surveille.

Ah ! tu l’as, l’œil coquin. Je ne te laisserais pas cinq minutes avec mon morlingue. Tiens…

D’un saut il m’a prise par la taille et me fait tourner de quatre-vingt dix degrés. D’une ferme poigne, je suis tenue les bras en arrière.

De sa main libre il me prend par le thorax et me serre puissamment. Immobilisée, le haut du corps rejeté en avant je me débat avec énergie, mais chaque geste semble me désarticuler les épaules.

— Ah ! Ah ! la Sainte-Nitouche, cette fois tu y es. Rien à faire. J’ai pratiqué la lutte et les poids.

Il écoute les rues voisines, puis reprend :

— Tiens là, sur la marche qui fait renfoncement, si tu veux. Et je te lâche

Je tente encore de m’échapper.

Alors, furieux, il relève ma jupe et me pince violemment.

Il a abandonné, pour ce faire, sa prise du thorax. Je me replie alors au sol. J’échappe à son geste et ne suis plus tenue que par le poignet. Je tire… Je m’arcboute du pied à la façade pour tirer plus fort…

L’homme ne lâche pas, mais il chancelle. Je me tord et lui tord le bras. Je crois que tout casse entre ma main et mon épaule, et puis… je suis libre…

D’un pied prompt je me jette devant moi au hasard et m’enfuis par la rue Taitbout.

Je cours… je cours… Puis je lève vers le ciel un regard étonné.

Mais… Mais, c’est vrai… La pluie a cessé…

Bientôt je me trouve rue d’Aumale. La traversée de la rue Saint-Lazare n’a pas été sans danger. Trois passants se sont successivement arrêtés pour me suivre de l’œil. Passants de quel genre ? Je ne sais. Me voici rue Fontaine maintenant. À mon passage sortent de la rue Laferrière des femmes par trois ou quatre, parlant haut et presque toutes en cheveux comme moi. Je sais la rue Laferrière une des suburres parisiennes. C’est le personnel des maisons dites de rendez-vous, mais auxquelles convient un nom moins pompeux, qui regagne ses pénates.

Là-haut, place Pigalle, c’est la noce nocturne. Il doit être trois heures du matin. Je ne veux pas, nu-tête, passer parmi les spécialistes : clients et fournisseuses de cette débauche illustrissime qui fait plus pour la renommée de Paris que les savants et les poètes. Je monte la rue Henri Monnier, je frète la rue Victor Massé et traverse la rue des Martyrs. Me voici vraisemblablement hors du cercle, d’ailleurs étroit, que l’on nomme Montmartre. Je veux dire Montmartre-plaisir.

Comme je prends la rue Condorcet, sans savoir où cela va me mener, j’entends un pas derrière moi. Un pas qui se modèle sur le mien.

Je me retourne. C’est un homme en casquette, déhanché, qui marche, les mains dans ses poches, avec le chic particulier à la fripouille des grands extérieurs…

Je ralentis. On ralentit aussi. Tiens ! Qu’est-ce que ça veut dire. On ne veut pas me parler ? Il va donc suffire que je reste dans les quartiers vivants pour que ça ne soit pas dangereux. Je devrais revenir. Mais un agacement me tient devant cette compagnie silencieuse et inquiétante…

Je m’aperçois que pour aller vers les quartiers vivants il eut mieux valu gagner le Boulevard Rochechouart ou la place Pigalle. Je m’enfonce pourtant dans des rues muettes, sinistres et menaçantes. Je me demande en marchant quel parti prendre. Hésitante et désespérée, j’écoute le pas assourdi de mon suiveur.

Soudain, dépassée la rue Rodier, j’entends derrière moi un coup de sifflet strident. Je m’arrête avec un frisson. L’homme s’est rapproché. Il vient à moi d’un pas bref :

— Allons, la môme, suis moi. Et il me prend par le bras.

Je me dégage et m’éloigne d’un pas. L’homme reste droit avec un sourire redoutable sur une face creuse et balafrée que dessine le bec de gaz proche. Je le vois porter deux doigts à sa bouche et en tirer de nouveau un son aigu et roulé.

— Allons, marche ! me dit-il.

Affolée, je me mets à courir devant moi, comme tout à l’heure je fuyais mon agresseur en quittant le Boulevard Haussmann.

Mais à peine ais-je fait trente mètres que deux hommes en casquettes semblent surgir du pavé. Ils m’arrêtent net.

— Alors ! on veut se débiner, grasseye l’un. C’est tarte ça !…

Devant moi je vois d’autres silhouettes s’approcher en chaloupant. Il y a des femmes. Ils sont bientôt sept. Je suis entourée. Cette bande me dévisage avec curiosité.

— Allons les poteaux, restons pas ici, dit celui qui m’a pourchassée. Descendons un peu.

— Gy ! dit un autre.

Encadrée et surveillée je marche au milieu de ces gens. Ils parlent peu et semblent ne s’étonner de rien. Je fouille ma tête pour y trouver quelque chose à dire ou à faire. Je me sens vide et vaincue. Personne ne s’occupe de moi.

Deux, trois rues sont dépassées. On dirait que la vie de Paris se retire devant mes compagnons. Je les regarde à la dérobée. Sauf un seul, ils sont jeunes. Les faces sont pourtant tarées. Presque toutes portent des rides profondes taillant le front. Les bouches tombent et les pommettes saillent étrangement.

Les femmes sont trois. Deux apparaissent âgées et lourdes. Sous des tignasses massives les yeux ont la viduité et l’inexpression de certains regards animaux. La dernière est très belle. Blonde et cambrée, elle marche en reine. Le nez est droit et mince. Un maquillage infâme ne parvient pas à enlever le charme de cet ovale parfait de visage. Ses seins sont libres dans un corsage collant de soie mince. Par ce temps froid c’est à geler… Elle à l’air heureux de présenter cette poitrine tendue. Ses chaussures jaunes à talons hauts lui font un pas orgueilleux et lent tandis que sous la jupe courte les mollets se raidissent dans des bas de soie rouge.

À chaque bec de gaz j’étudie de plus près mon escorte. Je vois que les hommes sont tous attirés par la femme belle et blonde. En dessous, ils guignent ses seins et les jambes que chaque pas fait bomber dans la soie. Je ne puis deviner si le maître de cette bête admirable et dangereuse est ici. Non ! Ils sont tous trop déférents.

J’entrevois au bout d’une rue l’ombre vaste qui doit être le square Montholon. Nous sommes proches du Petit Journal. Ce n’est pas, j’imagine, un lieu dangereux pour moi. Je craignais d’être emmenée vers la Villette ou dans les rues louches et la Cour des Miracles du Quartier de la Goutte d’Or.

Soudain un des hommes s’arrête :

— C’est pas tout ça ! je prends la môme — il me désigne — elle me revient.

Un froid me passe le long de l’échine.

La femme aux bas de soie rouge dit :

— Tirez-la au sort entre vous deux, Bombé et toi, Biskra. Ce sera juste.

Bombé, c’est celui qui m’a suivi depuis la rue des Martyrs. Il s’avance et me met la main sur l’épaule.

— La gironde à mézig. Pas de tirage au sort ni de flanche pour ça. Elle est… à… moi…

Celui qui a parlé le premier hausse les épaules :

— Je ne marche pas. Toi, tu as la Guincheuse, moi je suis veuf. C’est moi qui l’emmène. Ça se fait comme ça.

Une femme âgée dit avec une crainte visible de cette discussion :

— Bombé va te la donner.

— Ah non, reprend l’autre, je ne donne rien du tout. C’est moi qui l’ai filochée et amenée dans le filet. Le gibier m’appartient.

— Qui veux-tu ? me demande la blonde, toujours royale.

Je me tais, regardant autour de moi pour espérer un moyen de fuite. Mais la rue est muette et sinistre. On n’entend aucun pas, même lointain.

— Allons ! décidez-vous, dit le plus âgé des hommes avec impatience.

Une femme murmure :

— On va pas se faire mater pour bavasser des heures autour d’une gosse qui, demain, se sera fait la dja…

— La dja ! dit le Bombé. Non, mais sans char ! Si elle veut se faire mettre six pouces de lame dans le bide…

Celui qui me dispute au Bombé et qu’on a nommé Biskra vient à moi.

— Amène-toi, gosse ! On va laisser tomber cette bande de renaudeurs. Ils sont tous pleins aux as et me disputent mon gagne pain…

Le Bombé s’avance aussi.

— Mon vieux ! les six pouces de lame, si tu les veux…

L’autre me quitte et d’un geste prompt lève le bras. Je vois une flamme blanche vaciller au bout. C’est un couteau.

— Bombé ! tu nous cours. Décambute ou…

Mais l’autre sors à son tour une lampe puissante dont j’entends claquer le ressort.

— Biskra, dit la femme très belle avec ironie, si tu l’avais arrangé avant qu’il ait ouvert son lingue, t’aurais eu la flouse. Maintenant, tu pourrais bien te faire sonner !

On a formé le cercle. Les deux femmes âgées me font une garde d’honneur.

Biskra s’avance cauteleux prêt à sauter sur le Bombé, mais l’autre tourne et parvient, d’une détente, à passer son couteau près du visage de son ennemi dont je vois la tête se renverser en arrière.

— Si t’avais eu le bras assez long, dit la blonde, qui seule semble avoir droit de discourir ici, tu lui aurais ouvert la gargue, mon vieux Bombé… Puis, indifférente, relevant sa jupe brève, elle tire ses bas écarlates sur des cuisses fortes.

— Oui, mais en attendant il prend ça dans les endosses, crie Biskra en portant de trois quarts un coup de couteau aux reins que j’ai su depuis être une spécialité napolitaine.

Bombé pousse un cri grinçant et se précipite. Les deux hommes s’étreignent soudain. Je vois les lames apparaître puis s’évanouir, renaître et s’effacer. Ils s’égorgent férocement, se dilacèrent avec une sorte de rage animale. Ils tombent. La blonde murmure :

— La gosse sera ni à l’un ni à l’autre.

Tranquille, elle s’approche alors pour admirer de plus près les sursauts des deux misérables.

Je vois un des spectateurs mâles se pencher vers l’autre et dire quelque chose tout bas. Je devine :

On va leur faire les poches, quand ils vont être claqués.

Puis tous deux viennent regarder au-dessus du groupe enlacé dont le sang commence à faire une mare noire.

Je sens le courage gonfler mon cœur. Je regarde autour de moi, prompte et décidée, puis, bandant toute ma force, d’une détente de mes jambes qui me semblent devenus des ressorts merveilleux, retenant mon souffle et pliant les bras, je m’élance devant moi.

La rue est en pente. Les deux femmes âgées ne prétendront pas me rattraper, avec leur graisse et leurs muscles déshabitués des sports, car je suis une sportive… Je suis partie comme une balle. Je sens que le sol fuit sous mes pieds. La pente m’aide puissamment. J’ai gagné le trottoir et j’entends la succession de mes prises de contact avec le sol. Cela fait un rythme pressé et martelé, puis je suis emportée par ma course. Je ne m’entends plus et je regarde le square Montholon venir vertigineusement à moi…

Derrière, aucun bruit… J’arrive au square, je suis presque dans la rue Lafayette. Le souffle va me manquer et je chancelle sur un rail de tramway. Je ralentis. D’un geste, je me retourne. Je suis devant la pente parcourue. À mi-route une femme arrêtée parle à un homme qui la suit de loin. Je ne vois plus le lieu de la bataille ni les autres acteurs. Comme tout cela est déjà loin ! Je suis en sûreté ! Ce que c’est que de savoir courir… Je prends la rue Lafayette et la suis vite pour calmer mon cœur qui saute.

Deux agents cyclistes passent au ras du trottoir et me regardent en ralentissant. Je baisse les yeux et continue à me hâter. Ils me dépassent lentement, puis s’en vont…

Et j’entends sonner cinq heures…

Me voici de nouveau dans le faubourg Montmartre. Cette fois je ne dois plus rien craindre. Les femmes chic sont rentrées. Il ne reste que de petites rôdeuses, la plupart, sans doute, dépourvues, comme moi, de domicile.

Ma dernière aventure m’a donné un courage qui me manquait auparavant. Je marche la tête levée. Il y a beaucoup de femmes en cheveux.

J’ai faim, une faim violente que je découvre comme si elle sortait d’un coin oublié de ma conscience.

À la descente d’un trottoir, un jeune homme, correct et gracieux, la figure fanée pourtant, avec une sorte de mélancolie dans le port de tête, m’arrête du bras :

— Où allez-vous donc si vite ? Pas besoin de tant se presser pour se rendre au devant de rien, allez !

Je le regarde et je souris.

— Pressée ? me dit-il.

Je fais non de la tête.

— Alors cinq minutes de compagnie avec moi. Nous en serons heureux tous deux. Du moins, je l’espère pour vous. Pour moi c’est garanti.

Je réponds :

— Allons-y, de cinq minutes.

— Ici ? sourit l’autre.

— Où, alors ?

— Pas en balade non plus, hein ! Moi, je veux bien traîner encore où vous voudrez, mais je crois que vous avez marre de le faire.

Je dis :

— Ça se voit donc ?

— Autant comme on doit voir que je m’embêtais à mort avant de vous rencontrer.

— Que n’êtes-vous couché ? Dormant, vous vous embêteriez moins.

— Couché… Non ! je m’embête encore plus au lit. Et puis je ne vous aurais pas vue…

— Il y a pourtant de quoi le meubler, votre lit, autour de nous.

Et je désigne le quartier, les hôtels, les mastroquets, les femmes… les éphèbes…

— Oh ! il est meublé, ma petite, craignez rien. Et, soit dit sans vous vexer, par une femme qui est aussi belle que vous. Elle l’est même trop. Ça lasse…

Je crois que c’est la plus belle fille de Paris. Mais que voulez vous, elle me rase… elle me rase…

Je reste ahurie à regarder cet homme curieux. Il penche la tête sur l’épaule droite en parlant.

Il me prend le bras :

— Allons prendre un glass à côté…

Voici un café qui vient d’ouvrir, car il y a, en ce lieu, des cafés qui ferment et d’autres qui ouvrent à toutes heures depuis minuit.

Mon compagnon m’emmène au fond, loin de la porte et du comptoir où somnole le patron ; un drille épais, blême et ursin.

— Que veux-tu prendre, petite ?

Je le regarde :

— Tout à l’heure, vous me disiez vous.

— Oui, bien sûr ! mais ça frime mal de dire vous ici…

Je murmure :

— Je n’ai pas soif.

— Mais tu as faim, rit l’homme.

Il ajoute en me regardant :

— … Même si tu es une fille sage, fais-toi à mes façons. Je n’aime pas le genre discret et petite oie blanche. Je le trouve impoli. Je te dégotte à cinq heures dans le Faubourg, parle et agis comme les femmes de cette heure-là, les règles de la civilité le veulent…

— Parler, ça se peut, mais agir…

— Crains rien ! je ne te demanderai pas de trucs passionnés. Je veux causer un peu avec toi, ensuite j’irai me coucher.

Je prends de l’audace. Je lui réponds :

— La très belle qui vous attend va être furieuse de votre retard.

Il hausse les épaules.

— Elle a passé la soirée dans une fumerie. Qu’elle se débrouille si elle a besoin d’un homme. Moi, je ne suis pas porté pour le Bénarès, ni pour ses conséquences voluptuaires.

— Pour quoi alors ?…

— Ah ! curieuse, regarde :

Il tire son portefeuille et semble me montrer une photo de femme nue.

— Voilà sa grandeur, ma belle.

Puis il désigne une sorte de petite boîte très plate, contenant une poudre blanche et miroitante.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ah ! petite ! tu mériterais un prix de rosière pour avoir dit ça. Tu n’as jamais entendu parler de la coco ?

Je le regarde dans les yeux.

— Si ! Je n’avais jamais vu cette camelote, mais je crois bien que ma mère est morte d’en user. Elle ne me parlait que de ça durant ses derniers temps.

— Eh bien ! tu sauras ce que c’est maintenant.

Mais j’ai oublié de te faire briffer. Garçon, apportez trois ou quatre sandwichs. Veux-tu de la bière ?

— Non, du café.

— Soit ! du café.

La curiosité me tenait de savoir ce qu’était cet homme étrange. Lorsque j’eus mangé et bu, le bien-être ruissela en moi de façon à me rendre la vie pleine de promesses et de roses, je me hasardai à lui demander :

— Je voudrais savoir, non pas ce que vous êtes, mais ce que vous faites ?

Il éclata de rire.

— Tu ne devines pas, petite ?

— Non, ma foi !

— Eh bien ! tu es une petite sotte, car on doit lire sur ma figure que je suis l’amant de Lisa Damanian.

— L’amant ?

— Oui, je suis son amant. Tu la connais ?

— J’ai vu vingt fois son portrait dans Comœdia et dans des illustrés.

— Bon. Alors tu es renseignée. Eh bien, mon métier, c’est ça. Je suis son amant. Quoi, ce n’est pas une sinécure…

— Je crois que si, à la façon dont vous traînez la nuit quand elle vous attend…

— Ma petite, moi, je suis comme une femme, je suis capricieux. Lisa l’est aussi et nous nous entendons à ravir. Mais pour la grosse besogne amoureuse, je lui laisse des tâcherons, des gens de labeur, des spécialistes. Moi, je suis pour les fioritures, les choses délicates, et la conversation.

Il s’arrêta un instant…

… Et puis, ma société suffit bien. Jamais Lisa n’aura, après moi, à entretenir un marquis de Valsaudry allié également aux lys et aux aigles bicéphales, dont les aïeux étaient nobles avant le fils du boucher, fondateur de la dynastie qui donna trente et quelques rois de France…

Je le regardai avec stupeur.

— Eh oui, c’est comme ça, petite. Lisa Damanian est assez honorée que je boulotte son pèze avec toute la canaille du Faubourg. Je dois te dire que c’est, en ce moment, la première fois que je manque à le faire, ou le fais si petitement.

Il appela le garçon :

— Donnez nous de la liqueur d’Angélique. Tu veux bien digérer, petite ? Car, sans un peu d’alcool, tes sandwichs te resteraient sur l’estomac.

Je bus de la liqueur d’Angélique. Valsaudry racontait les folies de Lisa Damanian. Elle avait eu l’idée, baroque entre toutes, de se faire donner une baignoire en argent massif.

— Crois-tu ça, il lui faut maintenant un frotteur exprès pour la baignoire. Aucune femme n’était capable d’en terminer le nettoyage par un bout avant qu’elle n’ait commencé à s’oxyder par l’autre. Seul un auvergnat a été trouvé assez énergique pour ce boulot. Il vit près de la baignoire, il couche avec, il dépense quinze louis par mois pour acquérir la qualité de chiffons qui donne le lustre le plus parfait. C’est une baignoire qui coûte autant à entretenir qu’un château en Anjou.

Il disait encore :

Lisa fume avec Théophile Giboye le romancier. Cet imbécile feint d’aimer la drogue pour séduire une femme qui n’a aucun goût pour lui ni pour personne. Elle tire sur le bambou comme elle irait au Concours Hippique, par snobisme.

— Mais vous ?

— Moi, je suis pour elle une chère habitude. Et puis j’ai le goût du vice. Je suis l’estampe obscène qu’on cache mais qu’on admire bien plus que tous les Velazquez de la galerie d’Apollon. Enfin je coûte de l’argent. On préfère toujours ce qui coûte à ce qui rapporte, ne serait-ce que par intérêt. Car enfin ce qui coûte est seul à vous. Non ce qui rapporte. Et puis j’ai le prestige important devant toutes les actrices qui virent le jour dans des loges de concierge d’être un cavalier — je parle chevaux — d’assez belle prestance, encore que faire le centaure me semble posture bien ridicule. J’ai aussi diverses performances séductrices à mon actif. Je parle sports nobles, pas ceux qui feraient déroger un maçon, comme le boxing, le tango, ou la course en sac… N’allez pas croire que j’attribue d’ailleurs aucune importance à ces sottises. Je suis un homme vigoureux, capable de mettre une épée de n’importe quelle forme et dimension dans la panse de tous les pisse-copies des journaux, qui sont pourtant les derniers vrais dévots du coup de Jarnac. Mais cela, c’est pour me permettre de vivre comme il me plaît et même… comme vous me voyez faire, sans que la critique me corne aux oreilles.

Je pense que vous ne regrettez pas que le marquis de Valsaudry soit ce que vous le voyez être — cela vaut d’ailleurs tous les autres métiers qu’il pourrait lui seoir pratiquer — puisque vous lui devez un refait de courage. Je doute fort qu’il vous ait été possible en effet de « tenir », comme conseillent de faire à leurs mortaises les ébénistes et… les banquiers à leurs clients, à cette heure ingrate où le jour va poindre et ou la fatigue est mauvaise conseillère. Car, n’est-ce pas, tu couchais dehors ?

Le café était noyé dans une brume pâle. Le rectangle de la porte se teintait d’un bleu tendre et délicat. Et les passants de la rue, les balayeurs, les derniers errants de la nuit Parisienne semblaient des ombres d’un bleu plus tendre agitées sur le fond d’azur.

C’était le jour.

Valsaudry me regardait attentivement…

— Petite ! je regrette de t’avoir dit que ma maîtresse fut plus belle que toi. Je l’ai fait pour ne pas sembler chercher à te plaire, car je voyais bien que tu fuyais les hommes. Mais enfin je n’aurais pas dû. Tu es plus jolie qu’elle. Ce qui est admirable c’est cet accord entre ton regard et ta bouche. Tu parles sincèrement de toute la face. J’ai longtemps cherché une femme telle. Je ne cherche plus et, j’aurais tort, car ni toi ni moi ne nous sentons de taille à nous aimer. Mais enfin ce qui caractérise les faces humaines dans les sociétés modernes depuis trois ou quatre siècles, et les portraits de femmes le disent tout net, c’est le divorce des traits du visage. Les jeunes filles passent leurs jeunesse devant leurs miroirs à faire dire aux yeux ce que la bouche dément et à plier la bouche aux paroles niées par le regard. Il a été obtenu évidemment des résultats admirables dans ce jeu menteur. La Joconde fit pâmer des générations d’imbéciles. Mais aujourd’hui tout le monde fait sa Joconde. On n’admire donc plus guère que de confiance ce masque de femme laide. Elle médite d’injurier la chambrière qui raccommode mal ses bas de soie, tandis que le peintre lui dit : souriez naturellement, comme lorsque vous voyez votre amant le plus chéri. Vinci ne savait pas que le plus chéri des amants de Monna Lisa la battait comme plâtre. Et voilà pourquoi cette bouche arquée et retroussée avec art ment comme…

Petite, je vais vous quitter. Le jour est venu. Je l’aime peu. Il fait sortir tous les petits fauves de la forêt. Mois je préfère les fauves puissants, ceux du contact desquels j’ai voulu vous préserver, car cette heure est plus redoutable que vous n’avez cru.

Je lui dis :

Vous êtes venu tard. Je cours depuis près de minuit et j’ai connu ces fauves que vous aimez. Je préfère ceux du jour…

Il sourit :

— Ah, petite. Vous ne connaissez pas les autres. Le rôdeur de barrière ne vous épargnerait certes pas, mais il tuerait pour vous, c’est-à-dire qu’il risquerait sa peau en votre honneur. C’est une noblesse. Son concurrent du jour ne risquerait même pas un mot aigre de son concierge ni la lecture de son journal.

Il ajouta :

— Je veux encore rester avec vous. Contez-moi votre odyssée. Je tiens à emporter un souvenir de cette rencontre et votre histoire me sera douce à l’esprit.

Je lui dis tout ce que je viens de raconter.

Quand j’eus fini, il resta cinq minutes la tête entre les mains.

Enfin il murmura :

— Qui sait si combattre avec tant d’énergie vous servira ou vous accablera ? Vous êtes faite pour les épreuves. On garde chance de succomber quand on les provoque. Et on les provoque de ce fait qu’on les vainc. C’est difficile la vie ! Vous ne serez pas toujours vierge et il eut peut-être mieux valu que cette nuit vous accablât que de vous donner cet orgueil qui luit en vos yeux et cette leçon d’inutile volonté… Petite, je vais vous donner ce que Tamerlan vous doit. Je le connais. Vous allez rentrer chez vous. Ah, Tamerlan, c’est un terrible lutteur. Il réussira, le rapace. Malheureusement pour la société d’ailleurs. Elle sera entre ses mains d’ambitieux et de jouisseur ce que Lisa Damanian est entre les miennes. Mais moi, par chance, je n’ai aucune vanité. Mes aïeux ont épuisé les vanités possibles. Ils ont été riches, plus nobles que le roi, possesseurs de territoires grands comme un pays, ils ont été Papes — l’un du moins — il y en [a] même eu de guillotinés. Quel orgueil voulez-vous qu’il reste à acquérir ?

Tamerlan désire tout. Il sera terrible. Tant pis. Ayez confiance en lui pour les choses d’argent. Jamais pour d’autres.

Il se leva et me remit un papier bouchonné.

— Prenez, enfant. Je ne veux pas même savoir votre nom. J’aimerais seulement que nous nous retrouvions dans quelque aventure du même genre que celle-ci, en plus difficile s’entend, mais pittoresque également et violente au besoin, ou mortelle. Je voudrais surtout que les rôles fussent changés et qu’il vous soit permis de m’être utile. Vous avez peu de chance de voir un tel évènement advenir car je m’éloigne férocement de toutes utilités. Au surplus peut-être, à me rendre service, me désobligeriez-vous.

 
 

— Et Tamerlan ?

— Il m’attendait depuis deux heures du matin à ma porte Les cent cinquante francs avaient été productifs. Il me remit deux mille francs…

— Ça fini bien, ton histoire ?

— Hélas !

 
 

— Vrai ! elle est jolie cette fin. Et d’un romanesque plaisant. En ce temps où la mode veut faire admettre les sportifs comme des gaillards guindés et pompeux, enfermés dans leurs régimes d’entraînement comme dans un cachot, et si différents des autres humains, il est bon de voir un type aussi solide que les ahuris — qu’on portraiture aux canards sportifs, et pourtant qui ne pose pas à l’héroïsme transcendant.

— Juste ! ceci. Quel bluff leurs régimes et leur athlétisme…

— Je pense bien !

J’ai connu aux États des champions du monde qui ne dessaoulaient pas et des recordmen du saut en hauteur qui étaient d’immondes et passionnés pédérastes… On nous les présentait comme des ascètes.

— Oui ! Populo ne comprend la supériorité que si elle s’accompagne d’une sorte de majesté, d’un côté sacerdotal, d’une supériorisation constante et quotidienne. Alors, on lui fournit des boniments à cet effet. Il ne sait pas ce que c’est que le record du quart de mille — sans doute l’épreuve la plus athlétique que puisse affronter un organisme travaillant pour couvrir ça en moins de cinquante secondes — mais il badera vraiment, ce pauvre Populo, si on lui dit que pour courir ses quatre cent deux mètres le Champion mange, boit et dort depuis un an comme un agonisant surveillé par six médecins… C’est cette damnée religiosité dont ne peuvent se départir tant d’esprits qui les rend idiots.

— Entendu ! Mais le Valsaudry n’est pas seul dans l’histoire d’Yva. Ils sont tous très épatants ses héros. Je goûte la femme aux bas de soie rouge…

— Je l’ai connue.

— Ah !

— Oui ! je vous conterai ça. Je l’ai connue un an avant Yva. D’ailleurs peut-on dire qu’Yva l’ait « connue ? »

— Comment sais-tu que c’est la même ?

— Parce que je l’ai vue comme tu la vis. Elle était unique. J’ai eu l’occasion de converser avec elle touchant une aventure qui lui advint et décida précisément de son entrée dans les troupes d’Aphrodite…

— Pandemos…

— Cela va de soi.

— Mais, Yva, as-tu revu le Valsaudry ?

— Oui…

— Et le Tamerlan ?

— Aussi.

— Tu ne l’as pas connu avec Hérodiade ?

— Si ! Ce serait même un roman à conter que celui-là.

— Quel ?

— L’étonnant combat de Valsaudry et de Tamerlan dans une affaire extraordinaire où Hérodiade et moi jouâmes un rôle… scabreux…

— Oh ! Oh, cela doit être remarquable ?

— Tu peux le dire. Mais c’est prodigieusement compliqué, cela comporte tant de développement et d’à côtés que je ne puis vous le dire au pied levé. Et puis il y en a encore ici qui n’ont pas dit leur émotion… Ayons de l’ordre !

— Un mot encore ? Cette aventure Valsaudry-Tamerlan est-elle liée au meurtre du ministre dans le train de Monte-Carlo ?

— On ne peut rien te cacher. Ah, il l’a eu Valsaudry son roman violent, avec du sang et bien d’autres choses…

— Tu nous le diras, hein ?…

— Si Hérodiade veut, puisque c’est elle qui…

— Je marche, que veux-tu que ça me fasse ? Tout croule autour de nous. On finira par regretter le temps où il y avait des crimes à commettre et des amours à ensanglanter, puisque maintenant tout meurtre est licite et moral, et que l’amour se limite aux viols des hordes d’Attila…

— Tout de même, Yva, tu n’étais pas habile de t’en aller dans des rues perdues avec un suiveur en casquette…

— On n’est jamais habile, ma chère. Tout n’est que sottise et je crois souvent que les actes généreux, ou grandioses, les découvertes même et les écrits de génie ne sont que des sottises qui par hasard ont pris le bon aspect, comme un dé qui tombe et amène le double six.

— Pas insoutenable, cette idée, que dans le désordre intellectuel se trouve la plus grande et véritable fécondité, comme, dans la folie, les plus grandes ressources en beaux actes, pourvu que ce soit de la folie agitée…

— Oui, en somme, les chimistes, depuis qu’il existe une chimie rationnelle, n’ont pas fait le quart des découvertes que réalisèrent les fous qui poursuivaient la pierre philosophale et l’élixir de longue vie.

— La vie ne vaut que par l’imprévu et là où tout peut se calculer, il est vain de chercher du pittoresque. Dans la situation d’Yva agir paradoxalement était donc logique.

— Ça va loin ces théories-là, vous savez…

— Basta ! nous sommes là pour remuer des idées qui ne soient pas fatiguées. Qui donc, tout de même, découvrirait dans l’Yva, fuyant le contact des hommes, celle qui aujourd’hui nous réclame d’après Camille Mauclair, et dans un temps où il n’y a plus rien du tout, d’ailleurs, des lupanars à l’usage féminin.

— Je n’ai rien réclamé pour moi, vous savez, mais seulement pour les femmes honteuses qui n’oseraient pas se laisser prendre par le premier venu ou qui, au contraire, craindraient les risques de se laisser pousser par une sensibilité exigeante entre des bras mal choisis. Mais, de toute certitude, ce sont des idées rétrospectives.

— À moins que dans ce moment, car voici quelques temps que nous n’avons de nouvelles du dehors, il n’y ait une transformation…

— Laquelle Jacques ?

— Mon petit, il est vain de calculer dans un milliard de suppositions celle qui vous concernerait d’aventure. Il y a un retour au chaos dans les âmes depuis un an. Ce retour affecta d’abord des formes pratiques puis impraticables, comme il convenait pour des cerveaux rudimentaires investis de tâches supérieures au génie même. Bon ! Il y eut donc retour accéléré à la barbarie. Cela est mécanique quand les hommes perdent les inhibitions sociales sans acquérir les inhibitions morales. Le fléau peut être calculé dans sa marche jusque-là.

Mais il arrive un point où le relâchement de tous liens use les forces même de destruction, dans le fait et dans les âmes. Alors les individus vidés de toute révolte et de toute passion de violence ne sont plus que des moutons qu’on pourrait, selon les circonstances, remettre au dressage. Si le phénomène affecte une forme générale et unique, c’est le retour fatal à l’animalité, mais s’il garde des vitesses diverses selon les lieux, il peut rester des milieux non encore vidés de toute raison. Alors, devant la misère psychique de ceux qui les précèdent dans le néant intellectuel, ils feront frein. Ils constitueraient donc volontiers un noyau autour duquel pourrait s’agréger à nouveau une forme sociale. Il faut toutefois qu’il y ait aussi une, ou des âmes de chefs sous pression. Là est le centre de polarisation indispensable.

— Mais Jacques, si cela était, faudrait-il à ton avis s’en réjouir ?

— Jamais de la vie ! Je parle pour le plaisir d’examiner des courbes d’événements Quant à se louer de telle issue, il n’est pas de raison.

Nous ne sommes pas inscrits contre cette révolte sauvage qui détruit tout, puisque nous sommes impuissants devant elle, et que nous méprisons les vaines agitations pour ou contre, dont le but invariable est le néant.

Donc les Attila eussent pu nous oublier d’autant mieux que nous sommes au sein d’une vaste forêt et ne nous livrons à aucun acte qui nous constitue ennemis visibles.

Mais nous devenons de dangereux exemples de sybaritisme en cas de retour à une forme d’organisation. Et l’immensité des destructions sera telle que si des hommes veulent diriger le labeur de reconstruction, ils devront relancer les coercitions des labeurs industriels…

— Pour s’organiser un système de jouissance convenables…

— Tiens ! mais c’est clair… Les pouvoirs ne veulent rien d’autres et s’ils tiennent à [ce] que l’on refasse des maisons et des meubles, qu’on peigne des tableaux et qu’on cisèle des bijoux c’est pour embellir leur propre destinée.

— Alors l’ironie est qu’en toutes formes d’organisation sociales, nous sommes menacés, nous, qui n’en voulons à aucune et pouvons même les ignorer.

Précisément ! Pouvoir se passer des autres est socialement un crime inexpiable.

— Elle a raison. Il n’y a de tranquillité que dans les sociétés anciennes et qui marchent sans que personne y songe. Le temps et les concessions faites tacitement — il faut bien en consentir dans l’ensemble si on en refuse en particulier — le temps et son usure ont poli les aspérités et arrondi les angles. Alors tout est licite sous des formes élégantes qui semblent respecter l’esprit et saluent seulement la lettre. La quantité de liberté dont jouissait un homme du monde affiné et prudent au XVIIIe siècle dépassait de beaucoup celle qu’accordèrent les trois républiques qui suivirent. Évidemment, il fallait ménager la face, apporter une habileté et une souplesse difficiles au vulgaire dans l’emploi des libertés les plus discutées. Mais on s’en tirait. Le peuple qui n’avait pas le tour de main a voulu tout de même faire comme les élites et il n’a pas jugé utile d’apprendre. Il lui fallait tout sans délai. Vous savez la suite…

La nouvelle société eut ses vertus. Mais il lui manqua d’autres. Il aurait fallu un siècle ou deux de polissage pour lui voir acquérir un semblant de perfection. Ceux qui voulurent l’améliorer plus vite ne firent qu’aggraver ses vices.

Mais toute cette philosophie sociale est vaine. Les hommes s’agrégeront à nouveau. Il règne ici seulement cette certitude que l’attrait des sexes dominera alors les théories économiques, politiques ou théologiques et que l’amour-acte, « refoulé » par les vieilles civilisations va redevenir le seul ciment social.

Aussi les histoires que nous contèrent Ly, Idèlette, Kate, Hérodiade et Yva sont-elles vraiment, plus que toutes philosophies, synthétiques des actes humains des jours à venir.

Cet attrait qui pousse les hommes vers les femmes, c’est d’ailleurs la force qui réunit les atomes ; ce que les chimistes nomment affinité. C’est aussi cette attraction dont on a fait la loi du cosmos en la nommant Universelle. Les soleils et les éléments infinitésimaux du monde y sont également soumis. On peut dire que ce désir est en nous la seule force qui participe vraiment à l’éternité. L’amour, sous sa forme brutale, est la puissance qui unit et détruit, qui cohère et disperse. C’est, de la vie, le symbole et la réalité, l’acte et le concept. Et la jeune fille qui se refuse, luttant contre des forces qui dominent l’infini, représente seule mieux que le savant et le métaphysicien, mieux que des générations innombrables de rêveurs, ce qui est proprement humain ici-bas : le choix.

La culotte en jersey de soie, de Ly, demeure le plus beau symbole, ironique et lascif, des vérités transcendantes à l’homme.

Nous voyons donc, en ces souvenirs qu’eut méprisé comme légers un penseur de jadis, la nature profonde des choses et la réalité substantielle du grand Tout.

Civilisations et religions, sciences et puissances, grands hommes et manieurs de foudres ne sont à côté de l’Amour, que l’ombre d’une ombre et le rêve d’un rêve.



  1. Note de wikisource ce fragment de texte est différent dans la version antérieure du texte sans scan : le fragment « Tandis que je lisais des vers désespérément stupide de départ. Je la lus pour m’endormir car elle était soporifique. Elle l’est toujours, c’est « Universus ». » était absent du texte sans scan, qui se réduisait à : « Tandis que je lisais des vers désespérément stupides du poète Baptiston Proule — il a su faire son chemin, malgré sa sottise parfaite et son manque quasi idéal de talent…/… »