La Crise religieuse en Angleterre

La Crise religieuse en Angleterre

LA


CRISE RELIGIEUSE


EN ANGLETERRE.




« Les voies de Dieu ne sont pas nos voies, et ses pensées ne sont pas nos pensées. » Nous espérons que cette citation nous sera pardonnée à cause de la nature du sujet que nous avons à traiter ; mais jamais parole divine n’a été mieux justifiée par des événemens humains que ne l’a été celle-ci par les suites de la révolution européenne de 1848. On aurait dû croire, en effet, que cette révolution allait renverser les autels, comme elle avait renversé ou ébranlé les trônes, et qu’elle allait entraîner l’autorité religieuse dans la ruine de l’autorité monarchique. L’expédition de Rome est venue la première donner à ces prévisions un éclatant démenti ; la restauration du pape, accomplie par les armées de la république, a été un fait tellement incompréhensible et tellement providentiel, que nous nous étonnons qu’on prenne la peine de chercher d’autres miracles. Pour notre part, ayant vu de nos propres yeux le saint-père rentrer dans sa capitale par la porte Saint-Jean-de-Latran avec un général français à cheval auprès de sa voiture, et l’armée de la république pieusement et courageusement agenouillée pour recevoir sa bénédiction, nous nous sommes tenu pour satisfait, et nous ne sommes pas allé à Rimini.

Ce qui n’est peut-être pas moins merveilleux, c’est le mouvement d’expansion et pour ainsi dire la résurrection dont l’église catholique a donné le spectacle au moment même où sa puissance temporelle tombait en poussière. Ainsi, et pour ne parler que du sujet que nous avons annoncé, c’est quand le pape est, comme souverain temporel, désarmé, abattu et impuissant, c’est quand son trône, sa vie même, ne sont protégés que par des armes étrangères, c’est le moment qu’il choisit pour affirmer et pour exercer la plénitude de son pouvoir spirituel, et pour tracer paisiblement des divisions et des frontières sur la carte de l’un des plus grands empires du monde.

Les protestans anglais n’ont point voulu comprendre ce caractère essentiel de la puissance du pape. Ils se sont montrés profondément offensés qu’un petit prince, hier fugitif et proscrit, aujourd’hui gardé dans son palais par des sentinelles françaises, eût l’audace de traiter l’Angleterre comme une province, et ils ont formellement exprimé la menace de répondre au pape en lui renvoyant Mazzini pour faire des révolutions à Rome. C’était précisément mettre en relief le côté invulnérable de la papauté. Admettant même que l’armée française abandonnât Rome à son sort, que le pape fût de nouveau renversé de son trône et obligé d’aller chercher un refuge à l’autre bout du monde, ce roi sans couronne, ce souverain sans royaume, n’en serait pas moins le chef de tous les catholiques du globe et même de l’Angleterre, et il continuerait à exercer son autorité sur tous les fidèles de tous les pays d’une manière aussi absolue que s’il siégeait encore au Vatican.

Voilà ce que le gouvernement et le parlement anglais devront bien se dire avant de chercher à prendre, soit contre le pape, soit contre les évêques, des mesures répressives. Ils ont affaire à un pouvoir qui est au-dessus d’eux parce qu’il est en dehors d’eux. Il n’y a qu’une manière de traiter avec la cour de Rome, c’est par concordat ; or, l’Angleterre n’a jamais voulu reconnaître même l’existence du pape. En plusieurs occasions, le gouvernement anglais a compris combien il était dangereux de nier la réalité d’un pouvoir qui exerçait sur douze millions de sujets britanniques une influence souveraine ; mais la dernière fois encore qu’il a été question de renouer des relations diplomatiques avec Rome, le parlement a eu la puérilité de refuser au saint-père jusqu’à son titre de pape. Lors donc que le gouvernement de la reine d’Angleterre se plaint que le pape ait érigé des diocèses sur le territoire anglais sans lui en demander la permission, le pape peut lui répondre qu’il n’a pas même l’honneur d’être connu de sa majesté, qui a déclaré qu’il était un mythe. Il y a eu un temps où lord John Russell, qui se montre aujourd’hui si offensé, avait des idées plus raisonnables. C’est ainsi qu’il disait au mois d’août 1848 : « Quant à ce qui regarde l’autorité spirituelle, je dirai qu’on ne peut obtenir aucun contrôle sur celle du pape que par un arrangement. Ou bien il faut que vous donniez certains avantages à la religion catholique, en demandant au pape certains avantages en retour, et en stipulant, par exemple, qu’il ne pourra pas créer de diocèses en Angleterre sans le consentement de la reine ; ou bien, d’un autre côté, il faut que vous déclariez que vous ne voulez d’aucun arrangement de cette nature, que vous ne voulez, en aucune façon, donner aucune autorité à la religion catholique en Angleterre ; mais alors il faut que vous laissiez l’autorité spirituelle du pape absolument sans restriction. Vous ne pouvez pas la restreindre sans un contrat. Il n’y a aucune loi possible qui puisse priver le pape d’une influence qui est exercée simplement sur les esprits, ou l’empêcher de donner des avis à ceux qui jugent convenable de les suivre. Il est parfaitement clair que vous n’avez aucun moyen d’empêcher le pape de communiquer avec les catholiques de ce pays. Vous pouvez essayer d’empêcher la publicité de ces communications, mais je crois qu’il serait absurde à vous de prendre des mesures sévères à cet effet. Si les communications ne sont pas ouvertes, elles seront secrètes. Aussi long-temps qu’il y aura des catholiques dans ce pays, et aussi long-temps qu’ils reconnaîtront le pape pour chef de leur église, vous ne pourrez pas empêcher qu’il exerce une influence spirituelle sur ceux qui sont de sa communion. »

C’est ainsi que s’exprimait, dans un jour de meilleure inspiration, le ministre qui a dernièrement fait une déclaration si insultante envers le pape et tous les catholiques de la Grande-Bretagne. Nous ajouterons que la conduite du gouvernement anglais à l’égard de la cour de Rome est d’autant plus impolitique, qu’il est forcé lui-même de reconnaître qu’il a besoin du pape pour gouverner l’Irlande : il est, en de fréquentes occasions, obligé de négocier avec lui ; mais, au lieu de le faire ouvertement, il est réduit à recourir à de la diplomatie déguisée, et à traiter le pape comme une puissance de contrebande. Il serait donc superflu de justifier le pape d’avoir offensé gratuitement le gouvernement anglais. Ni le pape ni la reine d’Angleterre ne se connaissent ; ils s’ignorent. L’un des deux est de ce monde, l’autre n’en est pas. La reine Victoria n’a sans doute pas la prétention d’instituer des évêques catholiques, et comme le pape n’a pas fait autre chose, il n’a touché en rien à la suprématie royale. Nous sommes rassuré aussi sur les mesures que le gouvernement ou le parlement pourrait vouloir prendre pour empêcher ou punir l’exécution de la lettre apostolique. Quand on défendrait aux évêques de porter leurs titres, les catholiques ne les en reconnaîtraient pas moins.

C’est à un autre point de vue que nous voulons considérer ici le sens et les conséquences du dernier acte du saint-siège. Dans notre opinion, cet acte hardi n’est qu’un des accidens de la grande lutte engagée dans toute l’Europe entre l’église et l’état. Pour en bien apprécier toute la portée, il importe donc de connaître quels sont actuellement les rapports du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans la Grande-Bretagne, c’est-à-dire en Irlande aussi bien qu’en Angleterre.

En Irlande, la lutte entre l’église et l’état se livre, comme en France, sur le terrain de l’enseignement. Ce sera toujours, en effet, le terrain véritable, je dirai le plus sincère, du conflit entre les deux pouvoirs. Pour exposer plus clairement l’état de la question, il faut rappeler des faits qui remontent au ministère de sir Robert Peel. Ce fut cet illustre administrateur qui tenta le premier, en 1845, d’établir en Irlande le système d’enseignement mixte, c’est-à-dire sans acception de religions particulières, et il souleva tout d’abord contre ses plans l’opposition du parti de l’église dans toutes ses nuances, car, sous le nom de parti religieux, nous comprenons aussi bien les protestans que les catholiques ; et de même qu’en France nous avons vu réunis sous le même drapeau, pour la défense de la liberté d’enseignement, M. l’évêque de Chartres et M. Agénor de Gasparin, l’Univers et le Semeur, ainsi, en Angleterre et en Irlande, on vit se liguer contre le système d’éducation purement séculière des prélats catholiques et des prélats protestans, Daniel O’Connell et sir Robert Inglis.

Il y avait cependant entre les deux pays cette différence que, tandis qu’en France la liberté d’enseignement n’était qu’un mensonge et était confisquée par le monopole de l’état et d’une corporation, elle faisait depuis long-temps, en Angleterre, partie des lois et des mœurs. Toutes les religions et toutes les sectes y avaient le droit d’ouvrir des écoles, et chacun y était le maître de son ame. La lutte entre l’état et l’église portait donc sur d’autres points ; l’état voulait fonder un enseignement laïque, séculier, qui ne fût ni catholique, ni protestant ; le parti de l’église ou des églises combattait ce système comme la négation de toute croyance positive.

Le plan de sir Robert Peel consistait à établir en Irlande trois académies ou collèges d’enseignement supérieur avec des chaires de droit, de médecine, de littérature, de philosophie, d’histoire, etc. La théologie était exceptée, et l’enseignement religieux était facultatif en dehors des collèges. Ces académies devaient être établies dans trois des principales villes : Cork, Galway et Belfast. Le jour même où ce projet fut présenté dans la chambre des communes par le ministre de l’intérieur, le représentant de l’université d’Oxford, sir Robert Inglis, se leva et dit : « C’est la première fois, dans l’histoire de la Grande-Bretagne, que l’état propose un établissement d’éducation sans instruction religieuse. Jamais, dans aucun pays, on n’a vu un plus gigantesque plan d’enseignement athée. » Cette expression était aussitôt ramassée, en Irlande, par O’Connell, qui, au nom du clergé catholique, dénonça l’athéisme du gouvernement. Ce fut à cette occasion que se déclara pour la première fois la scission entre la vieille Irlande et la jeune, Irlande. Ce dernier parti, composé en général de révolutionnaires ardens, et qui plus tard devait activement participer au mouvement socialiste de l’Europe, ne supportait qu’avec peine le joug d’O’Connell et du clergé ; à cette époque, il se prononça pour le système d’enseignement séculier. On sait quel trouble cette espèce d’insurrection contre sa royauté jeta dans les dernières années du vieil O’Connell.

Ce ne fut pas seulement parmi les laïques qu’il s’opéra une scission au sujet des nouveaux collèges ; l’épiscopat catholique lui-même se divisa. Le gouvernement anglais était, à cette époque, en assez bons termes avec la partie modérée de l’épiscopat irlandais, et même avec la cour de Rome. C’était le moment où sir Robert Peel venait de faire voter la dotation du séminaire de Maynooth, qui fut, bien plus encore que la réforme économique, la véritable cause de sa chute. Il pouvait donc se croire en droit de compter sur le concours d’une partie des évêques d’Irlande, et il savait, du reste, que, sans ce concours, ses projets n’auraient aucune chance de succès, car le clergé était le maître absolu du peuple. Toutefois, dès le début, les évêques lui posèrent des conditions inacceptables. Un de leurs considérans était ainsi formulé : « Les élèves catholiques romains ne peuvent suivre des cours d’histoire, de logique, de métaphysique, de philosophie morale, de géologie, d’anatomie, sans exposer leur foi ou leur moralité à des dangers imminens, à moins qu’un professeur catholique romain ne soit nommé à chacune de ces chaires. » Ils demandaient en outre qu’il fût formé un conseil dont feraient partie les évêques, et que le gouvernement donnât un salaire à des chapelains catholiques qui seraient nommés et révoqués par les évêques. À leur point de vue, les prélats irlandais avaient raison ; ils ne demandaient rien de plus que ce qu’avaient les évêques anglais dans les universités protestantes ; mais ils ruinaient par la base tout le système proposé par le gouvernement. Sir Robert Peel voulait établir un système d’enseignement neutre, mais on ne pouvait attendre de lui qu’il fondât des universités catholiques, quand il était le représentant officiel d’une religion d’état protestante. Déjà les presbytériens, qui forment un fort parti dans le nord de l’Irlande, déclaraient que, si les conditions des évêques étaient acceptées, ils interdiraient les académies à leurs coreligionnaires, et jamais d’ailleurs le parlement n’aurait sanctionné de pareilles mesures. Sir Robert Peel chercha une transaction ; il fut convenu que l’église catholique aurait une forte part de représentation dans le conseil académique ; il fut sous-entendu que, comme la majorité des étudians serait catholique, la majorité des professeurs le serait probablement aussi. Les deux partis extrêmes, sir Robert Inglis d’un côté et O’Connell de l’autre, se refusèrent à toute transaction ; mais les concessions du gouvernement furent provisoirement acceptées par la moitié des évêques. Ce fut à ce moment que la division éclata dans l’épiscopat. Il y eut d’un côté le primat, docteur Crolly, avec l’archevêque de Dublin, docteur Murray, et une douzaine de prélats, et de l’autre l’archevêque de Tuam, docteur Mac-Hale, l’évêque de Meath, docteur Cantwell, puis O’Connell et le parti du rappel. Pendant que le docteur Crolly déclarait « que les changemens apportés dans la mesure lui paraissaient satisfaisans, et qu’il était décidé à faire l’épreuve loyale des académies nouvelles, » le docteur Cantwell écrivait, de son côté, au fils d’O’Connell : « Cette détestable mesure a été rendue pire encore par ses amendemens. J’espère que les catholiques d’Irlande, sous la conduite de votre illustre père, ne se relâcheront point de leurs efforts pour délivrer leur pays de ce dangereux fléau. » Quelque temps après, le bill était voté par le parlement, et le gouvernement nommait un conseil dans lequel entraient cinq protestans, deux dissidens et quatre catholiques, dont l’archevêque de Dublin, au moment même où l’archevêque de Tuarm fulminait contre les collèges une nouvelle philippique. La position était donc à peu près la même que dernièrement en France, lorsque, dans la discussion sur la loi d’enseignement, on voyait d’un côté M. de Montalembert, plusieurs évêques et l’Ami de la Religion appuyer le projet de M. de Falloux, combattu d’un autre côté par M. l’évêque de Chartres et par l’Univers.

Les évêques d’Irlande en référèrent naturellement au saint-siège ; chaque parti fit valoir ses argumens. La cour de Rome, avec sa prudence habituelle, ne se hâta point de décider, et d’ailleurs la réalisation du plan du gouvernement anglais exigeait plusieurs années. Le jugement du saint-siège resta donc long-temps suspendu sur les collèges mixtes sans tomber ; le pape se borna à recommander aux évêques l’abstention, et cet état de choses se prolongea jusqu’à l’année 1850.

Pendant cet intervalle, il s’était passé certains événemens qui avaient fortement altéré les rapports du gouvernement anglais avec la cour de Rome. Après la part plus ou moins directe prise par l’Angleterre aux révolutions d’Italie, le saint-siège n’avait plus de ménagemens à garder, et dès ce moment nous le verrons, pour ainsi dire, pousser sa pointe en Irlande, comme il vient de le faire en Angleterre.

Le premier acte par lequel il manifesta son intervention directe dans les affaires d’Irlande fut des plus significatifs. L’archevêque primat d’Armagh, le docteur Crolly, venait de mourir. Il était, comme nous l’avons dit, le chef du parti modéré dans le clergé, et le choix de son successeur allait devenir un indice des tendances et des préférences de la cour de Rome. Habituellement les évêques catholiques en Irlande sont nommés à l’élection, c’est-à-dire que le clergé du diocèse qui est à pourvoir présente au choix du saint-siège une liste de trois noms. À l’occasion de l’archevêché d’Armagh, la cour de Rome prit une résolution exceptionnelle ; elle écarta les trois noms qui lui avaient été présentés par le clergé local, et donna le siège à un prêtre irlandais qui résidait à Rome depuis trente ans. C’était, pour ainsi dire, le bras du chef de l’église romaine qui se prolongeait jusqu’au cœur de l’Irlande, et qui, du centre même de l’unité, prenait la haute main dans le gouvernement des affaires catholiques.

Les collèges mixtes étaient naturellement au premier rang des affaires que le nouveau primat allait avoir à régler. Au milieu de toutes les incertitudes des évêques et de tous les délais du saint-siège, le gouvernement anglais avait continué l’exécution du plan primitif ; les trois collèges avaient été construits à Cork, Galway et Belfast ; ils avaient été ouverts à l’automne de 1849 ; environ quatre cents étudians en avaient suivi les cours pendant cette première année. Rome ne s’étant pas encore prononcée définitivement, une partie des évêques se montra favorable au système mixte ; mais ceux qui ne voulaient aucune transaction reçurent, par l’arrivée du nouveau primat, un accroissement considérable de force et d’influence. Un des premiers actes du docteur Cullen fut de convoquer en synode tous les évêques d’après les instructions du pape. Le synode s’ouvrit au mois d’août dans la vieille ville de Thurles ; la majorité s’y prononça formellement contre les collèges mixtes. Le gouvernement anglais venait de nommer membres du conseil universitaire six prélats catholiques ; un rescrit du pape leur enjoignit de ne pas accepter, et ils se retirèrent. Il faut remarquer que ni le synode, ni la cour de Rome, n’allèrent jusqu’à interdire les collèges aux catholiques ; les deux résolutions principales qui furent prises furent : d’abord de retirer à l’enseignement mixte tout concours du clergé, et ensuite de fonder, en concurrence avec l’université de l’état, une université catholique comme celle de Louvain.

Aussitôt après la clôture du synode, au commencement de septembre, un comité d’évêques publia un manifeste pour annoncer l’établissement d’une université catholique et faire appel aux contributions volontaires des fidèles. Les évêques disaient dans cette proclamation :

« Une des plus grandes calamités des temps modernes, c’est la séparation de la science et de la religion. De la science sans religion est sortie cette misérable philosophie qui a envahi tant d’écoles, de collèges et d’universités du continent, et dont les professeurs d’athéisme, de panthéisme et de toutes les formes d’incrédulité ont fait le fondement de leurs systèmes impies. La jeunesse d’Irlande sera sauvée de cette philosophie funeste par une éducation catholique, et c’est là un des principaux objets de cette université. Outre le danger qu’a pour les individus la séparation de l’instruction et de la religion, elle en a aussi pour la société tout entière. Si vous érigez en principe la séparation de l’enseignement séculier et de l’enseignement religieux, l’anarchie ne tardera pas à en sortir… Vouloir fondre toutes les religions dans une seule masse, c’est marcher à une indifférence plus fatale aux intérêts de la vraie religion que ne le seraient les plus violentes controverses… Nous faisons donc appel au clergé et au peuple d’Irlande. Si vous voulez montrer votre respect envers le père commun des fidèles, si vous voulez écouter la voix de vos pasteurs réunis dans l’assemblée la plus auguste qu’ait jamais tenue notre église nationale, si vous voulez ne pas abandonner, pour la première fois dans votre histoire, un clergé qui, dans toutes les fortunes, vous est resté fidèle, si vous voulez que la jeunesse d’Irlande ne soit point corrompue par cette science du monde qui n’inspire que l’orgueil, qui ébranle la foi, trouble la société et renverse le trône et l’autel…, alors cet appel n’aura pas été fait en vain. »

Ce manifeste fut signé par ceux mêmes des évêques qui s’étaient associés à l’établissement des collèges mixtes, mais qui étaient prêts néanmoins à se soumettre au jugement de Rome. L’épiscopat avait été divisé, dans le synode, en deux parts presque égales, car, aussitôt après la clôture de l’assemblée, treize évêques, en tête desquels l’archevêque de Dublin, docteur Murray, signèrent une pétition adressée au saint-siège, dans laquelle ils demandaient que les collèges mixtes ne fussent pas condamnés sans une plus longue épreuve.

La question en est là pour le moment. Treize évêques sur vingt-huit ont intercédé auprès de la cour de Rome en faveur des collèges. Ce sont ceux qui ont leurs sièges dans les principales villes ; ils craignent que, malgré les injonctions du clergé, les jeunes gens de la classe moyenne ne persistent à profiter des facilités que leur offrent les établissemens du gouvernement ; ils craignent aussi que l’appel fait au peuple d’Irlande pour la fondation d’une université libre ne soit pas entendu. On a bien pu passionner les classes populaires pour un rêve national, comme le rappel ; on les passionnera plus difficilement à propos d’une académie.

Le parti exclusivement catholique, d’un autre côté, est beaucoup plus populaire que le parti politique : il a pour lui le clergé des campagnes, qui exerce une influence sans bornes sur la population ; il a pour lui les sympathies de la cour de Rome, parce qu’il est ce que nous appellerions en France le parti ultramontain. Aussi est-il fort, probable que la décision du saint-siège sera en sa faveur, et le primat, docteur Cullen, a dernièrement publié une lettre pastorale dans laquelle il condamne formellement les collèges et traite fort sévèrement les évêques qui les tolèrent encore :

« Je sais, dit-il, qu’il a été fait des tentatives pour diminuer l’effet des salutaires avertissemens du concile de Thurles, et que certains mémoires anonymes ont été industrieusement répandus pour troubler l’esprit public. Cela n’a aucune valeur et ne peut avoir aucun effet durable. Les avertissemens du synode sont clairs et décisifs, et en pleine conformité avec les rescrits du siège apostolique. Tous les parens catholiques ont été mis en garde contre les dangers de ces établissemens ; ils ont été sommés d’en préserver leurs enfans ; ils auront à répondre devant J.-C. des ames rachetées par son sang… Après que leur devoir leur a été si clairement tracé par l’église, quand même un ange du ciel viendrait leur prêcher un autre évangile, ils ne doivent point l’écouter. »


La guerre est, comme on le voit, ouvertement déclarée. Avant les derniers événemens, on aurait pu croire à la possibilité d’une transaction : le gouvernement anglais, appuyé par la moitié des évêques d’Irlande, aurait pu conclure, non pas officiellement, mais officieusement, une sorte de concordat avec Rome ; mais aujourd’hui tout accommodement est devenu impossible. Quand lord John Russell, dans sa lettre à l’évêque de Durham, a dit que l’Angleterre « regardait avec mépris les efforts faits pour rétrécir les intelligences et asservir les ames, » ce n’était pas à la bulle du pape qu’il répondait, c’était aux décrets du synode irlandais.

En Irlande, l’église catholique ne se trouve qu’en face de l’état ; en Angleterre, elle se trouve en face d’une autre puissance, spirituelle comme elle, c’est-à-dire l’église anglaise. De toutes les questions soulevées par le dernier acte du saint-siège, celle-ci est à nos yeux la plus importante. Que le pape n’ait fait qu’user de son droit, cela n’est pas contesté ; mais a-t-il bien fait d’en user ? C’est ce dont il est permis de douter. L’archevêque de Cantorbéry disait dernièrement : « Toute religion, vraie ou fausse, est nécessairement agressive, si elle est sincère, et le caractère de l’église romaine est d’être, non-seulement agressive, mais envahissante. » On pourrait répondre qu’une religion est envahissante par la même raison qui fait qu’elle est agressive. Quand on se croit en possession de la vérité, la propagande est plus qu’un droit, elle est un devoir. Nous n’avons donc pas la moindre idée de reprocher à l’église catholique d’être agressive ou envahissante ; c’est à un autre point de vue que nous nous permettons d’exprimer nos doutes sur l’opportunité de la mesure du saint-siège. Pour justifier ces doutes, nous entrerons dans quelques détails sur la situation intérieure de l’église d’Angleterre. Nous n’avons ni le droit, ni la prétention de faire de la théologie ; nous ne voulons qu’exposer des faits, et ce qu’on appelle l’état de la question.

Le nouveau cardinal, les nouveaux évêques et leurs défenseurs disent : « Il n’y a rien de changé que les titres. » Ce changement peut n’être rien, en effet, aux yeux de la loi, rien aux yeux du pouvoir temporel, rien aux yeux des dissidens de toutes les dénominations ; mais, pour l’église orthodoxe d’Angleterre, ou du moins pour le parti très considérable qui la regarde comme une branche de l’église universelle, comme la descendante légitime de l’église apostolique, ce changement est tout. Cette simple mutation de noms consacre la rupture définitive de l’église romaine et de l’église anglaise, rupture qui n’avait pas encore été formellement consommée depuis la réformation.

Une grande partie du clergé anglican, principalement le jeune clergé, élevé depuis une dizaine d’années dans les doctrines de l’école d’Oxford, a toujours soutenu que l’église de Rome, en se résignant à rester en Angleterre sur le pied des autres communions dissidentes, reconnaissait virtuellement, tout en niant théoriquement, la validité des ordres de l’église d’Angleterre. Selon cette opinion, les sièges épiscopaux, fondés en Angleterre par Grégoire Ier, ont eu depuis ce temps jusqu’au nôtre une succession non interrompue, et l’église de Rome ne les avait jamais déclarés vacans et n’y avait jamais nommé directement des évêques. Dernièrement encore, et après la publication de la bulle, l’évêque d’Oxford disait : « Il est pénible pour moi d’être obligé de parler durement de l’église de Rome. Je me rappelle et vous vous rappelez aussi en quel honneur l’église de Rome était tenue par l’église primitive. Je me rappelle et vous vous rappelez que nos ancêtres saxons contractèrent une dette de profonde gratitude envers cette église qui leur avait envoyé ses missionnaires dans les temps de leur paganisme, et avait propagé chez eux la bonne nouvelle de l’Évangile. » Cette sorte de tendresse fraternelle, sinon de vénération filiale, pour l’église romaine, était partagée par beaucoup de membres de la communion anglaise qui n’avaient jamais perdu l’espoir d’un rapprochement. Aussitôt après la réformation, les catholiques romains anglais avaient désiré avoir parmi eux un évêque de leur communion ; la cour de Rome le leur avait refusé, parce qu’elle espérait que la rupture ne serait pas définitive et qu’elle ne voulait pas fermer la porte à une réconciliation. Pendant long-temps même, assure l’évêque d’Oxford, elle ne voulut pas nommer des vicaires apostoliques, et n’envoya en Angleterre qu’un archi-prêtre. Le saint-siège ne portait aucun jugement absolu sur l’église anglaise : il disait seulement qu’elle était, quant au présent, à l’état schismatique ; mais, comme il était obligé de pourvoir aux nécessités spirituelles de ceux qui relevaient de lui, il envoyait des vicaires apostoliques pour régler l’état anormal des catholiques romains en Angleterre. Cependant ce n’était pas une agression contre l’église d’Angleterre, ce n’était pas une prise de possession du territoire, ni une déclaration que l’église anglaise avait cessé d’être une église.

Mais, par la nouvelle organisation hiérarchique de l’église romaine en Angleterre, le pape a complètement changé cette position respective des deux églises. Il fait absolument abstraction de l’église anglaise ; il la traite comme une chose qui n’existe pas ; il l’ignore. Dans sa lettre apostolique, il se contente de déclarer qu’il juge le temps venu de rendre à l’Angleterre la forme épiscopale ordinaire de gouvernement ; il abroge et abolit, dans la plénitude de son pouvoir apostolique, toutes les constitutions antérieures, quelque ancienne qu’en soit la date, et il décrète que sa présente lettre sera tenue pour supérieure à tout ce qui lui serait antérieur, en un mot à tout ce qui lui serait contraire. En même temps, le cardinal Wiseman, dans sa lettre pastorale datée de Rome, disait : « La grande œuvre est accomplie. Votre cher pays a repris sa place parmi les brillantes églises qui, régulièrement constituées, forment l’agrégation splendide de la communion catholique. L’Angleterre catholique est restituée à son orbite dans le firmament de l’église, d’où sa lumière avait depuis si long-temps disparu, et elle reprend maintenant sa course régulière autour du centre de l’unité. »

Ni le pape, ni le cardinal, ne tenaient donc plus aucun compte de l’église anglaise ; à leurs yeux, elle n’était plus même schismatique, elle n’était rien. C’est contre cet effacement absolu que nous avons vu protester les évêques anglais et le parti orthodoxe et apostolique. Cependant les évêques se plaignaient amèrement d’une agression qui était, selon eux, fratricide, qui était une violation des doctrines de l’église catholique elle-même et des principes qui avaient toujours guidé les rapports des sociétés chrétiennes entre elles. C’est à ce propos que l’évêque de Londres disait : « Le pape commet une usurpation en traitant comme des zéros les anciens archevêques et évêques d’Angleterre, reconnus, comme ils l’ont été, par ses prédécesseurs, bien qu’existant indépendamment d’eux… Ce qu’il a fait est une violation palpable des lois de l’église catholique, même de cette portion qu’il gouverne. »

Comme on le voit, l’église d’Angleterre se considère ici comme une des branches de l’église universelle, se rattachant au tronc primitif par une succession non interrompue depuis l’introduction du christianisme dans la Grande-Bretagne. Elle prétend être la véritable église apostolique. Nous avons d’abord, dit-elle, subsisté ici comme église indépendante, puis nous avons été, pendant un temps, en communion avec l’église de Rome, puis cette église a voulu usurper sur nous un pouvoir illégitime, et alors, au temps de la réformation, nous avons secoué ce joug ; mais nous avons été comme l’or purifié : nous sommes restés essentiellement ce que nous étions. Nous sommes toujours le jardin du Seigneur, dont les ronces ont été arrachées.

Voilà ce que dit la véritable église anglaise, et on a vu que Rome, de son côté, avait toujours semblé ne pas la mettre au ban de la catholicité, et ne pas vouloir fermer à jamais sur elle la porte de la paix. Quelles sont les raisons qui ont déterminé le saint-siège à consommer la rupture et à briser d’une parole, d’un trait de plume, les derniers liens qui rattachaient encore l’église anglaise à l’église catholique ? Nous croyons qu’il faut les chercher, non plus dans la considération du nombre croissant des catholiques romains en Angleterre, mais dans certaines circonstances particulières qui, surtout depuis quelques années, ont mis au jour les plaies intérieures de l’église anglaise.

Depuis dix ou quinze ans, la question des rapports du spirituel avec le temporel, qui est vieille comme le monde, a été ressuscitée en Angleterre avec plus de vivacité que jamais. Déjà, à une autre époque, nous avons exposé ici un des plus graves incidens de cette lutte[1], qui n’a fait depuis lors que prendre des proportions croissantes. Elle est même arrivée à un tel point qu’on a vu le moment où l’église d’Angleterre allait, à l’exemple de l’église d’Écosse en 1842, se scinder en deux parties. La suprématie de l’état sur l’église a été, dans plusieurs cas récens, affirmée et exercée d’une manière si tyrannique et si intolérable, que le schisme, ou du moins la séparation des deux pouvoirs, en a été sur le point d’éclater. L’affaire du docteur Hampden, que nous venons de rappeler, et une autre dont nous allons parler, ont plus fait pour ébranler dans ses fondemens l’église d’Angleterre que toute la propagande catholique.

D’après la constitution qui régit les rapports de l’état et de l’église, il se trouve que c’est la couronne qui décide en dernier appel non-seulement les questions de droit, mais même les questions de doctrine ecclésiastique. L’appel au roi, établi sous Henri VIII, aboli sous la reine Marie, fut rétabli sous Élisabeth et s’est perpétué jusqu’à nos jours. Il a reçu sa dernière forme en 1833, où le roi en conseil fut institué juge d’appel, sans révision, et une commission du conseil privé fut nommée pour juger les cas qui se présenteraient. L’église d’Angleterre était encore, à cette époque, plongée dans la somnolence qui pesait sur elle depuis plus d’un siècle. Ce ne fut que trois ou quatre ans après que, sous l’impulsion des éloquens théologiens d’Oxford, elle secoua sa léthargie. L’institution du comité du conseil privé passa donc à peu près inaperçue ; les cas d’appel avaient toujours été excessivement rares ; il y en avait eu trois ou quatre au plus depuis la réformation, et on n’imaginait même pas que le nouveau tribunal aurait jamais à s’occuper de questions ecclésiastiques.

Il s’en est cependant présenté une qui a remué l’église d’Angleterre jusqu’aux entrailles, et qui a jeté dans le pays entier une agitation qui n’était pas encore calmée quand la bulle du pape est venue y faire diversion. On sera peut-être surpris, en France, en apprenant qu’en l’an de grace 1850 une grande nation, très occupée des affaires de ce monde, a néanmoins trouvé le temps de se passionner pour des choses qui n’en sont pas, et qu’au milieu des révolutions de l’Europe et des préparatifs de la grande exposition de l’industrie le peuple anglais n’a eu, pendant quelque temps, qu’une seule préoccupation, celle de savoir si la grace du baptême était conférée avant, pendant ou après l’administration du sacrement. Ceux qui ont pour ce genre de questions un superbe mépris hausseront les épaules ; à ceux qui ont la faiblesse d’y attacher une certaine importance nous demanderons la permission d’entrer dans quelques détails sur la controverse soulevée dernièrement en Angleterre à propos du baptême.

M. Gorham, vicaire dans une paroisse du diocèse d’Exeter, fut, le novembre 1847, nommé par la reine à un autre vicariat dans le même diocèse et dut s’adresser à son évêque pour son installation. L’évêque d’Exeter crut devoir lui faire subir, à cette occasion, un examen sur certains points de doctrine. Les questions posées par l’évêque portèrent principalement sur le sacrement du baptême, et après l’examen, l’évêque refusa d’installer M. Gerbant par la raison qu’il professait des doctrines contraires à la foi chrétienne et aux articles de l’église d’Angleterre. M. Gorham en appela à la cour ecclésiastique nommée Cour des Arches, qui siège à Cantorbéry. L’évêque allégua que M. Gorham niait le principe fondamental du sacrement du baptême, c’est-à-dire la régénération spirituelle contenue dans l’acte même du baptême. La cour prononça contre le vicaire, qui porta sa cause devant le conseil privé. Le comité était composé de lord Lansdowne, président du conseil des ministres ; lord Campbell, lord Brougham, lord Langdale, tous trois dans la catégorie de ce qu’on appelle les law lords ; plus trois légistes, le docteur Lushington, M. Pemberton Leigh et sir Edward Ryan. On y avait appelé aussi les deux archevêques de Cantorbéry et d’York, et l’évêque de Londres.

La doctrine soutenue par M. Gorham était celle-ci : que le sacrement du baptême est nécessaire au salut, mais que la régénération n’accompagne pas nécessairement l’acte du baptême jusqu’à être simultanée avec cet acte ; que la grace peut intervenir avant, pendant et après l’administration du sacrement ; que le baptême est un signe efficace de la grace seulement chez ceux qui sont dignes de le recevoir, et qu’il n’est pas en lui-même un signe efficace indépendamment de l’état de celui qui le reçoit ; que les enfans baptisés, mourant sans péché, sont sauvés, mais que dans aucun cas la régénération par le baptême n’est « inconditionnelle. »

Pour exposer les objections que l’église orthodoxe d’Angleterre oppose à cette doctrine, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ce qu’a dit l’évêque de Londres dans sa lettre pastorale du 2 novembre :


« M. Gorham, dit l’évêque de Londres, va plus loin. Il maintient qu’il peut y avoir des cas où les enfans ne sont pas régénérés dans et par le baptême ;… que s’ils le sont, c’est avant le baptême, par un acte préalable de la grace, de sorte qu’ils arrivent au baptême déjà régénérés… Ainsi, selon lui, la grace spirituelle conférée par le baptême ne fait que confirmer la foi préalable. La régénération, la nouvelle nature, l’entrée dans la famille de Dieu, sont conférées, si elles le sont, avant le baptême. Il me paraît impossible de concilier une pareille opinion avec le simple et clair enseignement de l’église d’Angleterre quant à la nature du sacrement. Cela me paraît être une dénégation formelle de ce que l’église affirme, à savoir qu’un enfant devient dans et par (non pas avant ni après) le baptême un membre du Christ, un enfant de Dieu, un héritier du royaume du ciel… Si cette doctrine est vraie, alors le baptême n’est plus un sacrement selon la définition de l’église… L’église maintient que le baptême et l’eucharistie sont des affaires de dogme et non pas seulement de dévotion… Le baptême est un signe efficace de la grace, c’est-à-dire un signe qui produit l’effet qu’il représente, et par le baptême, Dieu opère invisiblement en nous… L’église déclare positivement que le baptême efface tous les péchés. Mais, dit-on, cette déclaration doit s’appliquer seulement à ceux qui le reçoivent dignement ; d’où la question de savoir si tous les enfans peuvent le recevoir dignement. Quel est l’obstacle qui, dans tous les cas, rendrait l’enfant indigne de la réception du sacrement ? Ce ne peut pas être le péché actuel. Le péché originel ou la condition héréditaire du péché est le seul obstacle qu’on puisse imaginer ; mais l’objet du baptême est précisément de remédier aux conséquences du péché originel. Loin donc d’être un obstacle à la réception du sacrement, c’est la raison même de son administration. »


Nous venons d’exposer les deux doctrines entre lesquelles le tribunal d’appel avait à juger. Le tribunal déclinait bien, il est vrai, toute intention de déterminer le point de doctrine ; il déclarait n’avoir pas à décider si telle ou telle opinion était théologiquement la vraie, mais seulement si elle était contraire à celle que l’église, par ses articles et ses formules, impose à ses ministres. Il était bien évident néanmoins qu’il se faisait juge en matière spirituelle.

Nous ne suivrons pas les juges dans la longue et minutieuse investigation qu’ils firent de toutes les opinions professées sur le baptême par les théologiens anglais. Ils démontrèrent parfaitement que, depuis la réformation, l’église avait été, selon leur expression, harassée par toutes les variétés d’interprétation sur ce point essentiel ; que les articles mêmes de l’église d’Angleterre avaient été, à différentes époques, différemment fixés, et que, dans de telles circonstances, le langage de l’église avait nécessairement une certaine latitude. Ils ajoutaient S’il est vrai, comme cela est indubitablement, que, dans l’église d’Angleterre, beaucoup de points de doctrine théologique n’ont pas été décidés, alors la première question qui se présente en des cas pareils est de savoir si le point en contestation a été fixé, ou s’il a été laissé à la libre et consciencieuse interprétation de chaque membre de l’église. »

La cour jugea donc en dernier lieu, et après avoir cité les opinions divergentes des plus éminens théologiens, que les articles de l’église sur le baptême pouvaient être consciencieusement interprétés de différentes manières ; que la doctrine de M. Gorham n’était point contraire à la doctrine déclarée de l’église, et par conséquent n’était pas une raison suffisante pour son exclusion du bénéfice auquel il était nommé par la couronne. Les archevêques de Cantorbéry et d’York donnèrent leur assentiment, l’évêque de Londres refusa le sien. Le jugement du conseil privé était logique ; il était purement et simplement protestant. Il consacrait la doctrine du libre examen et de la libre interprétation : c’était la victoire de l’individualisme ; mais, par cela même, c’était le renversement de toute église établie. La vérité est une et indivisible, beaucoup plus que la république ; elle n’a pas deux faces, comme le dieu antique. Elle peut réciter le monologue de Hamlet : To be, or not to be. Elle est ou elle n’est pas. Elle ne fait pas de transactions ; ce n’est pas à elle de céder devant le doute, c’est aux esprits troublés et rebelles à s’incliner devant sa toute-puissance. Il faut croire à la révélation, ou bien renoncer au nom de chrétien. Les dogmes ne sont pas des idées innées ; autrement Dieu n’avait pas besoin de descendre sur la terre pour dire : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Si chacun possède la vérité en venant au monde, que devient la révélation ?

Ce que signifiait au fond le jugement du conseil privé, c’est qu’il pouvait y avoir deux vérités : c’est que l’église d’Angleterre non-seulement n’affirmait pas ce qu’était la vérité, mais ne pouvait pas même dire ce qu’elle n’était pas, et que les doctrines les plus fondamentales restaient ouvertes à la libre interprétation de chaque individu. En acceptant cette situation, l’église d’Angleterre faisait acte d’abdication.

Quand le jugement fut rendu, il éclata un grand tumulte dans l’assemblée ; mais le tumulte fut bien plus grand encore dans les consciences. L’église d’Angleterre, comme église orthodoxe, se sentait frappée à mort, et elle essaya d’arracher de ses flancs cette flèche empoisonnée. Plusieurs de ses principaux ministres rédigèrent aussitôt une protestation contre la suprématie spirituelle de la couronne, dans laquelle ils disaient : « Attendu que, par le dernier jugement, il devient évident que la suprématie royale, selon la loi, investit la couronne du droit de juger en appel sur toutes matières même purement spirituelles ; attendu que reconnaître un tel pouvoir à la couronne est contraire à la fonction divine de l’église universelle qui lui a été donnée par la loi du Christ,… nous déclarons que nous avons jusqu’à présent reconnu et reconnaissons encore la suprématie de la couronne en matières ecclésiastiques comme étant un pouvoir civil suprême sur toutes personnes et choses temporelles, et sur les accidens temporels des choses spirituelles, mais que nous ne pouvons reconnaître à la couronne le pouvoir de juger en appel les questions de doctrine et de discipline dont la garde a été confiée à l’église seule par la loi du Christ.

Toutefois des protestations isolées ne suffisaient pas pour rétablir l’autorité de l’église. Il fallait que l’église elle-même intervînt par ses organes officiels, par ses chefs hiérarchiques. Les évêques se concertèrent, et, en leur nom, l’évêque de Londres porta devant la chambre des lords un projet de loi qui avait pour objet la création d’une nouvelle cour d’appel en matières doctrinales. Cette cour aurait été composée du lord chancelier, des deux archevêques de Cantorbéry et d’York, de trois évêques, de quatre professeurs de théologie, et de deux juges de la Cour ecclésiastique des Arches.

La discussion qui s’ouvrit alors dans la chambre des lords fut une des plus graves et en même temps des plus passionnées qu’ait jamais vues le parlement anglais. Nous en reproduirons de nombreux passages, qui auront nécessairement plus d’autorité que tout ce que nous pourrions dire. On y voit non-seulement la lutte du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel, mais aussi les déchiremens intérieur de l’église anglaise, éclatant au grand jour par le schisme des évêques. Ces débats, comme le disait l’évêque de Londres, intéressaient non-seulement la paix actuelle de l’église, mais son existence future, et la tranquillité même du royaume.

Un des objets, l’objet le plus important du bill présenté par l’évêque de Londres, était de rendre la décision du tribunal ecclésiastique obligatoire pour la couronne elle-même. C’était, disait-on, créer un pouvoir législatif nouveau, avant la faculté de créer des doctrines nouvelles ; mais, répondait l’évêque, on ne proposait pas de donner au nouveau tribunal plus de pouvoir que n’en avait l’ancien, et, si un tribunal quelconque avait la faculté de déterminer des points de doctrine, assurément les évêques devaient être plus compétens en cette matière que des juges laïques. « Quant à moi, disait lord Stanley, si j’avais à choisir entre les deux pour la décision de ce qu’il faut croire, certainement je m’en rapporterais mieux aux membres de l’église, qui sont ses directeurs spirituels et reconnus, qu’à des hommes qui peuvent n’être pas même des membres de cette église. » L’évêque de Londres, en achevant le développement de sa proposition, fut tellement ému, qu’il fut obligé de s’arrêter. Lord Lansdowne, au nom du gouvernement, au nom du pouvoir temporel, s’exprima aussi avec une vivacité qui fut remarquée comme étant tout-à-fait étrangère à ses habitudes conciliantes. Il posa nettement la question de la suprématie ecclésiastique de la couronne, et il dit : « Je dois le déclarer formellement et distinctement, cette mesure est, selon moi, une atteinte directe à la prérogative de sa majesté ; elle établit pour la première fois dans ce pays un tribunal qui enlève au conseil privé de la couronne, et par conséquent à la couronne elle-même, un pouvoir qui, non pas seulement depuis la réformation, mais avant, a toujours été considéré comme essentiel à sa prérogative, c’est-à-dire le gouvernement de l’église. » Parlant ensuite de la convocation du clergé, c’est-à-dire de ces synodes ecclésiastiques qui avaient été suspendus depuis des siècles, lord Lansdowne exprima sa conviction que les discussions du clergé ne pouvaient que jeter le trouble dans les consciences et dans l’état. « Je me souviens, dit-il, de l’avertissement solennel d’un des plus grands politiques de notre temps qui disait que le droit de convocation existait toujours dans ce pays, mais que celui qui en ressusciterait l’exercice évoquerait un esprit qu’on ne pourrait plus maîtriser. Le révérend prélat prétend rétablir la paix et la concorde ; mais, quand il aura établi son nouveau tribunal, croit-il donc qu’en introduisant dans son sein les tempêtes de controverse qui malheureusement déchirent aujourd’hui notre pays, il fondera un état de paix et d’harmonie ? » Le ministre de la reine alla plus loin ; pour justifier la compétence du tribunal laïque, il réduisit la théologie au rang de la chimie, de la physique et de la mécanique, et il dit avec le plus grand sang-froid « Quand M. Watt demanda un brevet pour son invention, qui lui était contestée, il porta sa cause devant la chancellerie. Cette cour était composée de laïques qui n’avaient point de connaissances spéciales, et cependant il ne vint à l’idée de personne de demander la constitution d’une autre cour composée d’hommes scientifiques. La cour appela en témoignage les premiers chimistes ; elle prit son temps pour délibérer, et elle rendit un jugement qui satisfit tout le monde, y compris les chimistes. »

Chose remarquable, et qui manifeste la division profonde qui existe dans le clergé anglais, ce fut un évêque connu pour ses opinions philosophiques et rationalistes qui vint appuyer la thèse du gouvernement. L’évêque de Saint-David déclara qu’il ne pouvait s’associer à la démarche de la majorité de ses collègues, et que, quant à lui, « il ne pouvait admettre la doctrine que le corps des évêques, en sa qualité officielle, eût une prérogative particulière et exclusive, une qualité transcendante pour être seul juge des questions de doctrines soulevées dans l’église. » Un pair laïque, lord Redesdale, répondit à l’évêque de Saint-David : « Il est impossible, dit-il, que nous restions dans l’état où nous sommes. Quand il éclate des dissensions dans l’église, il faut que les évêques interviennent, et fixent la doctrine. Ce sont les laïques qui souffrent les premiers de la trop grande latitude laissée au clergé… Rien ne se fera, si l’église ne fait pas des efforts extraordinaires. Il faut absolument que cet état change ; trop des nominations nouvellement faites ont eu pour but patent la subordination de l’église à l’état, et on a imposé à l’église plus d’un évêque qui n’aurait jamais dû siéger sur ces bancs. »

Lord Stanley, à son tour, vint apporter à la cause de l’église le secours de sa puissante parole ; il montra que l’église d’Angleterre était placée dans une condition inférieure à celle de tous les corps religieux du globe, puisqu’elle n’avait point le pouvoir de décider, par l’organe de ses chefs spirituels reconnus, quelles étaient ses doctrines ; que les questions les plus fondamentales étaient jugées par des hommes qui n’étaient pas même de la communion de l’église, et qui étaient choisis par les ministres du moment, et que le refus de la chambre des lords pouvait rejeter en dehors de l’église ses membres les plus éminens et les plus sincères. Toutefois le discours qui eut le plus grand éclat, et produisit dans la chambre et dans le pays l’impression la plus profonde, fut celui de l’évêque d’Oxford. Le docteur Wilberforce est le fils du célèbre promoteur de l’émancipation des esclaves ; il est aujourd’hui l’organe le plus éloquent de l’église d’Angleterre, et il le fut surtout en cette occasion.

« Je suis, dit-il, obligé de rappeler ici quelques grands principes qui ne sont peut-être point faits pour être discutés dans cette enceinte, mais qui doivent y être posés franchement et résolûment. Quel est l’objet de cette église sur laquelle vous êtes appelés à juger ? C’est de maintenir la tradition de la vérité qui doit nous sauver. Il faut donc qu’elle ait en tous temps le pouvoir de déclarer quelle est cette vérité… Il y a une vérité qui a été révélée, qu’on ne peut ni augmenter ni diminuer jusqu’à la fin des temps ; et, pour préserver ce dépôt, une autorité plus qu’humaine a constitué un certain corps, composé du clergé et des laïques de l’église, qui a reçu une révélation écrite, avec le pouvoir de déterminer certains articles de foi : le pouvoir, non pas d’établir de nouvelles doctrines, mais de défendre les anciennes quand elles sont attaquées… L’église a la mission, non pas de développer ou d’agrandir la vérité, mais de la déclarer et de la définir, et dans les anciens temps la part des laïques était de ratifier ces déclarations. J’ai entendu avec la peine la plus profonde ce qu’a dit un de mes révérends confrères. Il a paru jeter aux vents la formidable responsabilité qui lui a été conférée le jour où il a été choisi comme un des gouverneurs de l’église et un des dépositaires de sa doctrine… Il n’y a déjà pas de nos jours une bien grande affection pour les dogmes ; si vous enlevez à l’église sa fonction de déclarer la vérité, croyez bien que ce sera le coup le plus funeste que vous puissiez porter à la croyance dans aucune vérité déterminée… En rejetant la mesure qui vous est proposée, vous aliénerez de l’église d’Angleterre des hommes dont la perte laissera, chez elle, un vide immense. Souvenez-vous de ce qui est arrivé en Écosse ; les hommes les plus élevés par l’intelligence se sont vus forcés de quitter l’église, parce que leur conscience n’y était plus libre. Prenez garde de provoquer en Angleterre une séparation semblable. Si, par votre vote, vous poussez à l’établissement d’une église libre, croyez-vous que vous aurez affermi les autres institutions du pays ? .. Je vous en conjure, ne rejetez pas hors de l’église les cœurs ardens et les consciences tendres. Traitez l’église généreusement, si vous ne voulez pas la tourner tout entière contre vous, ce qui arrivera certainement le jour où elle ne pourra pas obtenir justice, et où elle croira en péril ce qu’elle met au-dessus de toutes les possessions terrestres. »

Malgré ce pressant appel, la chambre des lords rejeta la proposition des évêques. Cette décision jeta une agitation des plus vives dans le pays ; de toutes parts on protesta dans les meetings, et il s’organisa des associations pour la défense de l’église. Le mot d’ordre fut de demander la convocation d’un synode, et il se tint à la fin du mois de juin, à Londres, une assemblée, composée en grande partie de membres du clergé, qui ressemblait beaucoup à un concile.

Les principaux orateurs, dans cette réunion, portaient des noms bien connus. C’étaient les archidiacres Manning et Wilberforce, les docteurs Pusey, Sewell et Palmer. On vota à l’unanimité une protestation contre le jugement du conseil privé et une adresse pour demander la convocation d’un synode. Le docteur Wilberforce représenta que, dans les temps ordinaires, l’église pouvait bien suspendre ses fonctions synodales, mais que le moment était venu d’en ressaisir l’exercice ; qu’il ne s’agissait pas pour elle de demander la création de nouveaux pouvoirs, mais de se servir de ceux qu’elle possédait déjà. Lors même qu’un parlement ami de l’église lui donnerait une constitution selon ses voeux, la question ne serait pas résolue ; car, si l’église acceptait cette position, elle abandonnerait celle qui reposait sur la tradition, sur la succession et sur dix-huit cents ans d’existence ; elle ne serait plus l’église de Jésus-Christ et n’aurait qu’une base parlementaire.

Le docteur Sewell, un des plus célèbres professeurs d’Oxford, se prononça plus fortement encore. Il parla de la nécessité de rassurer tous ceux chez lesquels les derniers événemens avaient jeté le doute et la désolation, et qui cherchaient vainement un refuge et un port dans l’église.

« Dans l’histoire de toutes les grandes organisations, dit-il, il y a des temps où les règles ordinaires sont dérangées, et où l’instinct des hommes d’état doit trouver la direction des élémens. Si Dieu le veut, il nous enverra un homme ; mais il faut que le clergé l’assiste et l’encourage. Soyons décidés à n’appuyer que ceux qui rendront justice à l’église, et usons dans le même but de notre influence sur nos concitoyens… Quant à présent, que tous nos efforts tendent à obtenir la convocation d’un synode. Si Dieu, dans ses desseins, a voulu endurcir le cœur de nos Pharaons, il y aura des Moïses et des Aarons pour marcher devant nous et nous guider. Nous irons à notre reine, et nous lui rappellerons le jour où, entrant dans l’abbaye de Westminster pour son couronnement, elle se mit à fondre en larmes ; nous lui demanderons qui lui posa la couronne sur la tête, qui la fit participer à la table du Seigneur, qui reçut son serment solennel de défendre l’église de ce royaume, et nous lui demanderons si tout cela n’était qu’un songe. Nous lui demanderons si elle a, depuis ce jour, appris cette misérable politique qui change la vérité en erreur et fait de la parole de Dieu un mythe, et nous lui rappellerons le jugement dernier, où elle aura à répondre de la violation de ses promesses solennelles. »


Le docteur Pusey posa catégoriquement la question de la séparation de l’église et de l’état. « Si l’état, dit-il, veut refuser à l’église la liberté qui est son droit inaliénable, le temps viendra où nous demanderons à l’état qu’au moins il nous délivre de lui. Si nous entrons dans une lutte avec l’état, on ne pourra pas reprocher à l’église de l’avoir cherchée. Nous sommes ici pour défendre la foi, dont le baptême est un symbole, et qui a été altérée par un tribunal que l’église ne reconnaît pas ; mais la réunion de ce jour serait inutile, si elle se bornait là. Il faut plus ; il faut que notre exemple allume en Angleterre un signal qui volera de montagne en montagne »

Le docteur Pusey n’épargna pas les évêques qui avaient accepté la compétence du conseil privé. « Dieu merci, dit-il, l’église d’Angleterre n’est pas responsable des conséquences de cette funeste détermination. Quant aux évêques qui l’ont sanctionnée, l’église qui les a délégués peut encore leur rappeler qu’ils ont oublié leur devoir. Le clergé refuse son assentiment, mais il faut qu’il le refuse hautement. Accepter un mensonge, c’est le faire. Je crains que nous ne soyons sur la pente d’un précipice. Aujourd’hui on attaque le baptême ; demain ce sera le Saint-Esprit, ou l’éternité des récompenses et des peines. N’oublions pas que le dernier grand combat de l’église sera avec l’incrédulité, et que nous y marchons rapidement. » A la suite de ces meetings, il se forma une grande association pour la défense de l’église contre l’état. Le but de cette association était d’obtenir le rétablissement des synodes de l’église et des garanties pour la nomination d’évêques orthodoxes, de protéger l’église contre des interventions attentatoires à son indépendance, et de faire révoquer les lois qui s’opposent au libre exercice de sa discipline.

Telle était la situation intérieure de l’église anglaise au moment où la lettre apostolique du pape vint éclater sur elle comme un coup de tonnerre ; elle en fut ébranlée jusque dans ses fondemens. On a vu comment les anciennes haines religieuses se sont subitement réveillées dans le cœur de la nation, et par quelles démonstrations ; souvent barbares, elles se sont manifestées. Ces faits ont reçu assez de publicité pour qu’il soit inutile de les rappeler ici, et ce qui nous parait aussi curieux et peut-être plus important à observer, c’est l’émotion produite dans l’église d’Angleterre par un décret qui niait jusqu’à sort existence.

Il est intéressant de voir les efforts que font les évêques et le parti orthodoxe pour se maintenir dans cette espèce d’équilibre qu’ils avaient déjà tant de peine à conserver. S’ils refusent de reconnaître la suprématie tyrannique de l’état, ils ne veulent pas non plus accepter l’autocratie de l’église de Rome ; ils revendiquent pour l’église d’Angleterre la qualité inaliénable d’église légitime et directement descendue des apôtres. Ainsi nous voyons, dans une protestation proposée par l’évêque d’Oxford et votée par son clergé, la déclaration suivante : « Nous déclarons que l’église reconnue par la loi dans ce royaume est l’ancienne église catholique, possédant l’ancienne foi, les vrais sacremens, et un clergé légitime ; que ses évêques et son clergé sont les évêques et le clergé venant par une suite non interrompue des saints apôtres ; que les envoyés de l’évêque de Rome dans ce pays, qui cherchent à détacher le peuple de la communion de l’église d’Angleterre, sont des intrus et des schismatiques… Nous déclarons que nous croyons que notre protestation serait approuvée par le jugement de l’église universelle, s’il y avait quelque moyen de recueillir ce jugement. »

Écoutons aussi l’évêque de Londres, qui disait dans sa lettre pastorale, après avoir protesté contre la bulle : « Mais en même temps que nous regardons les dangers qui nous menacent d’un côté, ne fermons pas les yeux sur ceux qui nous pressent de l’autre. Par le principe naturel d’antagonisme qui existe dans l’esprit humain, il est probable que quelques-uns de ceux qui fuient loin du papisme traverseront le diamètre entier de la sphère de la raison, et iront aborder aux antipodes de l’incrédulité. Je ne puis m’empêcher de croire que nous avons plus encore à craindre de la théologie de l’Allemagne que de celle de Rome, de celle qui déifie la raison humaine que de celle qui veut l’aveugler. Cette théologie dont je parle est sortie de l’idéalisme des philosophes allemands. Elle a montré quelques symptômes de décadence sur son sol natal, mais je crains qu’elle ne commence à s’emparer de l’esprit plus pratique de notre pays, et, pour ma part, je la crois plus dangereuse que la tentative de ressusciter des superstitions usées. L’évidence morale, les témoignages historiques, l’inspiration, les miracles, tout ce qui est objectif dans le christianisme est effacé par les écrivains de cette école, et les eaux vives de la religion perdent toute leur vertu curative par la distillation qu’elles subissent dans l’alambic du rationalisme… Quelle leçon devons-nous tirer de la situation actuelle de notre église ? C’est que, placés entre des dangers opposés, d’un côté la superstition et la tyrannie, de l’autre le rationalisme avec son cortège d’incrédulité et de panthéisme, il faut que nous mettions un terme à nos divisions intérieures. »

Un ministre de l’église, très influent dans cette portion du clergé qui s’appelle anglo-catholique, M. Denison, écrit aussi en parlant de l’agitation soulevée contre Rome : « On voudrait nous faire oublier que nous avons intra muros un ennemi plus acharné et beaucoup plus dangereux que Rome. Rome n’est que secondaire dans la guerre que soutient aujourd’hui l’église d’Angleterre ; son premier et plus grand ennemi, c’est le latitudinarisme de l’état. Le plus grave des maux contre lesquels elle a à combattre, c’est la tendance continuelle de l’état à la dépouiller pièce à pièce de son caractère catholique. »

Enfin, l’organe du parti, le Churchman, disait : « Nous soutenons que lord John Russell est un ennemi plus dangereux que le pape, par la raison que le latitudinarisme est plus en rapport avec les mauvais penchans de notre époque que le papisme. Le pape est un homme professant une certaine religion définie, une religion erronée, il est vrai, mais enfin une religion. Lord John Russell est, nous ne dirons pas un homme sans religion, mais un homme qui n’a aucune religion particulière. »

Nous avons multiplié ces citations afin de montrer, par des témoignages positifs et officiels, quelle était la situation de l’église anglaise vis-à-vis de l’église romaine. Dans notre humble opinion, peut-être aurait-il mieux valu laisser l’église d’Angleterre continuer la lutte qu’elle avait engagée contre le pouvoir temporel. Sa cause était celle du pouvoir spirituel, celle des églises. La cour de Rome en a jugé autrement ; elle a jugé que le moment était venu de frapper un grand coup, que le fruit était mûr, et qu’il était temps de le cueillir. Elle doit être meilleur juge que nous ne pouvons l’être.

Désormais l’église d’Angleterre ne peut plus conserver cette position intermédiaire et parlementaire dans laquelle elle s’était tenue jusqu’à présent. Elle était, pour ainsi dire, sur une pointe d’aiguille ou sur le tranchant d’une lame : le brusque choc parti de Rome la fera tomber à droite ou à gauche. Les uns se jetteront dans l’affirmation, les autres dans la négation, ceux-ci dans le catholicisme, ceux-là dans le rationalisme ; mais l’équilibre dans le domaine spirituel est détruit par cette secousse, comme il l’a été dans le monde politique par la révolution de 1848.


JOHN LEMOINNE.

  1. Voir la Revue du 15 septembre 1848.