La Crise présidentielle aux États-Unis/02

La Crise présidentielle aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 278-310).
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LA
CRISE PRESIDENTIELLE
AUX ETATS-UNIS

II.[1]
LES CANDIDATS A LA PRESIDENCE.

Rien ne fait plus d’honneur aux institutions américaines que le spectacle qui nous est offert en ce moment par les États-Unis. Après être demeuré pendant quatorze années en possession incontestée du pouvoir, le parti républicain, qui avait entre les mains tous les moyens d’influence, qui disposait de tous les ressorts du gouvernement, s’est vu enlever en quelques mois, sans violence et sans secousse, par les seules armes du scrutin, la prépondérance dont il avait abusé. Un retour de l’opinion publique, en déplaçant la majorité au sein du congrès, a permis aux vaincus de la veille de demander compte à leurs vainqueurs de l’usage qu’ils avaient fait du pouvoir. Il a suffi de projeter la pleine lumière de la discussion sur les faiblesses et les désordres de l’administration fédérale pour faire évanouir, malgré le prestige d’une grande renommée militaire et malgré l’éclat des services rendus, les projets ambitieux caressés par le général Grant. Peut-être le peuple américain, sous l’impression de révélations douloureuses, ne se contentera-t-il plus d’avoir fait passer aux mains des démocrates le contrôle des finances publiques, et remettra-t-il à ceux-ci, avec la première magistrature, la direction même du gouvernement. Alors la révolution pacifique à laquelle nous assistons sera complète, sans que ni vainqueurs ni vaincus aient eu un seul instant la pensée de s’écarter des voies légales : accomplie sans violence, elle sera acceptée sans murmure et sans arrière-pensée, parce que chacun, en défendant les candidats de son choix, aura fait son devoir dans la lutte électorale dont nous allons faire connaître les préparatifs et les premiers incidens.


I

Lorsque le général Grant, sous le coup des attaques dont il était l’objet, sentant sa popularité ébranlée, et averti par le découragement et le silence de ses défenseurs, se détermina à rentrer définitivement dans la vie privée à l’expiration de sa seconde présidence, cette résolution causa peut-être moins de satisfaction dans les rangs des démocrates que dans ceux des républicains. Elle délivrait ce dernier parti de l’espèce de cauchemar qui pesait sur lui depuis plusieurs mois et paralysait son action. Par la retraite du général Grant, le champ était ouvert à toutes les compétitions. Les candidats qui s’étaient jusque-là tenus dans l’ombre, de peur de mécontenter le président et de le rencontrer sur leur chemin, n’hésitèrent plus à avouer leurs prétentions et à se remuer en vue des désignations qui allaient être faites par les conventions préparatoires. On sait en effet que chacun des deux grands partis qui se disputent le pouvoir est dirigé par un comité permanent, dit comité national, dans lequel chaque état est représenté par un délégué. Ce comité national est en correspondance constante avec les comités organisés dans les états, lesquels sont en rapport avec les comités établis dans chacun des districts qui élisent un représentant au congrès. La désignation des candidats au congrès ou à un poste électif quelconque dans l’administration des états ou les administrations municipales, est remise à ces comités. Quand il s’agit de désigner un candidat à la présidence, le comité de chaque état convoque une convention ou assemblée préparatoire, composée des délégués de tous les comités locaux, qui fait choix de délégués chargés de représenter l’état au sein de la convention générale, convoquée par le comité national du parti. Ces délégués doivent être en nombre double des représentans et des sénateurs que l’état envoie au congrès : ils reçoivent des instructions qui leur prescrivent de faire porter dans le programme de la convention nationale certaines mesures législatives, et souvent de présenter au choix de cette convention un candidat déterminé. Aucune candidature n’est possible sans l’appui de l’une de ces conventions, dont le vote met immédiatement au service du candidat désigné une organisation puissante qui embrasse toute l’étendue du territoire. S’assurer les suffrages de la convention nationale de son parti est donc la première condition à remplir. Les candidats républicains n’avaient pas de temps à perdre : on était déjà au milieu d’avril, et la convention nationale du parti était convoquée pour le 14 juin. Tout le mois de mai allait être occupé par la réunion des conventions d’état, chargées de nommer les délégués à la convention nationale et de rédiger leurs instructions.

Dans les rangs du parti républicain, le plus en vue des aspirans à la présidence et celui dont la candidature s’était dessinée la première, était un représentant de la Nouvelle-Angleterre, M. Blaine. Originaire de la Pensylvanie, M. Blaine s’était établi dans le Maine, et, après y avoir joué un rôle dans les assemblées locales, il était devenu, postérieurement à la fin de la guerre civile, un des représentans de cet état au congrès. Par son talent de parole, son instruction étendue, son entente des affaires et la variété de ses aptitudes, il s’était fait, en peu d’années, une grande situation au sein de la chambre, et il avait été élevé à la présidence de cette assemblée dans les deux derniers congrès. Ce poste, qui confère le droit de répartir les représentans entre les divers comités chargés de la préparation des mesures législatives, et de désigner le président de chaque comité, donne à celui qui l’occupe une influence directe et considérable sur la marche des débats et sur l’expédition des affaires. M. Blaine s’était rendu cher aux républicains par l’habileté et la résolution avec lesquelles il avait servi en toute occasion les intérêts du parti. Dévoré d’ambition, actif, infatigable, rompu aux manœuvres électorales et à la tactique parlementaire, il avait visé de bonne heure à la présidence, et n’avait rien négligé pour se faire des amis. Il avait soutenu de toutes ses forces la seconde candidature du général Grant, avec l’arrière-pensée de s’assurer le concours de l’administration dans la campagne électorale de 1876 ; mais il avait été déçu dans ce calcul parce que le président avait pris ombrage de ses prétentions et de sa popularité dans le parti. M. Blaine avait mis à profit sa position de président de la chambre et son droit de distribuer les honneurs parlementaires, pour se créer des relations et des appuis dans tous les états : bon nombre des hommes les plus influens du parti républicain avaient été amenés à prendre des engagemens vis-à-vis de lui.

Le candidat dont le nom était le plus souvent prononcé après celui de M. Blaine, M. Conkling, est un des membres les plus jeunes et les plus influens du sénat, au sein duquel il représente l’état de New-York. Il a été l’auxiliaire le plus utile et le plus infatigable de l’administration du général Grant : toujours sur la brèche pour défendre le président, ne ménageant aucun de ses adversaires, et lui montrant un dévoûment d’autant plus inappréciable qu’il était désintéressé. Possesseur d’une grande fortune, et allié aux familles les plus influentes de l’état de New-York, M. Conkling est un homme politique ; ce n’est pas un politicien, c’est-à-dire un de ces aventuriers, trop communs aux États-Unis, qui font de la politique un métier, et qui cherchent à conquérir quelque emploi lucratif en mettant au service d’un parti leurs talens, leur activité et leur absence de scrupules. Il n’a tenu qu’à M. Conkling d’occuper un ministère, et il a refusé par deux fois la présidence de la cour suprême, c’est-à-dire le poste le plus considérable qui soit à la nomination du président. C’était confesser implicitement toute l’étendue de son ambition. M. Conkling a assez de talent et il a fait une assez brillante carrière pour avoir droit de réserver l’avenir ; sa situation au sein du parti républicain est de celles que le temps ne peut que fortifier. Les préférences du général Grant étaient pour lui, mais il n’en devait retirer aucun avantage. En effet, dès que l’on connut le langage tenu par le président sur le compte de M. Conkling, dans son entretien avec M. Haralson, un autre candidat, M. Morton, qui se croyait des titres égaux à l’appui de l’administration, voulut avoir une explication avec le président. Celui-ci déclara qu’il avait fait connaître ses sympathies personnelles, mais qu’il n’entendait user ni de sa situation, ni de l’influence administrative pour peser sur le choix de la convention républicaine, et il a observé effectivement la plus stricte neutralité entre tous les candidats de son parti. Pendant que le général Grant s’abstenait d’agir en faveur de M. Conkling, les républicains libéraux faisaient à celui-ci un grief de l’appui qu’il n’avait cessé de donner à l’administration, et le combattaient avec acharnement en représentant que son élection aurait pour résultat de maintenir au pouvoir les hommes et le régime dont le pays ne voulait plus. M. Conkling, bien que sa candidature eût été adoptée par la convention préparatoire de New-York, devait rencontrer parmi ses adversaires les plus implacables et les plus dangereux quelques-uns des délégués de cet état à la convention générale.

M. Morton, sénateur de l’Indiana, avait pris au sénat la même situation que M. Blaine au sein de la chambre des représentans. Il était le chef et l’orateur des républicains radicaux, l’adversaire acharné des planteurs, le promoteur ou l’avocat de toutes les mesures de répression dirigées contre le sud. Il avait visé à partager avec le général Grant la reconnaissance des noirs et des carpet-baggers. Sénateur d’un des états de l’ouest, il croyait pouvoir compter sur les sympathies des populations de la vallée du Mississipi, et obtenir à ce titre la préférence sur tout candidat des états atlantiques. Enfin il pouvait faire valoir aux yeux du parti républicain tout entier les services qu’il avait rendus pendant la guerre, quand les populations de l’ouest, fatiguées de la lutte et des sacrifices qu’elle leur imposait, se montraient hésitantes. M. Morton, alors gouverneur de l’Indiana, avait tenu tête aux partisans de la paix dans la législature de son état ; il avait fait marcher les milices de l’Indiana au secours des troupes fédérales et avait, par cet exemple, ranimé le patriotisme défaillant des états voisins. M. Morton avait contre lui la faiblesse de sa santé, toujours chancelante, qui faisait appréhender qu’il ne fût pas en état de résister aux fatigues et aux préoccupations inséparables de la première magistrature au milieu de la crise que traversent les États-Unis. Appartenant à l’un des états où les théories inflationistes sont le plus accréditées, et obligé de ménager ses concitoyens, M. Morton n’avait pas, dans la question financière, la position nette et tranchée qui pouvait seule satisfaire les populations du nord. Une objection plus grave éloignait de lui les hommes modérés et sages de son parti. Il a pris, vis-à-vis du sud, une telle attitude que sa candidature aurait été interprétée par quatorze ou quinze états comme le prélude d’une recrudescence dans les persécutions, comme la déclaration d’une guerre à outrance. En présence de la conduite et du langage de tous les hommes influens du sud, lorsqu’on voyait ceux-là mêmes qui avaient joué le rôle le plus actif dans la guerre civile ne perdre aucune occasion de déclarer que la lutte était finie, et que les résultats de la guerre avec toutes leurs conséquences devaient être acceptés comme définitifs, lorsqu’il ne se réunissait pas au sud une seule assemblée ou une seule convention sans qu’elle n’inscrivît en tête de son programme une protestation de fidélité à l’Union, les hommes sages et vraiment politiques du nord estimaient que le moment était venu de mettre un terme au régime d’exception qui pèse sur le sud, et de reconquérir par des mesures de justice et de conciliation les sympathies d’une population ulcérée par douze années de souffrances.

La candidature de M. Morton devait donc être repoussée plus énergiquement encore que celle de M. Blaine par la fraction libérale du parti républicain. Si le vice-président Wilson n’avait été enlevé inopinément par une pleurésie, quelques jours avant l’ouverture de la session, il eût été infailliblement le porte-drapeau des idées de réforme et de conciliation. A son défaut, les républicains modérés et réformistes se rabattirent sur le secrétaire de la Trésorerie, M. Bristow. Des ministres du président, c’était presque le seul dont la réputation fût intacte. On avait essayé de faire planer des doutes sur sa conduite dans un procès que le trésor fédéral avait perdu : à la première insinuation d’un journal, M. Bristow se rendit au sein du comité compétent de la chambre ; il mit le comité en demeure de citer à la barre et de confronter avec lui les auteurs de ces bruits, et il se fit rendre une justice éclatante. L’habileté et l’énergie dont il faisait preuve dans la campagne qu’il poursuivait sans relâche contre les fraudeurs, les luttes qu’il avait à soutenir contre l’entourage du président, qui ne cessait de lui créer mille difficultés, l’inimitié des hommes politiques dont les protégés étaient journellement frappés et flétris par les tribunaux, tout contribuait à appeler sur M. Bristow les suffrages des républicains, fort nombreux dans le nord, qui déploraient pour l’honneur et pour l’avenir de leur parti les scandales des dernières années. Le secrétaire de la trésorerie était trop récemment entré dans la vie politique pour avoir, dans son passé, aucun souvenir irritant : on ne pouvait lui reprocher d’avoir participé à aucune mesure violente ; enfin il était citoyen du Kentucky. Quel gage plus sincère de réconciliation le sud pouvait-il demander, que l’élévation d’un de ses enfans à la présidence ?

A côté de ces quatre candidats, on citait encore, mais sans leur attribuer de chances sérieuses, M. Hartranft, gouverneur de la Pensylvanie, M. Jewell, directeur-général des postes et ancien gouverneur du Connecticut, enfin M. Hayes, élu gouverneur de l’Ohio en octobre 1875. On estimait que ces trois notabilités locales recevraient au premier tour de scrutin, à titre de courtoisie, les voix de l’état auquel ils appartenaient, et qu’il n’en serait plus question aux scrutins suivans. Du reste, de tous les concurrens, M. Blaine était le seul dont la candidature eût rencontré des adhésions dans toutes les parties de la confédération ; les autres n’étaient que des candidats régionaux. Les conventions républicaines du Maine, du New-Hampshire, du Connecticut, du New-Jersey au nord, du Minnesota, de l’Iowa, du Nebraska, de l’Illinois et du Kansas à l’ouest, du Delaware, du Maryland, de la Virginie occidentale et de l’Alabama au sud, de la Californie, de l’Orégon et du Colorado sur le versant du Pacifique, s’étaient prononcées unanimement ou presque unanimement pour sa candidature, et il n’avait presque point été nommé de délégation où il n’eût quelque partisan. Toutes les chances semblaient donc en sa faveur : aussi ce fut contre lui que le parti démocratique tourna tous ses efforts. Pendant deux mois, ce fut une lutte de tous les jours et presque de toutes les heures : on soupçonna quelques-uns des rivaux de M. Blaine de voir avec satisfaction la guerre qui lui était faite, et même de contribuer à l’alimenter par des indiscrétions calculées. On fit revivre toutes les enquêtes auxquelles les chemins de fer avaient donné lieu, dans l’espoir d’y retrouver quelque fait à la charge de M. Blaine. Sur un propos attribué à un ami de M. Morton, M. Harrison, d’Indianapolis, il sévit accuser d’avoir reçu 64,000 dollars de la compagnie de l’Union Pacific Railroad, et d’avoir également tiré un lucre de la concession du Fort Smith and little Rock Railroad dans l’Arkansas. Lorsque le comité compétent de la chambre, en se saisissant de cette accusation, lui eut donné une importance suffisante, M. Blaine porta la question devant la chambre entière, en demandant inopinément la parole pour un fait personnel. Il établit sans peine que la concession du chemin de fer de Little Rock au fort Smith ayant été faite par la législature de l’Arkansas, le congrès n’avait jamais eu à s’en occuper. Quant à l’Union Pacific Railroad, il donna lecture de lettres émanées du président, du trésorier et des banquiers de la compagnie, et démentant toutes, dans les termes les plus formels, qu’il eût eu aucun rapport direct ou indirect avec la compagnie, et en eût reçu par lui-même ou par personne interposée, une somme d’argent à titre de rémunération quelconque. Ce fut un triomphe éclatant ; mais il ne fut pas de longue durée. Les partis ne désarment jamais aux États-Unis, et l’on va voir à quelles extrémités ils peuvent se porter quand il s’agit de ruiner la réputation d’un adversaire politique. On découvrit à New-York un certain Mulligan, ancien commis principal d’un courtier, M. Fisher, qui avait été l’associé du frère de M. Blaine dans une raffinerie, et avec qui M. Blaine avait été assez longtemps en relations d’affaires. Un règlement de comptes avait eu lieu entre M. Blaine et M. Fisher, et l’on s’était rendu mutuellement la correspondance échangée : M. Blaine le croyait du moins ; mais une quinzaine de ses lettres avaient été conservées par Mulligan, qui se les était appropriées. Soit pour faire parler de lui, soit pour gagner les bonnes grâces du parti démocratique, ce Mulligan se fit citer comme témoin avec M. Fisher devant le comité de la chambre des représentans, et annonça avant son départ que, si on lui suscitait des ennuis à l’occasion de sa déposition, il publierait des lettres de M. Blaine qui feraient grand bruit. Averti par le télégraphe, M. Blaine vit Mulligan à son arrivée à Washington, en présence de deux personnes, et se fit montrer les lettres dont il était question. Après les avoir parcourues, il refusa de les rendre en disant que ces lettres étaient la propriété ou de lui-même qui les avait écrites, ou de M. Fisher, à qui elles avaient été adressées et à qui il était prêt à les remettre ; mais que Mulligan n’avait le droit ni de les retenir, ni d’en faire usage sans son autorisation. Mulligan raconta le lendemain cette scène au comité devant lequel il était cité : il accusa M. Blaine de l’avoir trompé en promettant de rendre les lettres après les avoir lues : il fit un tableau dramatique du désespoir dans lequel la vue des lettres et la menace de la publication avaient jeté le représentant du Maine. L’émoi fut grand dans Washington. La visite faite par M. Blaine à un témoin avant sa comparution, le détour dont il s’était servi pour rentrer en possession des lettres, son obstination à les conserver : tout cela semblait suspect. Le comité demanda à voir les lettres. M. Blaine refusa de les communiquer, en s’étayant de l’avis de deux jurisconsultes, et en affirmant qu’elles n’avaient aucun rapport avec les 64,000 dollars qu’on l’accusait de s’être fait donner. Le comité demanda au moins communication de l’analyse que Mulligan avait faite des lettres sur une feuille volante dont M. Blaine s’était emparé en même temps que des lettres elles-mêmes. M. Blaine refusa encore. L’impression causée par ce refus fut si grande et si fâcheuse que l’on considéra la candidature de M. Blaine comme perdue. Sans aucun doute, c’était par un indigne abus de confiance que ces lettres ne lui avaient pas été rendues, et l’usage qu’on en voulait faire contre lui trahissait quelque honteux marché ; mais il semblait que le soin de son honneur et le souci d’établir son innocence devaient faire taire chez lui toute autre préoccupation. On était à huit jours de la réunion de la convention républicaine : M. Blaine dut revenir sur sa détermination. Il recourut de nouveau à la voie d’une explication au sein de la chambre. Il couvrit de confusion l’un de ses plus ardens détracteurs, le président du comité d’enquête, en établissant que celui-ci avait reçu, depuis cinq jours, une dépêche de Londres qui mettait à néant l’accusation relative aux 64,000 dollars, et qu’il n’en avait encore fait connaître le contenu à personne. Il fit alors donner lecture des lettres qu’il avait reprises à Mulligan, afin que le texte en figurât dans les procès-verbaux de la chambre. Ces lettres n’avaient, comme l’avait déclaré et comme Mulligan avait fini par le reconnaître, aucun rapport avec le vote des subventions à l’Union Pacific Railroad, mais cette publication n’en fut pas moins fâcheuse pour M. Blaine. Les lettres établissaient qu’il avait été en relations suivies avec la plupart des entrepreneurs de chemins de fer, qu’il s’était occupé activement du placement des titres émis par eux, et qu’il avait reçu, pour ces placemens, des commissions importantes. Ce genre d’opérations n’avait rien que de licite chez un simple particulier, mais il n’était pas une recommandation chez un homme public, et surtout chez un candidat à la première magistrature de son pays. M. Blaine ne devait pas tarder à en avoir la preuve, car plusieurs des hommes importans du parti républicain prirent immédiatement la résolution de faire échouer à tout prix sa candidature dans la convention qui allait se réunir.

Par déférence envers les populations de l’ouest, dont l’appui électoral leur est indispensable pour contre-balancer les votes du sud, acquis au parti démocratique, les républicains avaient décidé que leur convention générale siégerait à Cincinnati, la ville la plus importante de l’Ohio. La convention de 1876 présentait un intérêt exceptionnel : il ne s’agissait plus, comme dans les trois conventions précédentes, de procéder à une désignation prévue et imposée par l’opinion publique. Il y avait cette fois plusieurs candidats en présence, et personne ne pouvait préjuger le choix auquel la convention s’arrêterait. Aussi vit-on accourir à Cincinnati, plusieurs jours à l’avance, en même temps que la foule des solliciteurs pressés de se mettre en rapport avec les hommes influens et d’établir leur droit à un emploi quelconque, les amis particuliers des candidats, chargés de sonder les délégués à leur arrivée et d’organiser une active propagande. Détail caractéristique et qui prouve la toute-puissance des préjugés : le parti républicain avait fait passer, dans la session de 1875, un bill dit « des droits civils, » qui consacrait le droit des hommes de couleur à être reçus dans les voitures publiques, les bateaux à vapeur, les théâtres, « les hôtels et établissemens publics quelconques, » sur le pied d’une égalité absolue avec les blancs : le maintien de ce bill devait être un des articles du programme que la convention républicaine allait voter ; néanmoins le premier soin de ceux qui étaient chargés de retenir des logemens pour les délégations du nord fut de s’assurer partout qu’on ne courait point le risque de se rencontrer avec quelqu’une des délégations du sud, composées presque entièrement d’hommes de couleur. Ces délégations eurent peine à trouver des hôtels qui voulussent les recevoir.

Les hôtels où loge une délégation ne manquent point de se pavoiser de drapeaux aux armes de l’état qu’elle représente, et d’autres drapeaux chargés d’inscriptions en l’honneur du candidat qu’elle patronne. Si les partisans d’un candidat ne regardent pas à la dépense, ils louent un corps de musique qui parcourt la ville, précédé de drapeaux et de bannières, et va donner des sérénades aux personnages politiques favorables à ce candidat. C’est une occasion de harangues en plein air et de manifestations destinées à agir sur les esprits. Pendant ce temps, les meneurs nouent leurs intrigues, cherchent à recruter des voix parmi les délégués et négocient avec les hommes importans que l’offre d’un portefeuille ou d’un poste diplomatique peut tenter. L’étiquette interdit aux candidats de se rendre dans la ville où siège la convention ; mais ils ont soin d’y envoyer un fondé de pouvoirs qui commence par retenir un fil du télégraphe pour correspondre avec eux. M. Blaine était représenté à Cincinnati par son frère, et M. Bristow par le général Harlan ; les partisans de M. Hayes avaient à leur tête un vétéran des luttes parlementaires, M. Benjamin Wade, ancien sénateur de l’Ohio, dont l’expérience et les relations personnelles furent singulièrement utiles à ce candidat.

Près de 100,000 personnes étaient accourues à Cincinnati, et l’effervescence y était au comble, lorsqu’au milieu de ces multitudes frémissantes et agitées tomba, comme un coup de foudre, la nouvelle que M. Blaine venait d’être frappé d’une congestion cérébrale à Washington et qu’il était mourant. Reçue d’abord avec incrédulité, cette nouvelle ne tarda pas à être confirmée ; dès lors l’agitation ne connut plus de bornes : on courait d’hôtel en hôtel, on interrogeait les hommes importans, on assiégeait les bureaux du télégraphe pour obtenir des renseignemens ; il fallait afficher ou lire à haute voix à la foule les dépêches que le télégraphe apportait d’instant en instant. L’accident arrivé à M. Blaine était réel, mais on s’en était exagéré la gravité. Épuisé par la lutte qu’il soutenait depuis plusieurs mois, par les préoccupations qui l’assiégeaient et par une continuelle contention d’esprit, M. Blaine était tombé sans connaissance à la porte du temple où il allait assister au service du dimanche. On l’avait emporté chez lui, et il était demeuré plusieurs heures sans recouvrer ses esprits et comme inanimé ; dans la soirée, les symptômes les plus alarmans disparurent, et le lendemain, au moment où la convention se réunissait pour organiser son bureau et nommer ses commissions, le télégraphe rassura la délégation du Maine sur l’existence de son candidat.

Les discours par lesquels s’ouvrirent les travaux de la convention firent assez voir sur quel terrain le parti républicain comptait engager la lutte électorale : ils furent remplis d’accusations violentes contre les démocrates et de menaces à l’adresse du sud. Les républicains semblaient ne tenir aucun compte de ce qui s’était passé depuis 1872, et se figurer que, pour triompher, il leur suffirait encore d’évoquer les souvenirs de la guerre civile, et de faire appel aux passions et aux défiances des populations du nord. Rien de plus insignifiant, du reste, que le programme adopté par la convention : l’éloge du parti républicain et celui du président Grant en faisaient presque tous les frais. On y demandait le maintien et l’application de ce bill sur les droits civils, si mal observé à Cincinnati même, et la réforme des abus qui avaient pu se glisser dans l’administration. Deux points seulement étaient à noter dans ce manifeste aussi vide que diffus : une déclaration catégorise contre toute subvention aux écoles où serait donné un enseignement religieux quelconque, ce qui ne pouvait manquer de déplaire aux catholiques, et un vœu vague et indéterminé en faveur de la reprise des paiemens en espèces, ce qui ne pouvait paraître suffisant aux intérêts commerciaux. Un amendement, ayant pour objet de rappeler et d’approuver le bill qui avait fixé au 1er janvier 1879 la reprise des paiemens en espèces, fut repoussé à une énorme majorité. Sur cette question importante, le parti républicain reculait donc au lieu d’avancer. On ne sembla point s’en apercevoir : l’assemblée, tumultueuse et préoccupée, prêtait à peine attention à la lecture du programme, et elle l’adopta presque sans discussion et comme une affaire de pure forme : toutes les pensées étaient concentrées sur la nomination qui allait avoir lieu le lendemain.

On avait pu se convaincre, à mesure que les délégués arrivaient, que M. Blaine avait beaucoup plus de partisans qu’on n’avait supposé : il était assuré d’obtenir, dès le premier tour de scrutin, au moins 280 voix, il lui manquerait donc seulement 80 ou 90 voix pour atteindre la majorité absolue, qui était 379. Or il était notoirement, suivant l’expression consacrée, le second choix de beaucoup de délégués, qui lui donneraient leur suffrage aussitôt qu’ils désespéreraient du succès de leur candidat préféré. M. Conkling, par contre, était beaucoup plus faible qu’on ne l’avait cru. On avait pensé que la délégation pensylvanienne, après avoir voté pour M. Hartranft, reporterait au second tour ses 68 voix sur M. Conkling : or ces délégués déclarèrent hautement, dès leur arrivée, qu’à raison du mauvais vouloir que les représentans et les journaux de New-York avaient témoigné pour l’exposition de Philadelphie, ils ne voteraient en aucun cas pour le sénateur de New-York. Cette situation dérangeait les calculs de M. Morton et de M. Bristow. Ceux-ci avaient compté que les forces de M. Blaine et de M. Conkling se balanceraient, et connaissant la haine implacable qui animait ces deux hommes politiques l’un contre l’autre, ils avaient calculé que, pour prévenir le triomphe d’un rival détesté, tous deux préféreraient assurer le succès d’un troisième candidat. En prévision de cette éventualité, M. Morton et M. Bristow s’étaient mutuellement promis de réunir leurs voix sur celui d’entre eux qui obtiendrait le plus de suffrages au premier tour, engagement qui ne fut pas tenu en temps utile par les amis de M. Morton. Le scrutin s’ouvrit le 15 juin, au milieu d’une agitation indescriptible : une foule énorme encombrait les galeries de la vaste enceinte au milieu de laquelle la convention siégeait, et on avait peine à en contenir les manifestations bruyantes. Quatre tours de scrutin se succédèrent presque sans variation : les voix de M. Blaine oscillaient de 280 à 292, M. Bristow, qui venait le second, ne dépassait pas 120 voix ; 300 voix environ se répartissaient entre les autres candidats ; M. Hayes demeurait invariablement avec 68 suffrages. Au cinquième tour, un petit incident se produisit. Le chef de la délégation du Michigan annonça qu’après avoir jusque-là partagé ses suffrages entre M. Blaine et M. Hayes, cette délégation votait désormais unanimement pour Hayes, pour l’homme qui avait trois fois triomphé de la démocratie dans son état. Cette défection fut compensée pour M. Blaine par les voix nouvelles qui se portèrent sur lui en abandonnant quelque autre candidat. Au sixième tour, M. Blaine atteignit 308 voix et M. Hayes, devenu le second, n’en avait encore que 113. Il ne manquait plus à M. Blaine qu’une soixantaine de voix pour atteindre à la majorité absolue : son triomphe parut tellement inévitable, qu’une coalition se forma instantanément entre tous ses compétiteurs, dont on annonça le désistement en faveur de M. Hayes. Le septième tour de scrutin donna donc le résultat suivant : Hayes 384 voix, Blaine 351, Bristow 21. M. Hayes avait 5 voix de plus que la majorité absolue. M. Wheeler, représentant de New-York, fut ensuite choisi, à la presque unanimité, pour candidat à la vice-présidence.

M. Rutherford Hayes, que la convention venait de choisir comme candidat du parti républicain à la présidence, était à peu près inconnu en dehors de l’Ohio, son état natal. Les présidens Polk et Pierce n’étaient guère plus connus lorsque pareille aventure leur arriva. La discipline des partis est tellement rigoureuse aux États-Unis que l’obscurité d’un candidat n’est jamais un obstacle à son succès : la désignation par une convention régulière suffit pour l’investir immédiatement de tous les mérites et met à son service une immense publicité. Inconnu la veille, il est exalté le lendemain par mille journaux, et des centaines d’orateurs, parmi lesquels se trouvent souvent des hommes politiques plus connus et plus autorisés que lui, parcourent la confédération pour célébrer ses louanges dans une interminable série de réunions publiques. Deux jours après le vote de la convention de Cincinnati, il n’était pas un seul Américain qui n’eût lu au moins une biographie de M. Hayes, et, avant la fin de la semaine, son portrait était partout. M. Hayes est un homme jeune encore. Il est né, le 4 octobre 1822, à Delaware, dans l’Ohio ; c’est un homme de loi comme les neuf dixièmes des personnages politiques de son pays. Après avoir étudié le droit à Cambridge, il s’établit avocat à Cincinnati et obtint le poste lucratif et recherché d’avocat de la ville. Lorsque la guerre civile éclata, il concourut à la formation du 23e régiment des volontaires de l’Ohio et fut élu major de ce régiment, dont il devint plus tard le colonel. Il se conduisit très honorablement, fut blessé au combat de South-Mountain, et assista aux batailles de Cloyd-Mountain et d’Opequan ; la fin de la guerre, il se retira avec le rang de brigadier, ou général de brigade, dans l’armée volontaire. Il dut à l’affection que lui portaient ceux de ses compatriotes qui avaient servi avec lui d’être immédiatement envoyé au congrès comme représentant de l’Ohio ; mais il y fit médiocre figure. Réélu en 1866, il donna sa démission l’année suivante, par suite de son élévation aux fonctions de gouverneur de son état. Il fit preuve dans ce nouveau poste des qualités qu’il avait montrées partout : la modestie, l’affabilité, l’exactitude et l’application à ses devoirs. Après une seconde élection, dont il fut honoré en 1869, il parut vouloir se retirer de la vie publique pour se consacrer à sa profession et à l’éducation de ses nombreux enfans. Il était devenu, par un héritage, le plus grand propriétaire terrier de l’Ohio, il en était demeuré l’homme le plus populaire ; aussi en 1875, lorsque les républicains de cet état voulurent réparer l’échec qu’ils avaient subi aux élections de l’année précédente, ils allèrent chercher M. Hayes dans sa retraite et lui imposèrent la candidature au poste de gouverneur. Le résultat répondit à leur attente : M. Hayes fut élu une troisième fois, et c’était cette élection qui lui valait la candidature à la présidence.

M. Wheeler est à peine plus âgé que M. Hayes ; il est né, le 3 juin 1819, à Malone, dans l’état de New-York. Après avoir étudié le droit à l’université de Vermont, il revint à Malone et y exerça pendant sept ou huit années la profession d’avocat. Il se mit ensuite dans les affaires et devint successivement secrétaire-général, puis président d’une compagnie de chemin de fer. Depuis 1857, M. Wheeler a joué un rôle actif dans la politique locale : il a siégé près de dix années soit dans la chambre des députés, soit dans le sénat de l’état de New-York, et depuis 1868 il est l’un des représentans de cet état au congrès. La part qu’il a prise aux travaux de la chambre, ses relations avec le président Grant, la négociation et l’heureuse issue du compromis qui a pacifié la Louisiane, l’ont mis en évidence, et il est beaucoup plus connu que M. Hayes. Les considérations qui ont dicté le choix de son nom se devinent aisément. Depuis 1860, le président a toujours appartenu à l’ouest ; en prenant encore pour candidat un homme de l’ouest, les républicains devaient un dédommagement aux populations du nord, et l’état de New-York pèse d’un trop grand poids dans la balance électorale pour qu’on n’essayât point de s’assurer ses suffrages. Ajoutons que les compagnies de chemins de fer, groupées en divers syndicats, se mêlent activement à la politique et exercent une influence considérable sur les élections. M. Wheeler, en relations étroites avec toutes les compagnies, leur a rendu de trop grands services, lorsqu’il était président et rapporteur du comité des chemins de fer dans la chambre des représentans, pour n’avoir pas le droit de compter sur tout leur appui.

Les candidats qui avaient été écartés par la convention de Cincinnati se sont empressés d’adresser le jour même, par le télégraphe, à leur heureux compétiteur leurs félicitations et la promesse du concours électoral le plus dévoué ; mais ce sont là des démonstrations de pure forme, inspirées par la bienséance et imposées par la discipline, et sur lesquelles on ne saurait faire grand fonds. Ni M. Hayes ni M. Wheeler ne comptaient d’assez grands services publics et n’avaient un nom assez éclatant pour apporter par eux-mêmes une grande force au parti qui les adoptait comme ses candidats. Les chefs des républicains semblèrent appréhender que l’opinion publique ne fît mauvais accueil à leurs choix et à leur programme. Il est d’usage que les candidats désignés fassent connaître leur acceptation par une lettre qui est rendue publique ; il fut entendu que M. Hayes attendrait, pour publier la sienne, que les démocrates eussent choisi leurs candidats et fait connaître sur quel terrain ils entendaient se placer. La lettre d’acceptation de M. Hayes aurait alors la valeur d’un second programme qui réparerait les omissions de celui qui avait été voté à Cincinnati.


II

Cette résolution du parti républicain était de bonne guerre. Ce n’était pas, en effet, sans dessein que les démocrates avaient fixé la réunion de leur convention au 27 juin, quinze jours plus tard que la convention de Cincinnati. Ils avaient eu soin de choisir également une ville de l’ouest, Saint-Louis du Missouri, pour tenir leurs grandes assises électorales. Ici, les candidats en présence étaient moins nombreux qu’à Cincinnati. Si les démocrates du sud, qui faisaient la véritable force du parti, puisqu’ils lui apportaient des votes assurés, n’avaient écouté que leurs prédilections personnelles, ils auraient unanimement donné leurs suffrages à M. Bayard, sénateur du Delaware, qui a lutté pour eux avec la plus grande énergie, pendant et depuis la guerre, alors qu’il représentait presque seul le parti démocratique au sein du sénat. Ce choix eût été justifié par les services éminens, la vie publique et privée et l’irréprochable caractère du candidat ; mais les délégués du sud avaient arrêté entre eux de ne porter leurs suffrages sur aucun homme politique appartenant à leur région, afin de ne donner prise à aucune insinuation malveillante. Ils voulaient que le candidat du parti fût pris au nord ou dans l’ouest, afin qu’on ne pût suspecter la franchise avec laquelle ils acceptaient les résultats de la guerre. On leur avait suggéré, à ce point de vue, de réunir leurs voix sur le général Hancock, qui a si brillamment combattu dans les rangs des fédéraux, et dont le nom éveille de nombreuses sympathies dans toute l’Union ; mais le choix d’un général eût été une inconséquence de la part d’hommes politiques qui, depuis sept ans, protestent aussi énergiquement contre le régime militaire, et réclament, au nom de leurs droits méconnus, le rétablissement du gouvernement civil. Comme le général Hancock, M. Joël Parker, gouverneur du New-Jersey, pouvait invoquer un passé irréprochable et les services signalés qu’il avait rendus à la cause fédérale pendant la guerre ; mais il n’était pas suffisamment connu en dehors du petit état auquel il appartient. Un des sénateurs de l’Ohio, M. Thurman, homme de mérite et de bonne réputation dans toute la vallée du Mississipi, aurait eu des chances sérieuses, s’il n’avait éprouvé un échec dans son propre état : la convention préparatoire de l’Ohio lui avait préféré, à une assez forte majorité, un candidat inflationiste, M. Allen, le concurrent malheureux de M. Hayes. Les opinions économiques de M. Allen rendaient sa candidature inacceptable pour le nord et le mettaient hors de cause ; restaient donc deux candidats seulement : M. Hendricks, gouverneur de l’Indiana, et M. Tilden, gouverneur de New-York.

M. Hendricks, très bien vu dans tout l’ouest, possédait une grande popularité personnelle dans son état, mais il était douteux que, malgré cette popularité, il pût emporter le vote de l’Indiana sans un programme injlationiste, qui eût assuré la défaite du parti. Les démocrates en effet se croyaient sûrs du vote de tous les états du sud, ils comptaient sur un ou deux des petits états du Pacifique, mais ils ne pouvaient rien attendre de l’Ohio, qui voterait certainement pour Hayes et qui entraînerait les états voisins ; les républicains étaient également maîtres de tous les états du nord : les démocrates ne pouvaient donc espérer la majorité qu’autant qu’ils l’emporteraient dans l’état de New-York et dans le New-Jersey, où l’opinion est à peu près unanime en faveur de la circulation métallique. Le choix que les républicains avaient fait de M. Hayes pour se concilier l’ouest imposait en quelque sorte aux démocrates de prendre à New-York leur point d’appui et leur candidat.

M. Tilden se recommandait d’ailleurs par plus d’un titre au choix des démocrates ; c’est un vétéran du parti, c’est un homme d’une incontestable valeur et d’une réputation inattaquable. Né à New-Lebanon, dans l’état de New-York, en 1814, M. Tilden est le représentant d’une des plus vieilles familles anglo-américaines. Un Tilden était maire de Tenterden, dans le comté de Kent, à la fin du XVIe siècle ; un autre contribua à l’équipement de la célèbre Fleur-de-Mai qui amena en Amérique l’avant-garde des puritains ; un autre encore fut au nombre des premiers colons de la baie de Massachusetts. Un descendant de celui-ci, le grand-père du gouverneur, vint le siècle dernier s’établir à New-Lebanon, et le domaine patrimonial n’est point sorti de la famille. Par le côté maternel, M. Tilden descend du colonel John Jones, beau-frère d’Olivier Cromwell, et l’un des juges du malheureux Charles Ier. Ce sont là des origines qui le recommandent aux sympathies des puritains de la Nouvelle-Angleterre.

Le père de M. Tilden était ami intime de Martin Van Buren, qui devait succéder comme président au général Jackson : aussi le fils fut-il enrôlé de bonne heure dans le parti démocratique. Il débuta en 1832, à l’âge de dix-huit ans, par une brochure en faveur de la politique de Jackson, il soutint ensuite de sa plume et de sa parole la candidature de Van Buren. En 1845, il fut élu membre de l’assemblée des députés de New-York et de la convention chargée de réviser la constitution de l’état. Bien qu’il se fût distingué dans ces deux assemblées, il renonça à la politique à partir de 1847 et se consacra exclusivement au barreau, où il gagna par son savoir et son talent une fortune très considérable. Il n’est rentré dans la vie publique qu’en 1872 ; à ce moment, le parti démocratique, à New-York, et l’état entier, étaient dominés par une coterie dont le chef était le trop fameux Tweed. Cette coterie achetait à beaux deniers comptans les sénateurs et les députés de l’état, les conseillers municipaux de New-York et jusqu’aux juges, afin de piller impunément les finances publiques et les finances municipales. Le budget de la ville de New-York était devenu plus élevé que celui de Paris, et la dette municipale s’accroissait d’un emprunt tous les ans. Il n’y avait point à lutter contre cette coterie : au jour des élections, elle s’assurait la majorité en achetant les votes. Le parti démocratique portait la responsabilité de cette domination honteuse qu’il était réduit à subir. M. Tilden ferma son cabinet et annonça qu’il allait entreprendre la lutte contre Tweed et ses associés ; il fit appel aux honnêtes gens de tous les partis, organisa un comité central et des comités locaux, parla, écrivit sans relâche, se prodigua de toute façon et finit par arracher la majorité aux corrupteurs et par les écarter des assemblées publiques. Élu gouverneur à la suite de cette brillante campagne, il a fait instituer des poursuites contre tous ceux qui avaient malversé, il a fait flétrir et dégrader les juges qui s’étaient vendus, il a fait arrêter Tweed lui-même, qui a été condamné à subir un emprisonnement et à restituer 6 millions de dollars à la ville de New-York. Malheureusement il restait au concussionnaire assez de millions pour corrompre ses gardiens, et il a réussi à s’évader de la prison. Poursuivant sa tâche, M. Tilden s’est empressé de réduire le personnel et les dépenses de l’administration, il a ramené le budget de l’état à ses anciennes proportions, et, conformément à ce qu’il avait annoncé, il a pu diminuer les taxes publiques.

Cette lutte de trois années, avec ses péripéties et avec les incidens romanesques qui l’avaient marquée, avait appelé l’attention universelle sur M. Tilden : elle avait familiarisé tous les Américains avec son nom. On ne pouvait se dispenser d’établir un contraste entre l’administration fédérale, où chaque jour était marqué par un scandale, et l’administration de New-York, où chaque jour amenait une réforme. Qui pouvait détruire les abus, faire justice des concussionnaires, ramener la probité et l’économie dans les services publics, mieux que l’homme qui avait donné des preuves si éclatantes de sa droiture et de son énergie ? Le mot de réforme était dans toutes les bouches, et il semblait que ce mot fût inséparable du nom de Tilden. En cet état de choses, on devait croire que tous les suffrages se porteraient sur le gouverneur de New-York ; mais dans sa tâche de réformateur il avait heurté des intérêts, froissé des amours-propres qui se retournaient contre lui. Une intrigue s’ourdit à New-York même pour faire échouer sa candidature, à l’aide du règlement des conventions démocratiques, qui exige une majorité des deux tiers. On vit avec surprise à Saint-Louis des délégués de New-York insinuer que M. Tilden n’était pas assuré de la majorité dans son état, parce que son nom y produirait un schisme parmi les démocrates, tandis que le parti se réunirait tout entier autour d’un candidat étranger. On ajoutait que la candidature de M. Tilden froisserait les démocrates de l’Ohio, qui imputaient à l’influence et aux démarches du gouverneur de New-York, adversaire déclaré du papier-monnaie, l’échec essuyé par M. Allen en octobre 1875 : mieux valait prendre un candidat moins absolu dans ses idées, et qui pût se concilier les inflationistes de l’ouest. M. Hendricks était indiqué comme pouvant remplir ce rôle à merveille. Cette intrigue échoua piteusement : au premier tour de scrutin, M. Tilden eut 403 voix, M. Hendricks en eut seulement 133 et le général Hancock 75 ; dès le second tour, M. Tilden eut beaucoup plus que le nombre de voix nécessaire. Par une inspiration habile, ses partisans prirent l’initiative de proposer pour la vice-présidence M. Hendricks, dont le nom fut l’objet d’une acclamation si unanime et si flatteuse qu’un refus devint impossible. M. Hendricks se trouva ainsi obligé de courir la même fortune que M. Tilden, dont il était le concurrent. La liste démocratique est l’exacte contre-partie de la liste républicaine : elle porte un nom pris dans l’ouest et un nom pris à New-York.

Le programme de la convention de Saint-Louis, fort supérieur comme rédaction aux documens ordinaires de ce genre, est d’une netteté et d’une précision remarquables. Il est l’œuvre de M. Manton Marble, directeur du plus important des journaux du parti démocratique, du World, de New-York. Ce manifeste débute par une déclaration très explicite en faveur de l’intégrité de la confédération et une acceptation non moins formelle de tous les changemens constitutionnels qui ont été la conséquence de la guerre. Passant ensuite en revue, pour la stigmatiser, la conduite des républicains depuis qu’ils sont devenus maîtres du pouvoir, il réclame le rétablissement de la suprématie de l’autorité civile sur le pouvoir militaire et la fin du régime d’exception. Il flétrit les scandales de toute nature qui ont étonné et affligé la nation, il en déduit la nécessité d’éloigner du pouvoir les hommes qui en ont fait un si triste usage, et d’introduire de profondes réformes dans toutes les branches de l’administration. Enfin il insiste sur le devoir de reprendre les paiemens en espèces, tout en demandant le rappel du bill de 1875, qui n’a été qu’un leurre, puisqu’il n’a été suivi d’aucune des mesures nécessaires à sa mise à exécution. C’est là le point délicat du manifeste, car cette demande de rapporter une mesure d’un caractère bien défini peut être présentée comme une concession aux inflationistes, tandis que les déclarations dont elle est accompagnée en faveur du retour aux paiemens en espèces, pourraient être considérées comme étant de pure forme. Toutefois on ne s’était même pas attendu à ce que le manifeste du parti démocratique fût aussi net et aussi explicite sur la question de principe ; les républicains s’étaient même flattés que les partisans et les adversaires de la circulation métallique ne réussiraient pas à se mettre d’accord sur une formule, et qu’une scission éclaterait à Saint-Louis. Il ne s’est trouvé au sein de la convention démocratique que 83 voix pour appuyer une déclaration en faveur de l’extension du papier-monnaie, et la minorité s’est ralliée sans protestation au manifeste qui condamne ses doctrines. On peut donc dire que les démocrates ont fait un pas en avant, puisqu’ils sont partis de théories erronées pour arriver à professer les véritables principes économiques, et que les républicains, en effaçant de leur programme le maintien du bill de 1875 dont ils sont les auteurs, pour s’en tenir à une simple déclaration théorique, ont fait un pas en arrière.

Ce fut ainsi que l’opinion publique en jugea. Les amis de M. Hayes ne tardèrent pas à s’inquiéter de la froideur avec laquelle sa candidature était accueillie et de la réserve sur laquelle se tenaient les républicains libéraux. Le seul remède leur parut être la publication immédiate d’une lettre d’acceptation de nature à ramener les dissidens. La lettre de M. Hayes a été aussi habile que le manifeste de la convention avait été maladroit. Pour effacer la fâcheuse impression produite par les discours violens prononcés à Cincinnati, M. Hayes a pris un ton conciliant vis-à-vis des populations du sud, auxquelles il ne demande que d’accepter les faits accomplis ; il leur promet, si la paix publique n’est pas troublée et si les lois sont obéies, un traitement équitable, le respect des pouvoirs locaux et toute l’assistance de l’autorité fédérale dans les entreprises de nature à ranimer leur prospérité. Il appelle de ses vœux le jour où les souvenirs du passé, et avec eux toute distinction entre le nord et le sud, auront disparu. Ce langage est bien différent, on le voit, de celui que M. Blaine et M. Morton ont tenu, cette année encore, au sein du congrès. M. Hayes se prononce catégoriquement en faveur de la reprise des paiemens en espèces ; il promet sa sanction à toutes les mesures législatives qui seront proposées pour faire honneur aux engagemens de la nation et mettre fin à une situation préjudiciable aux intérêts généraux du pays. Abordant de front la question de la réforme administrative que le manifeste de Cincinnati avait éludée, M. Hayes s’exprime sur ce sujet avec une vivacité et une netteté que le démocrate le plus ardent ne désavourait pas. Son langage mérite d’être cité ; il sera curieux d’entendre de la bouche d’un homme qui a vu les choses de près la critique des mœurs administratives des États-Unis.


« Il y a plus de quarante ans que s’est développé, pour la nomination aux emplois, un système basé sur la maxime que les dépouilles appartiennent au vainqueur. La règle ancienne, la règle véritable, que l’honnêteté, la capacité et la probité constituent les seuls titres aux emplois, et qu’il n’est point d’autres droits, a fait place à la conviction que les services rendus aux partis politiques doivent seuls être comptés. Tous les partis, tour à tour, ont mis ce système en pratique. Depuis sa première application, il a subi une modification essentielle, mais qui a été loin de l’améliorer. Au début, le président directement, ou par les chefs des départemens ministériels, faisait toutes les nominations ; mais peu à peu la désignation des fonctionnaires, dans la plupart des cas, a passé aux membres du congrès. Les emplois publics sont ainsi devenus la récompense, non-seulement de services rendus à un parti, mais de services personnels rendus aux chefs des partis.

« Ce système détruit l’indépendance des départemens ministériels ; il mène tout droit à l’extravagance dans les dépenses et à l’incapacité dans le personnel : il est une tentation à la malhonnêteté, un obstacle à cette surveillance minutieuse et à cette sévère responsabilité qui peuvent seules assurer la probité et l’efficacité des services publics ; il est cause que les fonctionnaires indignes ne sont ni promptement révoqués ni sûrement punis : il abaisse de toutes les façons la dignité des services civils et la moralité de l’administration. Les membres du congrès, en grande majorité, j’en suis sûr, voient un intolérable fardeau dans la responsabilité qu’il fait peser sur eux, et le considèrent comme une entrave inexcusable dans l’accomplissement de leurs véritables devoirs de législateurs. Il doit disparaître. Il faut que la réforme soit générale, radicale et complète. Nous devons revenir aux maximes et à la pratique des fondateurs de notre gouvernement, et, s’il le faut, écrire dans la loi les règles qu’ils suivaient invariablement. Ils ne désiraient, ils n’attendaient des fonctionnaires publics aucun service pour leur parti. Ils entendaient que les fonctionnaires publics se consacrassent exclusivement à l’administration et au peuple. Ils entendaient que le fonctionnaire fût assuré de conserver son emploi aussi longtemps que son honorabilité demeurerait intacte et qu’il s’acquitterait convenablement de ses fonctions. Si je suis élu, je dirigerai l’administration d’après ces principes, et toute l’autorité du pouvoir exécutif sera consacrée par moi à l’accomplissement de cette réforme. »


Comme garantie de l’engagement qu’il prend ainsi, et afin de n’être arrêté par aucune considération dans l’accomplissement de cette tâche, M. Hayes annonce son irrévocable résolution de ne pas accepter une seconde candidature. Il termine et résume ainsi sa lettre :


« Une administration organisée d’après un système qui lui assurera pureté, expérience, capacité et économie, la préoccupation unique du bien général dans le choix des hommes, la poursuite prompte, efficace et implacable et le châtiment de tout fonctionnaire qui manquera à son devoir, une circulation solide et sûre, une éducation étrangère à l’esprit de secte et accessible à tous, la simplicité et la frugalité dans la vie publique et privée, un esprit de bonne et fraternelle intelligence répandu dans toutes les sections et toutes les classes du pays, nous permettraient raisonnablement d’espérer que le second siècle de notre existence nationale sera, avec la bénédiction de Dieu, une ère de bonne harmonie, une période de progrès, de prospérité et de bonheur. »


Cette lettre a produit une vive et profonde impression. Les républicains libéraux s’en sont déclarés très satisfaits : ils ont annoncé qu’ils se ralliaient à la candidature de M. Hayes, et ils en sont devenus en effet les plus chauds défenseurs. L’union se trouve ainsi rétablie dans les rangs du parti républicain. Toutefois on assure que le président s’est montré froissé du silence absolu que M. Hayes a gardé à son égard, et qui semble faire retomber sur lui personnellement tout le poids des critiques dirigées contre l’administration. Les chefs du parti républicain, dans les deux chambres du congrès, auraient fait observer avec une certaine aigreur que M. Hayes ne laissait plus rien à dire aux démocrates, et que ceux-ci pouvaient se borner, pour tout argument, à invoquer et à reproduire le langage du candidat républicain.

C’était au tour de M. Tilden de prendre la parole. Sa lettre s’est fait longtemps attendre : on est allé jusqu’à prétendre que l’accord était impossible avec M. Hendricks, et que le gouverneur de l’Indiana allait décliner la candidature à la vice-présidence. Il n’en était rien. M. Hendricks et M. Tilden, qui ont eu, à quinze jours de distance, deux conférences aux eaux de Saratoga, sondaient l’opinion publique et cherchaient à ramener les plus modérés des inflationistes en leur donnant une apparente satisfaction. M. Hendricks demanda et obtint que l’on fît voter par la chambre des représentans l’abrogation de la clause du bill de 1875 qui fixe au 1er janvier 1879 la reprise des paiemens en espèces. Ce vote d’abrogation ne tirait pas à conséquence, puisqu’il ne pouvait manquer d’être annulé par un vote contraire du sénat, mais il prouverait que le parti démocratique ne se considère pas comme lié par cette date de 1879, dont la trop grande proximité effraie beaucoup d’esprits dans l’ouest, en leur faisant appréhender une crise à bref délai, avant que les effets de la crise commerciale de 1873 aient pu être effacés. La chambre des représentans a été amenée, non sans peine, à voter la proposition de rappel que M. Hendricks souhaitait, mais en reconnaissant le caractère obligatoire et la nécessité de la reprise des paiemens en espèces, et en décidant qu’une commission serait chargée d’étudier et de proposer les mesures nécessaires pour l’exécution la plus prompte possible des engagemens de l’état. Le 5 août dernier, le vote de la chambre ne paraissant plus douteux, M. Tilden a publié sa lettre d’acceptation. Cette lettre, fort bien faite et fort intéressante, a le tort d’être démesurément longue. C’est un petit traité d’économie politique et de finances, dans lequel M. Tilden explique avec clarté et à l’aide de chiffres comment les dépenses excessives du gouvernement ont épuisé les épargnes de la nation et raréfié les capitaux, dont la disparition a pour conséquence la stagnation des affaires et la paralysie de l’industrie. Il s’attache à démontrer que les appréhensions excitées par la perspective d’une reprise des paiemens en espèces sont chimériques, et que le retour de la circulation métallique sera au contraire le remède aux souffrances dont on se plaint. Il accuse les républicains d’avoir joué une comédie en fixant une date pour la reprise des paiemens en espèces, sans s’occuper de préparer les moyens de l’accomplir, et en dissipant au contraire l’encaisse métallique du trésor fédéral. M. Tilden expose alors, en prenant pour bases de ses calculs le chiffre des green-backs et des billets de banque en circulation, et les cautionnemens déposés par les banques, la série des mesures qui permettraient d’arriver graduellement, mais dans une courte période, à la reprise des paiemens en espèces, non-seulement sans causer aucune secousse et sans ajouter à la langueur des affaires, mais en aidant au réveil de leur activité. Cette discussion, un peu longue, mais d’une grande clarté, ne peut manquer de plaire à un peuple aussi pratique que les Américains.

Sur la réforme administrative, M. Tilden est naturellement aussi affirmatif et aussi explicite que M. Hayes ; de plus il est fondé à demander comment ceux-là pourront accomplir la réforme qui l’ont rendue nécessaire par leur conduite, et qui ne se sont soutenus au pouvoir que par les abus qu’ils dénoncent aujourd’hui. M. Tilden signale comme un danger pour les libertés publiques la multiplication constante du nombre des fonctionnaires, qui, nommés exclusivement à raison des services politiques qu’ils ont rendus ou que l’on attend d’eux, subissent constamment la pression des prétendans au pouvoir, ne s’appartiennent plus et constituent une sorte d’armée mercenaire à la discrétion du parti dominant. M. Tilden ne se borne pas à demander que la nomination et la révocation des fonctionnaires fédéraux soient désormais entourées de garanties sérieuses ; il réclame la suppression de tous les emplois inutiles, qui n’ont été créés que pour mettre un plus grand nombre de places à la disposition des personnages politiques. Enfin, renchérissant sur son compétiteur, il demande qu’on introduise dans la constitution un amendement à l’effet d’interdire la réélection de tout président. A l’égard du sud, la justice, l’impartialité et un esprit de conciliation de la part du gouvernement et des fonctionnaires fédéraux, paraissent à M. Tilden les plus sûrs moyens de ramener le calme au sein des populations, de leur faire oublier les exactions et les dilapidations dont elles ont souffert, et de rétablir la bonne harmonie entre tous les enfans d’une même patrie.

La lettre de M. Hendricks, publiée le même jour que celle de M. Tilden, est conçue dans le même esprit, mais elle est beaucoup plus courte. Il n’y faut relever qu’une affirmation très catégorique de l’obligation et de la nécessité de la reprise des paiemens en espèces, à la condition que cette opération soit préparée et sagement conduite. Cette déclaration avait son importance sous la plume de M. Hendricks parce qu’elle enlève aux républicains le droit de dire que leurs adversaires ne sont pas les partisans sincères d’une circulation métallique, et que leur arrivée au pouvoir en reculerait le rétablissement.


III

Voici donc les candidats en présence. Les deux drapeaux sont déployés, et la campagne électorale est ouverte. Désormais tous les incidens qui se produiront, tous les actes de l’administration, tous les votes du congrès, ne seront plus envisagés et n’auront plus d’importance qu’au point de vue de l’influence qu’on leur attribuera sur les mouvemens de l’opinion publique et sur l’issue de l’élection présidentielle.

Le cabinet du général Grant, par suite de modifications successives, se trouve complètement transformé. Le président avait eu la singulière pensée de donner la succession du général Belknap à un ancien représentant de l’Ohio, M. Taft, qui occupait les fonctions de juge, et qui, de magistrat, fut improvisé ministre de la guerre. La première tournée d’inspection qu’il fit pour visiter les ouvrages qui défendent l’embouchure de l’Hudson jeta le nouveau ministre de la guerre dans de grandes perplexités et lui fit appréhender que l’amitié du général Grant n’eût trop présumé de ses aptitudes. Sur ces entrefaites, M. Pierrepont, l’avocat-général ou ministre de la justice, à qui le procès de Babcock avait valu mille ennuis et qui refusait tous les jours au président des révocations dont il ne voulait pas partager la responsabilité, sollicita le poste de ministre à Londres, qui était vacant. Le général Grant ne pouvait repousser la demande de M. Pierrepont, qui lui avait rendu de grands services personnels dans l’élection de 1872, et dont la candidature était appuyée par le secrétaire d’état, M. Fish. Les difficultés qui se sont élevées entre l’Angleterre et les États-Unis au sujet de l’application du traité d’extradition et qui doivent conduire forcément à la négociation d’un nouveau traité, rendaient opportun le choix d’un jurisconsulte pour la légation de Londres. M. Taft échangea avec une vive satisfaction le ministère de la guerre contre les fonctions d’avocat-général, et le portefeuille qu’il quittait fut donné à M. Donald Cameron. Le nouveau ministre de la guerre n’a jamais appartenu à l’armée ; il est le fils du doyen des sénateurs, M. Cameron, qui représente la Pensylvanie au sénat depuis près d’un demi-siècle et dont la famille exerce une influence considérable dans cet état important. Ce n’était là que le prélude des changemens qui allaient s’accomplir.

Au lendemain de la convention de Cincinnati, M. Bristow, dont la position au sein du cabinet était devenue intolérable, donna sa démission, et son exemple fut immédiatement imité par M. Bluford Wilson, chef du contentieux à la trésorerie, qui avait été le bras droit de M. Bristow dans sa lutte contre les fraudeurs. Le départ de M. Bristow et de M. Pierrepont mit le président à l’aise pour satisfaire ses ressentimens. Il attribuait la ruine de ses espérances aux procès qui s’étaient déroulés devant les assises du Missouri et qui avaient conduit à mettre Babcock en cause, et il ne pouvait pardonner à aucun de ceux qui avaient fait éclater cette mine sous ses pieds. Il destitua le procureur du district du Missouri, M. Dyer, coupable d’avoir fait son devoir, et M. Yaryan, dont les investigations avaient mis au jour la complicité des fonctionnaires des finances dans les fraudes commises au préjudice du trésor. Le président ne s’en tint pas à ces exécutions : au grand scandale de l’opinion, il accorda des remises de peine à quelques-uns des coupables que la justice avait frappés.

Le commissaire des terres publiques, M. Pratt, n’avait pas tardé à suivre dans sa retraite M. Bristow, dont il était l’ami. Il ne restait plus guère de l’ancien cabinet que le secrétaire d’état et M. Jewell, directeur-général des postes, à qui le président demanda brusquement une démission qui fut donnée sur l’heure. M. Jewell partit aussitôt pour le Connecticut, où ses concitoyens lui ont fait l’accueil le plus flatteur, et il a gardé un silence absolu sur ce qui s’était passé entre le président et lui. On se perdit en conjectures sur le mobile auquel le général Grant avait obéi. Les malveillans prétendirent que le tort de M. Jewell avait été de laisser poser sa candidature à Cincinnati. Les amis du général Grant assurèrent que le président n’avait consulté que les intérêts électoraux du parti républicain. Le choix fait de M. Hendricks par les démocrates menaçait de faire tourner l’Indiana contre les républicains, si l’on ne s’assurait d’une influence égale à la sienne dans cet état. En appelant à la direction générale des postes l’assistant de M. Jewell, M. Tyner, le président avait mis à la disposition d’un citoyen de l’Indiana assez de places à donner et de fournitures à distribuer pour contre-balancer les promesses que pouvait faire M. Hendricks.

M. Bristow a été remplacé à la trésorerie par M. Morrill, un des sénateurs du Maine. M. Blaine en a profité pour se faire désigner comme le successeur de M. Morrill par le gouverneur du Maine ; il a donné sa démission de représentant, et pris séance au sénat. En cessant d’être représentant, il a cessé d’être justiciable de la chambre ; il a mis fin, de cette façon, à l’enquête instituée contre lui par ses adversaires politiques, et s’est assuré le repos nécessaire au rétablissement de sa santé. De tous les personnages sur lesquels l’attention publique s’est portée depuis un an, il ne reste plus à faire connaître que le sort du général Belknap. Ce grand coupable a évité le châtiment matériel de ses fautes, grâce à l’échappatoire que le président lui avait ménagée, en se hâtant d’accepter sa démission et en la portant immédiatement à la connaissance de la chambre des représentans. Le débat sur la compétence, qui avait si vivement préoccupé la chambre, s’est renouvelé devant le sénat et s’est prolongé pendant plusieurs semaines. Le sénat a fini par se déclarer compétent à une assez forte majorité, et comme la culpabilité était établie par les aveux de l’accusé, il semblait que la condamnation dût s’ensuivre fatalement. Il n’en était rien ; une partie des sénateurs républicains, pour ne pas condamner un coreligionnaire politique, se sont retranchés derrière l’exception d’incompétence. La majorité des deux tiers était nécessaire pour une condamnation ; elle n’a pu se former, 38 voix seulement sur 61 s’étant prononcées pour la culpabilité de l’accusé. Parmi les sénateurs républicains qui ont voté dans ce sens, on a remarqué M. Morton. Les autres, et notamment M. Conkling, en motivant à haute voix leur vote, ont eu soin de dire expressément qu’ils ne se prononçaient pas sur la criminalité des faits imputés à Belknap, mais que, ne se croyant pas le droit de juger l’accusé, ils ne pouvaient le déclarer coupable. Trois sénateurs seulement ont voté que l’accusé n’était pas coupable, en motivant leur vote sur ce que les faits à sa charge ne leur paraissaient pas suffisamment établis. Le président du sénat a donc proclamé l’acquittement de Belknap ; mais un acquittement dans de pareilles conditions équivaut à la plus flétrissante des condamnations, et, au point de vue de l’opinion publique, il en a eu tout le caractère et tous les effets.

La chambre des représentans a répondu à cet acquittement en adoptant le rapport du comité, qui avait soumis à une enquête la gestion du ministre de la marine, et en votant des résolutions qui frappent du blâme le plus sévère le directeur des constructions navales, M. Hansom, et le ministre, M. Robeson, et les déclarent indignes d’occuper leurs fonctions. Le président n’a tenu aucun compte de ces résolutions, et c’eût été le mal connaître que d’attendre de lui une conduite différente ; mais elles n’en pèseront pas moins de leur poids dans la balance électorale.

Le vote de ces résolutions a précédé de quelques jours la clôture de la session, qui s’est terminée le 15 août au soir. Les trois derniers mois de cette session, l’une des plus longues dont on ait mémoire, ont été remplis par une lutte acharnée entre le sénat et la chambre des représentans à propos des questions des finances. L’antagonisme des deux chambres rendait impossible le passage de toute mesure qui ne se rapportait pas aux affaires courantes ; les démocrates s’étaient donc attachés au budget et avaient voulu se donner, aux yeux de la nation, le mérite d’être des dispensateurs économes de la fortune publique. Les réductions opérées par le comité du budget se sont élevées au chiffre énorme de 40 millions de dollars, soit un dollar par tête de contribuable. Malgré le laisser-aller et le désordre de l’administration fédérale, et bien qu’on eût laissé subsister beaucoup de dépenses sans objet depuis la fin de la guerre et conservé un grand nombre d’emplois inutiles, des réductions aussi considérables n’avaient pu être opérées sans enlever à quelques-uns des services publics une partie des crédits indispensables. Si le comité s’était borné à supprimer les dépôts d’armes et de munitions multipliés pendant la guerre, le train des équipages et les établissemens militaires devenus inutiles, avec leurs frais d’entretien et leur personnel, on n’aurait pu qu’applaudir à de telles mesures, en s’étonnant qu’elles eussent tardé aussi longtemps ; seulement les républicains faisaient remarquer que les démocrates supprimaient du budget les sommes nécessaires à l’éclairage des phares et à l’entretien des balises et des signaux établis le long des côtes dans l’intérêt de la navigation, et qu’en même temps ils augmentaient de plusieurs millions le crédit affecté à des travaux publics d’une utilité et surtout d’une urgence contestable, mais qui étaient autant d’appâts jetés aux circonscriptions électorales assez avisées pour avoir choisi un démocrate comme représentant.

Le sénat décida de se mettre en travers de ce zèle excessif pour les économies ; il retourna à la chambre, avec de nombreuses modifications, les diverses lois de finances à mesure qu’elles lui arrivaient ; mais la chambre maintint ses décisions, et les conférences entre les deux chambres n’aboutirent pas. Il en résulta qu’au 18 juin aucune des lois de finances n’était en état de recevoir la sanction du président. Le général Grant rappela à la chambre, par un message, que l’année financière expirait le 30 juin, et qu’à partir du 1er juillet l’administration ne disposerait plus d’un dollar pour payer les fonctionnaires et faire marcher les services publics. Il demandait en conséquence à la chambre, ou d’en terminer au plus tôt avec les lois de finances, ou de donner au gouvernement, par un bill, l’autorisation d’appliquer jusqu’à décision définitive les chiffres inscrits.au budget de l’exercice 1875-1876. La chambre prit assez mal cette objurgation du président, mais elle ne pouvait encourir la responsabilité d’arrêter la marche de l’administration De nouvelles conférences s’ouvrirent entre les deux chambres, et, comme elles n’aboutissaient pas, il fallut bien donner au gouvernement l’autorisation provisoire qu’il avait demandée. L’accord fut long et difficile à établir, les démocrates ne voulant pas renoncer au bénéfice électoral qu’ils attendaient des larges amputations imposées au budget. Le sénat obtint le rétablissement de certains crédits, mais il dut, par voie de transaction, consentir à des réductions considérables dans le personnel des diverses administrations et dans l’effectif de la marine. L’armée n’aurait pas été épargnée sans la guerre engagée contre les tribus coalisées des Sioux. La suppression de cinq cents employés a été imposée au service de la trésorerie. Dans le service des relations extérieures, vingt-deux consulats ont été supprimés, et un certain nombre de ministres plénipotentiaires devront être remplacés par de simples chargés d’affaires. Les dernières lois de finances n’ont pas été votées définitivement avant le 10 août. Le général Grant les a sanctionnées immédiatement ; mais, par une intervention tout à fait inusitée, il s’est permis en même temps d’en faire la critique. Il est de règle, lorsque le président ne donne pas sa sanction à une mesure, qu’il fasse connaître aux chambres, par un message spécial, les motifs qui le déterminent à user de son droit de veto ; mais jusqu’ici, quand un bill avait reçu la sanction présidentielle, on se bornait à en donner avis aux deux présidens. Le général Grant a innové sur cet usage : il a adressé à la chambre, au sujet du bill relatif aux travaux publics, un court message pour lui déclarer qu’il avait sanctionné ce bill à cause des dépenses utiles pour lesquelles des crédits y étaient inscrits, mais qu’il ne se tenait pas pour obligé de faire entreprendre des travaux dont l’utilité ne lui serait pas démontrée. C’était donner clairement à entendre que tous les votes qui auraient un caractère purement électoral demeureraient à l’état de lettres mortes, et que l’administration ne se chargerait pas de faire les affaires de ses adversaires. Grand émoi aussitôt parmi les démocrates ; mais qu’y pouvait-on ? S’il est interdit au président de faire la moindre dépense sans autorisation, on ne saurait lui interdire de ne pas faire une dépense autorisée. Les rieurs ont été du côté du président.

Le budget des relations extérieures a été également l’objet d’un message du même genre. Le président, en annonçant qu’il venait de sanctionner le bill, a fait observer aux deux chambres qu’il aurait pu en considérer certaines dispositions comme un empiétement sur la prérogative du pouvoir exécutif. La constitution a donné au président le droit de nommer des ambassadeurs et des ministres plénipotentiaires ; elle lui confie la conduite des relations extérieures et la négociation des traités. Pour rendre l’exécution de cette mission possible, le congrès vote des crédits dont le chef du pouvoir exécutif dispose sous sa responsabilité, selon que l’intérêt national lui paraît l’exiger. Les clauses du bill qui prescrivent la fermeture de tel et tel consulat pour une date déterminée, ou qui spécifient le grade du représentant des États-Unis près d’une cour, doivent être considérées comme des recommandations dont il sera tenu le plus grand compte ; mais si l’on entendait leur attribuer un caractère purement obligatoire, elles constitueraient un empiétement sur le pouvoir exécutif dont elles entraveraient la liberté d’action.

On voit reparaître, dans ce message, la question toujours controversée du vote du budget par chapitres ou par articles, qui a été si souvent débattue en France et dans tous les pays qui ont des parlemens. Les assemblées, toujours jalouses d’étendre leur autorité, ont la prétention, sous prétexte de régler l’emploi des deniers publics, d’entrer dans le détail de l’administration ; le gouvernement, qui a la responsabilité, qui voit les choses de plus près et qui est aux prises avec les difficultés de la pratique, défend de son mieux la liberté de son action. Le président des États-Unis a été jusqu’ici plus maître de l’administration qu’aucun monarque constitutionnel, et le général Grant n’est pas homme à laisser amoindrir son autorité. Le temps manquait pour des discussions spéculatives : aucun débat ne s’est donc engagé sur les deux messages du président ; la chambre s’est contentée de les renvoyer à son comité judiciaire, qui en fera l’objet d’un rapport dans la session prochaine.

En résumé, après que l’accord a été établi entre les deux chambres, l’ensemble des crédits accordés pour l’exercice 1877 s’est trouvé inférieur d’un peu plus de 29 millions de dollars aux crédits votés pour 1876. Les républicains contestent l’exactitude de ce chiffre de 29 millions. Le budget de 1876 comprend 4 millions destinés à couvrir les insuffisances de recettes de l’exercice précédent et pourvoit à diverses dépenses, notamment à la célébration du centenaire de l’indépendance, qui ne doivent pas se reproduire en 1877. Ils prétendent qu’on profite, en 1877, sans les faire figurer ni en recettes ni en dépenses, de 2 millions de dollars provenant de crédits non employés. Enfin ils font remarquer que les démocrates n’ont pas seuls le mérite de l’économie, puisque du chiffre de 229,905,038 dollars qu’il atteignait en 1866, le budget des dépenses a été ramené, en 1875, à 171,521,818 dollars, et que le budget de 1876 a encore présenté une réduction de 13,318,322 dollars sur le précédent. Ces critiques et ces chiffres peuvent être exacts ; mais, ainsi que le faisait justement observer un sénateur démocrate, M. Saulsbury, du Delaware, ce fait n’en demeure pas moins acquis que, dès la première session où les démocrates ont été en majorité dans la chambre, ils ont trouvé moyen de faire encore 30 millions de dollars d’économies sur le dernier budget républicain. Ce ne peut manquer d’être un titre sérieux en leur faveur aux yeux des contribuables, c’est-à-dire des électeurs.

Aussi les républicains ont-ils senti la nécessité de ramener la question de l’administration du sud sur le premier plan. Tel a été l’objet d’un débat qu’ils ont soulevé dans les dernières séances du congrès. L’occasion leur en a été fournie par un incident déplorable, qui s’est produit le 8 juillet à Hamburg, petite ville de la Caroline du sud. Une compagnie de miliciens nègres paradait dans les rues de cette ville lorsqu’elle se trouva tout à coup en face d’une voiture découverte où étaient deux ou trois blancs. La rue où avait lieu cette rencontre était assez large pour permettre à une voiture de passer à droite ou à gauche des miliciens ; mais les blancs qui étaient dans la voiture ne voulurent prendre ni d’un côté ni de l’autre et prétendirent garder le milieu de la rue. Une altercation s’ensuivit, puis les miliciens, après avoir demandé les noms des personnes qui étaient dans la voiture, prirent un côté de la rue et laissèrent les blancs poursuivre leur route comme ils le désiraient. Le lendemain, dès la première heure du jour, on vit arriver de tous côtés à Hamburg une foule de blancs armés jusqu’aux dents. Les miliciens noirs, inquiets, se rassemblèrent au lieu habituel de leurs réunions ; ils ne tardèrent pas à s’y voir cerner et à recevoir une sommation d’avoir à livrer leurs armes. Après avoir parlementé longtemps et sur la menace qu’on ferait sauter la maison où ils étaient réunis, ils s’y décidèrent. A peine étaient-ils désarmés qu’on en prit quelques-uns dont les noms étaient portés sur une liste et qu’on les fusilla immédiatement. Les autres s’enfuirent dans toutes les directions ; quelques blancs les poursuivirent à coups de fusil et en tuèrent ou blessèrent un certain nombre.

Rien n’est moins excusable que la conduite des blancs, et jusqu’ici aucun prétexte n’a été allégué pour justifier cette horrible boucherie. Les républicains n’ont pas manqué de l’invoquer comme la preuve qu’il y a, chez les blancs du sud, un parti-pris de ne permettre aux nègres l’exercice d’aucun de leurs droits, et qu’on veut, en intimidant les nouveaux affranchis par des massacres systématiques, les empêcher de s’associer, de former des compagnies de milice et de prendre part aux élections. On s’est demandé ce qu’allait faire le gouverneur de la Caroline du sud, M. Chamberlayn, qui passe pour un homme intègre et énergique, et si, vu le flagrant délit, il ordonnerait l’arrestation des coupables ; mais le gouverneur n’a point osé mettre à cette épreuve la population blanche de Hamburg : il est allé à Washington se consulter avec le président, et, à son retour, il a fait procéder à l’enquête par coroner. Le jury a rendu, le 1er août, un verdict d’accusation pour meurtre contre le général Butler, le colonel A R. Butler, le docteur Pierce Butler, le révérend Keiling, contre 53 autres habitans des comtés d’Arden et d’Edgfield, dans la Caroline du sud, et contre 30 citoyens de la Géorgie, dont l’arrestation et l’extradition ont été immédiatement demandées par M. Chamberlayn. Le gouverneur de la Caroline du sud est maintenant armé d’un arrêt de justice, et, s’il ne croit pas pouvoir compter sur l’obéissance de ses administrés pour faire procéder à l’arrestation des coupables, il pourra, aux termes de la constitution, réclamer l’assistance des troupes fédérales : il ne s’agit plus que de trouver des jurés assez courageux pour siéger et pour prononcer suivant leur conscience.

Dès le 20 juillet, le sénat avait demandé au président communication de tous les documens de nature à éclairer les pouvoirs publics sur les faits qui s’étaient passés à Hamburg. Le président a déféré à cette demande par un message, en date du 1er août, transmettant au sénat une lettre de M. Chamberlayn, la réponse que lui-même avait adressée, le 26 juillet, au gouverneur de la Caroline du sud, et divers rapports des autorités judiciaires. Cette communication n’a été demandée et n’a été faite que pour mettre entre les mains du parti républicain un dossier officiel où ses orateurs pourront puiser des argumens pendant la lutte électorale. Cela est si vrai que, parmi les documens communiqués par le président, il en est plusieurs qui n’ont aucun rapport avec le massacre de Hamburg et concernent d’autres états que la Caroline du sud. La lettre du président au gouverneur Chamberlayn n’est elle-même qu’un acte d’accusation contre la population du sud tout entière ; c’est un véritable manifeste, qui va jusqu’à faire entrevoir la possibilité d’un renouvellement de la guerre civile, et qui résume, sous la forme la plus irritante et la plus amère, tous les argumens que le parti républicain peut invoquer en faveur de sa politique » On en jugera par quelques passages.

« La scène qui s’est passée à Hamburg, dit le président, cet acte cruel, sanguinaire et gratuit, que rien n’a provoqué, que rien ne justifie, n’a été, si odieux qu’il soit, que la répétition de ce qui est devenu, depuis quelques années, la règle dans d’autres états du sud, et notamment dans le Mississipi et la Louisiane. Le Mississipi est gouverné aujourd’hui par une administration nommée à l’aide de fraudes et de violences telles qu’on oserait à peine les imputer à des sauvages, et, à plus forte raison, à une population civilisée et chrétienne. Combien de temps cet état de choses durera-t-il, et quel en sera finalement le remède ? Seul, le grand arbitre de l’Univers le sait ; mais c’est ma foi inébranlable que le remède viendra, qu’il viendra promptement et, je le désire de tout mon cœur, pacifiquement.

« Le nord n’a jamais eu le moindre désir d’humilier le sud. On ne demande pour aucun état rien qui ne soit libéralement accordé à tous les autres, si ce n’est le droit de tuer les nègres et les républicains sans avoir à appréhender de châtiment, sans même avoir à redouter le blâme et la déconsidération ; ceci est un privilège qui semble avoir été réclamé par quelques états. »

Après avoir répété au gouverneur qu’il est complètement d’accord avec lui sur les devoirs qu’ils ont à remplir l’un et l’autre dans la circonstance, le président continue ainsi :

« Marchez, et que tout gouverneur d’un état où les mêmes dangers menaceront la paix publique marche résolument dans l’accomplissement consciencieux de son devoir envers le plus humble comme envers le plus orgueilleux des citoyens. Je suis déterminé à vous soutenir jusqu’à la limite des pouvoirs que je tiens de la constitution et de la loi.

« Un gouvernement qui ne peut protéger la vie, la propriété et les droits civils des citoyens, parmi lesquels le plus important est la liberté du vote, un tel gouvernement manque à sa mission, et les opprimés doivent employer toute leur énergie, par les voies légales et constitutionnelles, à reconquérir les droits et la protection qu’on leur a enlevés. Une trop longue méconnaissance de ces droits conduit infailliblement à une révolution, à une révolution sanglante dont les maux atteignent les innocens aussi bien que les coupables. »

Les démocrates ont voulu enlever à leurs adversaires cet argument que l’élection d’un démocrate à la présidence compromettrait les libertés des affranchis. Un des représentans de New-York, M. Scott Lord, a présenté à la chambre une résolution déclarant, en substance, que tous les citoyens, sans distinction d’origine, de classe ou de couleur, ont un titre égal à la protection des lois, et que c’est un impérieux devoir pour le gouvernement d’assurer à tous la liberté du vote et l’exercice de tous leurs droits. Le vote de cette résolution, adoptée à l’unanimité, a été presque le dernier acte de la chambre des représentans. Les républicains n’ont vu dans cette initiative de M. Scott Lord qu’une manœuvre électorale ; mais qu’a fait à son tour le gouvernement ? Le ministre de la guerre, M. Cameron, a immédiatement adressé à tous les commandans militaires une circulaire où il commence par reproduire en entier le texte de la résolution de M. Lord, et il se fonde sur le vote de la chambre pour leur recommander de se tenir prêts à assurer partout la liberté du scrutin. Comme les commandans des troupes fédérales ne peuvent agir que sur une réquisition régulière des autorités locales, et qu’ils doivent toujours déférer à une telle réquisition, la circulaire ministérielle n’est qu’une démonstration destinée à inspirer confiance aux agens du parti républicain, et à rassurer les électeurs nègres. C’est ainsi qu’aux États-Unis tout est perverti dans un dessein électoral : les discours des orateurs, les votes des chambres, les actes du gouvernement, quelquefois même les arrêts de la justice ne sont inspirés que par l’esprit de parti, et n’ont qu’un seul objet : favoriser ou prévenir le triomphe d’une candidature. Cela est surtout manifeste lorsqu’il s’agit de la première magistrature ; rien ne retient plus les intérêts que menace ou que surexcite la perspective d’un changement d’administration. Ce n’est pas seulement une crise matérielle, c’est une crise morale que ramène tous les quatre ans l’élection du président.

La clôture de la session, en rendant la liberté aux principaux orateurs des deux partis, a donné un redoublement d’activité à la lutte électorale. Les réunions publiques vont se multiplier dans toute l’étendue du territoire. Déjà M. Blaine, dans le Maine, et M. Morton, à Indianapolis, ont harangué les électeurs républicains en faveur de M. Hayes. Deux hommes considérables se sont prononcés pour M. Tilden : l’un est M. Charles-Francis Adams, dont le père et le grand-père ont été présidens, qui porte honorablement un nom historique et qui représentait les États-Unis à Londres pendant la guerre civile. L’autre est le général Franz Sigel, qui commandait l’artillerie fédérale pendant la guerre et qui jouit d’une grande popularité parmi les électeurs allemands. Dans tous les centres, les deux partis ont établi des comités qui se tiennent en permanence pour recevoir les adhésions, transmettre des instructions aux agens et communiquer avec les journaux. Le ministre de l’intérieur, M. Chandler, qui est président du comité national républicain, a déserté son cabinet pour se consacrer à la direction de la campagne électorale : tout son personnel est employé à diriger la distribution des brochures commandées en faveur de M. Hayes : La Bible, la sécurité de nos institutions et la liberté religieuse, nos périls et nos espérances. — Le Vaticanisme en Allemagne et aux États-Unis. — Les Rapports de l’église et de l’état et les écoles publiques. — Les Démocrates, leurs violences, leurs proscriptions et leur intolérance. — Le Devoir pour le parti républicain de défendre les droits des hommes de couleur. — Jefferson Davis et l’amnistie. — La Nation peut-elle avoir confiance dans les démocrates ? Les démocrates, de leur côté, ont fait imprimer et distribuer à profusion des extraits de toutes les enquêtes auxquelles la chambre a procédé, et leurs brochures présentent tous ces scandales comme autant de spécimens des vertus républicaines. Le ton des journaux est monté au même diapason. Le Times de New-York a traité en propres termes M. Tilden de voleur et de concussionnaire, et a prétendu qu’il ne s’était tourné contre Tweed que faute d’avoir pu s’entendre avec lui sur le partage des dépouilles de New-York. Demain peut-être quelque journal démocratique imputera-t-il à M. Hayes une friponnerie ou un assassinat. De part et d’autre on fait assaut de violences et de calomnies, et le lendemain de l’élection personne ne se souviendra des infamies qu’il aura avancées la veille.

Quelle sera l’issue de cette lutte, où les deux partis se croient tout permis pour triompher ? C’est ce qu’il est encore impossible de prévoir. On a pu voir que les républicains avaient fait bon marché de leurs chefs et de leur passé pour se montrer des réformateurs aussi déterminés que leurs adversaires. De leur côté, les démocrates, après avoir voulu ménager les préjugés de l’ouest, se sont prononcés catégoriquement en faveur de la circulation métallique. Les deux programmes sont devenus à peu près identiques : la lutte ne porte plus sur les principes, mais sur les personnes. Si aucun incident imprévu ne se produit, elle tournera probablement au profit des démocrates. Les scandales qui ont été mis au jour dans la dernière session et qui ont été couronnés par l’acquittement de Belknap, ont produit un écœurement universel. La masse des électeurs indépendans, qui ne se laissent pas embrigader et s’abstiennent de prendre part aux luttes locales, se portera sur les candidats démocratiques en se disant que le plus sûr moyen d’arriver à une réforme est de retirer le pouvoir aux hommes qui en ont fait mauvais usage et d’essayer d’hommes nouveaux ; mais la question de moralité et de probité administrative s’effacerait aisément devant la question d’humanité. Si les auteurs du massacre de Hamburg, si les hommes qui, sans provocation et sans motif, ont tué des nègres inoffensifs, échappaient au châtiment, si des faits de même nature venaient à se renouveler pendant la période électorale, si enfin, pour employer les termes perfides dont le général Grant s’est servi, il était démontré que le droit qui tient le plus au cœur des hommes du sud est celui de fusiller impunément les nègres, alors une irritation profonde éclaterait dans tous les états du nord et de l’ouest, on s’écrierait, d’une voix unanime, que le moment n’est pas encore venu d’enlever aux malheureux affranchis la protection du parti républicain et la tutelle de l’administration fédérale ; l’élection de M. Hayes serait assurée, parce qu’elle semblerait l’unique moyen de prévenir l’effusion du sang innocent, et de sauver l’honneur de la nation américaine.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.