La Cour d’assises de la Seine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 39-65).
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LA COUR D'ASSISES DE LA SEINE

I.
LE JURY

S’il est vrai, comme le dit Montesquieu, que les règles à tenir dans les jugemens criminels « intéressent le genre humain plus qu’aucune chose qu’il y ait au monde », un pays qui n’a pas foi dans sa procédure pénale doit être un pays gravement troublé.

Tel est peut-être le cas de la France, où le code d’instruction criminelle, amèrement critiqué, inspire à bien des esprits un sentiment de défiance. Ce sentiment ne pouvait manquer d’atteindre les magistrats qui appliquent ce code, et qu’on a parfois rendus injustement responsables de tous les défauts de la loi. Un désaccord a paru s’établir ainsi entre l’esprit public et la magistrature, et quand ce symptôme est aperçu dans une nation où, par l’extension progressive des pouvoirs du ministère public, l’Etat semble avoir absorbé l’action judiciaire, il est bien difficile que le gouvernement n’ait pas à souffrir d’un tel dissentiment entre le public et les juges. Il est difficile aussi qu’un grave préjudice moral ne résulte pas pour cette nation de l’habitude de railler et de battre en brèche la loi et ses représentans.

Un pays maître de lui-même doit-il indéfiniment subir ses lois avec des alternatives de scepticisme et de colère, au lieu de les renouveler dans un effort d’énergie créatrice ? Nous ne le croyons pas, et le moment semble venu de chercher si, dans ce flot de récriminations qui, depuis si longtemps, bat le mur ébréché de notre code d’instruction criminelle, certains principes n’émergent pas, lumineux, aperçus de tous, et de nature à soutenir l’édifice des lois nouvelles. Si l’on parvenait à dégager de tels principes, ayant des racines profondes dans l’esprit national, le code qui les exprimerait, malgré des difficultés de détail et des imperfections certaines, serait durable et respecté.

L’Angleterre, à ce point de vue, nous donne un admirable exemple. Après l’histoire judiciaire la plus troublée et la plus sombre, ce pays a su conquérir des juges qu’il vénère et des lois auxquelles il accorde sa confiance la plus complète. Ces lois, pourtant, ne sont pas plus qu’aucune loi humaine un modèle de perfection ; mais elles reposent sur quelques principes salutaires auxquels la nation est inébranlablement attachée. Il n’est pas d’Anglais dans le monde qui ne soit convaincu qu’il est indispensable pour la Grande-Bretagne de posséder des magistrats d’une indépendance absolue, d’une impartialité visible, d’une capacité notoire, et qu’il est non moins essentiel que l’accusé, depuis la constatation du crime jusqu’au jugement, soit garanti et protégé de toutes manières, par l’assistance d’un conseil, par le grand jour d’une enquête toujours publique et contradictoire ; qu’il faut enfin, si l’accusé est reconnu coupable, qu’il soit sévèrement puni et qu’il exécute intégralement sa peine, sans faveur ni faiblesse. Ces principes inattaqués soutiennent tout l’édifice.

Aperçoit-on chez nous quelques tendances analogues qui puissent guider le législateur dans l’œuvre tant de fois reprise et délaissée qui s’impose à l’attention du Parlement ? Peut-être ; et notamment en ce qui concerne les premières opérations de la procédure pénale, celles qui consistent à réunir les preuves de la culpabilité, un courant d’opinion se forme sous nos yeux. La protestation contre le secret de l’instruction semble générale, et ce serait, à notre avis, marcher d’accord avec le sentiment public que de faire disparaître de notre code cette pratique surannée, aussi dangereuse pour le juge que pour l’accusé ; cette pratique qui compromet les gouvernemens sans servir la société, et qui, suivant l’expression du grand jurisconsulte anglais Stephen, « empoisonne la justice à sa source ».

Cette question semble assez mûre ; la Constituante, en 1789, l’avait résolue dans ces beaux décrets optimistes qui allaient avoir de cruels lendemains. Elle avait créé l’information publique et contradictoire : douze ans après, le 7 pluviôse an IX, le secret était rétabli. La procédure pénale entrait avec l’Empire dans la période (où nous sommes encore) des compromis bâtards, souvent contradictoires, entre les principes de la liberté et les prétentions du pouvoir personnel. S’il est vrai, comme l’a dit M. Tarde, « que chaque âge reflète visiblement dans la procédure criminelle la foi fondamentale qui l’anime », il est bien naturel que l’Instruction criminelle en ce siècle n’ait reflété que variations et révolutions, luttes entre des principes contraires. Si l’on a touché quelquefois au code de 1808, ç’a été sous l’empire de quelque préoccupation politique immédiate, et de telles retouches n’ont pu qu’ajouter encore à l’incohérence de l’édifice. Il fallait sans doute, pour qu’on entendît sonner l’heure des réformes, que ce pays fût calme et sûr du lendemain, et peut-être aussi que l’expérience des faits eût rendu plus évidens encore les défauts de notre procédure pénale. Donc sur le point spécial de l’Instruction préparatoire, il nous semble pouvoir dire qu’un mouvement se dessine dans l’esprit du public, une tendance de retour à la conception libérale de 1789.

Sur l’autre partie de la procédure, sur la période du débat oral et du jugement, les aspirations semblent encore bien confuses. Les critiques s’accumulent, souvent mal fondées, souvent contradictoires, et révélant en général une connaissance incomplète du fonctionnement réel de notre juridiction criminelle. Aussi un examen pratique de cette juridiction, c’est-à-dire de la cour d’Assises, dans son fonctionnement quotidien semblera peut-être une œuvre opportune, et pourra constituer, en vue des réformes, un utile document.


I

Que le lecteur nous suive donc dans la capitale du Droit criminel, à la cour d’assises de la Seine. Et s’il craint le récit de quelque drame judiciaire très noir et très sanglant, qu’il veuille bien se rassurer ! Notre but est d’étudier la cour d’assises elle-même, et non les procès qui s’y déroulent.

Il n’est point de lieu plus propice à l’examen des problèmes du droit pénal que le lieu où cette juridiction célèbre tient ses audiences. Toutes les questions sociales et philosophiques qui passionnent une époque y sont chaque jour posées. Aussi n’est-il pas une assemblée, un congrès, un journal, un salon ou une loge de concierge qui ne s’intéresse à la Cour d’assises, et ce lieu est, au point de vue de l’observateur, une admirable clinique.

Étrange clinique, au premier aspect ! On ne voit pas au lit du malade, c’est-à-dire autour de l’accusé, quelques savans attentifs, mais des groupes fiévreux, diversement vêtus, qui s’interpellent à voix haute, qui s’agitent avec passion. Et ce débat, à le juger sur l’apparence, semblerait se rapprocher à la fois de l’antique « combat judiciaire » et de la représentation d’un mystère au moyen âge, plutôt que d’une enquête moderne d’un caractère réellement scientifique et rationnel. Nul ne conteste que l’œuvre à accomplir en ce lieu soit une œuvre de haute et sereine justice. Comment donc se fait-il que tout dans cette salle ait un air d’agitation et de tumulte ? que tous les yeux expriment ce sentiment particulier à la cour d’assises, que quelqu’un a nommé la « colère légale » ?

Pour répondre à cette question, et à bien d’autres, il faut chercher à découvrir le secret des rouages, à voir la coulisse du grand spectacle que cette scène offre au public. Nous offrirons sur ce point quelques observations, qui n’ont d’autre mérite que d’avoir été prises sur le vif, avec la plus grande impartialité. Nous laisserons les faits parler d’eux-mêmes, et ils nous apporteront peut-être certaines conclusions.

Institution à peine séculaire, la cour d’assises, telle qu’elle est constituée, est-elle une institution utile et vivace qui a poussé de fortes racines dans notre sol et à laquelle l’avenir appartient ? Est-elle au contraire une institution déjà condamnée, tout au moins dans sa forme présente, dans la combinaison actuelle de ses organes ? Raillée par beaucoup de criminalistes, serait-elle graduellement dépossédée, et déjà réduite, soit par certaines lois, soit par l’action latente et continue de la magistrature, au rôle d’un moulin qui déploie dans le vide sa solennelle évolution et n’a plus de grain à broyer ?

Derrière ce majestueux décor de la cour d’assises, peut-être viendrons-nous à apercevoir, par la démonstration des faits, que la France, en réalité, n’a plus de juridiction criminelle, que le jury est un trompe-l’œil, que supprimé en fait (ou à la veille de l’être) il laisse ses pouvoirs passer aux mains du tribunal de police correctionnelle. Et peut-être serons-nous ensuite forcés de reconnaître qu’il serait fâcheux de restituer à ce jury, tant qu’il aura sa forme actuelle, toutes les affaires de sa compétence.

Examinons-le donc de près, et avant tout, répondons aux questions suivantes :

Quelles sont les affaires jugées par la cour d’assises ?

Avec quels hommes et par quelles méthodes les juge-t-elle ?

Abordons d’abord la première question : quels sont les faits déférés à la Cour d’assises ? Quelle est la matière première offerte par la loi à cette haute machine sociale destinée à produire de la justice et de la vérité ? La réponse, au premier abord, semble si facile et élémentaire qu’il parait oiseux de l’avoir posée. Ce sont, d’après la loi, les faits qualifiés « crimes » qui sont renvoyés devant la cour d’assises. Et qu’est-ce qu’un « crime », dans l’opinion du public ? C’est un délit plus grave que les autres, puni de peines plus rigoureuses, et dont la répression appartient au jury.

Or, il se trouve que rien de tout cela n’est exact, et qu’en cette matière, la loi et le public sont également en défaut. D’une part, il est reconnu que plusieurs faits qualifiés » crimes » et, à ce titre, renvoyés à la cour d’assises, ont moins de gravité que tel ou tel délit déféré par la loi au tribunal correctionnel. D’autre part, il n’est pas vrai que tous les faits qualifiés « crimes », à tort ou à raison, par le législateur, soient soumis au jury.

C’est sur ce dernier point qu’il nous faut insister.

Il y a une pratique, devenue dans tous les parquets banale et quotidienne, encouragée par des circulaires ministérielles, et qui porte le nom barbare de correctionnalisation. Par l’effet de ce procédé, il arrive que le jury, loin de statuer, comme le veut la loi, sur tous les « crimes », n’est réellement appelé à se prononcer que sur les infractions que la magistrature veut bien lui déférer. Les parquets étant de moins en moins disposés à reconnaître la compétence des cours d’assises, il se trouve que tous ceux qui raisonnent sur le jury raisonnent sur une institution qui tend, en fait, à disparaître, lorsqu’elle semble, en droit, dans sa pleine vigueur. Il y a là une situation singulière et grave. Déjà, nous le répétons, la question en France n’est plus de savoir s’il faut réformer notre juridiction criminelle, mais s’il faut enfin en constituer une. Il ne s’agit plus de modifier le jury : en fait, on le supprime. Faut-il le rétablir, et sur quelles bases ? Tel sera le point à débattre.

Mais enfin, dira-t-on, comment font les parquets pour correctionnaliser des faits qualifiés crimes ? Quels sont, en chiffres, en officielle statistique, les résultats d’une telle pratique ?

Sur le premier point, la réponse est trop simple et trop connue, même de ceux qui sont étrangers à la législation pénale, pour qu’il soit permis d’insister. Donnons cependant un exemple : Un vol est commis par un domestique au préjudice de son maître. Voilà un fait qualifié crime et, comme tel, de la compétence de la cour d’assises. Mais pourquoi est-ce un « crime » ? Parce que le voleur était le domestique du volé. C’est cette circonstance qui aggrave l’acte et constitue sa criminalité. En ce cas, pour réduire le fait au caractère d’un délit, le soustraire au jury et l’attribuer au tribunal correctionnel, il suffira que le juge d’instruction et le parquet se mettent d’accord pour oublier la circonstance de domesticité. Dès lors, ce vol, réellement commis par un domestique, ne sera plus qu’un « vol simple », et la correctionnalisation sera accomplie. Le prévenu sans doute pourrait encore plaider l’incompétence du tribunal correctionnel, mais les statistiques apprennent que cet incident est rarement soulevé.

Donc, rien ne fait obstacle au « progrès » de la correctionnalisation. Des lois l’ont consacrée ; celle du 13 mai 1863 défère à la juridiction correctionnelle plusieurs faits jusqu’alors qualifiés crimes. Et cette correctionnalisation « légale », loin d’enrayer celle qui est « extra-légale », lui a donné plus d’essor. Le système (comme le faisait remarquer le garde des sceaux dans son rapport de 1880) est « entré dans nos mœurs judiciaires[1]. »

Une conséquence de ces pratiques, dans la matière du vol par exemple, est que, si l’on ouvre les comptes de la justice criminelle, on voit le total des « vols simples » s’augmenter énormément chaque année, tandis que le total des « vols qualifiés » diminue. C’est ainsi que le garde des sceaux, dans son rapport au Président de la République pour l’année 1891, a pu montrer que « le progrès de la correctionnalisation a grossi la rubrique des vols simples en y comprenant des vols réellement qualifiés. » Quelques chiffres feront mieux ressortir la portée de cette constatation officielle. Dans l’année 1891, les cours d’assises de France ont jugé, en tout et pour tout, 2 932 affaires, comprenant environ 900 « vols qualifiés ». Or, cette même année, les tribunaux correctionnels ont jugé 194 673 affaires, comprenant 50 874 « vols simples[2] ».

La signification de tels chiffres est aisée à déduire, et l’on voit la part laissée au jury !

Mais, pour saisir la progression croissante du procédé de correctionnalisation, un peu de statistique ancienne est instructive. De 1826 à 1850, le chiffre des affaires déférées au jury oscille de 5 700 à 5 100, et, à cette époque, le nombre des plaintes et dénonciations reçues au parquet s’élève seulement à 225 000. En 1891, le total des plaintes, un peu plus que doublé, s’élève à 500 000 : les cours d’assises n’ont plus que 2 900 affaires à juger. Et la progression décroissante est absolument régulière, ininterrompue. De 1826 à 1850, le jury a 5 000 affaires ; de 1856 à 1860, le chiffre tombe à 4 000 ; de 1860 à 1880, on est arrivé à 3 000. Nous voici à 2 900. Il est aisé de prévoir l’époque à laquelle les jurés auront à statuer sur 2 000, bientôt après sur 1 000, et peut-être enfin sur 500 affaires. A ce moment, sans doute, on voudra bien ouvrir les yeux et reconnaître que la juridiction de la Cour d’assises a vécu.

Dès à présent, n’avons-nous pas le droit de dire que, tandis que chacun discute le jury, le jury est en train de disparaître du cercle de nos institutions[3] On l’a dépossédé de ses propres affaires. Il n’a jamais connu des délits aggravés par la récidive, c’est-à-dire des infractions qu’on s’accorde aujourd’hui à compter au nombre des plus importantes. On lui laisse les attentats à la pudeur, qu’il n’y a pas grand intérêt à faire juger par lui[4].

Enfin il garde encore dans son domaine amoindri quelques délits de presse et les « beaux crimes », les crimes vraiment décoratifs, les tueries passionnelles, les boucheries à la Troppmann. Ainsi la France n’a pas en réalité de juridiction criminelle ; mais il lui en reste le décor, où se jouent, pour le plus grand profit de « l’éloquence judiciaire, » quelques représentations de gala.


II

Nous venons de le montrer, c’est le tribunal correctionnel qui statue sur les crimes que les parquets ont démarqués.

Ainsi il y a en France une juridiction qui, en fait et en réalité, rend la justice criminelle, alors que rien, dans les vues du législateur, ne la destinait à ce rôle. Il est clair que cette juridiction, déjà compétente dans la matière immense des délits, investie de pouvoirs considérables par plusieurs lois récentes (et notamment par la loi du 27 mai 1885 sur la relégation), tend à devenir dans notre droit pénal la juridiction universelle.

Sous l’action du ministère public, et par un mouvement qui semble irrésistible, tout reflue vers le tribunal correctionnel. Et tout y aboutit de plus en plus vivement, directement et sans intermédiaire, car les parquets, pour plus de rapidité, suppriment l’instruction préparatoire.

Le jury n’est point seul à périr de disette : le juge d’instruction est dans le même cas. Tandis que le public discute ses pouvoirs, ce magistrat en est peu à peu dépouillé, mais par une autre voie que celle des réformes. Le nombre des affaires qui lui sont confiées diminue chaque jour. Aussi, quand une loi hardie et libérale viendra enfin fixer les garanties de la défense et les nouvelles méthodes de l’instruction préparatoire, il sera établi en fait que les quatre cinquièmes des affaires se jugent sans instruction.

Les magistrats du ministère public, disait M. le garde des sceaux en 1891, ont une louable tendance à simplifier les procédures pour les abréger dans l’intérêt du justiciable. Aussi les affaires qu’ils confient aux juges d’instruction vont toujours diminuant en nombre : 72 758 en 1860 ; 51 912 en 1880 ; 42 605 en 1891.


Et le nombre des citations directes (affaires transmises au tribunal sans instruction régulière), de 66 000 en 1880, atteint en 1892 le chiffre énorme de 164 162. La grande majorité des affaires s’en va donc au Tribunal sans intermédiaire. L’information est réduite à sa plus simple expression : un procès-verbal, des renseignemens de police, un bulletin du casier, et peut-être un témoin, expédié en hâte, avec le dossier et le prévenu, à l’audience encombrée de la police correctionnelle. Là le magistrat, surchargé de besogne, est contraint de prononcer en quelques instans, sans documens qui puissent l’éclairer, sur des questions qui engagent parfois les plus délicats problèmes de la criminalité.

Et cette justice haletante, vertigineuse, qui n’a qu’un but ; aller vite ; cette justice qui, substituée maintenant à toutes les autres, devient la juridiction moderne par excellence, est précisément en contradiction avec toutes les idées scientifiques admises aujourd’hui. Aux yeux des hommes de science, en effet, la condition d’une lutte efficace contre la criminalité (qui depuis cinquante ans aurait augmenté de 133 pour 100)[5], c’est l’examen attentif et réfléchi de chaque prévenu. L’ « individualisation de la peine, » le bon et sérieux) « classement » des délinquans, tel est le but à atteindre au prix d’informations prudentes, et complètes.

Combien nous sommes loin d’une telle justice ! Ce tribunal correctionnel, qui se sent mal informé, qui n’a pas confiance en lui-même, a une tendance invincible à se réfugier dans le compromis des « courtes peines ». Le fait est établi, et il est établi aussi que ces « courtes peines, » appliquées sans un examen suffisant, ont pour résultat certain l’augmentation de la récidive.

D’autres inconvéniens résultant de la suppression de l’instruction préparatoire ont été également reconnus.

Écoutons sur ce point le rapport de M. le garde des sceaux[6] :

Cette substitution continue de l’information officieuse à la marche plus coûteuse et plus lente de l’instruction, a permis de réaliser des économies considérables, à tel point que les frais de justice, après avoir été de 22 francs en moyenne par prévenu, sont descendus en quelques années, à 13 ou 14 francs. Mais il est à craindre que l’on ne se soit engagé un peu loin dans cette voie, et l’on peut se demander si ce n’est pas là une des causes qui expliquent un phénomène déjà signalé dans nos comptes antérieurs : la progression continuelle du nombre des délits impoursuivis parce que leurs auteurs n’ont pu être découverts.


Et le rapport de M. le garde des sceaux indique que le nombre des affaires impoursuivies, de 201 362 en 1880, atteint en 1892 le chiffre de 283 688. — Il est clair qu’en matière de poursuites criminelles, la plus réelle économie serait celle qui consisterait à ne pas poursuivre du tout ! Comment des pratiques auxquelles on reconnaît d’aussi dangereuses conséquences peuvent-elle avoir des défenseurs ? et quels argumens invoque-t-on pour les justifier ?

Avant tout, l’argument d’économie. Il est curieux de voir depuis quelques années qu’il est toujours question d’économies importantes et ingénieuses dans les frais de la justice criminelle. La France paie très cher ses armées et ses flottes, ses grands travaux publics ; mais elle est, paraît-il, tenue à des économies de « bouts de chandelles » et d’un caractère particulièrement dangereux quand il s’agit de l’administration de sa justice criminelle[7]. C’est par économie qu’on correctionnalise, et la juridiction qui tend à devenir la juridiction universelle est avant tout l’idéal de la justice à bon marché.

Mais un argument d’un autre ordre est invoqué aussi en faveur de la correctionnalisation. Elle est, suivant M. Tarde, un expédient destiné à « échapper au jury, à rétrécir son périlleux domaine. »

Si le jury constitue une juridiction « périlleuse, » il y aurait lieu peut-être de le supprimer ouvertement, ou de lui faire subir de profondes réformes. Eliminer ou remanier le jury, c’est là une opinion qui a ses partisans. Etendre ses pouvoirs au contraire, c’est une autre opinion nette que Gambetta[8] a soutenue en 1875. Mais pourquoi laisser intactes des lois avec lesquelles on ruse, qu’on enfreint par des expédiens ? Pourquoi cet arbitraire qui confond toutes les règles de la compétence, qui permet par exemple que deux crimes commis dans des circonstances identiques, aillent, l’un au tribunal correctionnel, l’autre à la Cour d’assises, suivant le gré du parquet ?

On ne peut expliquer un état de choses aussi illogique que par l’hésitation qu’on éprouve depuis bien des années à aborder de front les réformes profondes. On a cru suppléer à des réformes officielles par des expédiens officieux ; mais ce système empirique ne saurait être maintenu ; un chiffre d’une terrible éloquence le condamne sans appel : de 74 000 récidivistes en 1880, nous sommes en 1892 arrivés à 105 380[9].


III

A la première question que nous avions posée : Quelles sont les affaires jugées par la Cour d’assises ? nous avons dû répondre ceci : « La Cour d’assises juge les affaires, de moins en moins nombreuses, que les parquets se croient contraints de lui déférer. »

Comment donc a pu naître une situation aussi anormale ?

Nous avons indiqué quelques-uns des mobiles qui ont conduit le ministère public aux pratiques de la correctionnalisation. Mais un système aussi général, qui a pour effet d’exproprier progressivement le magistrat populaire au profit du magistrat professionnel, doit avoir des causes plus profondes que de simples raisons de célérité ou d’économie. Il a, avant tout, une explication historique et une explication psychologique.

De 1670, de l’ordonnance de Colbert, à 1789, toute procédure criminelle, depuis son premier acte jusqu’à l’arrêt du Parlement, était secrète et confiée à des magistrats de profession. Pas de public à la Touruelle, pas d’avocat, pas de juge tiré des rangs des citoyens. A la Révolution, tout change, ou, du moins, on veut tout changer. Le citoyen va être juge, et, soit au « moment du constat » dans l’instruction préparatoire, soit au « moment du débat » devant la juridiction de jugement, le citoyen sera présent, et présent avec le public, qui le contrôlera lui-même. C’était, dans l’ordre judiciaire, un essai d’organisation du « concours civique, » de la collaboration active et personnelle de chacun à l’œuvre de la justice. Qu’on lise ces décrets, trop oubliés, de la Constituante. Ils créaient du moins une procédure rationnelle et ils avaient un idéal en vue. Le citoyen, dès le premier pas de l’information, était « adjoint » au juge. Dans l’instruction proprement dite tout était public et contradictoire. Le citoyen participait à tout ; il était tour à tour membre du jury d’accusation et du jury de jugement. Telle était la pensée qui avait inspiré les créateurs du jury criminel et du nouvel ordre judiciaire en 1789 et 1791.

Mais les temps ont marché ; l’Empereur est venu. Il avait l’horreur du jury. Tout, dans ses pensées et dans le régime dont il était l’âme, ramenait aux principes de l’ordonnance de 1670, au secret, à l’exclusion du citoyen des fonctions de la magistrature. On sait la peine qu’eurent certains légistes à faire accepter par Napoléon l’idée du jury criminel. Il l’accepta cependant, mais comme on accepte une institution méprisée, en disposant autour d’elle tout ce qui devait tôt ou tard amener sa ruine.

C’est dans ces vues que le code impérial d’instruction criminelle, le code de 1808, qui nous régit encore, a ressuscité l’ordonnance de 1670. Il a réorganisé le secret ; puis, au système refleurissant de l’ordonnance, à l’édifice de l’ancien régime restauré, remis à neuf, ce code a consenti à superposer le jury, comme on superpose un toit d’un certain style à un édifice d’un style différent : un toit de pagode à une tour du XIIIe siècle.

Il était bien clair que le professionnel, le magistrat, redevenu puissant comme il l’était sous l’ordonnance, que le magistrat du ministère public surtout, infiniment plus fort, plus hiérarchisé, plus centralisé que jadis ; il était bien clair, dis-je, que ce magistrat aurait pour le juré un sentiment d’extrême méfiance ; que, maintes fois gêné, contrecarré par lui, il ferait un effort constant pour l’éliminer, pour débarrasser l’édifice ancien, solide et renforcé, du toit étrange dont on avait obligé l’Empereur à l’affubler.

Ainsi, depuis l’Empire, s’est produit, accentué, accéléré avec des vitesses qui depuis quinze ans n’ont fait que s’accroître, le mouvement de « retour à l’ordonnance », retour au secret de la procédure, retour à la toute-puissance des magistrats professionnels.

Encore 2 932 affaires à enlever au jury (les 2 932 affaires qu’on lui a laissées en 1891), et l’ordonnance de 1670 l’aura définitivement emporté. Or, et c’est ceci surtout que nous voulons dire et établir, malgré le coup terrible que le code de 1808 avait porté aux idées de la Constituante, jamais un tel « retour à l’Ordonnance » n’aurait pu se produire, jamais les parquets ne fussent parvenus à l’élimination presque totale du jury, jamais même l’instruction préparatoire secrète, si désastreusement réorganisée par le code de 1808, n’eût pu résister à l’assaut, des idées libérales, si au désir de la magistrature de reprendre tous ses pouvoirs n’eût correspondu chez la plupart des Français le dégoût des obligations du « concours civique », la volonté ferme de s’y soustraire dans toutes les occasions. En Angleterre, où fonctionnent le jury civil et les diverses sortes de jurys criminels, sans compter le jury spécial, et celui qui se réunit à la requête du coroner ou du sheriff, le juryman remplit sa charge, comme il paie l’impôt, avec exactitude et mauvaise humeur. Il ne songe guère à se dérober à ce qu’il considère comme une obligation civique, désagréable sans doute, mais d’un haut intérêt politique et social ; et s’il y songe par aventure, on le ramène rudement au sentiment de son devoir. Aussi il s’ingénie pratiquement à rendre tolérable l’obligation qui pèse sur lui. Au civil, il a droit à des honoraires payés par la partie, et dont le taux est chaudement discuté. Le common juryman payé « à la cause » ou « à la journée » reçoit des honoraires variant de deux pence à cinq shillings. Le special juryman de classe supérieure, trié sur le volet et offrant aux plaideurs des garanties de choix, peut recevoir une guinée.

A leur banc, in the box, les jurés ont « droit au confortable » et les Manuels observent avec soin que ventilation in Court is a common right.

Au criminel les jurés n’ont point d’honoraires, mais un mouvement se dessine qui a pour but de leur en donner. Tout cela se discute ouvertement, sans fausse honte.

En France, aux heures révolutionnaires où l’on croit aux grands changemens, le citoyen a en vue l’idéal de justice ; il veut avec enthousiasme être juge à tous les degrés, il va tout voir, tout contrôler ; il se propose de faire un sacrifice constant de ses heures, du temps réservé à sa famille, à ses affaires. Lui parler d’honoraires serait l’injurier ! Alors se promulguent les grands décrets, comme ceux d’octobre 1789. Mais le lendemain la fièvre est tombée, la lassitude arrive. Plus de concours civique ! A aucun prix on ne veut être juré ! Que dis-je ? on se plaint vivement s’il faut par hasard aller, comme témoin, à une audience. A titre de concours civique, le citoyen paie l’impôt, mais c’est tout ! Il a le droit de suffrage, qu’il n’exerce guère ; quant aux obligations du jury (on le verra bientôt), il s’y soustrait le plus qu’il peut. Ce sont de telles tendances qui donnent le secret de nos mœurs, de nos habitudes judiciaires, de ce surprenant retour à l’ordonnance de Louis XIV, de la correctionnalisation enfin. Comment la magistrature ne reprendrait-elle pas des biens qu’elle convoite et que leurs possesseurs laissent tomber en déshérence ?

Et dans cette sorte d’impossibilité du Français de se plier aux œuvres du concours civique, il y a d’abord un enseignement pour chacun de nous, et ensuite un enseignement pour ceux qui chercheraient les bases de la juridiction criminelle de l’avenir.

IV

On pourrait croire, en bonne logique, que ce jury, réduit par les parquets à la portion congrue, ce jury considéré par les citoyens comme une charge incommode, à laquelle ils cherchent à se soustraire, pourrait être rayé d’un trait de plume de nos codes, sans qu’une réclamation s’élevât en sa faveur. Ce serait là une erreur bien grande ! Le Français supporte mal l’obligation d’être juré, il a le dédain du jury, c’est vrai, mais tout cela fait en lui un excellent ménage avec la superstition du jury.

« Le jury est entré dans nos mœurs, » dit-on : c’est là une phrase courante et qui se lit dans les ouvrages les plus graves. On pourrait se demander dans les mœurs de qui le jury est entré, puisque ce n’est ni dans les mœurs des magistrats, ni dans les mœurs des jurés, ni dans les mœurs des accusés, qui s’opposent rarement aux correctionnalisations les plus hardies ; ni dans les mœurs du barreau, qui a un dédain particulier pour la plaidoirie à la Cour d’assises ; ni dans les mœurs du public, qui n’a jamais assez de moqueries pour « ces bons jurés, » soit qu’ils acquittent ou qu’ils condamnent.

Mais, quoi qu’il en soit, comme le disait un criminaliste : « Le jury est, à ce qu’il semble, la plus sacrée des coutumes, à laquelle il est défendu de toucher sous peine d’excommunication majeure ! »

Il est vrai que, dans ces derniers temps, le jury a perdu un terrain considérable dans l’opinion des hommes de science. La plupart des criminalistes le condamnent, et ce point est important, car de très loin, mais sûrement, cette opinion mène et prépare les événemens. À ce point de vue, il semblerait que le jury, encore très en faveur dans l’esprit du public, approche cependant de sa ruine.

En effet, les temps sont loin où Rossi s’écriait : « Le jury est la condition de toute bonne justice pénale… La conscience de la justice sociale est dans le jury. »

L’école italienne a commencé l’attaque. M. Garofalo traite le jury d’institution baroque ; et tout criminaliste un peu à la mode ne manque pas de nommer irrévérencieusement le jury « la garde nationale du Droit ! » On connaît le réquisitoire célèbre que D. Manuel Silvela a prononcé aux Cortès contre l’institution du jury criminel. Un autre événement, d’une portée plus grande encore, et plus pratique, s’est produit lorsque, devant le Parlement, le ministre de la Justice de Prusse, le docteur Leonhard, a déclaré que le jury lui paraissait « une institution qui penche vers le déclin de sa vie. » Parole d’autant plus grave qu’elle a eu sa traduction dans les faits. La cour d’assises n’est plus en Allemagne qu’une juridiction exceptionnelle. L’échevin tend de plus en plus à remplacer le juré de l’autre côté du Rhin ; l’échevin, qui n’est autre qu’un juré siégeant à côté du juge, et décidant avec lui les questions de fait et de droit. La presse quotidienne n’est pas moins sévère pour le jury que ne le sont les criminalistes et les hommes d’Etat. Tout récemment, nous avons rencontré les lignes qui suivent sous la plume de M. Francisque Sarcey :


Ce verdict sera un argument de plus contre l’institution du jury, qui est déjà depuis quelques années battue de toutes parts en brèche. Si elle succombe sous les coups qui lui sont portés, elle ne devra attribuer sa chute qu’à ses excentricités, à ses sottises et j’oserai même dire à ses folies.


Chose remarquable, ceci s’adressait (à propos d’une récente affaire scandaleuse) non pas au jury parisien, mais au jury anglais !

Or, jusqu’à ces derniers temps, le Français avait eu, à côté d’un immense dédain pour son propre jury, une vénération sans bornes pour le jury britannique. Cette superstition du jury d’Angleterre était devenue chez nous une opinion en quelque sorte nationale. Aujourd’hui la maladroite imitation que nous en avons faite nous a dégoûtés même de l’original. Le jury, cette idole, vacille sur son piédestal, et s’il reste pour lui un goût inexpliqué dans le public français, cela tient à un motif fort simple : on est détourné d’attaques trop vives contre le jury par la difficulté de le remplacer. Tout le monde en effet semble d’accord sur ce point : que le magistrat actuel ne saurait succéder au juré. Ainsi, l’opinion unanime, celle des hommes de science et celle du public, a un résultat bien net. Elle déclare qu’un tribunal de magistrats professionnels ne peut actuellement être substitué à la Cour d’assises, et elle élimine ainsi en théorie, de plein droit et sans discussion, l’opinion même que les parquets font chaque jour prévaloir dans la pratique.

En résumé, il y a, à l’heure actuelle et dans le monde entier, une « question du jury. » Cette institution a des défenseurs et d’ardens adversaires. Parmi les opinions contradictoires qu’elle a fait naître, où est la vérité ? Un examen attentif de son fonctionnement pourra seul nous le dire. Abordons notre deuxième question : Avec quels hommes et par quelles méthodes fonctionne la cour d’assises ?

V

Dès qu’il est question de cette cour d’assises, neuf fois sur dix il n’est question que du jury. L’opinion s’obstine à ne voir que lui dans la juridiction criminelle. Qu’on songe à telle ou telle affaire : le « verdict » a été « excellent » ou « stupide ; » le jury a bien ou mal accompli sa tâche, il a été « la conscience de la nation » ou « au-dessous de tout ». Mais il semble que lui seul a tout fait, qu’il est la cour d’assises elle-même, et que c’est à lui qu’il convient de rapporter la responsabilité totale des arrêts.

Cette opinion repose sur une erreur fondamentale, qui en fait tous les jours commettre bien d’autres.

A la cour d’assises, tout dépend du verdict sans doute, mais le verdict n’est point un phénomène de génération spontanée. Il est « déterminé » par le jeu complexe des organes dont le législateur a organisé le concours, et dont l’ensemble constitue la « juridiction ». Le jury n’est lui-même qu’un des rouages de la machine dont l’arrêt de condamnation ou l’ordonnance d’acquittement constitue le produit.

Ce produit est une œuvre collective, à laquelle de nombreux ouvriers ont collaboré. Il faudra donc envisager à côté du jury :

la cour, qui est composée des magistrats professionnels ; le président surtout, qui remplit aux assises un rôle capital ;

le ministère public, la défense, les témoins, les experts et l’accusé lui-même ;

le public, qui, silencieux ou non, réagit sur l’enquête et a une influence certaine sur le résultat ;

la presse, élément extrajudiciaire qui s’ajoute d’office aux élémens de l’enquête officielle ;

la procédure écrite, recueillie par l’instruction secrète, fort mal soudée à l’instruction orale, et qui apparaît et disparaît tour à tour, jouant dans le débat un rôle équivoque et assez mal défini.

Tous ces élémens, et d’autres encore, concourent au verdict autant que le juré lui-même, bien qu’à son insu le plus souvent. Nous pensons donc qu’il est dangereux, pour tous ceux qui observent la cour d’assises en songeant aux réformes que cette institution peut appeler, d’examiner isolément le jury. Suivant une autre méthode, nous démonterons la machine, afin d’étudier chacun de ses rouages principaux dans son jeu propre et dans l’action qu’il exerce sur les organes voisins ; commençons par le jury.

VI

La session est ouverte. Les 36 jurés titulaires et les 4 jurés suppléans composant la « liste de session » sont réunis dans la salle d’audience. La cour, le ministère public et le greffier ont pris séance. Il va être procédé à la « révision de la liste », et tout d’abord à « l’appel général ».

Regardons bien, à ce premier instant, nos quarante jurés. Ils sont parfaits d’allure extérieure, détenue grave et presque religieuse. Les physionomies ont souvent l’expression et le pli d’une attention tendue qui s’efforce vers un objet nouveau et difficile. Les plus vulgaires de ces jurés, empêtrés dans les redingotes dominicales, et tortillant entre leurs doigts la sommation qu’ils ont reçue, ont malgré tout l’expression fière de l’homme libre qui va remplir « en son âme et conscience » une haute mission. On peut dire ce qu’on voudra des jurés parisiens, et je prétends moi-même m’exprimer sur leur compte avec la plus entière indépendance ; mais, à mon avis, on ne saurait avoir vécu près d’eux sans être pénétré de la droiture de leurs intentions, de leur ardent désir de bien juger… fort conciliable, comme nous le verrons tout à l’heure, avec le désir non moins ardent de ne pas juger du tout et de retourner à leurs affaires.

Les bonnes intentions d’ailleurs, nous tenons à le dire, sont dans toutes les âmes à ce moment solennel du jugement d’un accusé, et, si souvent elles dévient, nous prétendons bien montrer que ce sont les défauts de l’organisation qui en sont seuls coupables. Le juré, tout spécialement, a un instinct vague, mais très élevé, de la mission qu’il va remplir. Il a la ferme volonté de « rentrer en lui-même, » quitte à n’y rien trouver du tout, et de se rendre inaccessible aux « bruits du dehors, » aux passions et aux sentimens de toute sorte, qui bientôt cependant, par mille infiltrations, vont sourdre sous ses pas, tout submerger en lui, sans qu’il en ait conscience. Zèle, anxiété, honnêteté, cela se lit sur tous les visages, ou du moins j’ai cru toujours le lire, et c’est un élément de notre enquête.

Mais enfin quels sont tous ces hommes ? Extraits par le tirage au sort des quatre coins de cette liste annuelle où figurent 3 000 Parisiens, quelle moyenne intellectuelle et sociale expriment ces quarante noms ? Comment se fait le recrutement du jury ?

Nous nous garderons bien d’exposer, même en traits généraux, le mécanisme de la loi du 27 novembre 1872. Qu’il nous suffise d’indiquer qu’à Paris la liste est dressée par deux commissions dont les travaux sont dirigés par des magistrats. La première de ces commissions fait une liste préparatoire, qui sert à la seconde pour composer la liste annuelle. Les membres de ces commissions ont été choisis par le législateur avec un soin extrême. Il s’agissait, en 1872, de substituer, dans le choix du jury, à « l’arbitraire des préfets » « l’action indépendante » de la magistrature. Est-ce que cela a bien changé les choses ? J’ai comparé aux listes actuelles des listes du jury impérial. La différence n’est pas grande. Ce sont toujours, dans tel quartier, les mêmes gens qu’on appelle à la gloire peu recherchée d’une magistrature temporaire. Cela prouve au moins que les lois et les commissions qu’elles instituent, fussent-elles présidées par des juges de paix au lieu de l’être par des conseillers de préfecture, ont de la peine à déranger certaines habitudes.

Dans notre cas, on imagine bien que sous tous les régimes, après les beaux discours, libéraux ou autoritaires, qui amènent des modifications aux lois sur le recrutement du jury, il faut arriver à ceci : que dans chaque arrondissement parisien, c’est toujours le même homme, quelque employé de mairie obscur, mais sachant son monde, qui désigne en fait les jurés. J’entends bien que les commissions, loin d’abdiquer entre les mains d’un subalterne, remplissent leur devoir avec le plus grand zèle ; mais comment ce juge au tribunal pourrait-il deviner les aptitudes judiciaires de l’épicier du coin ou du marchand de charbon ? Il faut quelqu’un qui le renseigne, et ce sera toujours cet employé obscur dont nous avons parlé. Comment cet anonyme, ce « sergent recruteur » du jury, compose-t-il, en fait, la liste annuelle ?

Pour répondre à cette question avec la plus complète exactitude, nous avons voulu faire un travail de pointage sur 1 500 noms, représentant la moitié de la liste des jurés titulaires dans une année toute récente. Ces 1 500 jurés, au point de vue des professions, se décomposent de la manière suivante :


Négocians ou fabricans, et commis ou employés de commerce 849
Propriétaires ou rentiers 281
Ingénieurs, professeurs, avocats, fonctionnaires et membres de diverses professions libérales 174
Vétérinaires, médecins ou pharmaciens 53
Architectes 57
Retraités 64
Artistes 22
Total 1 500

De tels chiffres on peut tirer immédiatement quelques conclusions intéressantes, notamment celle-ci qui a la clarté de l’évidence : Le jury de la Seine se compose en majorité de négocians, et il est infiniment rare que, pour chaque affaire et parmi les douze jurés, il n’y ait pas au moins 7 commerçans, c’est-à-dire la majorité absolue.

Le fonctionnement pratique de la loi de 1872 conduit donc à ce résultat : que la juridiction criminelle à Paris est en réalité une sorte de juridiction « consulaire ». Dans son organe fondamental, la cour d’assises de la Seine est composée, pour la plus grande part des membres du jury, comme un tribunal de commerce.

Et de quels négocians se compose ce tribunal ? Nous pouvons dire que la grande majorité appartient au petit commerce. Ici, la statistique est forcément moins rigoureuse ; mais on nous permettra d’ajouter aux vérifications que nous avons pu faire sur certaines listes les résultats de notre expérience personnelle. Nous croyons pouvoir affirmer que la grande et la moyenne industrie, le grand et le moyen commerce, sont représentés, fort honorablement d’ailleurs, mais sont représentés à peine sur les listes annuelles du jury parisien. Parmi les membres d’un jury de session qui, en dehors des affaires les plus variées et les plus complexes, avait encore à statuer sur le sort de plusieurs anarchistes et sur deux causes célèbres, j’ai relevé les noms de 21 négocians, et notamment de trois marchands de vin, de plusieurs cordonniers, chapeliers, passementiers, tenant de modestes boutiques. Plus récemment encore, un procès des plus retentissans a eu pour juges neuf commerçans, deux rentiers et un artiste peintre. Dans ce jury, du moins, les négoces les plus divers étaient représentés : il y avait un coiffeur, un marchand de vin, un épicier, un marchand de bois, un parfumeur, un entrepreneur d’éclairage, un marchand de meubles et un entrepreneur de peinture.

Nous n’entendons, quant à présent, tirer de tous ces faits aucune conclusion. Qu’il nous suffise de constater, sans la moindre critique, qu’à Paris, dans le temps où nous sommes, les affaires les plus délicates, celles qui engagent les plus hauts problèmes de la criminalité, sont toujours soumises à un jury composé en majorité de petits négocians.

Quant à la minorité, il suffit de jeter un coup d’œil sur le tableau que nous avons dressé tout à l’heure pour voir de quels élémens il se compose. Après les négocians, viennent les rentiers et propriétaires. Et ces deux groupes, fournissant ensemble 1 122 noms, laissent bien peu de place aux professions libérales, à la phalange sacrée des artistes, qui, au nombre de 22, arrivent bons derniers.

J’ajoute que, si l’on jette un regard plus indiscret sur les noms de tous ces jurés, on voit sans doute quelques noms connus et même illustres resplendir au milieu de la foule ; mais ces noms sont bien rares, et on ne peut qu’être frappé du soin avec lequel les commissions multiplient les choix les plus modestes, alors qu’il leur serait aisé de multiplier les plus brillans. Je ne veux pas dire par là que des hommes brillans jugeraient mieux que des hommes modestes, et, à vrai dire, je n’en crois rien ; j’entends à présent me borner à constater des faits. Ajoutons au tableau encore un peu de statistique, mais, bien entendu, de la statistique discrète, qui ne peut désigner personne par son nom. Sur les 1 500 jurés, j’aperçois, en étant très large, les noms de 33 ou 34 Parisiens célèbres ou puissans, ou simplement connus. Je vois les directeurs d’une grande revue et le secrétaire de rédaction d’une autre, deux académiciens, trois ou quatre peintres, quelques hommes de lettres, deux membres de l’Institut, un grand banquier, deux grands éditeurs, et c’est à peu près tout, sauf (j’allais l’oublier ! ) le directeur d’un grand moulin qui n’est pas fort loin de Montmartre. Telle est, ou, si l’on veut, telle était, hier encore, la liste du jury parisien.

Il est aisé de voir que d’une telle liste l’élément populaire et l’aristocratie de tous ordres sont également exclus. Ce jury parisien résultant de la loi de 1872 s’éloigne également du jury populaire de 1848, et du jury qui, dans la plupart des nations européennes, est recruté à l’heure actuelle par voie de sélection, au moyen d’un système dit « des catégories ».

Soit que le jury, considéré au point de vue politique, ait un caractère représentatif et constitue une « émanation du peuple souverain, » soit qu’on l’envisage simplement dans son rôle judiciaire et comme « une garantie de bonne justice, » on peut être surpris que la méthode actuelle de recrutement ait pour effet d’écarter d’une tache aussi délicate tous ou presque tous ceux qui, dans le peuple même et, si l’on veut, dans le prolétariat, dans les arts, dans les lettres, l’enseignement et les hautes fonctions, constituent la richesse de l’organisme social, le sang et le cerveau de la cité.

Un grand nombre de bons esprits croient que la réforme du jury devra consister dans la réforme de son recrutement. Les uns croient pouvoir établir par des faits que le meilleur jury a été le jury populaire. Les autres rêvent, pour Paris au moins, une liste éclatante : trois mille noms brillans ! un Panthéon moderne : le tout-Paris des assises ! Quatorze fois depuis qu’il existe, c’est-à-dire depuis un siècle, le jury français a été l’objet de réformes et de retouches dans son mode de recrutement. Faut-il souhaiter et préparer une quinzième expérience ?

Nous réservons l’examen de cette question à une autre partie de ces études. Ici, en recherchant la composition du jury parisien, nous n’avons eu pour but que de savoir exactement quels sont les hommes qui vont accomplir devant nous leur besogne de justiciers.


VII

Il y a dans notre jury :

18 commerçans, 8 propriétaires ou rentiers, 1 écrivain célèbre, 1 capitaine retraité. 1 chef de bureau, 3 architectes, 3 commis ou employés, 1 ouvrier charpentier, 1 professeur, 2 ingénieurs, 1 médecin.

A l’appel de son nom, chacun a répondu : Présent. Voici l’heure instructive où « ceux qui ont des motifs d’excuse à faire valoir » vont les présenter. Celui qui a assisté à ce spectacle est fixé sur l’empressement des Parisiens à remplir les fonctions de juré !

Au moment où nous sommes, deux groupes se constituent : le groupe des consciencieux qui prétendent accomplir leur mandat, et le groupe des fuyards décidés à s’évader à tout prix et cherchant à leur fuite un prétexte légal. Cette dernière catégorie a des subdivisions. D’abord ceux qui organisent savamment une retraite définitive, une retraite sanctionnée par l’arrêt de la Cour qui va statuer sur les excuses. Ceux-là ont su se procurer une pièce sérieuse, un bon certificat. D’autres, moins ambitieux, ne vont pas jusqu’à solliciter leur radiation de la liste de session, mais ils sont décidés à découvrir chaque matin un motif plausible d’être libérés pour la journée.

Ces derniers, assez observateurs, et renseignés par quelqu’un dans la coulisse, varieront leurs moyens, siégeront une fois ou deux, « pour ne pas se faire trop remarquer. » Le matin, vers onze heures, on les verra affairés, tantôt dans les couloirs, guettant l’avocat, tantôt auprès du cabinet de l’avocat général. Le pouvoir de récusation appartient à la défense et à l’accusation, et il se trouve que ce pouvoir, si rébarbatif d’apparence et qui a pour base la méfiance, devient dans la pratique un aimable pouvoir, semblable dans les mains de ceux qui l’exercent au droit de grâce d’un souverain.

Pour être récusé, le juré insidieux observe les figures. Tantôt c’est la mine de l’avocat, tantôt celle de l’avocat général qui « lui revient » et le dispose à l’attaque. D’ailleurs, s’il échoue près de l’un, il se retournera vers l’autre. Tous deux seront aimables ; car chacun, dans l’intérêt de la défense ou dans l’intérêt de la vindicte publique, cherche à se concilier son jury. A l’avocat, le juré qui veut fuir n’a point d’excuse à donner : un mot seulement, accompagné, suivant les caractères, d’un salut ou d’un coup de coude avec un clignement d’yeux : « Maître, récusez-moi ! » Et le maître récuse. A l’avocat général le juré doit fournir un prétexte, qui ne sera pas examiné d’un œil trop farouche… Et il s’en ira, libre et content. Il est à remarquer que ceux qui cherchent ainsi à s’esquiver par tous les moyens sont précisément ceux qui semblent avoir le moins d’excuses véritables ; ceux qui appartiennent à la catégorie sociale la plus élevée, la moins préoccupée du pain de chaque jour. C’est surtout dans le groupe de nos 18 petits négocians qu’il faudra chercher « ceux qui restent. »

L’ouvrier charpentier, « qui a besoin de son travail manuel et journalier pour vivre », a fait valoir la dispense formelle de la loi. Avec lui a disparu de notre liste de session tout élément populaire.

Des vides se sont faits dans les rangs déjà clairsemés de ceux qui représentaient les professions libérales. L’écrivain célèbre est resté, parce qu’il n’a jamais vu fonctionner les assises, et qu’il n’est pas fâché de voir une fois la pièce de l’Ambigu se réaliser dans quelque draine véritable. Mais pourquoi donc ces petits commerçans sont-ils si fermes à leur poste ? Ils sont pourtant, plus que les autres, asservis à des nécessités impérieuses, et l’inventaire est là qui les talonne.

Que sais-je ? Une gloriole « de quartier ». Dans le milieu où le jury se recrute, c’est un grade d’être juré ; cela se sait et se répète entre voisins. Puis aussi, le goût du spectacle. Enfin il nous est permis de croire, et ceci vaudrait mieux, qu’à mesure qu’on descend des sommets sociaux le sentiment du « concours civique » (je ne dis pas de l’héroïsme civique) apparaît dans les âmes, nuageux encore, mais déjà plus distinct.

Quoi qu’il en soit, la liste est faite, la Cour a statué sur les excuses ; elle a du même coup écarté quelques négocians faillis ou condamnés pour tromperie qui étaient parvenus (cela arrive assez souvent) à se glisser sur la liste annuelle. La liste de service étant constituée, les jurés restans, au nombre de trente au moins, « montent dans leur salle. » Ils vont y attendre le moment de rejoindre la Cour, qui procédera tout à l’heure en chambre du conseil à la formation du jury de jugement pour l’affaire du jour.

Ainsi groupés pour la première fois, que pensent tous ces hommes ? Ils étaient tout à l’heure inquiets et recueillis, et tels ils sont encore. Tout trahit en eux le malaise honorable de petites gens, qui savent combien il faut de temps et de peine pour apprendre un petit métier, et qui sont bien confus de se voir tout à coup et sans aucun apprentissage chargés de faire le plus grand des métiers sans doute : celui qui consiste à rendre la justice, à distribuer les peines, la vie, la délivrance et peut-être la mort. Que cherchent donc ces mines inquiètes ? Elles cherchent un maître, elles veulent un enseignement. Ce sont mines de gens qui sentent le besoin de se mettre à l’école, et réclament un instructeur.

Il faut avoir vécu auprès des jurés pour se rendre compte de l’importance qu’acquiert dans leur milieu l’homme « informé », autorisé à un degré quelconque à enseigner « ce qu’il faut faire, » à dire « ce qui va se passer. » L’ancien juré, par exemple, celui qui a déjà « fait une session, » prend une autorité incroyable. Heureux les jurés, heureuse la justice, si ce vétéran n’est pas un sot pourvu de faconde, qui va éblouir ses collègues et les conduire avec éclat à de médiocres sentences ! Tout est perdu quand le jury « possède un orateur ! » Car le propre des gens inexpérimentés qui veulent se mettre en apprentissage est souvent de choisir l’école à l’éclat de l’enseigne, au tapage du professeur.

« Mais, dira-t-on, c’est le débat public qui va éclairer le juré ; c’est ce débat qui sera son école et qui satisfera son légitime besoin d’apprendre. » N’allons pas aussi vite. Nous verrons tout à l’heure si dans chaque affaire déterminée l’enquête orale peut suffire à instruire les jurés.

Nous les examinons à ce moment où, à peine constitués, ils sentent le louable désir d’étudier leur métier de juge, songeant à l’affreuse nécessité de tout apprendre en une quinzaine, et de mettre en même temps en œuvre les notions qu’ils vont acquérir. De tous côtés ils regardent, ils s’informent. Leurs yeux rencontrent d’abord l’Instruction « affichée en gros caractères dans le lieu le plus apparent de leur chambre. » Ils lisent ce texte, ils le dévorent. Il faut le reproduire tout entier.


La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont convaincus ; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve : elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement, et de chercher dans la sincérité de leur conscience quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense. La loi ne leur dit point : Vous tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins ; elle ne leur dit pas non plus : Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie toute preuve qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de tant de témoins ou de tant d’indices ; elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leur devoir : Avez-vous une intime conviction ? — Ce qu’il est bien essentiel de ne pas perdre de vue, c’est que toute la délibération du jury porte sur l’acte d’accusation ; c’est aux faits qui le constituent et qui en dépendent qu’ils doivent uniquement s’attacher, et ils manquent à leur premier devoir lorsque, pensant aux dispositions des lois pénales, ils considèrent les suites que pourra avoir, par rapport à l’accusé, la déclaration qu’ils ont à faire. Leur mission n’a pas pour objet la poursuite ni la punition des délits : ils ne sont appelés que pour décider si l’accusé est ou non coupable du crime qu’on lui impute.


Ce texte, qui est reproduit presque intégralement dans plusieurs des législations de l’Europe, constitue donc pour le juré, au premier pas de sa carrière, une sorte de vade mecum philosophique.

Les commentaires enthousiastes n’ont pas manqué à ce morceau, tout imprégné de lyrisme judiciaire. Cependant, à voir les choses de près, cet article 342 du Code d’instruction criminelle, qui déborde d’ailleurs d’intentions excellentes, ne peut offrir à nos jurés pour les guider dans leurs ténèbres que les lueurs les plus vagues et peut-être même les plus fausses. Ce texte, qui est un résumé de l’article 372 du Code du 3 Brumaire an IV rédigé par Merlin, est moins une instruction a des hommes simples, tirés des rangs des citoyens, qu’une justification philosophique, abstraite et confuse, des principes sur lesquels on entendait fonder l’institution du jury.

La loi, dit-on d’abord au juré, ne vous prescrit point de règles d’après lesquelles une preuve doive être admise ou rejetée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela veut dire que l’ancien système des « preuves légales » est définitivement ruiné, et que le législateur y a substitué le système des « preuves morales ». Dans sa portée historique et philosophique, cette phrase a donc un sens qui doit échapper totalement aux dix-huit membres du petit commerce qui composent notre jury.

Sans doute on pourra la lui expliquer en disant : que le jury peut toujours acquitter, quels que soient le nombre et l’importance des preuves ; qu’il peut toujours condamner, quelle que soit l’indigence des preuves. Mais ceci même pour les jurés ne signifiera qu’une chose : c’est que, s’ils n’ont aucune barrière, ils n’ont aussi aucun guide.

Dans d’autres pays (en Angleterre par exemple), bien que les jurés soient maîtres de leur verdict, on admet une théorie des preuves, c’est-à-dire des règles qui sont le résultat soit des statuts, soit d’anciennes traditions. Il y a des choses que l’accusateur et l’avocat (placés, comme cela devrait être chez nous, sur un pied de parfaite égalité) ne peuvent pas et n’essaient pas de dire. Il y a des dépositions (les témoignages par ouï-dire, par exemple) qu’il est défendu d’invoquer. De tout cela il résulte que les jurés, quoique toujours libres et souverains, ne se sentent point au-dessus de la loi. Et c’est précisément une sensation de despotisme, d’arbitraire absolu, que le membre de phrase de Merlin a pour résultat de faire naître dans l’âme de nos jurés.

Il a été d’ailleurs d’autant plus facile de donner à celle phrase des interprétations fantaisistes devant le jury, qu’elle ne peut avoir pour lui que la signification la plus vague.

La seconde partie de ce discours, adressé par Merlin aux jurés de notre siècle au nom de la philosophie du siècle dernier, est un peu plus saisissable que la première. Elle prescrit au juré de descendre en lui-même, d’interroger sa conscience, de chercher quelle impression il a reçue au cours du débat.

L’impression ! Au milieu de ces phrases vagues, voilà le mot qui domine, qui donne sa couleur, sa tendance définitive à la juridiction. Le jury doit juger sur ses impressions, c’est là la seule idée précise et caractéristique qui se dégage du texte cité. Le jury, d’après la loi même, sera une sorte d’enregistreur d’émotions, de plaque photographique où iront se superposer des traits, des images de toutes sortes. L’art de choisir, de débrouiller, de réagir au moyen de son intelligence, de son expérience, après que les impressions ont été subies ; cet art, qui est tout l’art du juge, est étranger au jury ; la loi ne cherche pas à le lui apprendre, ne lui conseille pas de s’y essayer. Il ne doit pas être le peintre qui dispose, combine les couleurs : il doit être la toile qui subit ces couleurs variées, et qui prend finalement la teinte de la dernière ou de la plus active. Le jury décidera « dans la sincérité de sa conscience » d’après la plus forte des impressions qu’il aura subies.

Enfin, l’article 342 s’achève par cette distinction célèbre du « fait » et du « droit » qui est le principe même de notre juridiction criminelle, et peut-être une des causes de son imperfection.

Les jurés doivent « s’attacher uniquement aux faits qui constituent l’acte d’accusation. » Le domaine du droit leur est sévèrement interdit. Ils ne sauraient, sans « manquer à leur premier devoir, penser « aux dispositions des lois pénales » et « considérer les suites que pourra avoir, par rapport à l’accusé, la déclaration qu’ils ont à faire. »

Que d’erreurs, de soupçons, de calomnies et d’équivoques, que de sentences mauvaises sont nées de cette prescription bizarre, qui ne saurait être et qui n’est point obéie ! « La première question, disait Trouchet, homme sage et raisonnable, à la séance du jeudi 29 avril 1790, est de savoir si vous admettrez des jurés destinés à distinguer le fait et le droit… Cette distinction est et sera toujours impraticable. » Et Robespierre de répondre : « Les faits sont toujours les faits ; le commun des hommes peut en être juge. » Une expérience de cent ans semble bien avoir donné raison à Tronchet et tort à Robespierre. Nous le verrons bientôt. Ici nous n’avons qu’à noter le trouble et la confusion que le texte emphatique de l’article 342 fait naître dans l’esprit du malheureux juré. Il revient à lui dire : « Seul parmi les Français, vous êtes censé ignorer la loi, et dans le moment même où vous auriez un besoin si pressant de fixer les regards sur elle. Ne tentez pas de la connaître, vous commettriez une mauvaise action ! C’est en vous-même qu’il vous faut trouver de quoi suppléer aux enseignemens de tous les codes. Rentrez donc en vous-même ! »

Mais une cloche a retenti : avant de rentrer en eux-mêmes, il faut que les jurés se rendent à l’audience ; voici qu’on les appelle en chambre du conseil. Ils descendent un à un, pensant peut-être à la vague homélie qui jusqu’ici s’est seule offerte à leur besoin d’apprentissage. Quelques-uns, d’esprit avisé, ont demandé à un « ancien juré » des renseignemens que Merlin et le code n’avaient point prévus. D’autres, les moins fiers aiment, à cet instant critique de leur début dans la magistrature, à entrer en relations avec le garçon de la Cour d’assises, c’est-à-dire avec quelqu’un qui « sait » et qui « voit » tous les jours, qui peut d’un mot, d’un geste, d’un sourire, mettre un juré novice au courant des choses et des gens. Ce garçon prend vis-à-vis du juré une réelle importance. Il est par rapport au texte solennel de l’article 342 ce qu’un fait d’expérience, vu, réel et vécu, est à un système de métaphysique.


VIII

Donc, les jurés sont dans la chambre du conseil, dans cette salle haute et carrée, où leurs yeux, d’abord levés au plafond peint, aperçoivent une Justice grasse et blanche qui défend d’une main quelque innocence blonde, et menace de l’autre le crime brun et crépu. À gauche, les fenêtres ; à droite, le grand mur où l’accusé se tient, debout entre ses gardes, adossé contre la plinthe, l’œil surpris, la paupière battante dans ce jour clair succédant tout à coup à l’obscurité des couloirs. En face des jurés, la cheminée très haute, surmontée du visage barbu d’Achille de Harlay. Au milieu de la salle, la table ovale à tapis vert, supportant l’urne et entourée des fauteuils où la Cour, en robes rouges, a pris place. Le président, tandis que chacun s’installe, debout et relevant sa manche, la main déjà plongée dans l’urne, regarde les jurés. Devant la cheminée, l’avocat prépare ses récusations, et d’un œil vif scrute ses juges, supputant à leur mine renfrognée ou débonnaire ses chances d’acquittement. L’avocat général, assis à côté de la Cour, a intérêt aussi à étudier les physionomies de ces nouveaux jurés avec lesquels pendant quinze jours il va vivre.

Chacun observe, dans cette salle, et chacun est observé. Il y a dans l’atmosphère autre chose que la tristesse solennelle qui convient à ce lieu : il y a une froideur, une gêne visible. On dirait des troupes ennemies pendant quelque veillée des armes. Ces hommes cependant sont réunis pour accomplir une œuvre collective de paix sociale et de justice ; leurs intentions à tous, répétons-le hautement, sont d’agir pour le mieux, pour le droit et la vérité. Comment donc semblent-ils tant se défier les uns des autres ?

Ce juré, novice et désireux d’apprendre, n’a-t-il pas justement dans le magistrat l’éducateur tout trouvé, le conseiller naturel et légal de son inexpérience ?

Mais non, ce juré inquiet est avant tout soupçonneux. Il a sur tous ceux qui l’entourent, sur le magistrat, sur l’avocat, même sur les bons gardes républicains, qu’il englobe dans la « police », une opinion préconçue et peu favorable que trahit l’attitude de sa personne endimanchée.

La robe rouge d’abord l’impressionne : cet uniforme de caste qui élève et maintient la barrière entre le juge de circonstance et le juge de profession.

Puis, le juré n’est-il pas convaincu, d’après son journal, d’après l’opinion courante de son milieu, que le magistrat a une tare professionnelle, un « calus » qui empêche tout sentiment humain de se frayer la route vers son cœur endurci ? Ne croît-il pas que ce magistrat voit dans chaque accusé un coupable, d’avance condamné ; que d’ailleurs il a un intérêt de premier ordre à ce que toute affaire s’achève par une condamnation rigoureuse ; que les acquittemens lui sont comptés par « ses chefs », et même au ministère, comme de mauvais points à un élève peu diligent ou mal doué ?

Sur l’avocat général son opinion est plus claire encore. Celui-ci, cela est convenu, sera toujours et quand même « l’accusateur » inexorable, sourd à toute défense, mort à toute pitié !

Mais l’impartialité la plus stricte et la plus délicate n’est-elle point l’office capital du président d’assises ? Le juré peut-il l’ignorer ?

Il l’ignore en effet, et comment, à première vue, ses soupçons seraient-ils dissipés à l’aspect de la Cour ?

Président et accusateur ont tous deux le même costume, et, de rouge vêtus, familiers et échangeant des signes, ils sont assis dans deux fauteuils semblables, lorsque Je défenseur et les jurés eux-mêmes sont debout. Ce voisinage intime des conseillers et du ministère public, cette alliance créée par la fonction et l’uniforme, par les mœurs et les traditions, fortifient les soupçons de notre juré à l’égard des deux magistratures. Ne croit-il pas d’ailleurs, si la session comprend une affaire de presse, un procès politique, que ce président et cet avocat général vont se révéler à lui comme des « agens politiques, » « instrumens du pouvoir, » pliés et façonnés par leur éducation ou même « contraints directement au zèle le plus domestique » ?

Et ce jeune avocat qui, perdu dans ses manches, sautille d’un air vif devant la haute cheminée, que pense sur son compte notre ombrageux juré ? Du mal, beaucoup de mal ! Ce frais stagiaire qui va plaider d’office, gratuitement, cela va sans dire, et, tremblant sous sa robe, se donne un air de crânerie : n’est-il pas « le mensonge même, le mensonge insinuant, tentateur et intéressé ! »

Notre juré se tient donc en garde contre tout le monde, et c’est avec un sentiment de visible méfiance qu’il écoute l’allocution du président.

Dans la suite de celle étude, nous allons voir le débat s’engager. Alors, peut-être, ce juré qui, à présent, n’est à personne, et que toute apparence de mainmise officielle sur sa conscience droite fait cabrer et rend indomptable, ce juré appartiendra « à qui saura le prendre », aux circonstances, à de futiles conjonctures, au mot bien ou mal dit, aux murmures de la foule, au vent qui arrive du dehors, à ces hasards perfides que le théâtre des Assises met en jeu. Sous son air renfrogné il veut être séduit, et nous verrons comment la séduction s’opère, parmi les incidens de l’enquête tumultueuse où celui qui voudra gagner ces juges incertains songera moins à les instruire qu’à bien connaître leurs goûts et leurs faiblesses ; songera surtout à démêler le petit fait insignifiant qui, à leurs yeux de myopes, l’emportera enfin et produira la « petite secousse, » l’impression dernière qui fixera le verdict.


JEAN CRUPPI.

  1. Déjà, en 1850, M. Abbatucci, ministre de la Justice, marquait la tendance des magistrats à n’admettre que très difficilement les circonstances aggravantes afin de réduire les faits à de simples délits correctionnels.
  2. En 1892, les Cours d’assises ont jugé 866 « vols qualifiés » ; le nombre des affaires de « vol simple » s’est élevé à 53 175, et le chiffre des affaires de vol impoursuivies a été de 71 102.
  3. Qu’on veuille bien rapprocher ces constatations de la phrase connue de Faustin Hélie : « La cour d’assises est la juridiction générale et ordinaire du pays… » Cela est vrai… en Angleterre où, dans l’année 1893, le jury criminel (l’Ecosse exceptée) s’est prononcé sur le sort de 12 296 accusés. (Criminal statistic, London, 1895, p. 131.)
  4. En 1892, sur 2 949 affaires jugées par les Cours d’assises, il y a eu 673 attentats à la pudeur.
  5. Henry Joly, France criminelle.
  6. Journal officiel du 16 mai 1895.
  7. M. Tarde, tout récemment, a taxé ces dangereuses économies d’excessives et abusives.
  8. « Au lieu de suivre la coutume adoptée depuis soixante-quinze ans, de correctionnaliser les délits et les crimes, il serait bon de les décorrectionnaliser et de renvoyer au jury tout ce qui peut être soustrait aux juges correctionnels. » (Vifs applaudissemens.) Discours, t. IX, p. 408.
  9. Si l’on en croit les tableaux de la statistique officielle, et le rapport adressé le 6 avril 1895 au Parlement par les fonctionnaires du Home Office, il y a depuis vingt ans en Angleterre a marked diminution in the total of crime. Et cette décroissance-est fort bien exprimée dans le tableau suivant :
    Moyenne annuelle des accusés pour chaque période de cinq ans Proportion sur 100 000 habitans
    1874-78 50 044 217
    1879-83 60 080 230
    1884-88 57 384 208
    1889-93 56 472 194