La Corde à feu, incident de la vie de mer

La Corde à feu, incident de la vie de mer
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 921-931).


LA CORDE À FEU

INCIDENT DE LA VIE DE MER.


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Il y avait une fois… Pour abréger, mesdames et messieurs, je vais vous dire tout simplement comment j’ai failli perdre la vie grâce à une mèche et à une chandelle. Les choses se sont passées ainsi.

Je n’étais pas plus grand qu’une canne lorsqu’on me mit en apprentissage sur mer, et je fis assez bon usage de mon temps pour mériter de passer second dès l’âge de vingt-cinq ans. Ce fut l’an 1818 ou 19, je ne sais plus lequel au juste, que j’atteignis l’âge que j’ai dit. Vous voudrez bien m’excuser si je n’ai pas la mémoire des dates, des noms, des chiffres, des lieux… Je n’en manquerai pas, soyez tranquilles, pour les détails que je vais vous raconter : ils sont tous bien orientés dans ma tête, je les vois en ce moment clairs comme le jour ; mais un brouillard s’étend sur tout ce qui s’est passé auparavant, et un autre brouillard sur tout ce qui est survenu depuis, et il n’est pas probable qu’aucun de ces brouillards-là se dissipe à l’âge que j’ai.

Donc en 1818 ou 19, quand notre partie du monde jouissait de la paix, — il était temps ! me direz-vous, — on se chamaillait à grand fracas sur ce vieux champ de combat que, nous autres marins, nous connaissons sous le nom de continent espagnol[1]. Les possessions des Espagnols dans l’Amérique du Sud s’étaient révoltées et déclarées indépendantes des années auparavant. Le carnage, les massacres ne firent pas défaut entre le nouveau gouvernement et l’ancien ; mais le nouveau l’avait emporté la plupart du temps sous un général Bolivar, fameux dans son temps, quoiqu’il semble s’être effacé depuis du souvenir des gens. Les Anglais et les Irlandais disposés à se battre et qui n’avaient rien de particulier à faire chez eux allaient joindre le général comme volontaires, et quelques-uns de nos négocians trouvaient avantageux d’envoyer à travers l’Océan des approvisionnemens au parti populaire. On courait quelques risques sans doute ; mais, quand pour deux spéculations qui échouaient il y en avait une qui tournait bien, celle-ci indemnisait amplement des pertes. C’est là le principe du vrai commerce, tel que j’ai pu l’étudier à travers le monde.

Parmi les Anglais mêlés à ces affaires hispano-américaines, votre serviteur figura pour sa petite part. J’étais alors second sur un brick appartenant à certaine maison de la Cité qui faisait une sorte de commerce général, principalement dans les lieux écartés et extraordinaires, aussi loin que possible de chez nous ; l’année dont je vous parle, elle chargea le brick d’une cargaison de poudre pour le général Bolivar et ses volontaires. Personne, sauf le capitaine, ne savait rien des instructions données quand on mit à la voile, et le capitaine ne paraissait être qu’à moitié content. Je ne peux dire exactement combien de barils de poudre nous avions à bord et combien de poudre tenait chaque baril ; je sais seulement que nous n’avions pas d’autre cargaison. Le nom du brick était la Bonne Intention, — un drôle de nom, me direz-vous, pour un bâtiment chargé de poudre à canon et envoyé au secours d’une révolution ! Et je suis de votre avis en tant qu’il s’agissait de ce voyage.

La Bonne Intention était la plus décrépite, la plus délabrée des vieilles cuves dans lesquelles il m’arriva jamais d’aller en mer, et la plus mal établie de toute façon. Son port était de deux cent trente ou deux cent quatre-vingts tonneaux, j’oublie lequel, et elle avait un équipage de huit hommes, tout compte fait, ce qui était dérisoire, comparé au nombre auquel le brick avait droit. Cependant, comme nous étions bien payés et très régulièrement, nous ne nous plaignions pas trop ; il faut dire que nous méritions notre solde, ayant cette fois, outre les chances ordinaires de couler bas, celle de sauter par-dessus le marché. Par suite de la nature de notre cargaison, nous fûmes accablés de nouveaux règlemens qui n’étaient nullement de notre goût ; fumer nos pipes, allumer nos lanternes, devenait une affaire du diable, et, comme il arrive en pareil cas, le capitaine, qui faisait les règlemens, prêchait ce qu’il ne pratiquait guère. Ainsi aucun de nous n’était autorisé à descendre avec un bout de chandelle ; le patron, en revanche, se servait de lumière pour se coucher ou pour regarder ses cartes sur la table de la cabine, tout comme de coutume. Sa lumière était une chandelle de cuisine commune, telle qu’on en vend huit ou dix à la livre, fichée dans un vieux chandelier plat, bossué, tordu, dont l’étain se laissait voir sous le vernis tout usé. Il aurait été plus digne d’un marin, plus convenable sous tous les rapports, qu’il prît une lampe ou une lanterne ; mais il tenait à son vieux chandelier. Eh bien ! — ne faites pas attention si je dis souvent eh bien ! c’est un mot qui aide un homme à raconter, — nous avions donc mis à la voile, et nous nous étions dirigés d’abord vers les îles Vierges, aux Indes occidentales ; puis vers les Antilles sous le vent ; ensuite nous avions gouverné sud jusqu’à ce que de la tête du mât la vigie eût hélé le pont en criant : Terre ! — C’était la côte de l’Amérique du Sud. Nous avions fait jusque-là un merveilleux voyage, sans rien perdre de notre gréement, sans qu’un homme se fût éreinté aux pompes. Il n’arrivait pas souvent que la Bonne Intention fît un voyage comme celui-là, je vous en réponds.

Je fus envoyé là-haut m’assurer qu’on était bien en vue de terre ; on y était en effet. Quand j’eus fait mon rapport au patron, il descendit donner un coup d’œil à sa lettre d’instruction et à sa carte. Il revint sur le pont pousser notre direction un rien vers l’est ; j’ai oublié le point de la boussole, peu importe. Ce que je me rappelle, c’est qu’il était nuit quand nous accostâmes la terre. Nous avions jeté la sonde à quatre ou cinq pieds de profondeur, peut-être six, je ne suis pas bien sûr ; je veillais à ce que le vaisseau n’allât pas en dérive, personne parmi nous n’étant familiarisé avec les courans sur cette côte. Nous nous étonnions tous que le capitaine ne fît pas jeter l’ancre ; mais il dit : — Non, il faut que j’accroche une lanterne en haut du petit mât de hune et que j’attende qu’une lumière me réponde du rivage. — Nous attendîmes ; aucune lumière ne répondit. Il faisait clair de lune et un grand calme. Le peu de vent qu’il pouvait y avoir venait de terre par bouffées. Je crois que nous avons bien attendu, un peu poussés vers l’ouest, à ce qu’il m’a semblé, une heure environ ; ensuite, au lieu de voir une lumière au rivage, nous vîmes un bateau qui avançait vers nous avec deux rameurs seulement.

Nous les hélâmes, ils répondirent : — Amis ! — en nous hélant par notre nom. Ils vinrent à bord. L’un d’eux était Irlandais, l’autre un pilote indigène couleur de café, qui écorchait un peu d’anglais. L’Irlandais tendit à notre patron un billet qu’il me montra. Ce billet nous informait que la partie de la côte où nous nous trouvions n’était pas sûre pour décharger notre cargaison, puisque les espions de l’ennemi, c’est-à-dire de l’ancien gouvernement, avaient été pris et fusillés la veille dans le voisinage, — que nous pouvions confier le brick au pilote indigène, et qu’il avait des instructions pour nous conduire sur un autre point de la côte. Ce billet portait les signatures voulues ; de sorte que nous laissâmes l’Irlandais s’en retourner seul dans sa barque, et que toute autorité légale sur le brick fut remise au pilote. Il s’éloigna de plus en plus de terre jusqu’au lendemain midi, ses instructions apparemment lui ordonnant de nous tenir hors de vue du rivage. Nous ne changeâmes de route que dans l’après-midi, de façon à pouvoir accoster de nouveau la terre un peu avant minuit. Ce pilote était un des plus vilains gaillards que j’aie jamais vus, un coquin de métis décharné, querelleur, qui se mit à jurer après les hommes en mauvais anglais dégoûtant, jusqu’à ce que chacun d’eux eût grande envie de le jeter à la mer. Le patron les fit tenir tranquilles et je l’aidai, car, le pilote nous étant imposé, nous devions nécessairement tirer de lui le meilleur parti possible. Vers la tombée du jour néanmoins, malgré ma bonne volonté, j’eus le malheur de me prendre de querelle avec lui. Il voulait descendre, sa pipe à la bouche, et je l’arrêtai parce que c’était contraire au règlement. Là-dessus, il essaya de me pousser de côté, mais je l’écartai moi-même de la main : mon intention n’était pourtant pas de le jeter par terre ; je ne sais comment il se fit qu’il tomba. Le coquin, se relevant rapide comme l’éclair, tira son couteau ; je le lui arrachai avec un bon soufflet sur sa face de meurtrier, et lançai l’arme par-dessus le bord. Il m’envoya un mauvais regard en s’éloignant. Je ne fis pas attention à ce regard au moment même, mais j’eus lieu dans la suite de m’en souvenir.

Nous accostâmes la terre de nouveau, juste comme le vent nous manquait, entre onze heures et minuit, et jetâmes l’ancre d’après les ordres du pilote. Il faisait absolument noir, calme plat sans air. Le patron faisait le quart sur le pont avec deux de nos meilleurs hommes. Les autres étaient en bas, excepté le pilote, qui se roula comme un serpent plutôt que comme un chrétien sur le gaillard d’avant. Je ne devais être de quart à mon tour qu’à quatre heures du matin, mais je n’aimais pas l’aspect de la nuit ni du pilote, ni l’état des choses en général, et je me laissai tomber sur le pont pour y faire mon somme et être prêt à la minute, quoi qu’il pût arriver. La dernière chose que je me rappelle, c’est que le patron me dit tout bas que lui non plus n’aimait guère le train que prenaient les choses, et qu’il allait descendre étudier de nouveau ses instructions. — Oui, voilà bien la dernière chose que je me rappelle avant de m’être endormi, bercé par le roulis pesant et régulier du vieux brick sur la lame de fond.

Je fus éveillé par un bruit qui venait du gaillard d’avant, le bruit d’une lutte, et je sentais qu’on me bâillonnait. Un homme pesait sur ma poitrine, un autre homme sur mes jambes ; je fus lié pieds et poings en une demi-minute. Le brick était aux mains des Espagnols. Ils fourmillaient dessus. J’entendis six fois de suite l’eau rejaillir lourdement, je vis mon capitaine frappé en plein cœur comme il montait rapidement l’échelle du capot, puis j’entendis un septième corps tomber à la mer. Excepté moi, chacun de nous avait été tué. Pourquoi m’épargnait-on ? Je ne pus le concevoir jusqu’à ce que le pilote, armé d’une lanterne, s’étant penché sur mon corps avec un ricanement diabolique, me fit de la tête certain signe qui signifiait, à ne s’y pas tromper : — Tu es l’homme qui m’a poussé par terre, frappé au visage, et en retour je compte jouer avec toi le jeu du chat et de la souris.

Je ne pouvais ni bouger ni parler. Je vis les Espagnols s’emparer du grand panneau d’écoutille et procéder à l’enlèvement de la cargaison. Un quart d’heure après, j’entendis le bruit que fait dans l’eau une goélette ou tout autre navire léger. Ce navire étranger nous accosta, et les Espagnols se mirent à y décharger notre cargaison. Tous travaillaient dur, à l’exception du pilote ; il venait de temps en temps avec sa lanterne me regarder encore sous le nez en m’adressant le même signe de tête et le même ricanement diabolique. Je suis assez vieux aujourd’hui pour n’avoir pas honte de confesser la vérité, et j’avoue franchement que le pilote me faisait peur.

La peur, les liens, le bâillon, l’impossibilité de remuer pied ni patte, m’avaient à peu près épuisé lorsque les Espagnols eurent achevé leur besogne. L’aube allait poindre, ils avaient transporté une bonne partie de notre cargaison à bord de leur vaisseau, mais non pas la totalité, à beaucoup près, et ils étaient capables de filer avant le jour avec ce qu’ils avaient pris. Inutile de vous dire que j’étais désormais résigné au pire. Le pilote devait être un espion de l’ennemi, qui avait réussi à s’insinuer dans la confiance de nos consignataires. Lui ou probablement ceux qui l’employaient avaient eu vent de notre approche et soupçonné la nature de notre cargaison ; on avait choisi, pour nous y faire jeter l’ancre, le mouillage où il était le plus facile de nous surprendre, et nous avions subi la conséquence de la faute d’avoir un petit équipage, par suite un quart insuffisant. Tout cela sautait aux yeux ; mais qu’est-ce que le pilote voulait faire de moi ? Ma parole d’honneur, cela me donne la chair de poule seulement de vous dire ce qu’il fit. Quand tous les autres furent sortis du brick, sauf le pilote et deux matelots espagnols, ces derniers me prirent, garrotté et bâillonné comme je l’étais, me traînèrent à fond de cale, et j’y fus amarré de façon à pouvoir me tourner de côté, mais non pas me rouler assez librement pour changer de place ; puis ils m’abandonnèrent. Tous deux me parurent pris de boisson ; néanmoins ce diable de pilote était de sang-froid, notez-le bien, autant que je le suis à présent.

Je restai étendu dans l’obscurité pendant quelque temps ; mon cœur battait comme s’il eût voulu s’élancer hors de moi. Au bout de cinq minutes environ, le pilote descendit seul. Il tenait le maudit chandelier plat du capitaine et une vrille de charpentier dans une main, de l’autre une longue et fine corde de coton huilée. Il posa le chandelier, avec une chandelle allumée dedans, à deux pieds de mon visage environ et tout contre le flanc du vaisseau. La clarté était faible, mais suffisante pour me permettre de voir une douzaine de barils de poudre ou davantage laissés tout autour de moi dans la cale. Je commençai à soupçonner son projet aussitôt que j’eus aperçu les barils. L’horreur s’empara de moi de la tête aux pieds, et la sueur me coulait du visage comme de l’eau. Je le vis se diriger ensuite vers l’un des barils de poudre appuyés contre les parois du navire, sur la même ligne que la chandelle et à trois pieds de distance environ. Il perça un trou dans le baril avec sa vrille, et l’horrible poudre se mit à couler doucement, noire comme l’enfer, dans le creux de sa main, placée dessous pour la recevoir. Quand il en eut une bonne poignée, il boucha le trou en y poussant un bout de son fil de coton huilé, puis il frotta de poudre le fil dans toute sa longueur jusqu’à ce qu’il l’eût entièrement noirci ; — la chose qu’il fit ensuite, aussi vrai que je suis assis où vous me voyez, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, — la chose qu’il fit fut d’approcher de la chandelle allumée près de mon visage cette longue, mince, noire, épouvantable corde à feu, de l’enrouler plusieurs fois autour de la chandelle, à un tiers à peu près de sa hauteur en mesurant depuis la flamme jusqu’à la collerette du chandelier. Il fit cela, s’assura que mes cordes étaient solides, puis, son visage presque collé au mien, il murmura dans mon oreille : — Saute avec le brick !

L’instant d’après il était sur le pont ; lui et les deux autres refermèrent au-dessus de ma tête le panneau d’écoutille ; à l’extrémité la plus écartée de moi, ils ne l’avaient pas tout à fait ajusté, et quand je regardais dans cette direction, je voyais luire un filet de jour. J’entendis la goélette s’éloigner… splash ! Splash !… s’éloigner dans le calme plat, afin d’aller attendre le vent au large. Splash, splash ! Ce bruit retentit, s’affaiblissant toujours pendant un quart d’heure et plus. Tandis qu’il sonnait dans mes oreilles, mes yeux se fixaient sur la chandelle. Étant neuve, elle pouvait, laissée à elle-même, brûler six ou sept heures ; la corde à feu était enroulée à un tiers de la hauteur, par conséquent la flamme mettrait deux heures à l’atteindre. Je gisais bâillonné, lié, rivé au fond du vaisseau, — il me semblait que ma vie brûlait avec cette chandelle, — je gisais seul, en mer, voué à un sort atroce et inévitable, qui, de seconde en seconde, se rapprochait visiblement. Un tel supplice devait durer deux heures ; impossible de me défendre, impossible d’appeler au secours ; le miracle, c’est que je n’aie pas triché à ce jeu et rendu inutiles la flamme, l’étoupille, la poudre, en expirant d’horreur avant la fin de ma première demi-heure à fond de cale.

Je ne vous dirai pas exactement combien de temps je conservai l’usage de mes sens après que le clapotement des avirons eut cessé. Je puis me rappeler tout ce que j’ai fait et pensé jusqu’à un certain point ; mais, passé ce certain point, j’emmêle tout, et je me perds dans mes souvenirs, comme je me perdis cette fois dans mes émotions. Au moment où le panneau d’écoutille retomba sur moi, je commençai, comme tout autre aurait fait à ma place, par un effort insensé pour dégager mes mains. Dans la folle terreur qui me maîtrisait, je coupai ma chair avec les amarres comme si elles eussent été des James de canif, mais je ne les détendis pas pour cela. J’avais moins de chance encore de rendre mes jambes libres ou de m’arracher aux cordes qui me tenaient étendu ; je retombai à demi suffoqué ; le bâillon, vous comprenez, n’était pas le moindre de mes ennemis, je ne parvenais à respirer librement que par le nez, et c’est peu lorsqu’il s’agit de faire appel à toutes les forces de son corps.

Je retombai, restai en repos et repris ma respiration, les yeux toujours fixés et comme tendus sur cette chandelle. Tandis que je la regardais, l’idée me vint d’essayer de la souffler au moyen de mes narines ; mais elle était placée trop haut au-dessus de moi et trop loin pour être atteinte de cette manière. J’essayai, j’essayai de nouveau, j’essayai encore, puis j’y renonçai et me tins tranquille une fois de plus ; il me semblait que mes yeux enflammés devaient briller sur la chandelle comme la chandelle brillait sur moi. Les avirons de la goélette ne faisaient plus qu’un bruit presque indistinct : splash ! splash ! plus bas encore : splash ! splash !

Sans perdre tout à fait la tête, je commençais à la sentir se troubler déjà. La mèche de la chandelle s’allongeait de plus en plus, et le bout de suif entre la flamme et la corde à feu, auquel était mesurée ma vie, se raccourcissait de plus en plus aussi. Je calculai que j’avais moins d’une heure et demie à vivre. — Une heure et demie ! Dans cet espace de temps, y avait-il quelque chance qu’un bateau vînt du rivage au secours du brick ? Soit que la terre près de laquelle le navire était à l’ancre nous appartînt, soit qu’elle fût à l’ennemi, je concevais que tôt ou tard il faudrait bien qu’on hélât le brick, ne fût-ce que parce qu’il était étranger en ces parages. La question pour moi était de savoir si on le hélerait assez tôt. Le soleil n’était pas encore levé, je pouvais m’en rendre compte à travers l’entrebâillement du panneau d’écoutille ; il n’y avait pas de village le long de la côte à proche distance, nous le savions tous avant que l’ennemi se fût emparé du brick, puisque nous n’avions pas vu de lumières sur le rivage. Je n’entendais pas de vent qui pût amener quelque navire étranger. Si j’avais eu six heures à vivre entre le lever du soleil et l’heure de midi, j’eusse espéré encore ; mais en une heure et demie, qui durant mes réflexions s’était fondue en une heure et quart, de si grand matin, sur une côte inhabitée, ayant de plus contre moi le calme plat, j’eusse été fou d’admettre l’ombre d’une chance favorable.

Comme je sentais cela, j’eus derechef avec mes liens une lutte, la dernière, qui ne servit qu’à creuser plus profondément les coupures des poignets. J’y renonçai encore et ne bougeai plus, l’oreille ouverte au bruit des avirons ; mais tout était fini. Je n’entendais plus rien que les poissons qui soufflaient de temps à autre à la surface de l’eau, ou le craquement dès vieux mâts délabrés du brick, tandis qu’il roulait doucement d’un flanc sur l’autre, bercé par la petite houle qui ridait l’eau tranquille.

Une heure un quart,… la mèche s’allongea terriblement, tandis que s’écoulait le quart d’heure, et le lumignon, carbonisé au sommet, commença, en s’épaississant, à prendre la forme d’un champignon. Il ne pouvait manquer de tomber bientôt. Lancé de côté par le balancement du brick, tomberait-il sur la corde à feu ? En ce cas, il me restait dix minutes au lieu d’une heure.

Cette éventualité ouvrit un nouveau cours à mes réflexions. Je commençai à me demander quel genre de mort ce devait être que de sauter en l’air. — Souffrait-on ? — Sans doute, on n’en avait pas le temps. Un grand fracas au dedans de moi ou autour de moi, peut-être les deux et rien de plus. Point de fracas peut-être… Cela et puis la mort, ce corps vivant qui m’appartenait, dispersé en millions d’étincelles, le tout en une même seconde. Était-ce possible ? — Je ne pouvais résoudre la question, je cherchais, mais la minute de calme qui m’avait été rendue s’évanouit avant que j’eusse à moitié fini de réfléchir, et mon cerveau se remit à battre la campagne.

Quand je revins à mes pensées ou que mes pensées revinrent à moi (je ne sais comment dire), la mèche était épouvantablement longue, la flamme montait couronnée de fumée, le lumignon était large et rouge ; il s’étalait lourdement pour tomber bientôt. En constatant ceci, le désespoir et l’horreur me reprirent sous une nouvelle forme, qui était la bonne, du moins pour ce qui concernait mon âme. J’essayai de prier au fond du cœur, vous concevez, car le bâillon mettait hors de mon pouvoir la prière des lèvres ; j’essayai, mais cette chandelle maudite semblait brûler la prière en moi. En vain je m’efforçais de détourner mes yeux de la flamme lente qui était mon meurtrier, d’élever mon regard vers la fente du panneau, vers la clarté bénie du jour. J’essayai une fois, deux fois, puis j’y renonçai. J’essayai ensuite de fermer les yeux et de les laisser fermés, — une fois, deux fois ; la seconde fois, j’en vins à bout.

— Dieu vous bénisse, vieille mère ! Dieu vous bénisse, sœur Lizzie ! Dieu vous garde toutes deux et me pardonne ! — Ce fut tout ce que j’eus le temps de dire dans mon cœur avant que, mes yeux se rouvrant malgré moi, la flamme de la chandelle y jaillît, jaillît tout autour de moi et brûlât le reste de mes pensées en un clin d’œil. Je n’entendais plus souffler les poissons maintenant, je n’entendais plus craquer la mâture ; je ne pouvais plus réfléchir, je ne pouvais plus sentir la sueur d’agonie sur mon front, je ne pouvais que regarder le lourd lumignon carbonisé. Il se gonfla, vacilla, inclina de côté, tomba rouge au moment de sa chute, noir et inoffensif avant même que le balancement du brick l’eût lancé dans le fond du chandelier.

Je me surpris à rire ; oui, je riais de l’heureuse chute de ce bout de mèche. Sans le bâillon, j’aurais éclaté de rire ; dans l’état où j’étais, ce rire refoulé, intérieur, me secoua tout entier jusqu’à ce que le sang affluât dans ma tête, jusqu’à ce que le souffle vînt à me manquer. Il me resta tout juste assez de sentiment pour comprendre que ce rire horrible dans un pareil moment témoignait de la déroute de mon cerveau ; il m’en resta juste assez pour faire un effort désespéré avant que mes esprits, s’échappant comme un cheval qui prend le mors aux dents, m’eussent emporté avec eux. Cet effort suprême fut un regard qui cherchait la consolation à travers la petite fente lumineuse du panneau ; mais la longue lutte que je m’étais livrée pour détourner mes yeux de la chandelle et les fixer sur le jour était apparemment au-dessus des forces humaines. Je fus vaincu à la fin. La flamme maîtrisait mes yeux inexorablement comme les amarres maîtrisaient mes mains ; je ne pouvais me détourner d’elle, je ne parvins même pas à fermer les paupières quand j’essayai de le faire pour la seconde fois. La mèche s’allongea encore, l’espace de suif entre la lumière et la corde à feu se raccourcit ; il y avait tout au plus un pouce d’intervalle. Quelle durée d’existence m’accordait ce pouce ? Trois quarts d’heure ? une demi-heure ? cinquante minutes ? vingt ? Bon ! un pouce de suif brûle plus de vingt minutes. Un pouce de suif ! le moyen de se figurer que le corps et l’âme d’un homme soient réunis par la vertu d’un pouce de suif. Chose inouïe, le plus grand roi du monde, entouré de tout l’appareil de sa majesté, ne peut retenir l’âme d’un homme dans son enveloppe corporelle, et voici un bout de chandelle qui peut ce qui est impossible au roi ! N’est-ce pas un fait surprenant à raconter chez nous quand j’y reviendrai, et qui émerveillera ma mère : plus que tout le reste de mes voyages ensemble ! Là-dessus, je me remis à rire en dedans, je me secouai, j’enflai, je suffoquai, jusqu’à ce que la lueur fatale me sautât aux yeux de nouveau, consumât le rire, dévorât tout en moi, me laissant de nouveau vide et froid, et immobile.

Ma mère… Lizzie ! je ne sais quand elles vinrent ; elles vinrent néanmoins, et non pas seulement dans ma pensée, mais en réalité, à ce qu’il me sembla, près de moi, à fond de cale. Oui, sûrement, voilà Lizzie ! le cœur léger comme de coutume et riant. » Riant ! — Eh bien ! pourquoi pas ? Qui peut blâmer Lizzie de croire que je sois couché ivre sur le dos dans la cave, avec des barils de bière autour de moi ? Attention ! elle pleure maintenant, elle tourne, elle tourbillonne dans un brouillard enflammé, se tordant les mains, appelant au secours ; mais ses cris s’affaiblissent de plus en plus comme le bruit des avirons de la goélette. Partie ! disparue dans le brouillard enflammé ! Flamme ? brouillard ? Ni l’un ni l’autre. C’est ma mère qui produit tout ce feu, ma mère qui tricote avec dix points flamboyans au bout de ses doigts et des cordes à feu pendantes alentour de son visage au lieu de ses boucles grises, ma mère dans son vieux fauteuil, et appuyées sur le dossier de la chaise les longues mains décharnées du pilote qui laissent tomber la poudre. Non ! plus de poudre, plus de fauteuil, plus de mère, rien que le visage du pilote brillant rouge comme un soleil dans le brouillard enflammé, se retournant sens dessus dessous dans le brouillard enflammé, courant en avant, en arrière sur la corde à feu dans le brouillard enflammé, filant des millions de milles à la minute dans le brouillard enflammé, tournoyant sur lui-même, toujours de plus en plus petit, pour n’être à la fin qu’une étincelle, et cette étincelle me frappe à la tête comme un projectile, y entre, et puis… tout devint feu et brouillard, je n’entendais plus, je ne voyais plus, je ne pensais plus, je ne sentais plus… le brick, la mer, moi-même, l’univers entier s’était évanoui à la fois !

Après cela je ne sais rien, je ne me rappelle rien. Je m’éveillai un matin dans un bon lit, avec deux hommes rudes et décidés comme moi assis de chaque côté de mon oreiller, et un monsieur qui, du pied du lit, m’observait. Il pouvait être sept heures. Mon sommeil ou ce qui m’avait paru être du sommeil avait duré plus de huit mois. J’étais au milieu de mes compatriotes dans l’île de la Trinité. Les hommes de chaque côté de mon oreiller étaient mes gardiens, ils nie veillaient à tour de rôle ; le monsieur était le médecin. Ce que je dis, ce que je fis en ces huit mois, je ne l’ai jamais su, je ne le saurai jamais. Je m’éveillai comme d’un long sommeil, voilà tout ce que je puis affirmer.

Deux mois au moins s’écoulèrent avant que le docteur jugeât prudent de répondre à mes questions. Le brick avait jeté l’ancre, comme je le supposais, près d’une partie de la côte assez déserte pour que les Espagnols fussent à peu près sûrs de n’être pas dérangés dans leur œuvre criminelle sous les auspices de la nuit. Le secours était venu non point du rivage, mais bien de la mer. Un navire américain surpris au large par le calme avait aperçu le brick au lever du soleil, et le capitaine ayant du temps à lui par suite du calme, voyant d’ailleurs un navire ancré à une place où aucun navire n’avait de raison d’être, avait dépêché un de ses canots pour éclaircir la chose. Son second était chargé du rapport. Ce que virent le second et les hommes qui l’accompagnaient à bord du navire abandonné fut un petit rayon de lumière à travers une fente du panneau d’écoutille. La flamme n’était plus qu’à un fil de distance de la corde à feu quand il descendit dans la cale, et, s’il n’avait pas eu la présence d’esprit de couper cette corde en deux avec son couteau avant de toucher à la chandelle, lui et ses hommes auraient bien pu sauter avec le brick en même temps que moi-même. La corde s’enflamma et cracha du feu lorsqu’il éteignit la chandelle, mais toute communication avec le baril de poudre était coupée, sans quoi, Dieu sait ce qui serait arrivé !

Je n’ai jamais eu de renseignemens sur la goélette espagnole et le pilote. Quant au brick, les Yankees l’emmenèrent avec moi à la Trinité, où ils réclamèrent le prix du sauvetage, qu’on ne leur marchanda pas, j’espère. Je fus déposé à terre dans l’état où l’on m’avait trouvé, c’est-à-dire sans connaissance, mais rappelez-vous, s’il vous plaît, qu’il y avait longtemps de cela lorsque je m’éveillai, et croyez-en ma parole qu’on me renvoya guéri. Dieu vous bénisse, je suis bien portant aujourd’hui, comme chacun peut le voir ; seulement cela me remue un peu de raconter mon histoire, mesdames et messieurs,… un peu. Voilà tout.


Wilkie Collins.

  1. Spanish main.