La Convention (Jaurès)/551 - 600

pages 501 à 550

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

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d’oppression. C’était comme la pioche, forgée au feu des forges modernes, qui sous l’accumulation des servitudes retrouve la statue mutilée, mais belle encore et noble, de la liberté grecque ou de la liberté moderne. Ils adoraient en démocrates ce que Winckelmann exhumait et commentait en artiste. Et d’autre part, en ces jeunes esprits effervescents il s’était fait comme une fusion de nationalisme allemand, de loyalisme impérial, de cosmopolitisme humain, de liberté démocratique.

Schubart, Karl Friedrich von Mœser étaient des patriotes ardents. Ils rêvaient de reconstituer une Allemagne une, grande et puissante. Ce n’était point par une entière fusion et centralisation à la manière française qu’ils entendaient la réaliser, mais plutôt par un fédéralisme puissamment ordonné et pénétré du sentiment national. « Dans la confédération suisse, disait Schubart, la division en treize cantons est une division géographique ; elle n’atteint pas le cœur même des confédérés… Oh ! que l’Allemagne serait heureuse, qu’elle serait tranquille si un Berlinois apprenait à considérer comme sa patrie, à aimer et à vénérer Vienne, Vienne le Hanovre, et la Hesse Mayence ! » Mais c’est la grande autorité impériale fortifiée, affermie, qui leur paraît le lien nécessaire de la fédération allemande. Elle sera le symbole vivant et la garantie de l’unité.

Le jeune poète Thill glorifie l’Empire : « Ô Père, tu n’as rien montré de plus grand sous le soleil que le trône impérial d’Allemagne. » Et Schubart, en 1784, pousse le cri de guerre du nationalisme et de l’impérialisme allemand. « Les lions s’éveillent, ils entendent le cri de l’aigle (l’aigle impérial d’Allemagne), son battement d’ailes et son appel de combat. Et ils arrachent aux mains de l’étranger les pays qui nous furent dérobés, les grasses prairies et les ceps chargés de raisins. Au-dessus d’eux s’élèvera un trône impérial allemand et il projettera sur les provinces de ses voisins une ombre terrible. » Ces enthousiastes fondaient en une seule et glorieuse image de héros réformateur et guerrier les traits de Joseph II et ceux de Frédéric II, « l’unique, l’incomparable ». Mais ils ne se livraient pas tout entiers à ces belliqueux. Souvent aussi, sous l’action de la philosophie française, c’est à l’humanité tout entière qu’ils voulaient se dévouer.

Schiller, en un des premiers numéros de sa Thalie du Rhin, avait dit : « J’écris comme un citoyen du monde qui n’est au service d’aucun prince. J’ai commencé par perdre ma patrie pour l’échanger contre le grand univers. » Et ce cosmopolitisme animé de liberté se mêlait dans l’âme confuse et ardente des jeunes Souabes aux rêves de nationalisme héroïque. Ils conciliaient ces tendances diverses en se figurant que la grande Allemagne rétablie en sa puissance servirait la cause de l’humanité et de la paix. À peine Schubart, en 1787, échappe-t-il à la dure captivité de dix ans que lui avait infligée le despotisme du duc de Wurtemberg, il salue l’espérance grandissante d’une Allemagne forte et pacificatrice. Il annonce les jours lumineux, où la libre Germanie sera, comme elle commence à l’être, « le centre de toute la force européenne et le haut aréopage, qui apaise les différends de tous les peuples ».

Dans la jeunesse des Universités de Wurtemberg et de Souabe, toutes les espérances mêlées et vastes se répandaient. La Révolution française n’obligea point tout d’abord ces libres et riches esprits à faire un choix entre leurs tendances, à opter entre la liberté et la patrie. Car la Révolution, en ses débuts, fut à la fois une affirmation de liberté humaine et de paix. Elle abolissait les tyrannies et les privilèges, et condamnait les guerres de conquête. C’est donc de tout cœur que la jeunesse de l’Université de Tubingue et de l’école carolienne se donnait d’abord à la Révolution, et Schubart, dans sa Chronique allemande, les y animait. Les étudiants formèrent un vrai club où les journaux français étaient lus avec enthousiasme, où des discours enflammés glorifiaient la liberté. Le voisinage des émigrés qui avaient poussé jusqu’en Souabe les exaspérait, et il y avait des collisions et des duels. Même sous la discipline militaire de l’école carolienne, les étudiants trouvèrent le moyen de former un club secret. Les plus brillants d’entre eux, Christophe Pfaff, Georges Kerner, haranguaient leurs camarades. Ils s’associèrent le 14 juillet 1790 à la grande fête française de la Fédération ; et de nuit, trompant la surveillance de leurs chefs qui n’avaient point prévu un coup aussi audacieux, ils se rendirent dans la salle ducale du trône. Ils installèrent sous le baldaquin une statue en plâtre de la liberté, flanquée des bustes de Brutus et de Démosthène, et ils annoncèrent, en paroles véhémentes, la fin de toutes les tyrannies. Que la France révolutionnaire était grande qui faisait ainsi battre les cœurs !

Les étudiants se risquèrent même à des manifestations publiques. Aux fêtes figurées données à Stuttgard en l’honneur des émigrés, des membres de la « Ligue de la liberté » se glissèrent, et une première fois, ils représentèrent, par une pantomime inattendue et contre laquelle on n’osa pas sévir, l’abolition de la noblesse. Premier châtiment, des émigrés qui, hors de la patrie qu’ils avaient désertée, trouvaient la moquerie et l’affront. Ils peuvent s’enfoncer au loin, même dans la passive Allemagne, la Révolution est encore là pour les bafouer. Une autre fois, au cours des fêtes, les jeunes révolutionnaires brisèrent une urne que portait un de leurs camarades déguisé en dieu Chronos. Et de l’urne s’échappèrent en abondance des bouts de papier où étaient inscrites des devises de liberté et des attaques contre les princes français. Mais si ces ruses et espiègleries audacieuses attestent l’esprit de révolution qui fermentait dans la jeunesse, elles témoignent aussi que la révolution en Allemagne n’était pas un large mouvement public.

Quelle joie de rencontrer parmi les étudiants de Tubingue à cette époque, et au premier rang des fervents de la liberté, le jeune Schelling et le jeune Hegel ! Hegel semblait tout absorbé en ce moment par l’étude de la Grèce, dont il dira plus tard en un discours admirable que « si la Bible a peint le Paradis de la nature, c’est la pensée grecque qui est le Paradis de l’esprit ». Il ne sortait de ce Paradis que pour se passionner aux événements de la Révolution française, à ces affirmations souveraines du droit qui étaient l’affirmation vivante de l’esprit. Schelling, qui éblouissait déjà l’Allemagne par l’éclat prodigieusement précoce de son esprit et par la merveilleuse variété de son savoir, était si ardemment épris de la Révolution, qu’il fut suspecté par les chefs de l’Université d’être l’auteur d’une traduction allemande de la Marseillaise qui circulait factieusement.

Oui c’est une joie de voir à cette heure, sous le rayon de la Révolution, ces tout jeunes hommes, presque des adolescents, qui donnèrent à la philosophie allemande toute son audace et toute son ampleur. Quand furent proclamés les Droits de l’homme, Hegel avait vingt ans ; quand retentirent les premiers accents de la Marseillaise, Schelling avait dix-sept ans. Et loin de moi l’enfantillage de faire à la Révolution française une trop large part dans les futures hardiesses de leur pensée ! Je sais bien que c’est des sources profondes de la pensée allemande que jaillirent leurs systèmes. Je sais bien que déjà malgré son apparente prudence et sa sobriété intellectuelle, Kant en faisant de la pensée la législatrice même de la nature, avait ouvert la carrière à toutes les audaces. Mais enfin qui peut douter que l’émotion première du grand événement qui renouvelait le monde par la pensée n’ait soulevé ces jeunes esprits ? Comment Schelling ne serait-il pas plus hardi à chercher l’unité de l’esprit et de la nature quand dans la Révolution, qui d’abord le passionne, se réalise l’unité du droit et du fait, la pénétration de la raison et des choses ? Hegel dira plus tard, avec admiration, que la Révolution française a fait ce prodige de « mettre l’humanité sur la tête », c’est-à-dire de donner pour base à la vie réelle les principes mêmes de la pensée. Et lui-même ne sera-t-il pas ainsi plus audacieux à mettre l’univers « sur la tête », c’est-à-dire à faire procéder tout le mouvement de la réalité du mouvement et de la dialectique de l’idée ? La flamme de vie de la Révolution faisait s’évanouir en ces jeunes esprits ce que la philosophie, même en Kant, gardait encore de scolastique. C’est bien le monde, c’est bien l’univers qui appartenait à l’esprit ; et la réalité sociale, tout éclairée intérieurement du feu de la Révolution, prenait pour ces jeunes dialecticiens enthousiastes la transparence de l’idée. Ainsi se faisait, en ces creusets ardents des laboratoires de pensée de Tubingue, la fusion de l’esprit allemand et de l’esprit français, du profond idéalisme de l’Allemagne et de l’actif idéalisme de la France.

Quand donc les deux peuples retrouveront-ils, au souvenir de ces heures sacrées, la force de refaire leur union ?

Lorsque la France révolutionnaire étendit à l’Alsace les décrets du 4 août, lorsqu’elle abolit les droits féodaux des princes allemands possessionnés en Alsace, lorsqu’elle parut ainsi, allant au delà de ce que prévoyait le traité de Westphalie, incorporer décidément l’Alsace à la vie française, les patriotes allemands les plus ombrageux et les plus fervents ne protestèrent pas. Il leur eût paru insensé et coupable d’opposer leur patriotisme au progrès pacifique de la Révolution et de la liberté. Schubart lui-même écrivait :

« Devenir ainsi Français est le plus grand bienfait que puisse imaginer un Allemand qui croit être libre, quand derrière lui claque le fouet du despote. »

Et il considérait comme le plus grand honneur de sa vie d’être invité, le 14 juillet 1790, à la fête de la Fraternité par les révolutionnaires de Strasbourg, qui étaient en communication constante avec la Souabe. Mais le drame de conscience commença pour tous ces hommes en Allemagne, quand ils durent prendre parti entre les diverses factions qui se disputaient la France de la Révolution, et quand la propagande révolutionnaire armée aborda les pays allemands. Presque tous ces enthousiastes, amis de la liberté, étaient en quelque mesure monarchistes.

Un des plus ardents parmi eux, George Kerner, qui était allé à Paris pour être au centre même des événements, était, au Dix Août, parmi les défenseurs des Tuileries et du roi. Peut-être un secret instinct les avertissait-il que plus la Révolution française se développait et poussait loin ses conséquences, plus l’écart s’aggravait entre elle et la médiocrité des forces révolutionnaires allemandes. Ils auraient voulu retenir un peu et ralentir « le char de la Révolution », pour être mieux en état de le suivre. Si l’Allemagne, pour se conformer à la France, était obligée non seulement d’abolir les privilèges féodaux et l’arbitraire princier, et d’organiser la représentation nationale, mais encore d’abolir toute royauté et de briser l’Empire, n’allait-elle pas être accablée sous le poids démesuré de l’entreprise ? Ne risquait-elle pas aussi de perdre toute chance d’unité en brisant ce lien de l’autorité impériale qui créait seul encore une certaine communauté de vie publique ?

C’est sans doute par l’effet du même instinct de prudence que la plupart des jeunes universitaires de Tubingue et de l’école carolienne étaient de cœur avec la Gironde contre la Montagne. Sans doute, ils y étaient prédisposés par leurs relations avec Strasbourg, où le maire Dietrich, suspect dès la fin de 1792 à la Montagne, avait créé un foyer de Révolution modérée, semi-feuillant, semi-girondin. Ils y étaient encouragés aussi par leur jeune camarade Reinhard qui, précepteur à Bordeaux, était un partisan passionné de la Gironde et restait en communication avec Tubingue par une correspondance assidue. Et encore, la culture plus fine, plus brillante et plus étendue (au moins c’était la légende) des principaux Girondins éveillait la sympathie des étudiants d’Allemagne, passionnés pour les lumières.

De loin, et à travers les calomnies de ses adversaires ou le parti pris grossier de quelques-uns de ses amis, la Montagne pouvait leur apparaître comme un sans-culottisme grossier, comme la démagogie de l’ignorance. Et ils se détournaient d’elle. C’est elle aussi qu’ils rendaient responsable de toutes les violences qui, commentées et amplifiées en Allemagne, y servaient la cause de la contre-révolution, ils prenaient au sérieux et ils accueillaient comme une preuve d’humanité courageuse les tardives et hypocrites protestations de la Gironde intrigante et rouée contre les massacres de septembre. Mais surtout l’indécision fondamentale de la Gironde, cette perpétuelle contradiction des formules hardies et éclatantes et des compromis prudents répondait à la complication hésitante de l’Allemagne, à son audace spéculative et à sa timidité pratique.

Les Girondins se seraient accommodés, même à la veille du Dix Août, de la royauté, à condition de gouverner sous son nom. Après avoir déchaîné les premiers la guerre extérieure pour intimider la monarchie et la mettre à leur merci, ils cherchaient à restreindre, à atténuer le conflit de la France révolutionnaire et du monde ; la peur d’animer les puissances de l’Europe contre la Révolution n’était pas étrangère, dans l’esprit de Brissot et de ses amis, aux tergiversations, aux manœuvres subtiles et timides par lesquelles en novembre, décembre et janvier ils cherchaient à éluder la nécessité terrible de la mort du roi. En cherchant ainsi à gagner du temps pour eux-mêmes, ils gagnaient du temps aussi pour les révolutionnaires du dehors, qui n’avaient pas hâte de se prononcer. La politique girondine, politique de concessions et de compromis, marquait, pour ainsi dire, l’extrême limite où pouvait atteindre l’effort révolutionnaire général de l’Allemagne. Et qui sait encore si leur lutte contre Paris, leur conception souple de l’unité nationale qui se serait accommodée, non certes d’un démembrement et d’une dislocation de la patrie, mais d’une fédération suffisamment centraliste, ne s’harmonisait pas avec la pensée politique de cette Allemagne sans capitale, qui ne pouvait arriver à l’unité qu’en resserrant son lien fédératif ?

C’est pour toutes ces raisons que les révolutionnaires de la Souabe, du Wurtemberg, étaient avec la Gironde. Aussi, à mesure que le crédit des Girondins est ruiné et que celui de Robespierre et de la Montagne s’élève, les révolutionnaires allemands commencent à se replier sur eux-mêmes, à se retirer à demi de la Révolution. La forme politique très nette, et même brutale, que prend à la fin de 1792 l’intervention de la France révolutionnaire au dehors, les trouble aussi et les déconcerte. Oui, ils étaient prêts à suivre, dans la mesure où l’état politique et social de l’Allemagne le permettait, l’exemple de la France. Oui, cette propagande de l’exemple, qui laissait à la Révolution allemande naissante ou espérée son autonomie, et à la nationalité allemande la liberté de conquérir la liberté, servait en Allemagne le mouvement des idées nouvelles.

Mais quoi ! voici que la France s’avise de proclamer elle-même et d’organiser la Révolution, au dehors comme au dedans ! Ainsi la liberté est imposée ! C’est une étrangère qui s’installe despotiquement dans la vieille maison gothique de l’Allemagne. C’est elle qui abat sans ménagement le vieil édifice et qui trace le plan de reconstruction sur le type de la France nouvelle. Ô rêveurs de Tubingue, qui amalgamiez les rêves de nationalisme allemand et de liberté universelle, quel trouble d’esprit est le vôtre ! Un demi-siècle après, Herwegh dira brutalement :

« Nous ne voulons pas de la liberté étrangère. Nous ne voulons pas de cette fiancée que les soldats de la France ont tenue dans leurs bras avant de la conduire à nous. »

C’est cette sorte d’orgueil national et de pudeur nationale que les révolutionnaires allemands commencent à éprouver à la fin de 1792.

À vrai dire, la Révolution française ne pouvait tarder davantage à prendre parti. La conquête, même au nom de la liberté, n’échappe pas à la fatalité de sa logique. Déjà il était devenu impossible à la France, quand elle avait occupé un pays et quand des citoyens de ce pays s’étaient compromis à servir la Révolution, de ne pas assurer ceux-ci contre toute violence. C’est sur la réclamation des citoyens du Limbourg et de Darmstadt, craignant d’être abandonnés sans défense après le départ de nos troupes aux représailles de la contre-révolution, que fut rendu le fameux décret du 16 novembre, que j’ai déjà cité, et où la France promettait protection à tous ceux qui lutteraient pour la liberté. Mais cela ne suffisait point. Car comment s’exercerait cette protection ? La Révolution allait-elle donc être obligée de monter la garde à la porte de chacun des citoyens étrangers qui s’étaient prononcés pour elle ? Laisserait-elle aux pouvoirs d’ancien régime le droit de fonctionner encore, de s’imposer par la force de l’habitude, du préjugé ou de la crainte, et de menacer ainsi partout la minorité révolutionnaire ?

Il n’y avait vraiment qu’un moyen pratique de protéger celle-ci : c’était de révolutionner le pays, d’y organiser la liberté, et d’appeler tous les citoyens à exercer leur souveraineté, mais à l’exercer selon les principes nouveaux et dans le sens de la Révolution.

La nécessité financière aussi était pressante. C’étaient les biens de l’ancien régime, les biens de l’Église de France et des nobles émigrés de France, qui avaient nourri la Révolution en France. Sur ce fonds national, il était impossible d’entretenir une Révolution universelle, et, à porter seule les frais de la vaste guerre pour la liberté, la France aurait éteint en son foyer même cette liberté universelle. C’était donc la richesse de l’ancien régime européen qui devait nourrir, sous le contrôle de la France, et par ses mains, la Révolution européenne. Mais comment disposer partout, en Belgique, en Allemagne, comme en France, des biens du clergé et des biens des nobles, si partout le régime politique et social de la France révolutionnaire n’était appliqué ? Et voilà par quel enchaînement de nécessités la liberté, armée en guerre, prenait la forme et les mœurs de la conquête. Voilà comment la libération des peuples leur était imposée par un décret du vainqueur, et comment enfin la Révolution levait tribut sur les nations même qu’elle affranchissait.

Le temps n’est plus où la France de la Révolution s’imaginait qu’à peine le signal de la liberté serait dressé par elle sur le monde, les peuples accourraient tous à cette lumière.

Lessing.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Voici que ses armées étaient en Belgique, en Allemagne, et c’était surtout par un silence étonné et un peu inquiet, coupé seulement de quelques acclamations et de quelques rumeurs hostiles, que les hommes recueillaient la Révolution. Ni l’exemple de la France, exemple mêlé d’ailleurs de lumière et d’ombre, de liberté généreuse et de violence sanglante, ni la protection de sa force promise à quiconque s’émanciperait, ne suffisaient à créer soudain les énergies de liberté et les mœurs de Révolution. Il fallait donc que la Révolution elle-même tentât d’achever l’œuvre incomplète des siècles et de brusquer en Europe l’histoire trop lente.

C’est ce que Cambon expliqua sans réticences en la fameuse séance du 15 décembre. Cambon : le choix même d’un financier pour faire le rapport ne révélait que trop les embarras d’argent qui condamnaient la Révolution à une politique aventureuse. Je veux citer ce discours presque en entier avant de le commenter ; car jamais ne furent posés de plus formidables problèmes.

« Quel est, dit-il, l’objet de la guerre que vous avez entreprise ? C’est sans doute l’anéantissement de tous les privilèges. Guerre aux châteaux, paix aux chaumières, voilà les principes que vous avez posés en la déclarant : tout ce qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit donc être traité en ennemi dans les pays où nous entrons. (Applaudissements.) Telle est la conséquence naturelle de ces principes.

« Quelle a été au contraire jusqu’ici notre conduite ? Les généraux, en entrant en pays ennemi, y ont trouvé les tyrans et leurs satellites ; le courage des Français libres fait fuir les uns et les autres ; ils sont entrés dans les villes en triomphateurs et en frères ; ils ont dit aux peuples : Vous êtes libres, mais ils se sont bornés à des paroles. Nos généraux, embarrassés sur la conduite qu’ils avaient à tenir, nous ont demandé des règles et des principes pour les diriger. Montesquiou nous adressa le premier un mémoire à ce sujet… Le général Custine, à peine entré en Allemagne, vous a demandé s’il devait supprimer les droits féodaux, les dîmes, les privilèges, en un mot tout ce qui tient à la servitude, et s’il devait établir des contributions sur les nobles, les prêtres et les riches, en indemnité des secours qu’ils avaient accordés aux émigrés. Vous n’avez rien répondu à toutes ses demandes. En attendant, il a pensé ne devoir pas laisser péricliter les intérêts de la République. Il a exigé des contributions des nobles et des riches…

« Dumouriez, en entrant dans la Belgique, a annoncé de grands principes de philosophie, mais il s’est borné à faire des adresses aux peuples. Il a jusqu’ici tout respecté, nobles, privilèges, corvées, féodalité, etc. ; tout est encore sur pied ; tous les préjugés gouvernent encore ces pays ; le peuple n’y est rien, c’est-à-dire que nous lui avons promis de le rendre heureux, de le délivrer de ses oppresseurs, mais que nous nous sommes bornés à des paroles. Le peuple, asservi à l’aristocratie sacerdotale et nobiliaire, n’a pas eu la force, seul, de rompre ses fers ; et nous n’avons rien fait pour l’aider à s’en dégager.

Le général a cru, d’après les instructions du Conseil exécutif, devoir rendre hommage à la souveraineté et à l’indépendance du peuple ; il n’a pas voulu avoir recours à des contributions extraordinaires ; il a tout respecté, et lorsque nos convois passent à quelques barrières ou péages, ils y payent les droits ordinaires. Ce général a pensé ne devoir pas même forcer les habitants à fournir des magasins et des approvisionnements à nos armées. Ces principes philosophiques sont les nôtres. Mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas respecter les usurpateurs ; tous ceux qui jouissent d’immunités et de privilèges sont nos ennemis. Il faut les détruire, autrement notre propre liberté serait en péril. Ce n’est pas aux rois seuls que nous avons à faire la guerre ; car s’ils étaient isolés, nous n’aurions que dix ou douze têtes à faire tomber ; nous avons à combattre tous leurs complices, les castes privilégiées qui, sous le nom des rois, ruinent et oppriment le peuple depuis plusieurs siècles.

« Vos comités se sont dit : tout ce qui, dans les pays où les Français porteront les armes, existe en vertu de la tyrannie et du despotisme, ne doit être considéré que comme une vraie usurpation, car les rois n’avaient pas le droit d’établir des privilèges en faveur du petit nombre et au détriment de la classe la plus industrieuse. La France elle-même, lorsqu’elle s’est levée le 17 juin 1789, a proclamé ces principes : Rien n’était légal, a-t-elle dit, sous le despotisme. Je détruis tout ce qui existe, par un seul acte de ma volonté. Aussi, le 17 juin, lorsque les représentants du peuple se furent constitués en Assemblée nationale, ils s’empressèrent de supprimer tous les impôts existants ; dans la nuit du 4 août, ils s’empressèrent de détruire la noblesse, la féodalité et tout ce qui tenait à la féodalité, qu’un reste de préjugé avait fait respecter. Voilà, n’en doutons pas, quelle est la conduite que doit tenir le peuple qui veut être libre et faire une révolution : s’il n’a pas les moyens de la faire par lui-même, il faut que son libérateur le supplée, et agisse pour son intérêt, en exerçant momentanément le pouvoir révolutionnaire.

« Les peuples chez lesquels les armées de la République ont porté la liberté n’ayant pas l’expérience nécessaire pour établir leurs droits, il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire et que nous détruisions l’ancien régime qui les tient asservis. (Applaudissements.)Nous n’irons point chercher le comité particulier, nous ne devons pas nous couvrir du manteau des hommes, nous n’avons pas besoin de ces petites ruses. Nous devons, au contraire, environner nos actions de tout l’éclat de la raison et de la toute-puissance nationale. Il serait inutile de déguiser notre marche et nos principes. Déjà les tyrans les connaissent, et vous venez d’entendre ce qu’écrit à cet égard le stathouder. Lorsque nous entrons dans un pays, c’est à nous de sonner le tocsin. (Applaudissements.) Si nous ne le sonnons pas, si nous ne proclamons pas solennellement la déchéance des tyrans et des privilégiés, le peuple, accoutumé à courber la tête sous les chaînes du despotisme, ne serait pas assez, fort pour briser ses fers ; il n’oserait pas se lever, et nous ne lui donnerions que des espérances, si nous lui refusions une assistance effective.

« Ainsi donc, si nous sommes pouvoir révolutionnaire, tout ce qui existe de contraire aux droits du peuple doit être abattu dès que nous entrons dans le pays. (Applaudissements.) En conséquence, il faut que nous proclamions nos principes, que nous détruisions toutes les tyrannies et que rien de ce qui existait ne résiste au pouvoir que nous exerçons.

« Vos comités ont donc pensé qu’après avoir expulsé les tyrans et leurs satellites, les généraux doivent, en entrant dans chaque commune, y publier une proclamation pour faire voir aux peuples que nous leur apportons le bonheur ; ils doivent supprimer sur-le-champ et les dîmes et les droits féodaux, et toute espèce de servitude.(Applaudissements.) Vos comités ont encore pensé que vous n’auriez rien fait si vous vous borniez à ces seules suppressions. L’aristocratie gouverne partout ; il faut donc détruire toutes les autorités existantes. Aucune institution du régime ancien ne doit exister lorsque le pouvoir révolutionnaire se montre… Il faut que le système populaire s’établisse, que toutes les autorités soient renouvelées, ou vous n’aurez que des ennemis à la tête des affaires. Vous ne pouvez donner la liberté à un pays, vous ne pouvez y rester en sûreté, si les anciens magistrats conservent leurs pouvoirs ; il faut absolument que les sans-culottes participent à l’administration. (Vifs applaudissements dans l’Assemblée et dans les tribunes.) Déjà, citoyens, les aristocrates des pays qu’occupent nos armées, abattus au moment de notre entrée, voyant que nous ne détruisions rien, ont conçu de nouvelles espérances ; ils ne dissimulent plus leur joie féroce ; ils croient à une Saint-Barthélémy, et {il ne serait pas difficile de prouver qu’il existe déjà dans la province de Belgique quatre ou cinq partis qui veulent dominer le peuple ; déjà les aristocrates versent leur or pour conserver leur ancienne puissance. On n’y voit que les nobles, le clergé, les états, et le peuple n’y est rien, il reste abandonné à lui-même et vous voulez qu’il soit libre ! Non, il ne le sera jamais, si nous ne prononçons pas plus fortement nos principes.

« Vous avez vu les représentants de ce peuple venir à votre barre ; timides et faibles, ils n’ont pas osé vous avouer leurs principes, ils étaient tremblants ; ils vous ont dit : « Nous abandonnerez-vous ? Vos armées nous quitteront-elles avant que notre liberté soit assurée ? Nous livrerez-vous à la merci de nos tyrans ? Nous ne sommes pas assez forts. Accordez-nous votre protection, vos forces. » Mais, citoyens, vous ne les abandonnerez pas ; vous étoufferez le germe de leurs divisions et des malheurs qui les menacent. (Applaudissements.) Votre conduite en Savoie doit vous servir d’exemple. Le peuple, encouragé par la présence de vos commissaires, s’est prononcé plus fortement ; il a commencé par tout détruire pour tout exercer ; alors son vœu n’a plus été douteux ; il s’est montré digne d’être libre, et vous a donné un exemple que vous devez porter chez les autres peuples. Suivons donc cette marche dans les pays où nous serons obligés de faire naître des révolutions ; mais en détruisant les abus, ne négligeons rien pour protéger les personnes et les propriétés (Vifs applaudissements). »

Oui, ce sont de formidables problèmes. Et tout d’abord, quel démenti à l’optimisme premier de la Gironde ! Voici que les peuples dont elle avait espéré et annoncé le soulèvement spontané, font preuve, en face même de la Révolution victorieuse, d’une force de passivité, d’une résistance inerte extraordinaire. Même après la défaite et la fuite précipitée des Autrichiens, même sous la protection bienveillante de Dumouriez, le peuple belge ne fait pas le moindre effort vers la liberté ; il garde, comme une bête de somme dont l’échine ne se redresse plus, toutes ses anciennes institutions, le pli des vieilles servitudes. Et c’est en vain que l’armée prussienne s’est brisée à Valmy, c’est en vain qu’elle a dû repasser le Rhin, c’est en vain que les forces françaises ont occupé une partie de l’Allemagne et que des appels ardents à la liberté ont été lancés au peuple par nos généraux. L’Allemagne ne se soulève pas ; le mouvement révolutionnaire y est très localisé, languissant et précaire. Pas plus que le « despotisme éclairé » de Frédéric II et de Joseph II, la force révolutionnaire ne peut brusquer la lente évolution des nations attardées.

Et pourtant, il faut qu’elle l’essaie sous peine de périr ; car si elle ne parvient pas à révolutionner les peuples, le poids écrasant du monde sera bientôt sur elle. Mais en a-t-elle le droit ? Cambon démontre sans doute que la guerre aux rois ne suffit pas ; que la Révolution doit briser encore tous les privilèges féodaux nobiliaires et ecclésiastiques qui sont l’appui des rois. Mais la vraie question n’est pas là. Ce qu’il faut savoir, c’est si cette Révolution doit être l’œuvre libre des peuples eux-mêmes ou si c’est la France qui a le droit de la faire en leur nom et à leur place. Cambon n’allègue ici d’autre raison que la nécessité.

En fait, les peuples sont incapables de se révolutionner eux-mêmes. Ils manquent ou d’expérience ou de vigueur ou de courage. C’est la France qui doit se substituer à eux. Dès ce jour, et par ce décret, toutes les nations sont mineures ; il n’y a qu’un pays majeur et qui assume, pour tous les autres, la charge de la liberté. C’est la dictature révolutionnaire de la France qui est proclamée. Puisque la guerre avait éclaté, puisque, soit par les trahisons de la Cour, soit par les desseins sournois d’une partie de l’Europe, soit par l’impatience étourdie et les calculs téméraires de la Gironde, elle avait été rendue inévitable, et puisqu’il y avait entre la France révolutionnaire et le reste du continent une inégalité funeste de préparation politique et sociale, il n’y avait pas d’autre solution. La guerre engagée n’était pas la lutte d’une nation contre une autre nation, mais d’un système d’institutions contre un système d’institutions. Dès lors, les institutions de la liberté étaient condamnées à renverser, même par la force, les institutions de servitude.

Mais comme la tentative est dangereuse ! Comme elle va inoculer à la France des habitudes dictatoriales ! Et comme elle risque d’identifier chez les autres peuples les servitudes du passé et la liberté nationale ! Du jour où la liberté c’est la conquête, le patriotisme européen tend à se confondre avec la contre-révolution. Les Conventionnels acceptèrent sans peur ces hasards redoutable. Et ils eurent du moins la grandeur de ne pas voiler par des expédients hypocrites la dictature française qu’ils annonçaient au monde incapable de se libérer. Ils auraient pu constituer en chaque pays des comités de parade, qui auraient été les instruments pseudo-nationaux de la France. Ils ne voulurent pas de ces procédés détournés. C’est au grand jour que la France devait assumer la responsabilité universelle de la liberté. Et ils proclament bien haut que c’est la France qui va gouverner.

« Vos comités ont cru qu’en réclamant la destruction des autorités existantes, il fallait que, de suite, les peuples fussent convoqués en assemblées primaires, et qu’ils nommassent des administrateurs et des juges provisoires pour faire exécuter les lois relatives à la propriété et à la sûreté des personnes. Ils ont cru, en même temps, que ces administrations provisoires pouvaient nous être utiles sous plusieurs autres rapports. En rentrant dans un pays, quel doit être notre premier soin ? C’est de conserver au peuple souverain les biens que nous appelons nationaux, et qui, dans toute l’Europe, ont été usurpés par des privilégiés. Il faut donc mettre sous la sauvegarde de la nation les biens, meubles et immeubles, appartenant au fisc, aux princes, à leurs fauteurs et adhérents, à leurs satellites volontaires, aux communautés laïques et ecclésiastiques, à tous les complices de la tyrannie. (Applaudissements.) Et pour qu’on ne se méprenne pas sur les intentions pures et franches de la République française, vos comités ne vous proposent pas de nommer des administrateurs particuliers pour l’administration et régie de ces biens, mais d’en confier le soin à ceux qui seront nommés par le peuple. Nous ne prenons rien, nous conservons tout pour les frais indispensables pour une révolution.

« Nous savons qu’en accordant cette confiance aux administrateurs provisoires, vous aurez le droit d’en exclure tous les ennemis de la République qui tenteraient de s’y introduire. Nous proposons donc que personne ne puisse être admis à voter pour l’organisation des administrations provisoires, si l’élu ne prête serment à la liberté et à l’égalité, et s’il ne renonce par écrit à tous les privilèges et prérogatives dont il pouvait avoir joui. (Vifs applaudissements.) Ces précautions prises, vos comités ont pensé qu’il ne fallait pas encore abandonner un peuple peu accoutumé à la liberté absolument à lui-même ; qu’il fallait l’aider de nos conseils, fraterniser avec lui : en conséquence, il a pensé que, dès que les administrations provisoires seraient nommées, la Convention devait leur envoyer des commissaires tirés de son sein, pour entretenir avec elles des rapports de fraternité. Cette mesure ne serait pas suffisante ; les représentants du peuple sont inviolables, ils ne doivent jamais exécuter. Il faudra donc nommer des exécuteurs. Vos comités ont pensé que le conseil exécutif devait envoyer, de son côté, des commissaires nationaux qui se concerteront avec les administrateurs pour la défense du pays nouvellement affranchi, pour assurer les approvisionnements et les subsistances des armées, et enfin concerter sur les moyens qu’il y aura à prendre pour payer les dépenses que nous aurons faites ou que nous ferons sur leur territoire.

« Vous devez penser qu’au moyen de la suppression des contributions anciennes les peuples affranchis n’auront point de revenus ; ils auront recours à vous, et le comité des finances croit qu’il est nécessaire d’ouvrir le Trésor public à tous les peuples qui voudront être libres. Quels sont nos trésors ? Ce sont nos biens territoriaux que nous avons réalisés en assignats. Conséquemment, en entrant dans un pays, en supprimant ses contributions, en offrant au peuple une partie de nos trésors pour l’aider à reconquérir sa liberté, nous lui offrirons notre monnaie révolutionnaire. (Applaudissements.) Cette monnaie deviendra la sienne ; nous n’aurons pas besoin alors d’acheter à grands frais du numéraire pour trouver dans le pays même des habillements et des vivres ; un même intérêt réunira les deux peuples pour combattre la tyrannie ; dès lors, nous augmenterons notre propre puissance, puisque nous aurons un moyen d’écoulement pour diminuer la masse des assignats circulant en France, et l’hypothèque que fourniront les biens mis sous la garde de la République augmentera le crédit de ces mêmes assignats.

« Il sera possible qu’on ait recours à des contributions extraordinaires, mais alors la République française ne les fera pas établir par ses propres généraux ; ce mode militaire ne serait propre qu’à jeter dans l’esprit des contribuables une défaveur non méritée sur nos principes. Nous ne sommes point agents du fisc, nous ne voulons point vexer le peuple ; eh bien, vos commissaires, en se concertant avec les administrateurs provisoires, trouveront des moyens plus doux. Les administrateurs provisoires pourront établir sur les riches des contributions extraordinaires qu’un besoin imprévu pourrait exiger, et les commissaires nationaux, nommés par le pouvoir exécutif, veilleront à ce que les contributions ne soient pas supportées par la classe laborieuse et indigente. C’est par là que nous ferons aimer au peuple la liberté ; Il ne paiera plus rien et il administrera tout.

« Mais vous n’avez encore rien fait si vous ne déclarez hautement la sévérité de vos principes contre quiconque voudrait une demi-liberté ! Vous voulez que les peuples chez qui vous portez vos armes soient libres. S’ils se réconcilient avec les castes privilégiées, vous ne devez pas souffrir cette transaction honteuse avec les tyrans. Il faut donc dire aux peuples qui voudraient conserver des castes privilégiées : Vous êtes nos ennemis ; alors on les traitera comme tels, puisqu’ils ne voudront ni liberté, ni égalité. Si, au contraire, ils paraissent disposés à un régime libre et populaire, vous devez non seulement leur donner assistance, mais les assurer d’une protection durable Déclarez donc que vous ne traiterez jamais avec les anciens tyrans ; car les peuples pourraient craindre que vous ne les sacrifiassiez à l’intérêt de la paix. (Applaudissements.)

Dictature révolutionnaire de la France, ai-je dit ? En tout cas, c’est ce qu’on peut appeler le protectorat révolutionnaire de la France sur les peuples.

À coup sûr, ils ne seront pas pleinement subordonnés. Ils auront même les formes de la liberté. Ils seront appelés à élire eux-mêmes leurs administrateurs provisoires et puis leurs représentants. Mais ces administrateurs seront soumis au contrôle souverain des commissaires de la Convention et à l’intervention souveraine des commissaires du Conseil exécutif. Seuls, seront admis à voter ceux qui se seront engagés par serment à lutter contre les privilèges.

Et les délégués de chaque peuple ne seront pas autorisés à voter une Constitution semi-libérale ; ils ne pourront pas chercher de transactions entre leur état politique et social et la démocratie républicaine dont la France leur donne à la fois l’exemple et la formule. C’est donc, en réalité, la Constitution même de la France qu’ils devront adopter telle quelle ; et c’est la République démocratique universelle que décrète la Convention.

De même que les peuples ne pourront disposer de la souveraineté politique que pour des fins déterminées par la Révolution elle-même, ils ne pourront disposer que sous le contrôle de la Révolution, des biens nationaux qu’elle leur restitue. Sans doute, ils ne deviendront pas directement la propriété de la France. Ils seront gérés par des administrateurs que les peuples auront choisis. Mais ils seront destinés d’abord à payer les frais de la guerre. Ainsi, tous les biens « nationaux » seront en quelque sorte sous un séquestre révolutionnaire, c’est-à-dire à la disposition de la France. Et après avoir imposé aux peuples son gouvernement, après avoir hypothéqué au profit de la Révolution, de sa Révolution, leurs biens nationaux, elle leur impose sa monnaie. L’assignat sera offert, c’est-à-dire qu’il aura cours forcé en Europe, partout où la Révolution aura pénétré.

Grande et audacieuse tentative, chimérique aussi, car Cambon avait beau annoncer que le crédit des assignats allait être relevé par un écoulement plus étendu, la valeur de l’assignat ne résultait pas seulement du rapport entre la quantité du papier et la quantité des produits, elle dépendait aussi du degré de confiance des hommes au succès final de la Révolution. Or, à mesure qu’on s’éloignait du foyer même de la Révolution et qu’on allait chez des peuples où la Révolution ne pouvait être excitée et maintenue que par la force, cette confiance diminuait ; et c’est dans de vastes dépressions, c’est dans des creux profonds de routine, de défiance et de servitude que le crédit de l’assignat allait se perdre.

Chose curieuse ! ni la Gironde, ni Condorcet n’ont la franchise de reconnaître à quel point ce programme de Révolution imposée diffère du programme de Révolution spontanée qu’ils ont tracé d’abord. Condorcet surtout avait déclaré bien des fois, en des rapports solennels, que chaque peuple choisirait en toute liberté sa Constitution nouvelle et qu’aucune violence ne serait faite même à ses préjugés. La guerre est à peine déclarée depuis six mois, et il est conduit à approuver le système de Cambon.

« Le discours de Cambon, écrit-il le 16 décembre dans la Chronique de Paris, étincelait de grandes vérités que la familiarité de son style rendait encore plus piquantes, l’énergique et noble simplicité de son débit ont obtenu des applaudissements universels. On croirait entendre le génie de la liberté et de l’égalité menaçant de leur destruction prochaine toutes les branches, tous les degrés de la tyrannie. »

M. J. Chénier.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Oui, mais Condorcet avait espéré d’abord que ces branches sécheraient et tomberaient d’elles-mêmes, et qu’il ne serait pas besoin de la hache de la France conquérante pour les retrancher. Brissot caractérise par une expression vaste le plan de Cambon :

« Au nom du Comité diplomatique, de la guerre et des finances, Cambon fait un rapport sur la conduite que doivent tenir nos généraux à l’égard des peuples dont le territoire est occupé par les armées de la République, et il propose ensuite un projet de décret qu’on peut regarder (c’est Brissot qui souligne) comme l’organisation du pouvoir révolutionnaire universel. Les grands principes de liberté et de politique développés par le rapporteur ont fait d’autant plus d’impression qu’il les a exposés avec cette entraînante naïveté, cette simplicité énergique qui caractérisent l’orateur de la nature, lorsqu’il n’est pas corrompu et qu’il ne cherche pas à corrompre. »

L’animation de Cambon contre Robespierre et la Commune de Paris lui valait, à ce moment, les sympathies fleuries de la Gironde. Oui, c’est l’organisation du pouvoir révolutionnaire universel, et cela est grand. Mais c’est aussi, c’est surtout l’extension à l’univers du pouvoir révolutionnaire de la France ; et la Révolution obligée de suppléer par la force à l’insuffisante préparation des peuples risque de se heurter à des résistances stupides ou de blesser des susceptibilités nobles et de sublimes fiertés nationales. La Gironde, bien loin de pressentir ce danger, renchérit sur le plan de Cambon.

Buzot, préoccupé sans doute de démontrer aux Montagnards qu’il était plus « révolutionnaire » qu’eux, s’écrie qu’il ne suffit pas d’exiger des nouveaux administrateurs le serment à la liberté et à l’égalité et la renonciation de leurs privilèges. Les serments peuvent être éludés :

« Je demande que toutes les personnes qui auront rempli les places dans les administrations anciennes n’en puissent obtenir de nouvelles ; je voudrais même qu’on étendît cette exclusion à tous les individus ci-devant nobles ou membres de quelque corporation ci-devant privilégiée » (Applaudissements sur un grand nombre de bancs et murmures sur quelques autres).

Real protesta : « La proposition de Buzot, s’écria-t-il, tendrait à créer chez ces peuples deux partis et à y allumer la guerre civile. »

Le dantoniste Basire s’élève aussi contre la motion de Buzot, au nom de la souveraineté des peuples qui doivent être pleinement libres dans leur choix. La Gironde le hue. Barbaroux s’écrie :

« Je demande que Basire soit entendu, car il sera curieux de voir comment il défendra la noblesse et le clergé. »

Les Montagnards avaient des scrupules. Ils se demandaient si la France avait le droit de gêner ainsi et de ligotter, pour mieux les affranchir, la souveraineté des autres peuples. Ils s’inquiétaient aussi des suites que pourrait avoir cette intransigeance révolutionnaire. Moins grisés que les Girondins de propagande belliqueuse, ils craignaient d’irriter les nations. Par une contradiction étrange et qu’explique seul le plus déplorable esprit de parti, la Gironde qui, à ce moment même, semblait hésiter à frapper le roi par peur de généraliser la guerre, couvrait d’invectives les paroles de prudence prononcées par les Montagnards. Brissot dit lourdement dans son Patriote Français du 17 décembre :

« L’amendement de Buzot, vivement applaudi, était décrété, lorsque Bazire, Chabot, Charlier, soutenus d’une vingtaine de membres de la même faction, s’élèvent et poussent contre le décret rendu et en faveur de l’aristocratie belgique de sophistiques hurlements, entrecoupés de mots profanés par eux de peuples, de souveraineté, etc. Dans le temps même que cette scène scandaleuse révoltait tous les républicains… etc. »

Après tout, ce n’était qu’un détail. Ce qui était grave, c’est que la France de la Révolution, au lieu de laisser à leur libre essor les peuples simplement délivrés de la crainte de leurs oppresseurs, fût obligée de se substituer à eux et de faire pour eux, sans eux, au besoin contre eux, leur Révolution. Terrible dilemme : ou laisser subsister autour de soi la servitude toujours menaçante ou faire de la liberté imposée une nouvelle forme de la tyrannie. La France expiait par là la magnifique et redoutable avance révolutionnaire qu’elle avait sur le monde. C’est une gloire, mais c’est un péril pour une nation de devancer les autres peuples. Il n’y a pas harmonie entre ses crises sociales et celles de l’univers : et il faut ou qu’elle soit submergée par le reflux des puissances rétrogrades qui l’enveloppent, ou qu’en propageant par la force le progrès et la liberté, elle s’épuise en une lutte formidable, et fausse par la violence la Révolution même qui doit affranchir et pacifier. Aussi, nos patriotes ont la vue bien courte et l’esprit bien pauvre quand ils se plaignent que l’Allemagne et l’Italie ne soient pas restées à l’état de morcellement et d’impuissance, qu’elles soient constituées en nations unifiées et fortes. Car c’est précisément par là qu’il est permis maintenant d’espérer en Europe un développement politique et social à peu près concordant des diverses nations. Dès lors l’évolution de l’une ne risque pas de se heurter à l’immobilité des autres, et les plus grandes transformations intérieures des peuples ne sont plus une menace pour l’équilibre du monde et pour la paix.

C’est la Révolution, ce sont ses luttes contre la servitude universelle, ce sont ses appels passionnés et violents à la liberté de tous, qui ont préparé cette homogénéité de l’Europe. Quand, du haut des Alpes, la liberté jetait son cri d’aigle à l’univers et appelait à la liberté et à la vie « les nations encore à naître », elle annonçait cette sorte d’unité, de concordance politique et sociale qui caractérise l’Europe nouvelle. Quelles qu’aient été les imprudences, volontaires ou forcées, de la Révolution française, c’est là un résultat d’une incomparable grandeur.

Elle a adressé à toute l’humanité une sommation hautaine d’avoir à hâter le pas pour la rejoindre. Elle a animé, secoué, violenté les nations attardées. Elle les a obligées à sortir de l’ornière des siècles. Elle a rendu pour elles impossibles à jamais les somnolences et les lenteurs de l’ancien régime. Elle a précipité pour toutes le rythme de la vie. Elle a posé brutalement, et sous l’éclair d’orage des jours présents, des problèmes qui se développaient en quelques consciences d’élite avec une sorte de lenteur sacrée. Et sa proclamation de liberté aux peuples, si elle a l’éclat de cuivre des sonneries guerrières, en a aussi l’allégresse pressante et entraînante. Debout, peuples belgiques lourdement endormis sous l’épais manteau catholique ! Debout, penseurs et étudiants d’Allemagne qui suivez du regard, au ciel profond de la Germanie, le vol lent des nuées pâles ! C’est une vive aurore qui éclate, une aube triomphante et rapide, une diane de Révolution !

« Le peuple français au peuple belge, ou au peuple allemand, ou au peuple…

« Frères et amis,

« Nous avons conquis la liberté, et nous la maintiendrons : nous offrons de vous faire part de ce bien inestimable, qui vous a toujours appartenu, et que vos oppresseurs n’ont pu vous ravir sans crime. Nous avons chassé vos tyrans ; montrez-vous hommes libres, et nous vous garantissons de leur vengeance, de leurs projets et de leur retour.

« Dès ce moment, la nation française proclame la souveraineté du peuple, la suppression de toutes les autorités civiles et militaires, qui vous ont gouvernés jusqu’à ce jour et de tous les impôts que vous supportez, sous quelque forme qu’ils existent, l’abolition de la dîme, de la féodalité, des droits seigneuriaux, tant féodaux que censuels, fixes ou casuels, des banalités, de la servitude réelle et personnelle, des privilèges de chasse et de pêche, des corvées, de la gabelle, des péages, des octrois, et généralement de toute espèce de contributions dont vous avez été chargés par des usurpateurs ; elle proclame aussi l’abolition parmi vous de toute corporation nobiliaire, sacerdotale et autres, de toutes les prérogatives et privilèges contraires à la liberté. Vous êtes, dès ce moment, frères et citoyens, tous égaux en droits, et tous appelés également à gouverner, à servir et à défendre votre patrie.

« Formez-vous sur-le-champ en assemblées primaires ou de communes ; hâtez-vous d’établir vos administrations et justices primaires, en vous conformant aux dispositions de l’article 3 du décret ci-dessus. Les agents de la République française se concerteront avec vous pour assurer votre bonheur et la fraternité qui doit exister désormais entre nous. »

L’article 3 est celui qui, à la demande de Buzot, décide :

« Tous les agents et officiers civils ou militaires de l’ancien gouvernement, ainsi que les individus ci-devant réputés nobles ou membres de quelque corporation ci-devant privilégiée, seront, pour cette fois seulement, inadmissibles à voter dans les assemblées primaires ou communales, et ne pourront être élus aux places d’administration ou du pouvoir judiciaire primaire. »

La phrase de la proclamation sur les corporations nobiliaire et sacerdotale n’était pas dans le premier projet de rédaction lu le 15 décembre. Elle fut introduite le 17 dans le texte définitif. Ainsi, c’est toute l’œuvre révolutionnaire que la France veut faire passer soudain dans la substance des peuples. Que l’Allemagne s’éveille et prenne parti ! Il n’est plus permis à ceux que forma la forte et patiente pensée de Lessing, de répéter la parole du maître :

« L’auteur s’est placé sur une colline, d’où il croit découvrir au delà du chemin fait de son temps, mais il n’appelle hors du sentier battu aucun voyageur pressé, dont l’unique désir est d’atteindre bientôt le terme de sa route et de se reposer. Il ne prétend pas que le point de vue qui le charme doive avoir le même attrait pour d’autres yeux. »

Non, non, le temps n’est plus de ces méditations et contemplations solitaires. Voici la Révolution impérieuse qui, elle, prétend imposer à tous son point de vue. Elle n’admet pas qu’à sa lumière les yeux se refusent. Et elle veut hâter le pas de tous les hommes, non pas sur le chemin banal où s’affairait jusqu’ici leur ambition, mais sur les voies d’avenir qu’elle a vues du haut de la colline. Et vous, ô sage et noble esprit de Kant, qui, sans illusion et sans faiblesse, attendez le règne futur de la paix de chocs multipliés où s’épuisera l’égoïsme nécessaire et mauvais des hommes, n’allez-vous point trouver que le choc qui se prépare est trop redoutable et qu’il excède la mesure des forces humaines ? Voici une grande épreuve à votre grande philosophie de l’histoire. Et vous aussi, généreux et confiant Pestalozzi, il faut prendre parti à fond. Ce n’est plus du « bon seigneur » ou du « bon patron » qu’il est permis d’attendre le salut. Votre bon Junker lui-même, votre bon Arner est rayé par la France révolutionnaire de la liste des éligibles. Ainsi se précise et s’anime, pour toutes les consciences allemandes, le conflit intérieur.

Le doux et modéré Wieland, en son souci d’équilibre et de juste milieu, trouve que le coup est rude et que l’exigence est déplaisante.

« À en croire l’assurance répétée des Français, la libération des peuples de la terre, l’extirpation des tyrans, et s’il est possible, l’organisation de toute la race humaine en une seule démocratie fraternelle, est le seul but des armes de la nouvelle République… En particulier, les vues humanitaires du citoyen Custine, dans sa campagne militaire en Allemagne, vont beaucoup moins à châtier les princes coupables d’avoir soutenu les émigrés (c’est maintenant un souci accessoire), qu’à instruire les habitants de toutes les contrées occupées ou traversées de l’inaliénable souveraineté du peuple et de l’illégitimité du pouvoir des rois. »

Et si ce plan, aux yeux de Wieland, n’est pas sans grandeur, comme il est dangereux aussi et décevant ! Comme il tient peu compte des éléments sains de la Constitution allemande et des périls que déchaînerait une brusque transformation !

« Loin de moi, écrit-il, d’avoir assez peu de confiance dans la partie éclairée du peuple allemand et dans l’entendement naturellement sain des classes mêmes du peuple les moins cultivées, pour me figurer que ce plan captieux puisse réussir en Allemagne aussi aisément que le croient le citoyen Rœderer et d’autres du même genre : un plan qui procède si visiblement d’une ignorance complète de notre Constitution… La Constitution impériale allemande, malgré ses défauts indéniables, est dans l’ensemble infiniment plus favorable au repos intérieur et au bien-être de la nation, et beaucoup mieux adaptée à son caractère et à son degré de culture que la démocratie française, beaucoup plus favorable et beaucoup mieux adaptée que ne le serait celle-ci, si quelque enchanteur Merlin prenait sur lui, avec sa baguette magique, de faire de nous d’un coup une démocratie une et indivisible comme le roi d’Angleterre institue chevalier un brave Londonien de la Cité… Le meilleur pour chaque peuple n’est pas la législation idéale et parfaite, mais celle qu’il peut le mieux supporter. Quelles Furies nous pousseraient donc à cette folie de vouloir améliorer notre régime présent, quelque besoin qu’il ait d’être perfectionné en effet, par un moyen qui l’empirerait à coup sûr et qui amoncellerait sur notre patrie des maux incalculables ? Pourquoi achèterions-nous si cher, et avec un si énorme risque, ce que vraisemblablement nous pouvons attendre sans trouble, sans désorganisation, sans crimes et sans le sacrifice de la génération présente, du seul progrès des lumières et de la moralité parmi nous ? Au moins est-il sûr qu’avant de recourir à des moyens désespérés, il faut que nous ayons épuisé en vain tous les autres, et ce n’est pas de beaucoup notre cas.

« Les apôtres de la religion nouvelle n’ont qu’une idée très pauvre et très fausse de notre véritable situation, et ils se trompent eux-mêmes, par des imaginations tout à fait exagérées de ce qu’ils appellent notre esclavage. Il suffit cependant de la plus vulgaire connaissance de la Constitution de l’empire allemand et des cercles et des lois fondamentales de l’Empire, pour savoir que l’Empire allemand se compose d’un grand nombre d’États indépendants, qui n’ont au-dessus d’eux que la loi, et que depuis le chef élu de l’Empire jusqu’au plus petit conseiller de ville, il n’est personne en Allemagne qui puisse agir en effet contre la loi… »

À la bonne heure, et voilà un optimisme commode. Mais Wieland en prend bien à son aise avec le problème. Il ne veut pas de moyens « dangereux » et violents : c’est-à-dire qu’il ne veut pas que l’Allemagne s’associe à l’effort révolutionnaire de la France pour chasser ses princes, exproprier ses prélats ou ses nobles et s’organiser en République démocratique. Il attend les lents effets du progrès intellectuel et moral. Mais quoi ! si la France révolutionnaire pousse plus loin sa pointe, que fera-t-on contre elle ? et se lèvera-t-on pour la combattre ?

Wieland se dérobe ; pas plus qu’il ne consent à la Révolution allemande, il ne prêche la croisade allemande contre la Révolution française. Et cette molle et vague pensée résume bien l’inconsistance fondamentale de l’Allemagne, même à cette heure de crise aiguë. Au demeurant, il ne se dissimule pas la force de propagande et de pénétration de la pensée révolutionnaire.

« Il ne faudrait pourtant pas se laisser aller à une sécurité trop grande, quand à toutes les raisons de prudence, que nous avons d’ailleurs, se joint la présence prolongée en Allemagne de cinquante à soixante mille prédicateurs armés de la liberté et de l’égalité. C’est chose bien singulière que cette nouvelle sorte de religion que nous prêchent les Custine, les Dumouriez, les Anselme et les autres, à la tête de leurs armées.

« Les fondateurs et protagonistes de cette religion nouvelle ne reconnaissent d’autre divinité que la liberté et l’égalité, et quoiqu’ils ne propagent pas leur foi à la manière de Mahomet et d’Omar avec la flamme et le glaive, mais qu’au contraire, comme les premiers annonciateurs du royaume de Dieu, ils appellent avec de douces et amicales paroles au royaume de la liberté, ils ont cependant en commun avec Mahomet de ne souffrir à côté d’eux aucune autre foi. Quiconque n’est pas avec eux est contre eux. »

Et c’est en effet en ces termes pressants, absolus, que la Révolution posait le problème. Wieland, avec une grande partie de l’Allemagne, ne voulait être ni contre les révolutionnaires ni avec eux. Mais c’était au fond prendre parti contre la Révolution ; car cet équilibre d’indécision et d’impuissance permettait aux princes et souverains allemands d’organiser au service de la contre-révolution les forces passives d’un peuple sans volonté et sans ressort.

Mais si Wieland, à Weimar, s’attardait en ces formules, tous les jours plus vaines, de sagesse trompeuse et de juste milieu, si en Souabe, les esprits, à la fois révolutionnaires et patriotes, tentaient encore d’échapper à la nécessité d’une résolution nette, et si notamment Staendling, dans la Chronique où il avait pris la suite de Schubart, conciliait tant bien que mal sa sympathie pour la Révolution et son patriotisme allemand et enregistrait avec un enthousiasme égal les hauts faits des armées révolutionnaires et les exploits des armées autrichiennes et prussiennes, il y a des hommes, eux, qui depuis des mois étaient dans la fournaise, et qui avaient bien dû prendre parti. Ce sont ceux qui vivaient dans les pays des bords du Rhin, menacés d’abord puis occupés par la France révolutionnaire.

Ah ! quel drame poignant de conscience et de pensée que la vie de ce grand et infortuné George Forster ! Depuis qu’avait éclaté la Révolution, son esprit n’était que tourment et conflit. Il avait trente-six ans en 1789, et ses étroites fonctions de bibliothécaire à l’Université de Mayence ne suffisaient point à son activité inquiète et à son esprit vigoureux. Il avait du sang anglo-saxon dans les veines. Il descendait d’une famille écossaise qui s’établit en Allemagne au xviie siècle. Et c’est sous la direction d’un capitaine anglais, l’illustre Cook, qu’il fit, de 1772 à 1775, à peine âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, un voyage autour du monde. C’était le second grand voyage de Cook. Forster en a laissé un récit admirable, d’une netteté d’idées et d’images, d’une force et d’une rapidité de style que l’Allemagne n’avait pas encore connues. Et déjà son haut esprit se révèle généreux et exact. Il a la passion de la science, l’orgueil de l’esprit humain.

Il recueille, dessine, catalogue animaux et plantes, et quand il rencontre au Cap ou en Océanie d’intrépides botanistes, des disciples du grand Linné qui vont à travers le monde pour saisir et faire entrer dans les classifications du maître toute la diversité presque infinie de la vie végétale, il s’émeut d’un enthousiasme grave et presque religieux ; quoi de plus noble que la pensée conquérante ? Mais partout, en même temps que cette curiosité passionnée du vrai, il a le souci de l’humanité. Il s’afflige et proteste, toutes les fois qu’il constate les mauvais traitements infligés aux esclaves. Au Cap notamment, où la Compagnie hollandaise a réduit en esclavage des centaines de Hottentots, il constate avec douleur en quel mépris des hommes peuvent tenir d’autres hommes. Ces Hollandais, pieux lecteurs et commentateurs de la Bible, et qui croient que sans religion l’homme n’est qu’une brute, laissent systématiquement leurs esclaves en dehors de toute religion et de tout culte. Ce n’est point par tolérance, mais par extrême dédain. Les esclaves ne sont vraiment à leurs yeux que des bêtes.

De ce long voyage, Forster a retenu une grande pitié pour les esclaves, pour les noirs, une grande colère contre les sophismes des esclavagistes. Il a de même, pour les sauvages, pour les populations primitives, une sympathie tendre et douloureuse. Il gémit de tout le mal que leur font les Européens :

« C’est un grand malheur, que toutes nos découvertes aient coûté la vie à tant d’hommes innocents. Mais si dures que soient ces violences pour les petites populations incultes qui ont été visitées par les Européens, ce n’est qu’un détail auprès du dommage irréparable qui leur a été causé par la ruine de tous leurs principes moraux. Si du moins ce mal avait été quelque peu mêlé de bien, si on leur avait appris des choses vraiment utiles, ou si on avait extirpé parmi eux quelque coutume immorale et funeste, nous pourrions nous consoler à la pensée, qu’ils ont regagné d’un côté ce qu’ils perdaient de l’autre.

« Mais je crains bien que notre connaissance n’ait fait que du mal aux habitants de la mer du Sud ; et je crois que les populations qui se sont le mieux tirées d’affaire sont celles qui par crainte ou méfiance n’ont pas permis à nos matelots d’entrer en relations avec elle. »

Hélas ! Quelle tristesse que l’expansion des races supérieures et cultivées ait été déshonorée par tant d’inutiles violences et de bassesses ! Mais, si Forster est sévère pour les Européens, il n’a sur les sauvages aucune illusion sentimentale. Il note avec dégoût la crapuleuse et bestiale saleté des habitants de la Nouvelle-Zélande. Dans toutes les îles du Pacifique, les filles trafiquent de leur corps non point par une sorte d’impudeur naïve et d’innocence première. Elles témoignent au contraire quelque répugnance à se donner. Mais elles ne résistent pas longtemps à la cupidité, au désir d’avoir une étoffe voyante ou quelque objet convoité. Et au besoin le père, qui n’entend pas perdre une belle occasion de profit, oblige à céder celles qui résistent.

Les troupes prussiennes et hessoises chassent les Français de Francfort,
le 2 décembre 1792.
(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale.)

« Est-ce nos hommes, qui prétendent appartenir à un peuple civilisé et qui sont cependant à ce point bestiaux, ou est-ce ces barbares qui prostituent si honteusement leurs femmes, qui méritent le plus de dégoût ? C’est une question à laquelle je ne puis répondre. »

Presque partout, les sauvages n’ont qu’une loi : lorsqu’ils se haïssent, poursuivre leurs ennemis jusqu’à l’entière extermination. Et l’instinct du meurtre s’éveille aisément en eux. Près du rivage, en Nouvelle-Zélande, Forster et ses compagnons rencontrent une famille de sauvages, qui parait avenante et douce. Ils font don au chef d’une hache. Ils supposaient que vivant seul avec les siens dans une forêt épaisse, il se servirait de sa hache pour abattre des arbres et travailler le bois. À peine l’eut-il en mains qu’il se mit à courir en criant qu’il allait tuer. Il avait sans doute quelque ennemi à l’autre bord de la forêt. Non. il ne faut pas s’imaginer, comme Jean-Jacques, que l’innocence et la bonté sont dans l’état de nature. L’humanité est encore atroce et vile, cruelle, lubrique, avide. Mais du moins, par la pensée, elle commence à pressentir un ordre supérieur, et la science apparaît bien belle, quand elle est brusquement confrontée à cette grossière ignorance primitive qui n’exclut pas les instincts mauvais. Que de noble orgueil et de mélancolie dans ce rapide tableau d’une halte européenne en pleine sauvagerie !

« Au bord d’un ruisseau bruyant auquel nous avions ménagé une issue commode sur la mer, était l’installation de nos tonneliers qui faisaient ou réparaient toute une série de tonneaux pour emporter de l’eau. Ici fumait une grande chaudière où avec des plantes indigènes et jusqu’ici inobservées, nous brassions une saine et rafraîchissante boisson pour nos hommes. À côté, ceux-ci faisaient cuire d’excellents poissons pour leurs camarades qui réparaient, nettoyaient, calfataient le navire, remettaient les agrès en état. Ainsi des travaux divers animaient la scène, l’emplissaient de bruits variés, tandis que la montagne voisine retentissait des coups de marteau rythmés des charpentiers. Même les beaux arts fleurissaient dans la nouvelle colonie. Un débutant (c’est Forster lui-même) dessinait, pour son noviciat, les plantes et les animaux de la forêt que nul encore n’avait visitée ; les romantiques perspectives du pays sauvage étaient fixées aussi par un de nos amis, et la nature s’étonnait d’être reproduite dans la richesse de ses couleurs et la délicatesse de ses nuances. Même les sciences les plus hautes avaient honoré de leur présence ces lieux déserts. Au milieu des travaux mécaniques se dressait l’observatoire muni des meilleurs instruments ; et l’astronome, avec un zèle vigilant, suivait la marche des astres ; les merveilles du monde animal dans les forêts et les mers occupaient les sages, curieux de connaître l’univers.

« Partout, en un mot, où nous jetions les yeux, on voyait fleurir les arts, et les sciences siégeaient en un pays que jusqu’ici une longue nuit d’ignorance et de barbarie avait couvert ! Cette belle image de l’humanité élevée et de la nature fut de courte durée. Elle disparut comme un météore presque aussi vite qu’elle avait apparu. Nous rapportâmes nos instruments et nos outils dans le vaisseau et nous ne laissâmes d’autre trace de notre séjour qu’une petite éclaircie dans la forêt. À la vérité nous avions semé là quelques unes des meilleures plantes de jardin d’Europe, mais la végétation spontanée étouffera bientôt toutes les plantes utiles et dans peu d’années le lieu de notre séjour ne sera plus reconnaissable, il sera retourné à l’état originel et chaotique du pays. Ainsi passe la gloire du monde. Mais qu’importent, pour l’avenir destructeur, les moments ou les siècles de culture ? Il efface ceux-ci comme ceux-là. »

Ainsi la forte pensée de Forster, à la fois vaillante et triste, dominait le temps. Il revint en Allemagne sans parti pris théorique, sans esprit de système, plein d’une pitié clairvoyante pour la pauvre humanité surchargée de maux. Il avait lutté et souffert. Dans les longs mois de navigation vers le pôle Sud, il avait connu l’extrémité du péril et de la souffrance, les sinistres tempêtes sous un ciel tout noir, les fureurs d’une mer sombre soulevant des blocs de glace. Il avait connu aussi la douceur toute virgilienne et élyséenne des horizons de Taïti : Devenere locos lætos. Et après avoir fait le tour du monde, il se dit, en terminant, avec Pétrarque, que le monde était bien petit :

« J’ai vu l’un et l’autre pôle, les étoiles errantes et leur voyage oblique. Et j’ai vu combien notre vision était courte ! »

Oui, mais pour cet esprit ardent, actif et clair, qui venait de mesurer le monde et qui le trouvait étroit, que la médiocrité somnolente de la vie allemande allait paraître opprimante ! Il avait entrevu la grande action, et il était pris maintenant dans une morne immobilité. Professeur à Vilna, à Mayence, il souffrait de sa pauvreté, mais surtout de l’impuissance d’agir. Sa gloire même lui était un fardeau. Les Allemands regardaient curieusement l’homme intrépide qui avait traversé tant d’horizons inconnus. Mais lui se disait tout bas : « Que m’importe cette curiosité enfantine et vaine ? Ils ne sauront pas faire usage de la force qui est en moi. » Il avait épousé la fille du grand savant de Gœttingue, Heyne, le commentateur illustre de Virgile ; et il soutenait sa famille à force de labeur. Il traduisait pour les revues allemandes ou il commentait les œuvres anglaises. Et il souffrait de perdre ainsi à un travail subalterne l’énergie de ses facultés.

L’Angleterre avait une vie politique et industrielle intense, les joies de la liberté et l’orgueil de la richesse. La France avait, au moins en son centre, les joies d’une vie sociale éblouissante où la puissance de la pensée s’animait de la puissance de l’opinion. En Allemagne il y avait en quelques esprits d’élite une admirable vie intellectuelle ; mais c’étaient des flammes sur des sommets ; de grandes ténèbres dormantes couvraient la vallée ; et dans le cercle des petites villes s’agitaient des intérêts misérables. Forster avait le respect des hauts penseurs de l’Allemagne. Surtout il avait compris toute la grandeur de Kant, et il en voulait à l’Angleterre de ne pas l’avoir d’emblée admiré, traduit, adopté. Mais il n’était pas fait pour la pure contemplation. Il lui semblait que ces hautes flammes de la pensée auraient dû animer tout le peuple à la liberté, à la grande action politique, et il constatait partout inertie, routine, sotte admiration de l’ignorance servile pour le privilège infatué. En sa vie personnelle, étroite et gênée, retentissaient toutes les misères de la vie allemande. Il n’aimait ni le luxe de délicatesse ni le luxe de vanité. Mais il aurait voulu pouvoir tout à son aise acheter des livres, et s’échapper en un rapide voyage, pour reprendre contact avec le monde. Il s’y décidait parfois, mais en créant à son ménage des mois de gêne et de souci.

Le cœur de sa jeune femme, qui l’admirait cependant, se détourna de lui, de sa tristesse, de son imprévoyance. Et Forster aurait succombé au poids écrasant de la vie s’il n’avait eu dans l’esprit un merveilleux ressort, une force de curiosité et de pensée qui toujours soulevait tous les fardeaux de pauvreté et d’ennui. Il se nourrissait de tout ce que l’esprit humain produit de noble et de fort. Il possédait les littératures anciennes, « cet incomparable trésor d’idées et d’images » et il connaissait presque toutes les langues et toute la littérature de l’Europe. Il suivait avec passion le mouvement de toutes les sciences, de l’orientalisme qui découvrait Sakountala à la physique et à la chimie. Mais quoi ! faudra-t-il toujours lire, toujours méditer, toujours porter en soi l’immobile trésor des richesses humaines ? L’heure ne viendra-t-elle point d’appliquer à la réalité, au progrès substantiel de l’humanité toute cette force d’esprit et toutes ces connaissances ?

Les Anglais aussi pensaient, savaient. Ils avaient Newton et ils lisaient Homère. Mais ils combattaient au Parlement, ils gouvernaient des colonies, et chez eux la vie de l’esprit et la vie de l’action se fondaient en une seule flamme. N’est-ce pas d’un beau vers de Virgile que Pitt saluait à la Chambre des Communes la prochaine libération des esclaves noirs ? Quelle fatigue pour l’esprit agissant de Forster d’accumuler en silence des richesses de pensée dont il n’aurait pas l’emploi, des forces stériles et inquiètes !

Quand éclata la Révolution française, il y eut en lui un grand trouble. Il pressentit un de ces vastes ébranlements qui mettent en jeu toutes les énergies obscures et souffrantes. Et malgré sa réserve, malgré l’indifférence qu’il affectait parfois au dehors et les conseils de sagesse qu’il se donnait tout bas à lui-même, sa sympathie secrète alla d’emblée au mouvement révolutionnaire qui affirmait la liberté et qui déchaînait des forces d’action jusque-là liées. Ce n’est pas qu’il se livre d’abord tout entier et sans réserve. Il y avait quelque défiance des événements et des hommes en cette nature tourmentée et refoulée. Et puis, en observateur exact et méthodique, il attendait, pour juger, le développement des phénomènes. Visiblement, il se contraint dans la partie première de la Révolution, et il surveille son instinct qui se déclare pour elle.

Il commence par s’étonner qu’un aussi grand drame ne suscite que des acteurs aussi médiocres. Il répète le mot banal propagé alors par la contre-révolution sur Catilina - Mirabeau. Il dit que ce n’est pas le génie ou la sagesse des hommes qui a assuré les premiers succès de la Révolution, qu’elle a été servie par l’imbécillité des deux ordres privilégiés, par la loi d’airain de la destinée qui condamne un régime corrompu et défaillant. Mais déjà, par une sorte de ruse inconsciente, ce qu’il retire de grandeur aux hommes, il le donne aux événements ; ce qu’il prend aux révolutionnaires, il le donne à la Révolution. Pourtant, comment s’engager à fond ? Ce serait se découvrir tout seul et se perdre.

Vue de la ville et de la forteresse de Königstein dans laquelle,
au mois de novembre 1792, 400 Français environ
ont été bloqués par le général prussien von Pfau.

(D’après une estampe allemande de la Bibliothèque Nationale.)


Il a bien compris, d’une vue pénétrante et nette, que l’Allemagne ne suivra pas. Il constate, il répète, comme pour se rappeler lui-même à la prudence, qu’elle n’est pas prête pour une Révolution analogue à celle de la France ! Même dans ces régions du Rhin sur lesquelles le souffle de la France passait ardent encore, il n’y a que des pensées mesquines et des mouvements ineptes. À Mayence, c’est la grande querelle des ouvriers de métier et des étudiants qui, un soir, dans une auberge, avaient enlevé des filles réservées aux artisans. L’électeur de Mayence, les prêtres qui gouvernaient avec lui, laissaient se produire ces désordres misérables, pour épuiser en de viles agitations toute l’ardeur combative du peuple mayençais, et aussi pour avoir un prétexte commode à répression vigoureuse et à avertissements sanglants.

Que faire contre cette connivence de la sottise populaire et de la rouerie sacerdotale ? Attendre, se ménager, ne pas livrer sa vie et celle des siens au hasard des flots sombres et lourds. Pourtant, il commence à tâter un peu l’opinion de son entourage, et il laisse échapper en quelques paroles brèves des pensées hardies, où perce sa connaissance des grands intérêts européens.

« Que vous semble, écrit-il à Heinse, le 30 juillet 1789, de la Révolution française ? Que l’Angleterre la laisse tranquillement se produire, c’est beaucoup de loyauté ou bien peu de politique. La République de vingt-quatre millions d’hommes donnera bien plus à faire à l’Angleterre que le despote avec un pareil nombre de sujets. Mais il est beau de voir ce que la philosophie a mûri dans les têtes, et ce qu’elle a réalisé dans l’État sans qu’il y ait un exemple qu’un changement aussi complet ait coûté aussi peu de sang et de ruines. Ainsi c’est bien là la voie la plus sûre : instruire les hommes sur leur véritable intérêt et sur leurs droits ; tout le reste vient ensuite comme de lui-même. »

Que les amis et la famille de Forster se rassurent donc. Ses pensées les plus hardies ne vont pas pour l’Allemagne au delà d’une œuvre lente et prudente d’éducation. Le 28 août, il semble trouver téméraires et excessives les premières démarches de la Révolution.

« La Révolution française est commencée, mais non finie. Pourvu qu’on n’aille pas trop vite ! Il est bien certain que la suppression complète de la noblesse devait causer un grand trouble, plus d’un noble n’ayant absolument d’autres revenus que ceux qui proviennent des droits seigneuriaux. Mais il est impossible d’espérer la perfection ; c’est bien assez si quelque chose de bon en son genre et de grand se produit enfin. »

Quelle sympathie discrète encore et mesurée ! Et où saisirions-nous mieux les hésitations, les lenteurs de la conscience allemande qu’en ce vif esprit qui en est tout appesanti ? Mais les thèmes de réaction et de compression qui commencent à se multiplier en Allemagne, par un instinct obscur de défense contre la contagion révolutionnaire, indignent Forster.

« J’ai vu avec douleur, écrit-il le 7 septembre, que Meyners, dans le compte rendu d’un voyage de Ludwig à Surinam, loue l’auteur, plus qu’il ne le blâme, d’approuver le commerce des esclaves. Ce misérable n’a pas honte de dire que la Bible prescrit le commerce des esclaves, et il ajoute : Un homme peut être le frère d’un autre homme en Christ, et être corporellement son esclave. » Et ce sont ces distinctions, c’est cette casuistique de prêtre que Meyners laisse passer. La Gazette de Gœttingue est le véhicule qui répand dans le public l’approbation de ces principes monstrueux. Il y a longtemps que je n’ai été aussi indigné. »

Allons ! l’impatience de la bataille le gagne. Il sent qu’il ne sera pas le maître de ses colères, et c’est pour respirer à l’aise et dissimuler son inquiétude d’esprit, autant que pour assister de plus près à l’éruption du volcan, qu’il s’échappe vers la Belgique, l’Angleterre, la France. Il veut voir, interroger le grandiose phénomène qui commence à émouvoir l’Europe. Et ce qu’il aime tout de suite, ce qu’il salue dans la Révolution, c’est l’expansion des forces.

Cet homme se mourait d’étouffement et de resserrement. Ah ! que les cercles innombrables et étroits où un despotisme mesquin tient captive la force de production comme la force de pensée éclatent enfin ! Que toutes les poitrines se dilatent et que toutes les facultés donnent leur mesure !

« Partout et toujours, écrit-il d’Aix-la-Chapelle dès les premiers jours de son voyage, le développement économique a été inséparable de la liberté civile, et a duré autant qu’elle. En Portugal, l’activité économique ne pouvait être qu’un phénomène accessoire de l’esprit de conquête, et elle devait, étant contrainte et artificielle, disparaître bientôt dans les ténèbres du despotisme catholique et de la discorde politique. Dans l’oligarchie allemande, elle a lutté merveilleusement contre les obstacles terribles du barbare système féodal, et elle se heurte seulement à la multiplicité de frontières et d’États que nous a léguée le moyen âge et qui grève toute opération marchande. Malgré la déplorable disposition géographique, il y a un fait qui témoigne de l’influence de la liberté sur le commerce de notre patrie : c’est la prospérité de Hambourg et de Francfort, et la chute de Nuremberg, d’Aix-la-Chapelle et de Cologne. »

Est-ce que la bourgeoisie allemande ne le comprendra pas ? Est-ce qu’elle ne fera pas alliance avec les penseurs courageux pour briser toutes ces entraves et pour imposer au monde, qui adore encore sottement l’oisiveté titrée et le despotisme stérilisant, le respect de la bourgeoisie productive ? Les manouvriers aussi trouveraient leur compte à cette activité nouvelle. On dirait que Forster s’essaie, sous l’apparence scientifique et calme de déclarations d’ordre économique, à rédiger le manifeste révolutionnaire de l’Allemagne du travail contre l’Allemagne des princes et des prêtres.

« De ce point de vue, le grand marchand, dont les spéculations embrassent toute la sphère terrestre et relient les continents, n’est pas seulement, dans son activité d’esprit et dans son influence sur la marche générale de l’humanité, un des plus heureux parmi les hommes ; mais il est aussi, par la masse des expériences pratiques que chaque échange accroît en lui, par l’ordre et la généralité des concepts que l’on peut, raisonnablement supposer en un esprit qui domine un si vaste champ de la réalité, un des plus éclairés. Bien mieux que beaucoup d’autres il atteint ce qui est la fin la plus haute de notre nature : agir, penser et, par de clairs concepts, concentrer en soi le monde objectif. Il est digne d’envie, le sort d’un homme qui, par son esprit d’entreprise, ouvre à des milliers d’autres hommes la source du bien-être et du bonheur domestique, d’autant plus digne d’envie qu’il leur procure ce bienfait sans diminution aucune de leur liberté, et qu’il est le ressort invisible d’actions que chacun attribue à son propre vouloir. L’État est heureux lorsqu’il compte en soi des citoyens de cette sorte, dont les grandes entreprises non seulement peuvent se concilier avec la plus haute éducation des forces morales des citoyens plus humbles, mais encore acquièrent par celle-ci plus de stabilité. Là où l’extrême pauvreté accable le manouvrier, là où avec tout l’effort dont il est capable, il ne peut jamais arriver à la satisfaction des besoins de la vie les plus impérieux, là où l’ignorance est son lot au milieu d’un pays où la science éclaire les hautes classes de son plus clair rayon ; là aussi ce manouvrier ne peut réaliser en soi la plus haute destination de l’homme, étant réduit à n’être lui-même qu’un outil qui façonne les moyens d’échange entre les nations. Il en est tout autrement là où l’habileté et l’activité, sûres de leur salaire, procurent à celui qui en est doué un certain degré de bien-être, qui lui rend possible d’obtenir au moins des connaissances théoriques au moyen d’une instruction convenable et d’une bonne éducation. Combien petit et misérable apparaît le despote qui tremble devant les lumières de ses sujets, quand on le compare à l’homme privé, au fabricant d’un État libre, qui fonde son propre bien-être sur le bien-être de ses concitoyens et sur leur instruction plus parfaite ! »

Quelle intéressante déduction ! C’est comme la glorification kantienne de l’industrie. Kant proclame que le devoir suprême de l’homme envers l’homme c’est de le traiter comme une fin, non comme un moyen. Et la dignité de l’individu humain, c’est de s’apparaître à lui-même comme une fin, comme un but. L’homme ne doit pas être l’outil d’un autre homme. Même quand il collabore avec un autre homme, même quand il travaille sous sa discipline, il faut qu’il ne soit pas un instrument. Il doit, même dans ce travail subordonné, rester sa fin à lui-même, accomplir et perfectionner sa propre nature, réaliser sa destinée la plus haute. Or l’industrie, la grande et libre industrie, qu’aucun privilège corporatif ne resserre, qu’aucune exploitation féodale ou princière n’épuise et ne ravale, est, dans l’ordre pratique, « le règne des fins », le triomphe de toutes les libertés. Le chef d’industrie déploie une puissance de pensée et d’initiative incomparable. Et d’autre part, les ouvriers appelés au travail, non par la contrainte, mais par l’attrait d’un suffisant salaire, restent en tout sens des hommes libres. C’est leur volonté qui adopte et accepte le travail ; le salaire assez élevé qu’ils perçoivent leur donne des intérêts substantiels à administrer, et en même temps ils peuvent consacrer à s’instruire, à instruire leurs enfants, à créer et en eux-mêmes et dans leur famille l’activité autonome de l’esprit, une part de leurs ressources. Encore une fois, c’est la philosophie de Kant traduite en concepts économiques.

L’Année 1792.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Je ne puis m’empêcher, en lisant et commentant cette curieuse page, de songer au chapitre où Barnave donne l’interprétation industrielle de tout le mouvement politique moderne et de la Révolution. Pour Barnave comme pour Forster, l’industrie est la réalisation de la liberté. Mais comme la pensée de Forster est plus profonde et plus généreuse ! Barnave ne songe qu’à la glorieuse et brillante victoire de la bourgeoisie. C’est à toute l’humanité que pense Forster, sous l’inspiration de Kant. C’est en tout homme, et dans le plus humble manouvrier comme dans le chef d’entreprise le plus puissant, que doit être réalisée la pleine dignité humaine.

Aucune parcelle de la race humaine ne peut être convertie en outil. Comme il serait aisé au socialisme de se saisir de cette forte pensée et de démontrer que seul il lui donne vie ! Mais c’est de l’épanouissement de l’activité bourgeoise, c’est du libre jeu de la démocratie industrielle que Forster attendait l’avènement de tous les hommes au « règne des fins », au règne de l’humanité.

Je reconnais en cette page de Forster la triple influence de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. De l’Allemagne, Forster a reçu la haute inspiration et les admirables formules de Kant, qui depuis dix ans a révolutionné tout le système de la pensée allemande. L’Angleterre lui a suggéré le type de la grande activité industrielle, et l’idée d’une classe ouvrière active et aisée. Forster lui-même note ailleurs que les ouvriers anglais gagnent deux ou trois fois plus qu’en Allemagne. Et c’est la commotion française qui a donné à Forster cette passion de mouvement universel et d’universelle rénovation. C’est l’exemple de la France, réalisant soudain l’idée, qui donne à toutes les idées un coefficient de réalité inattendu.

Forster se dit : Qui sait ? Et il ne parle plus tout à fait en simple théoricien, en observateur impassible de phénomènes sociaux. Malgré lui, il se représente la nation allemande secouant la torpeur et les vieilles oppressions. Ce qu’il écrit là, c’est ce qu’il dirait à la tribune d’une grande assemblée allemande si l’Allemagne, concentrant ses forces dispersée, et brisant la multiplicité de ses groupes, se donnait, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, une Constitution nouvelle, unitaire et libre.

C’est la Révolution française qui ouvre ainsi aux esprits des possibilités imprévues. C’est elle qui est la sublime tentatrice. Forster, au plus profond de sa pensée, et dans la partie réservée de sa conscience, se surprend sans doute à rédiger comme un fragment anticipé du manifeste économique et politique de la Révolution allemande.

Et partout, la pensée qui le domine, qui l’obsède presque, c’est qu’il faut délivrer d’innombrables énergies captives. Le lourd régime présent lui paraît mauvais, beaucoup moins parce qu’il répartit d’une façon arbitraire et inique les joies de la vie, que parce qu’il opprime et étouffe par milliers, par millions, des germes de pensée et d’action, des forces. C’est comme une croûte pesante et dure qui empêche les semences de lever. Que la charrue fouille et que la herse brise, non afin de niveler, mais afin de libérer.

C’est dans une lettre datée de Liège que Forster trace, en termes admirables, son programme de démocratie individualiste et active. Veut-on réaliser l’entière unité humaine ? C’est en un sens un noble idéal : une seule âme dans toute la race humaine, une seule pulsation. Oui, mais cette unité suppose la monarchie universelle réglant et accordant tous les ressorts. Que devient ce rêve le jour où les hommes cessent de croire à l’infaillibilité de la monarchie unique qui s’offre à eux ? Il ne reste plus qu’à chercher l’unité dans le jeu puissant et dans le vivant équilibre de toutes les libertés. Funeste serait cet équilibre s’il devait tourner en immobilité, si une morale monotone, une philosophie routinière et un pauvre idéal de la vie réduisaient à une simplicité misérable et abstraite la richesse des esprits et des volontés. Ce serait comme un mécanisme universel s’exprimant par des individus innombrables ; ce serait à nouveau la servitude des hommes qui se seraient liés par un accord trop étroit et qui, en faisant la chaîne, se seraient enchaînés.

Mais ce péril n’est pas à craindre. Non, non, il n’est pas possible que les forces de vie, une fois libérées, arrivent à se neutraliser les unes les autres Et Forster, dans sa complaisance pour l’universelle et incessante expansion de toutes les énergies, va jusqu’à reconnaître la légitimité de l’arbitraire momentané de la force. Elle stimulera, elle réveillera, elle obligera toutes les énergies qu’elle menace à une vigueur nouvelle. Que cette force seulement ne soit pas figée et perpétuée en constitution oppressive, en dogmes stupéfiants ; qu’elle soit le vif et rapide éclair de la liberté humaine.

« Une constitution de toute l’humanité qui nous délivrerait du joug des passions et par là de l’arbitraire du plus fort, et imposerait à tous comme suprême la même loi de raison, manquerait probablement le but de l’universelle perfection autant que la monarchie universelle. Que nous servirait-il que nous ayons la liberté de développer nos facultés intellectuelles si soudain le désir de les développer nous faisait défaut ?

« Mais il n’est pas à craindre que cet instinct nous soit jamais arraché, au moins dans le seul monde que nous puissions concevoir, tant que la race humaine se rajeunira et passera des formes de la vie purement végétative à la vie animale pour s’élever de là à une vie mêlée d’impulsion physique et de sentiments moraux. La lettre, Les formules, les conclusions toutes faites ne pourront jamais vaincre dans la jeune génération l’instinct puissant et obscur de chercher par sa propre action la propriété des choses, et d’arriver par l’expérience directe à la sagesse de la vie. Dans ses veines coulera, à son insu même, le torrent de feu de la puissance et du désir. »

Ainsi qu’on ne craigne pas de voir se reformer, pour ainsi dire, à la surface des sociétés humaines la couche de glace brisée une première fois. La force des courants chauds de la passion maintiendra l’éternelle fluidité de la vie.

Et quel plaidoyer dissimulé, mais profond, pour la Révolution française ! Ce qu’on lui oppose le plus dès les premiers mois, ce sont ses violences, ses excès. Mais qui ne voit que ces abus de la force sont la rançon même de tout grand mouvement ? Voudrait-on que déjà, par une sagesse trop aisément réglée et un peu débile, le monde nouveau fît pressentir une maturité monotone et une rapide sénilité ?

« Beau est le spectacle des forces qui luttent, beau et sublime même en leur action destructrice. Dans l’éruption du Vésuve, dans la tempête nous admirons l’indépendance divine de la nature. Nous ne pouvons empêcher que les matériaux de tempête s’accumulent dans l’atmosphère, jusqu’à ce que les replis des nuées, saturés de foudre, menacent la terre de destruction. Nous ne pouvons empêcher que les flammes de la montagne développent leurs vapeurs électriques, qui ouvrent un chemin à la lave en fusion. Et il en est ainsi des tempêtes du monde moral, avec cette seule différence que la raison et la passion sont des forces plus élastiques encore que la foudre et l’électricité. »

Ce Vésuve, Forster ne dit pas où il est. Cette tempête grandissante, il ne dit pas où elle gronde. Mais la bouche du cratère est à Paris ; c’est de la France sur le monde que souffle le vent d’orage.

Et à quoi sert alors de se demander si les peuples ont le droit pour eux, ou si ce sont les rois ? Question indéfiniment controversable. Les sujets pourront toujours abuser du droit élémentaire de résistance à l’oppression pour se révolter sans raison décisive. Les rois pourront toujours abuser de leur droit traditionnel pour réprimer, sous le nom d’émeutes, les plus justes et les plus nécessaires soulèvements. La limite théorique du droit des peuples et du droit des rois ne sera fixée pour personne, ni pour la foule ignorante des manouvriers, des ouvriers de la mine, ni pour la foule au moins aussi ignorante des privilégiés, princes, nobles et prêtres.

Ce n’est pas l’éternelle controverse juridique et théorique qui résoudra le problème ; c’est la poussée profonde des forces contraires. Regardez donc les foyers qui se développent et qui s’allument. Peut-être est-ce un orage et vous ne l’arrêterez point ; peut-être n’est-ce qu’un jeu de l’horizon, l’éblouissant caprice des nuits d’été. Regardez, attendez : et Forster, interrogeant en effet l’horizon de l’Europe, voit sur Paris et sur la France de vastes et ardentes lueurs de liberté, à l’horizon de l’Allemagne de pâles et fuyantes clartés. Est-ce une lueur jaillissant de la conscience allemande ? Est-ce seulement le reflet de l’orage lointain de France ? Forster réserve sa pensée et continue son chemin. Il visite l’Angleterre, et il s’étonne de n’y avoir pas trouvé une confiance amie et une grande ouverture de cœur. Qui sait, si à ce moment, (1790), l’Angleterre même ne commençait pas à s’interroger ? Ce que Forster a pris pour de la contrainte ou pour l’habituelle et déconcertante réserve du caractère anglais n’était peut-être, chez beaucoup de ses interlocuteurs, qu’un commencement de doute et d’embarras.

En traversant rapidement la France, Forster constate la puissance du mouvement révolutionnaire. C’est dans le mois de juillet 1790, dans le mois de la grande Fédération, qu’il a vu le pays presque tout entier, vibrant et confiant, de Boulogne-sur-Mer à la frontière allemande. Décidément ce n’est pas un feu d’artifice ; c’est une large lumière qui emplit l’horizon. À peine rentré à Mayence, le 13 juillet 1790, Forster écrit à Heinse :

« Mon rapide passage à travers la France a du moins suffi à me persuader qu’il n’est plus possible de penser à une contre-révolution. Tout est calme, tout promet aux nouvelles institutions les suites les meilleures. La vue de l’enthousiasme à Paris et surtout au Champ-de-Mars où l’on faisait les préparatifs pour la grande fête nationale, élève le cœur, parce qu’il est commun à toutes les classes du peuple, parce qu’il est tout entier dirigé vers le bien commun sans souci de l’intérêt particulier.

« Nous avons à souffrir de bien des choses, m’ont dit beaucoup de citoyens et nous sommes en ce moment même aux prises avec beaucoup de difficultés. Même notre fortune subit de sérieuses diminutions ; mais nous savons que nos enfants nous remercieront, car tout cela tournera à leur bien. » Et avec cette faculté d’illusion qui n’exclut pas une haute jouissance morale, ils concluent à un meilleur avenir. »

Avec Jean de Müller, Forster se livre davantage. Il lui écrit le 12 juillet (en français) :… « Témoin du redoublement d’enthousiasme dans cette nation intéressante, qui est aujourd’hui animée d’un feu, d’un zèle, d’un rayon de lumière enfin, qui ne paraît pas d’abord résulter de ses propres forces mais qui semble au contraire un de ces grands coups du sort inscrutable qui régit l’univers… »

Et le 18, dans une nouvelle lettre à Jean de Müller, c’est le même acte de foi, tranquille maintenant et profond, en la Révolution :

« Il m’a fait un plaisir infini de vous voir d’accord avec moi sur la solidité de la Révolution en France. Oui, monsieur, cela durera ! D’après tout ce que j’ai vu, j’en suis persuadé comme de mon existence. Il n’est pas possible que jamais il se fasse une contre-révolution ; car, effectivement, non seulement la nation est d’accord, mais elle est parfaitement éclairée et instruite sur ses intérêts. Les aristocrates attendent l’Assemblée nationale au moment où elle déterminera les impôts.

« — Le paysan, disent-ils, s’attend à un entier affranchissement ; lorsqu’il s’agira de payer comme auparavant, il deviendra furieux ; c’est alors que nous aurons beau jeu. »

« Je n’en crois rien ; le paysan a été suffisamment préparé dans toutes les contrées de la France à l’imposition d’une redevance égale et modérée ; la ridicule idée d’un État subsistant sans une contribution mutuelle n’est point entrée dans son esprit ; j’en suis sur, d’après ce que j’ai entendu dire à ceux qui avaient eu affaire aux gens du plat pays. »

Mais l’esprit si actif et si clair de Forster ne pouvait s’arrêter là. Puisque la victoire de la Révolution en France semblait assurée sans retour possible, quel en serait l’effet sur l’Allemagne ? Et la réponse qu’il fait à la question est très nette. D’une part, l’Allemagne n’est pas prête pour un mouvement comme celui de la France. Mais d’autre part, ce n’est pas impunément que les princes et privilégiés allemands prolongeraient et aggraveraient le régime d’arbitraire. Ils ne pourront pas longtemps résister à une immense force profonde qui ressemble, par sa spontanéité vaste et ses irrésistibles progrès, à un phénomène divin.

« Je veux bien croire aussi, continue Forster, que cela se propagera ; mais, en Allemagne, nous ne sommes guère encore préparés ; notre petit peuple gémit encore dans les fers de l’ignorance plus durs et plus avilissants que ceux du despotisme ; il y a peu de districts de l’Allemagne où le peuple soit assez éclairé pour qu’il puisse faire un bon usage de la liberté. Il importe d’autant plus aux princes de ne pas l’irriter, car il ne se comporterait sûrement pas avec cette modération divine qu’on ne saurait trop admirer dans les Français de nos jours. C’est pour cette raison sans doute que tous les efforts de la hiérarchie pour conserver son ancien empire me paraissent si imprudents dans ce moment. C’est comme si les ecclésiastiques étaient frappés d’aveuglement. Ne voient-ils donc pas que la voie de l’accommodement est la seule qui leur reste ? Veulent-ils donc accélérer à toute force la catastrophe ? Aiment-ils mieux tout perdre à la fois, que de céder pour le moment à la lumière qui jaillit autour d’eux et qui éclaire leur sanctuaire ténébreux ? Quos Deus vult perdere prius dementat. (Dieu aveugle d’abord ceux qu’il veut perdre). Il y a certainement de la Providence, de la Destinée, du Dieu, dans tout cela ; et cette grande volonté si infiniment indépendante de tous les efforts humains s’accomplira en dépit d’eux. Nous le verrons encore de nos propres yeux, et ce n’est pas là le spectacle le moins intéressant auquel nous soyons appelés. En général il vaudra la peine de vivre dans ce moment, pour être témoin d’un développement inattendu, singulier et consolant des forces que la nature a concentrées dans l’âme de l’homme. »

Il est visible que, dès ce moment, Forster s’attend à des événements décisifs en Allemagne même, et que, presque sans se l’avouer à lui-même, il s’y prépare. C’est sans doute aussi dès lors qu’il commence à s’ouvrir plus librement avec les professeurs, les médecins qui comme lui aiment la Révolution et la France, avec Hoffmann, Dasch, Wedekind, il a beau se surveiller. Il a beau écrire à Heyne, inquiet de ses tendances, qu’il ne peut souhaiter de plus grand bonheur que le travail régulier et paisible dans le cercle de la vie de famille. Il se défend mal du vertige de la grande action ; et le gouffre l’attire. Voici d’ailleurs qu’à Mayence l’esprit de contre-révolution se développe. Voici que les prêtres qui gouvernent l’électorat, s’effraient de la liberté d’esprit de l’Université, et, renonçant au système de tolérance qu’ils avaient pratiqué par mode et par dédain, persécutent le professeur Dasch, coupable d’avoir enseigné la philosophie de Kant. Voici que l’Allemagne s’emplit d’une rumeur d’intrigue, et qu’à la Cour de Prusse un parti remuant pousse à la guerre, à n’importe quelle guerre, à Liège, en France, pour arracher le roi au gouvernement de ses maîtresses. Voici que l’Électeur de Mayence, changeant de passion avec l’âge, ne demande plus aux vers voluptueux de l’Ardighello de Heinse de ranimer un peu sa force lassée, et passant de la galanterie à la politique, cherche à être le chef et l’inspirateur de la contre-révolution allemande. Les émigrés arrivent, bavards, voraces, insolents, se jetant sur les vivres et le Champagne, cajolant l’évêque et l’appelant « papa ». Le prix des vivres haussait sous cette fringale de gentilshommes affamés, et Forster était soulevé de dégoût et de colère. Et ce sont ces hommes qui prétendaient faire en Allemagne la loi et l’opinion ! C’est eux qui prétendaient dicter aux esprits libres ce qu’il fallait penser de la Révolution et de ses chefs ! Et le pamphlet déclamatoire de l’Anglais Burke contre la Révolution, reproduit, commenté, par toute la domesticité de plume des cours allemandes, donnait aux calomnies plates et à la sottise des émigrés je ne sais quel air d’éloquence et de profondeur !

Forster n’y tenait plus et dans les comptes rendus qu’il publiait de la littérature anglaise, il luttait contre Burke, il en dénonçait les sophismes au grand émoi de Heyne qui le voyait se risquer de plus en plus. N’importe ! que les destinées s’accomplissent !

Les nobles d’Allemagne se laissent griser ou effrayer par les paroles des nobles émigrés de France :

« Et vous aussi, vous devrez fuir, et vous aussi vous serez dépouillés, volés, brutalisés, si vous n’écrasez le nid des vipères jacobines qui vont partout en Europe se glisser au cœur des peuples et l’empoisonner. »

Guerre donc ! Et que la Révolution périsse ! Ah ! les insensés !

« Ils auraient pu, dit Forster, à force de prudence et de concessions, ajourner la Révolution de cent ans encore ; ils vont maintenant, par leurs provocations, l’avancer d’un demi-siècle. »

Et quelle fatuité ! Ils s’imaginent que la Révolution ne saura pas se défendre ! Non ; elle n’a pas d’armée régulière. Mais elle est forte de la confiance du peuple qui se lèvera tout entier pour la défendre. On affecte de regarder la Révolution comme un spectacle, comme une suite de manifestations théâtrales destinées à éblouir la nation. Mais la comédie est assez bien jouée puisque les paysans sont débarrassés dès maintenant de la moitié des charges qu’ils portaient. La Révolution a montré sa force, lorsqu’à la fuite du roi l’Assemblée a pris si tranquillement le pouvoir. Trop débonnaire Assemblée ! Elle a eu tort de laisser la royauté debout. C’est cette faiblesse qui accule maintenant le monde à la guerre. Cette guerre, la France saura la soutenir. Elle a l’enthousiasme, la force immense d’un peuple ardent et uni, la force de la richesse. On peut lui prendre ses colonies, Saint-Domingue et le reste :

« L’industrie française trouvera toujours son marché, même si la France n’a aucune possession extérieure. Le manufacturier français est plus économe et plus laborieux, tout au moins aussi laborieux que l’anglais ; il peut donc livrer ses marchandises à meilleur marché. »

Ainsi, Forster entre de plus en plus dans les intérêts de la France, et jusque dans le calcul de ses forces. Il admire le discours de Brissot contre la Maison d’Autriche. Il le trouve substantiel et décisif. Il est gagné, lui aussi, par l’énervement belliqueux de la Gironde. Il accuse, il dénonce les prêtres, les princes, les nobles d’Allemagne qui rendent la guerre inévitable. Mais, au fond, il est si exaspéré par la nuée bourdonnante des émigrés, par les vantardises et les fanfaronnades de tout le monde dirigeant d’Allemagne, il a aussi une telle impatience d’échapper à la lourde incertitude de l’heure présente qu’il souhaite que la foudre éclate, écrasant les vaniteux, nettoyant l’espace. Et il est de cœur avec les révolutionnaires français qui ont de la vigueur et de l’audace. C’est contre les Jacobins que déclament les rois, les ministres, les privilégiés, les journalistes et libellistes de cour. C’est pour les Jacobins que Forster prend parti…

«…J’avoue volontiers, écrit-il le 5 juin 1792 à Heyne dont il cesse de ménager les inquiétudes, que je suis plutôt pour les Jacobins que contre eux. Sans eux, la contre-révolution aurait éclaté dans Paris, et l’ancien régime, aurait été entièrement rétabli. Ce ne sont pas eux, c’est la reine qui met tout le jeu aux mains de la Prusse et de l’Autriche. Si l’on ne veut pas perdre tout ce qui a été conquis, il faut que les Jacobins agissent comme ils font. La collusion entre le cabinet secret (des Tuileries), les émigrés et les Cours étrangères ne peut être frappée d’impuissance que par des moyens audacieux et qui découvrent à tous combien est intolérable et faussé l’état présent des choses en France. Tous les liens sont dissous et doivent l’être, si on ne veut pas porter de nouveau les vieilles chaînes. La Cour ne songe qu’à sa splendeur et à son despotisme d’autrefois. Tout peut crouler pourvu qu’elle se dresse sur les ruines. Les puissances étrangères peuvent à leur gré dépecer la France, pourvu que le morceau réservé à la Cour soit décidément sous le joug. Mais ce plan même reste en suspens. Les émigrés le savent bien, et n’ont point d’embarras à dire qu’ils sont trompés par la Prusse et l’Autriche. Entre les trois grandes puissances toutes les conventions sont remaniées. L’impératrice (de Russie) partage la Pologne, au lieu d’envoyer ses troupes en France ; la Prusse aura sûrement sa part. L’Autriche et la Prusse cherchent à prendre la Flandre française, l’Alsace et la Lorraine. Elles n’iront pas dans leur marche beaucoup plus loin. Que l’on pousse devant soi les républicains comme un troupeau de moutons ; il faudra bien cependant qu’ils se ramassent quelque part, et qu’ils livrent le combat du désespoir, dont on laissera sans doute porter surtout le poids aux émigrés. Ceux-ci ne seront admis à agir que lorsque les puissances seront en possession des provinces françaises convoitées.

« Le pire de tout cela, c’est le mépris affiché pour tout ce qui ressemble à de la probité et à des principes. L’impératrice est autocrate en Suède, démocrate en Pologne, monarchiste en France. Quelle contradiction ou plutôt quelle impudeur publique ! La Prusse a fait dire aux cercles rhénans qu’elle paierait les dépenses de ses troupes avec des bons, avec des bordereaux qu’elle mit déjà en circulation lors de la guerre de Sept ans, et qui furent si mal remboursés. Les cercles sont impuissants et il faut qu’ils supportent tout ce qui plaît aux forts ; et ils sont liés par la protection insensée qu’ils ont accordé aux émigrés français, sans lesquels la Prusse et l’Autriche n’auraient jamais trouvé un prétexte pour attaquer la France.

Joseph d’Orléans.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


« C’est bientôt dit que les Jacobins vont trop loin, mais qui peut nier que si, un seul moment, ils quittent la partie, la contre-révolution est faite ? Celle-ci est souhaitée par tous ceux qui parlent contre les Jacobins. En un moment où un poids aussi lourd est jeté dans la balance, ils ont besoin de la tenir de toutes leurs forces pour la faire pencher vers eux. Et c’est de cet état violent à quiconque n’est pas ami ou ennemi, qu’on attend de froides et calmes décisions de raison ! Quelle étourderie, alors qu’il n’y a plus que l’action qui compte, alors que depuis quatre ans c’est en vain qu’a été invoquée la puissance de la raison, et que contre la Révolution les armes les plus déloyales ont été employées ! Non, c’est demander plus que de la résignation chrétienne, plus que la deuxième joue après le premier soufflet. Qui donc songe à nier, qui donc ne déplore pas les maux qui naissent de la guerre civile ? Qui conteste qu’il y a des milliers d’hommes toujours prêts, sous prétexte de liberté, à commettre des horreurs ? Mais enfin, la guerre civile est là, et cette guerre, la Cour, la noblesse, les prêtres et les Cours étrangères l’ont toute sur la conscience. »

Voilà l’esprit de Forster engagé à fond. Quel regard pénétrant et dur ! Quel discernement des mobiles égoïstes ! Quel mépris pour la politique de proie de cette Europe qui ne songe même pas à sauvegarder l’ordre social qu’elle prétend défendre et qui n’a d’autre souci que de se partager la dépouille de la France ! L’homme qui parle ainsi, et qui ne craint pas sous les déclamations hypocrites contre les Jacobins de dénoncer la haine de la Révolution, cet homme ne se donnera pas à demi quand viendra l’heure décisive. Ah ! quel grand homme d’État, réfléchi, véhément, résolu et clair, eût été Forster pour l’Allemagne révolutionnaire ! Mais celle-ci se déroba, et le sol manqua sous les pieds du grand homme qui osait trop tôt.

Voici donc la crise de la guerre. Mayence reçoit la visite du jeune Empereur François-Joseph récemment couronné à Francfort ; les rues de la ville fourmillent de soldats, de prêtres, de gentilshommes éclatants, d’émigrés hâbleurs. Une flottille toute pavoisée mire dans le grand fleuve ses pavillons multicolores. L’évêque est rayonnant, le ciel est splendide. Les émigrés mangent et boivent. Le soir, les maisons s’illuminent et les clochers réfléchissent leur clarté de fête aux eaux profondes du Rhin. Ô sérénité de la nuit ! Ô tendresse des étoiles pâlies par l’ardent reflet de la cité ! Ô douceur de vivre et d’oublier ! Les hommes avant d’entrer dans le péril et le hasard s’éblouissent eux-mêmes, et le pauvre penseur mêlé à la foule se laisse aller un moment, lui aussi, à cette sorte de joie instinctive. C’est l’enchantement de l’heure qui passe, une arche fragile de clarté sur un abîme obscur. Pitié pour les hommes éblouis qui descendent à l’abîme !

Mais maintenant des semaines sont passées, pleines d’attente, d’angoisse, de hâbleries, de mensonges. Et trois mois après la fête splendide de Mayence, les soldats de Custine, les soldats de la Révolution y entrent en vainqueurs. Oh ! de quel regard Forster scrutait la foule des Mayençais rangés au passage des soldats de la liberté ! Comme il aurait voulu surprendre en ce peuple si amorti depuis des siècles et si somnolent, un tressaillement de joie, une espérance, la vive révélation d’une Allemagne nouvelle ! Les amis de la liberté, tous ceux qui, dans la salle de lecture, s’étaient animés aux paroles plus ardentes ou plus amères de Forster, de Hoffmann et de Wedekind, avaient arboré la cocarde tricolore. Mais le peuple, dans l’ensemble, restait morne ou tout au moins réservé. Était-il déconcerté par l’imprévu des événements ? Gardait-il au fond du cœur quelque haine et quelque méfiance pour ces Français qu’on lui avait dit pillards et cruels ?

Était-il troublé par le vertige de lâcheté et de fuite qui, à l’approche de l’ennemi, avait emporté l’Électeur, les nobles, les émigrés aux dents longues, tous ceux qui étaient les chefs désignés de la ville et qui l’avaient compromise et désertée ? Ou encore était-il surpris de la tenue plus que simple, délabrée et pauvre, des soldats de la France ? Ils étaient en haillons, souvent les pieds nus ; et ils portaient leur viande et leur pain embrochés à leur baïonnette. À un peuple d’antichambre et de cathédrale, habitué à des dorures d’église et de domesticité, cela paraissait, étrange. Et il ne savait traduire que par le silence la confusion extrême de ses impressions. Ô généreux penseurs d’Allemagne, fervents disciples de Kant qui vous hâtez vers la liberté, quel terrible fardeau de servitude somnolente et défiante vous aurez à soulever !

Forster pourtant ne désespérait pas d’animer le peuple de Mayence et du pays rhénan à la liberté. Une « société d’amis du peuple » se forma sur le modèle des Jacobins, et, avec l’assentiment de Custine, s’installa dans la splendide salle de concert du palais épiscopal.

« Aucun symbole n’aurait pu être mieux calculé que celui-là pour agir rapidement et fortement sur le peuple, pour flatter son amour-propre et pour changer en mépris sa vénération ancienne pour les idoles d’hier. »

Du haut de cette « tribune de sans-culottes », les révolutionnaires mayençais instruisirent tous les jours le procès de l’Électeur et de l’ancien régime. Les griefs ne manquaient pas : quels étourdis et quels lâches que les hommes qui avaient ainsi provoqué la France, qui avaient appelé sur Mayence l’invasion et qui, à l’approche de l’étranger, sans même essayer un geste de défense, avaient fui ignominieusement ! Avec quelle verve Forster les montre entassant dans les coffres tous leurs objets précieux, leurs bijoux, leur or, leurs étoles splendides, tout leur luxe laïque et sacerdotal ! L’Électeur avait fui dans un carrosse dont il avait d’abord effacé les armoiries, et il se cachait maintenant on ne sait en quel coin obscur de l’Allemagne ! Pour emporter tous ces trésors, toute une flottille avait été mobilisée sur le Rhin. Ah ! quelle activité maintenant, quel mouvement sur ce grand fleuve dont le gouvernement des prêtres avait fait une voie déserte et inutile qu’aucun commerce n’animait. C’est la lâcheté des puissants, c’est leur fuite éperdue qui seule, ô ironie, donnait quelque animation au fleuve jusque-là nonchalant ! Et quelle ignorance, quelle frivolité chez tous ces hommes !

Quand les Français s’étaient approchés de la ville, le gouverneur militaire avait cru que c’était une armée amie, l’armée de Condé. Pourquoi ? Parce que les Français s’avançaient avec une tranquillité et une assurance telles que jamais on n’eût pu supposer qu’ils allaient à un assaut. Ô comique méprise de la peur, qui n’a même plus la force de comprendre le courage et de le supposer en autrui ! Ainsi, tous les jours, Forster et ses amis, flétrissant le gouvernement tombé, essayaient de susciter dans l’âme du peuple l’amour des libertés nouvelles par le mépris des servitudes anciennes.

« C’était comme le jugement des morts pratiqué par la vieille Égypte. »

Devant le peuple de Mayence, la tyrannie morte comparaissait. Un moment, les révolutionnaires mayençais purent croire qu’ils avaient animé et passionné le peuple. Quand sur une grande place de Mayence ils plantèrent l’arbre de la liberté, orné de rubans tricolores et couronné du bonnet rouge, une foule immense les acclama. Pourtant Forster n’est pas sans inquiétude. Il ne voit pas autour de lui des forces d’organisation : quelques professeurs, quelques médecins, quelques juristes, un très petit nombre de bourgeois.

« L’instrument dont le destin se sert pour l’accomplissement de ses décrets, n’est bien souvent en effet qu’un instrument sans valeur propre. Si on ôte aux Jacobins de Mayence la splendeur dont les enveloppe la salle de réunion magnifiquement éclairée, et les mérites solides de quelques hommes instruits et droits, qui forment le noyau de la société, il reste une foule très hétérogène, qui a tous les défauts de ces sortes de formations hâtives, et qui ne satisfait en aucune manière un goût un peu délicat. Beaucoup de juristes instruits, dont le régent avait récompensé l’impartialité par la persécution et la disgrâce, plusieurs marchands importants et d’honorables citoyens d’une probité universellement connue, quelques professeurs de l’Université dotée, mais souvent malmenée par l’Électeur, et enfin quelques prêtres vertueux et à l’esprit clair, sont la force de la Société des Amis du peuple, et ils honoreraient toute société. Mais un essaim d’étudiants bruyants et grossiers, d’autres jeunes gens imberbes et quelques hommes d’une moralité suspecte avaient été admis, soit pour grossir le nombre des adhérents, soit pour respecter le principe de l’égalité. »

Des maladresses étaient commises. Le professeur Bœhmer eut l’idée singulière de proposer une sorte de référendum sur deux registres. L’un rouge et à tranche tricolore devait recevoir la signature des amis de la liberté. L’autre, tout noir et garni de chaînes, devait recevoir celle des ennemis de la Révolution. C’était faire grossièrement violence à la liberté même que l’on prétendait honorer. Pourtant, malgré l’opposition de Forster, ce despotique enfantillage fut adopté par la Société. Et telle était la couardise des anciens dirigeants, qu’il ne se trouva pas un seul des privilégiés et de leurs amis qui osât protester sur le registre noir. Mais surtout, quelle politique allait proposer aux citoyens de Mayence la Société des Amis du peuple ? Quelle solution ? La grande politique, à la fois nationale et révolutionnaire, eût consisté à dire à Custine :

« Nous sommes des républicains comme vous. Nous allons créer la République des pays du Rhin, et nous allons joindre nos armes aux vôtres pour révolutionner toute l’Allemagne. Quand nous y aurons réussi, nous nous incorporerons à la République allemande comme nous étions incorporés à l’Empire allemand. Et la nouvelle République allemande sera l’alliée, la sœur cadette de la République française. »

Oui, mais cette grande politique était doublement impossible. D’abord l’esprit des Mayençais eux-mêmes ne s’y prêtait guère. Ils subissaient en vérité les événements plus qu’ils n’y participaient, et il aurait fallu au contraire, pour qu’ils prissent l’initiative d’une sorte de croisade révolutionnaire en Allemagne, qu’il y eût une grande force d’enthousiasme. De leur passivité résignée, complaisante ou défiante, on ne pouvait attendre aucun élan. Et d’autre part, il n’était guère permis d’espérer que l’Allemagne se prêtât à un mouvement révolutionnaire. Ah ! que Forster dut souffrir d’être obligé de se l’avouer de nouveau à cette heure décisive ! Il écrit à propos des manifestations révolutionnaires de Mayence :

« La situation de l’Allemagne, le caractère de ses habitants, le degré et la particularité de sa culture, le mélange des constitutions et des législations, en un mot sa situation physique, morale et politique lui ont imposé un développement lent et graduel, une lente maturation. Elle doit devenir sage par les fautes et les souffrances de ses voisins, et peut-être recevoir de haut une liberté que d’autres conquièrent d’en bas par la force et d’un coup. »

Ainsi Forster n’a pas foi dans l’Allemagne, et il est si convaincu de l’impossibilité, de la folie de tout mouvement révolutionnaire d’ensemble que même le zèle de quelques Mayençais l’inquiète, parce qu’il semble déborder sur l’Allemagne. Ce n’est que dans les pays du Rhin, et sous l’influence immédiate de la France voisine, que la liberté peut être établie tout de suite et le gouvernement populaire organisé. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il ne faut pas lier le sort des pays du Rhin à la destinée de l’Allemagne. On ne pourra violenter l’Allemagne pour lui faire accepter d’emblée les principes auxquels se rallient les pays du Rhin, et on ne peut maintenir les pays du Rhin dans la servitude ou dans une demi-liberté, en attendant que toute l’Allemagne ait accompli sa lente évolution.

Mais les pays du Rhin, ainsi séparés de l’Allemagne trop routinière et trop pesante, pourront-ils se défendre seuls et sauver leur liberté ? Il n’y a pour eux qu’un moyen de salut. C’est d’entrer dans la grande France républicaine et libératrice ; c’est de s’unir à elle. C’est, d’emblée, la politique de Forster. Dès les premiers jours, c’est l’annexion à la France de toute la rive gauche du Rhin qu’il préconise. Dès le 27 octobre, six jours à peine après l’entrée de Custine à Mayence, il écrit au libraire Voss, à Berlin :

« La République française ne semble pas devoir abandonner Mayence. Une société de la liberté s’est fondée sous les auspices du général et la population laissée à elle-même paraît disposée toute entière à se jeter, comme la Savoie, dans les bras de la République. Seulement, les gens ont les yeux fixés sur ceux au jugement desquels ils ont confiance et qui ne se sont pas encore déclarés. Je me suis jusqu’ici tenu sur la réserve, mais cette neutralité est fâcheuse : la crise oblige à prendre parti. L’exemple de la France a montré ce que serait partout le sort des émigrés, et l’esprit révolutionnaire, éveillé par la destruction totale des armées alliées, agit si puissamment, comme on devait le supposer, que tout est à craindre pour la Constitution allemande, si on ne détache pas pacifiquement et si on ne cède pas de bonne grâce les parties de l’Allemagne qui sont devenues décidément démocratiques. Heureusement pour l’Allemagne, le Rhin est là. Il doit former la limite, qui sépare de l’Allemagne le territoire de la République. Ce serait folie si on songeait encore aux vieux rêves d’intangibilité et d’indivisibilité de l’Empire. Tout est perdu, si on veut tout ressaisir. L’exemple du pouvoir royal en France suffit à le prouver. La contagion s’étendra sans cesse, si on n’achète pas, coûte que coûte, une paix qui permette aux puissances de se rendre maîtresses de leurs sujets. À peine même peut-on espérer cela maintenant, après la faute si grave de l’expédition en France. Les soldats, les bourgeois et les paysans sont mécontents, et l’honneur perdu des premiers ne se peut consoler que par cette parole : qu’il est impossible de lutter contre la liberté. C’est ce qu’a montré l’Amérique et aussi la France. Qu’on ne m’objecte pas la Hollande et le Brabant : ces pays combattaient, non pour la liberté, mais pour l’aristocratie. En Italie tout tremble devant les progrès de la République française. Je le tiens de la bouche de voyageurs dignes de toute confiance. La Catalogne attend le premier signal. La Hesse et la Souabe vont de leur désir impatient au-devant des libérateurs. Coblentz est français dans trois jours. Courtrai en Flandre est réoccupé par La Bourdonnaye, et Dumouriez soumettra sans doute avant le nouvel an toute la Belgique autrichienne. La toute puissance de la Russie en Pologne est fâcheuse pour le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche, et elle exige tout leur effort de résistance. Tout demande la paix avec la France par le seul sacrifice des évêchés de Trêves et de Mayence. »

Mais quoi, est-on tenté de se demander : quel jeu joue donc Forster ? Et s’il est vrai que la Constitution allemande est à ce point ébranlée ou menacée par l’esprit révolutionnaire, s’il est vrai que la Hesse, la Souabe, bientôt sans doute les autres États appellent la République française et la Révolution, pourquoi, lui, l’homme de liberté, renonce-t-il d’emblée à révolutionner l’Allemagne ? Et comment va-t-il jusqu’à dire que la paix est nécessaire pour arrêter l’ébranlement de la Révolution, pour permettre aux pouvoirs constitués de maintenir l’ordre ancien ? Forster serait-il assez égoïste et assez vil pour acheter, par l’abandon et le sacrifice de toutes les espérances révolutionnaires de l’Allemagne, le plaisir d’aller, comme citoyen français de Mayence, jouer à Paris, à la Convention peut-être, un rôle équivoque et bruyant ? Non, vraiment. Mais la confusion et la débilité des choses allemandes L’obligent à un jeu tristement compliqué. Il sait bien, malgré l’entraînement des premiers succès de la France, malgré les velléités de la Hesse et de la Souabe, il sait bien, par l’expérience de Mayence même, qu’il n’y a pas en Allemagne une grande force révolutionnaire. Que Forster n’ait pas espéré un moment en la Révolution allemande, c’est, je crois, un des symptômes les plus douloureux et les plus décisifs de l’impuissance fondamentale du peuple allemand en ces jours pleins de trouble et de promesse. Forster espérait seulement que si par l’annexion ou par l’adhésion de la rive gauche du Rhin à la France républicaine la paix était rétablie, l’exemple de cette grande France victorieuse et libre agirait peu à peu sur l’Allemagne. Mais, pour faire accepter ce plan au patriotisme allemand et aux conservateurs eux-mêmes, Forster disait que la prolongation de la guerre ne pouvait aboutir qu’à une subversion générale en Allemagne. Il se donnait ainsi parfois l’apparence de vouloir limiter la Révolution. De Mayence, il écrit le 21 novembre à son correspondant berlinois, le libraire Voss :

« J’ai depuis hier participé à l’administration publique du pays d’ici, de Spire à Bingen, sur l’ordre exprès du général Custine. C’est au plus grand bien du pays qui m’est confié et de ses habitants que je vais m’employer. Je sauvegarde la propriété et le bien-être, et celui qui prendra ensuite possession du pays, quel qu’il soit, le trouvera en bon état. Si on entreprend une seconde campagne, toute l’Allemagne sera dans une fermentation anarchique, et je ne réponds plus aux princes de leur trône. En donnant ce conseil, j’agis en bon Prussien, dans le meilleur sens du mot, en homme qui désire le maintien de la Constitution actuelle, parce qu’il n’est pas convaincu encore de la maturité révolutionnaire de l’Allemagne, et qu’une révolution avant maturité pourrait avoir des suites cruelles. Mais, au nom de Dieu, que l’on soit capable enfin de comprendre la marche de notre temps ! Les destins de l’heure présente sont dès longtemps préparés, et il est impossible que les digues pourries qu’on oppose à l’inondation de la liberté résistent. Nous vivons dans une époque décisive de l’histoire du monde. Depuis l’apparition du christianisme, il ne s’est rien vu de pareil. À l’enthousiasme, au zèle de la liberté rien ne peut s’opposer que la constitution stupide de l’Asie. »

La solution toute partielle imaginée par Forster lui paraissait réunir tous les avantages. Personnellement, elle le libérait, lui et les siens, de toute inquiétude, et elle lui assurait un grand rôle. Devenu citoyen français et, sans doute, représentant de Mayence, il n’avait plus à craindre les représailles de l’évêque et de son parti, et il pouvait en outre servir d’intermédiaire entre la France passionnée et l’Allemagne plus lente. D’autre part, l’horreur d’une guerre civile entre les Allemands ennemis de la Révolution et les Allemands révolutionnaires était épargnée à ceux-ci, et la liberté pourrait progresser en Allemagne d’un mouvement tranquille et sûr.

Mais la combinaison de Forster se heurtait aux plus vives résistances. Elle était qualifiée de trahison par un grand nombre d’Allemands. Forster aigri répondait avec une violence extrême, dans une lettre du 21 novembre à Voss :

« En ce qui touche ce point, que je dois rester Prussien, j’ai beaucoup à répondre. Si je comprends bien ce vœu, il est en contradiction avec les principes que j’ai toujours exposés — prudemment, il est vrai, à cause du despotisme — et avec mon amour de la liberté. Je suis né à une heure de Dantzig, dans la Pologne prussienne, et j’ai quitté mon pays natal avant qu’il fût sous la domination prussienne. Je ne suis pas, à cet égard, un sujet prussien. J’ai vécu comme savant en Angleterre, fait un voyage autour du monde, et cherché ensuite à communiquer à Cassel, Wilna, Mayence, mes modestes connaissances. Partout où j’étais, je m’efforçais d’être un bon citoyen ; là où j’étais, je travaillais pour gagner mon pain. Ubi bene, ibi patria, doit rester la devise des savants. C’est celle aussi de l’homme libre, qui doit vivre isolé dans de petits pays qui n’ont pas de Constitution.

« Si c’est être un bon Prussien, lorsqu’on vit à Mayence sous la domination française, que de souhaiter à tous les Prussiens, comme à tous les hommes, le bien d’une prompte paix et la fin des maux de la guerre, je suis un bon Prussien, comme je suis un bon Turc, un bon Chinois, un bon Marocain. Mais si l’on entend par là que je dois à Mayence renier tous mes principes, et, dans cette fermentation, ou m’abstenir ou persuader aux Mayençais qu’ils doivent rétablir l’ancien despotisme au lieu d’être libres avec les Français, j’aimerais mieux être accroché à la prochaine lanterne. »

Mais quel désespoir dans ce persiflage ! Et quel anachronisme dans cette sorte d’indifférence du lettré, du savant, à l’égard de la nationalité ! L’effet de la Révolution française, précisément, était de créer des nations. Et la liberté révolutionnaire ne pouvait vaincre en Allemagne que si elle se confondait avec l’énergie nationale. Forster se réfugie, de désespoir, dans une conception bien étroite et fragmentaire.

Mais, même dans les pays du Rhin, à quelles difficultés il se heurtait ! Sans doute un souffle de liberté semblait se lever sur ces régions. Il se faisait comme une fusion de l’âme allemande et de l’âme française. Au début de son livre, d’ailleurs si lourdement chauvin, sur les Républicains allemands sous la République française, le fils de l’un d’eux, Venedey, écrit ceci

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

« Ces vers de Schiller sont la noble bouture qui s’est greffée en mon âme, dans la vie naissante de ma pensée.

« Aux souvenirs les plus lointains de mon enfance appartient un voyage, où je me trouvai à côté de mon père du matin au soir dans une voiture attelée d’un seul cheval : elle était protégée par un capotage et des rideaux de cuir contre la pluie qui tombait parfois à torrents et, bien avant dans la nuit, elle nous porta à travers la campagne sombre jusqu’à notre métairie de Beckerade.


Boyer-Fonfrède.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)



« Tout le temps que mon père n’avait pas à répondre aux questions d’un curieux enfant de cinq ans, il lisait dans un livre, l’Esprit des lois de Montesquieu, et quand il fermait parfois le livre, il fredonnait et chantait à côté de moi son chant préféré, dont les deux premiers vers :

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.


me sont restés dans la mémoire. Deux fois mon père chanta sur le même air des paroles françaises que je ne comprenais pas ; j’appris seulement plus tard que c’était la Marseillaise. La chanson de Schiller et celle de Rouget de Lisle étaient en ce temps chantées sur le même mode, et on disait aussi que Schiller avait transformé en Marseillaise son chant magnifique. L’Hymne à la Joie était devenu un hymne à la liberté : liberté, belle étincelle divine ! À la maison aussi, aux heures solennelles, mon père chantait son chant. Le soir du nouvel an, le jour anniversaire du père et de la mère, quelques amis et cousins et aussi l’instituteur Heuter, dans l’école duquel j’apprenais l’ABC, étaient priés à dîner. Là-haut, dans la « salle », dont on ne se servait que dans les occasions solennelles, le repas s’écoulait joyeux et cordial. La mère était fière de l’excellence du dîner, les plus splendides rôtis, les plus magnifiques gâteaux, les fruits les plus délicats étaient servis.

« Mais lorsque une bolée de vin de choix ou, en hiver, de vin chaud, déliait les langues, mon père se levait de table, marchait de long en large dans la chambre, tandis que par couplets alternés on chantait avec enthousiasme la Marseillaise et l’Hymne à la joie. »

L’Esprit des lois, la Marseillaise, l’Hymne à la joie, Montesquieu, Schiller, Rouget de Lisle : ainsi les rayons de la pensée française et de la pensée allemande se fondaient. Ainsi le large et doux appel de Schiller à toutes les joies de l’univers s’aiguisait en Marseillaise, en paroles de combat contre les tyrans destructeurs de joie.

Enlacez-vous, millions d’hommes,
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

Que veut cette horde d’esclaves,
De traîtres, de rois conjurés ?
Pour qui ces ignobles entraves,
Ces fers dès longtemps préparés ?

Soudain la douce voie lactée, toute fourmillante d’étoiles, devenait pour le regard ardent comme un chemin de combat, une glorieuse montée vers les hauteurs libres, soudain le grand cœur paternel qui battait dans le haut mystère du monde avait des palpitations de colère contre les oppresseurs qui troublaient l’ordre heureux des êtres, et rompaient l’universel enlacement. Quel temps que celui qui berçait ainsi les jeunes âmes au rythme ample de la pensée allemande, au rythme fort de la pensée française, et qui harmonisait enfin, dans un même mode musical, toutes les puissances de la pensée, de l’action et du rêve !

Mais toutes les difficultés pratiques du problème subsistaient. Au fond, les Mayençais avaient peur d’un retour triomphal et terrible de leurs anciens maîtres, et ils n’osaient pas se livrer sans réserve à la Révolution. De plus, si les esprits d’élite admiraient et aimaient la France, les préventions de races, les défiances à l’égard des Français subsistaient dans une grande partie du peuple. Forster se multipliait pour dissiper les craintes, pour élever tous les esprits au-dessus des préjugés nationaux jusqu’à la vraie patrie, jusqu’à la liberté, et il n’y a pas de plus bel effort d’internationalisme que le discours prononcé par lui au club de Mayence, à la Société des Amis du peuple, le 15 novembre 1792. Il y justifie avec une véhémence extrême la politique d’incorporation à la France et à la Révolution. C’est, pour la pensée internationaliste du socialisme, un précédent démocratique et révolutionnaire d’une haute valeur.

« Concitoyens, je veux d’abord toucher en passant aux malentendus qui pourraient naître entre nos frères français et nous d’une différence du caractère national, mais que l’on cherche à grossir perfidement au point d’y trouver une preuve de l’impossibilité d’une union politique entre les deux nations. À cet égard, ces malentendus doivent préoccuper une Société dont le but est et doit rester de réaliser précisément cette union.

« Ç’a été, jusqu’ici, une subtile politique des princes de séparer soigneusement les peuples les uns des autres, de maintenir entre eux des différences de mœurs, de caractère, de lois, de pensée et de sentiment, de nourrir la haine, l’envie, l’esprit de moquerie et de mépris d’une nation envers une autre, et d’assurer par là leur propre domination. En vain la plus pure doctrine morale affirmait que tous les hommes sont frères… le cœur pervers et endurci des gouvernants ne reconnaissait pas de frère. La satisfaction de leurs passions basses ou âpres, leur moi superbe passait avant tout. Dominer était leur premier et dernier bonheur, et pour étendre leur domination, il n’y avait pas de meilleur moyen que d’aveugler, de tromper et, par suite, d’exploiter ceux qui se trouvaient sous leur joug.

« Parmi les inventions innombrables par lesquelles ils savaient égarer leurs sujets, il faut compter l’adresse avec laquelle ils ont propagé la croyance à des différences héréditaires entre les hommes. Ces différences, ils les ont artificiellement créées par la contrainte des lois, ils les ont fait prêcher partout par des apôtres stipendiés. Quelques hommes, disait-on, sont nés pour commander et gouverner, d’autres pour posséder des bénéfices et des emplois, la grande masse est faite pour obéir. Le nègre, par la couleur de sa peau et son nez écrasé, est prédestiné à être esclave du blanc. Et par d’autres blasphèmes encore la sainte raison humaine était outragée.

« Mais ils ont disparu de notre sol purifié, consacré maintenant à la liberté et à l’égalité, ces monuments de la méchanceté de quelques-uns, de la faiblesse et de l’aveuglement du plus grand nombre. Ils ont été jetés à la mer de l’oubli. Être libres, être égaux, c’était la devise des hommes raisonnables et moraux, c’est maintenant aussi la nôtre. Pour le plein usage de ses forces corporelles et spirituelles, chacun a besoin d’un droit égal, d’une liberté égale. Et seule la différence même de ces forces doit déterminer entre elles des différences d’application. Ô toi, qui as le bonheur d’avoir reçu de la nature de grands dons de l’esprit ou une grande robustesse corporelle, n’es-tu pas content de pouvoir déployer toute la mesure de ta force ? Comment peux-tu refuser à celui qui est plus faible que toi de tenter avec sa force moindre ce qu’il peut faire sans nuire à autrui ?

« C’est là, mes concitoyens, le langage de la raison qui a été si longtemps méconnu et étouffé. Mais que nous puissions tenir tout haut ce langage dans ce pays où il n’avait jamais retenti, tant que nos frères les meilleurs, nos frères non privilégiés n’avaient pas chassé les privilégiés dégénérés et débiles, rebut de la race humaine, oui, que nous puissions parler ainsi, à qui le devons-nous, sinon aux Français libres, égaux et braves ?

« C’est vrai, on a dès sa jeunesse inspiré à l’Allemand de l’éloignement pour son voisin français ; c’est vrai, les mœurs, le langage, le tempérament des Français différent des nôtres. C’est vrai encore : lorsque les monstres les plus cruels dominaient en France, notre Allemagne était toute fumante de leurs crimes. Alors un Louvois, dont l’histoire garde le nom pour que les peuples puissent le maudire, faisait mettre en flammes le Palatinat, et Louis XIV, un misérable despote, prêtait son nom à cet ordre détesté.

« Mais ne vous laissez pas égarer, mes concitoyens, par les événements du passé ; la liberté des Français n’est vieille que de quatre ans, et voyez, déjà ils sont un peuple neuf, créé, pour ainsi dire, sur un modèle tout nouveau. Eux, les vainqueurs de nos tyrans, ils tombent en frères dans nos bras, ils nous protègent, ils nous donnent la preuve la plus touchante d’amour fraternel en partageant avec nous la liberté si chèrement achetée par eux, — et c’est la première année de la République ! Voilà ce que produit la liberté dans le cœur de l’homme, c’est ainsi qu’elle sanctifie le temple habité par elle.

« Qu’étions-nous il y a trois semaines ? Comment a pu se produire aussi vite le changement merveilleux qui a fait de nous, valets opprimés, maltraités et muets d’un prêtre, des citoyens courageux, libres et à la parole haute, de hardis amis de la liberté et de l’égalité, prêts à vivre libres ou à mourir ? Mes concitoyens, mes frères, la force qui a pu nous transformer ainsi peut bien fondre en un seul peuple les Mayençais et les Français !

« Nos langues sont différentes, nos pensées doivent-elles l’être pour cela ?

« La Liberté et l’Égalité cessent-elles d’être les joyaux de l’humanité si nous les appelons Freiheit et Gleicheit ? Depuis quand la différence des langues a-t-elle rendu impossible d’obéir à la même loi ? — Est-ce que la despotique souveraine de la Russie ne règne pas sur cent peuples de langue différente ? Est-ce que le Hongrois, le Bohémien, l’Autrichien, le Brabançon, le Milanais ne parlent pas chacun leur langue, et en sont-ils moins les sujets du