Calmann Lévy (2p. 171-178).



LXII


Il était agité. Poussé par Malaval, il jouait son dernier enjeu.

— Lucienne, me dit-il, il y a un malentendu entre nous, et tu me places dans une situation impossible.

— Voyons, Marius… Puisque nous nous tutoyons encore aujourd’hui, explique-toi.

— Est-il vrai que tu épouses Mac-Allan ? Il faut dire oui ou non.

— Je n’en sais rien encore ; mais cela peut arriver. Que t’importe ?

— Cela m’offense, c’est un outrage que tu me fais.

— Comment ?

— Tu donnes à penser à tout le monde que je t’ai abandonnée dans le malheur.

Jennie sentit que ma réponse pourrait humilier Marius et l’humilier doublement en sa présence. Elle sortit.

— Voyons, réponds ! s’écria Marius, qui dès lors ne chercha plus à se contenir.

— Eh bien, mon enfant, je ne t’en veux pas, je te le pardonne ; mais il est bien certain pour moi que tu m’as abandonnée au moment où je n’avais d’autre appui que le tien.

— Ai-je dit un mot ?… — Non, tu n’as pas dit un mot qui pût être répété et cité à ton désavantage ; mais tes yeux m’ont parlé, Marius, et j’y ai vu clairement que, si j’acceptais le dévouement que te suggérait M. Costel, le mari me ferait cruellement repentir d’avoir cru au courage du fiancé.

— Tout cela est absurde, Lucienne. Tu es susceptible, exigeante et romanesque, surtout, oui, romanesque ; c’est là ton malheur et le mien ! Tu ne vois jamais les choses comme elles sont. Ton imagination les exagère ou les interprète. Pour un regard inquiet, pour une minute de surprise que tu as cru voir en moi, tu as tout rompu. Et de quel droit ?

— Oh ! oh ! tu me contestes le droit d’être susceptible et fière ?

— Je te le refuse. Je ne t’avais pas trompée. Je ne t’avais jamais promis d’être un amant passionné. Je t’avais juré d’être un mari affectueux et convenable. Je n’ai jamais prétendu à l’héroïsme, je n’ai jamais dit, comme miss Agar : « Une chaumière et un cœur. » La vie nous apparaissait facile. Je t’ai donc promis des vertus faciles.

— Eh bien, de quoi te plains-tu, si, le jour où j’ai vu là vie difficile pour nous, je n’ai pas voulu t’imposer des vertus difficiles ?

— Je me plains d’une précipitation offensante. La vertu pouvait être une chose difficile, mais non impossible pour moi ; d’ailleurs, il y avait là une question d’honneur, et où prends-tu que je n’aurais pas su faire mon devoir ? Il fallait me le rappeler avec douceur, au lieu de m’en affranchir brusquement.

— Et toi, Marius, il ne fallait pas te délier si vite. Je ne t’ai jamais dit que je fusse très-douce, très-patiente et très-humble. Je ne t’avais jamais promis d’être une personne froide et contenue. J’ai de l’orgueil. Ne me connais-tu pas ? De quoi donc t’étonnes-tu ? Nous avons tous deux obéi à notre nature, preuve que nous n’étions pas faits pour nous entendre.

— Tu en prends aisément ton parti, grâce aux millions de M. Mac-Allan.

— J’ignore si M. Mac-Allan a des millions ; je ne m’en suis pas informée.

— C’est peu probable.

— Marius, je me suis trouvée vis-à-vis de toi dans une situation très-humiliante, car l’abandon est presque une honte dans certaines circonstances. J’étais calomniée, tu le sais fort bien, et, quand, devant nos amis, devant cet étranger qui était alors mon adversaire, tu as accepté presque joyeusement mon refus, tu m’as certainement livrée à des commentaires et à des soupçons dont le souvenir me fait encore rougir. Depuis, tu m’as écrit des choses fort dures et tu m’en dis maintenant, tu m’insultes presque, toi qui es doux et poli, et moi qui suis violente, je n’ai pas eu une parole amère contre toi ; je n’ai permis à personne un mot de blâme sur ton compte en ma présence.

— Lucienne, tu es peut-être meilleure que moi au fond, je ne le nie pas ; mais ne vois-tu pas que je souffre beaucoup ?

— De quoi souffres-tu, Marius ?

— De ce que tu t’en vas seule, je ne sais où et avec je ne sais qui, toi qui es certainement ma seule parente et ma plus ancienne amie. Tu as eu beau échanger ton nom contre une promesse de sécurité, tu es ma cousine, tu es mademoiselle de Valangis, tu le seras toujours, et il ne dépend pas de tes ennemis d’empêcher qu’on ne t’appelle toujours ainsi. Comment veux-tu que je te voie partir sans regret et sans inquiétude ? Dis-moi que tu épouses Mac-Allan et qu’il te plaît. Sois franche : ne me traite pas comme si nous n’étions plus rien l’un pour l’autre.

— Eh bien, je te réponds franchement que M. Mac-Allan me plaît beaucoup et que je ferai mon possible pour l’aimer, ne fût-ce que par reconnaissance. Es-tu tranquille sur mon compte à présent ?

Marius prit sur la cheminée la petite figurine de porcelaine qui me ressemblait et qui m’avait valu de sa part le surnom de Pagode. Il la regarda un instant, et, la lançant sur le carreau de toute sa force, il la brisa en mille pièces.

— Ce que tu fais là est mal, lui dis-je. Rien de ce qui est ici ne m’appartient plus. Ne brise plus rien, on me le ferait payer.

Tu auras le moyen ! répondit-il en prenant son chapeau. Adieu, Lucienne ; tu me déshonores, et c’est ton futur mari qui doit m’en rendre raison.

Je fus effrayée, je le retins, et, comme il était hors de lui, aveuglément furieux comme les gens froids quand ils sortent de leur caractère, je crus qu’il allait provoquer Mac-Allan. Il l’eût fait peut-être, je n’en répondrais pas.

— Marius, lui dis-je, peux-tu garder un secret, et veux-tu me jurer de garder celui que je vais te confier ?

Il me le promit, et je résolus de lui apprendre la vérité sur ma situation future.

— Je m’étonne, lui dis-je, que tu m’aies crue capable de vendre mon nom, et que tu puisses m’estimer encore après le marché que j’ai signé. Sache que j’ai agi ainsi pour me soustraire à des scandales qui me répugnent et à des dangers que je ne puis te dire.

— Je les connais, ces dangers, reprit-il vivement. Tu t’es compromise avec Frumence, et tu as craint qu’on ne fît allusion à cela dans un procès !

— Non, en vérité, m’écriai-je indignée, je ne l’ai pas craint, parce que cela n’est pas ; mais, si tu le crois, — et tu le crois, puisque tu le dis, — je trouve que tu es le dernier des lâches de vouloir me disputer à Mac-Allan.

— Alors, quels sont-ils, ces dangers ?

— Je comptais te les dire, mais tu n’es pas digne de ma confiance. Va-t’en ! Tu ne sauras rien. Marius faiblit devant moi pour la première fois de sa vie : il me demanda pardon de la crudité de ses paroles en prétendant qu’il n’avait pas entendu malice à l’expression dont il s’était servi.

— Tu as été élevée dans une liberté dangereuse, ajouta-t-il ; Frumence a été amoureux de toi, on l’a dit, et c’est possible. Tu ne t’en es pas méfiée, tu ne t’en es pas aperçue ; mais, si je regrette les propos qui en sont résultés et dont je t’ai parlé quelquefois, jamais je n’ai pensé qu’il y eût de ta faute. Voyons, calme-toi, et dis-moi ton secret.

— Eh bien, mon secret, le voici : c’est que, pour une cause ou pour une autre, pour un motif dont je veux rester le seul juge, et par un moyen sur lequel je ne veux pas m’expliquer, je ne recevrai pas une obole de lady Woodcliffe. Je n’ai plus rien, Marius, absolument rien ; je me suis entièrement dépouillée, et, aujourd’hui comme hier, avec ou sans procès, je ne pourrais t’offrir que la misère.

Marius resta atterré, car, pour la troisième fois, il était appelé à faire preuve d’héroïsme, et pour la troisième fois il s’en trouva incapable. Il feignit de rêver un instant et s’en tira avec moi par une nouvelle insulte.

— Puisque tu as accepté ce dépouillement absolu de nom et de fortune, dit-il en mordant ses gants, et que tu ne peux pas m’expliquer pourquoi, du jour au lendemain, tu as pris le parti suggéré par la peur après t’être montrée si vaillante, c’est que tu as vraiment sur la conscience une faute grave ou un malheur irréparable que l’on t’a menacée de divulguer.

Je ne lui répondis pas, j’allai ouvrir la porte et je lui criai :

— Va-t’en !

Il voulut parler ; j’appelai Michel et lui ordonnai d’éclairer M. Marius, qui voulait partir. Jennie rentra, et je sortis. Marius ne voulut pas d’explication avec elle. Il s’en alla honteux et irrité, mais content au fond de ne pas s’être livré. Il ne songea plus à se battre avec Mac-Allan ; il bouda M. de Malaval, qui lui avait fait faire une école, se tint sur ses gardes avec les autres, et ne se permit jamais un mot sur mon compte. J’ai su tout cela depuis, car il ne remit plus les pieds à Bellombre, et je ne le revis pas avant mon départ.