Calmann Lévy (1p. 302-311).



XLI


Cet Anglais, après m’avoir saluée très-convenablement selon l’usage de son pays, mais pas assez courtoisement pour le nôtre, m’examinait avec une curiosité qu’il n’avait sans doute pas l’intention ; de rendre blessante, mais qui me blessa profondément. Je relevai la tête.

— Sans connaître beaucoup les usages du pays de monsieur, répondis-je à Frumence, je sais qu’il lui suffit de m’être présenté par un de mes amis pour avoir le droit de me demander ou de me donner des explications ; mais j’aurais cru que, dans la circonstance, c’est chez moi qu’il aurait dû se faire présenter à moi.

— Vous avez parfaitement raison, mademoiselle, dit M. Mac-Allan en très-bon français et avec un léger accent plutôt agréable que défectueux. J’étais venu ici pour prier M. Costel de vouloir bien m’introduire auprès de vous, et, si je me permets de me faire présenter chez lui, c’est pour m’annoncer et obtenir la permission d’être admis au château de Bellombre avec MM. Costel et Barthez.

— Ce sera quand il plaira à vous et à ces messieurs, répondis-je. Je n’ai ni jour ni heure à désigner, car je crois qu’il s’agit d’affaires et que je n’ai le droit d’aucune initiative.

— Mademoiselle Lucienne, reprit l’avocat, voulez-vous, contrairement aux usages, m’autoriser à vous parler ici ? Dans la maison et en présence de votre curé, et de M. Frumence, qui est un de vos amis, il ne me semble pas qu’il y ait d’inconvenance, et je suis certain que de ces premières explications qui ne vous engageront à rien, et auxquelles vous ne serez même pas obligée de répondre aujourd’hui, peut résulter pour vous une certaine tranquillité d’esprit, pour moi une grande épargne de temps.

— Qu’en pensez-vous ? demandai-je à l’abbé Costel.

Il me répondit que, n’ayant pas encore vu M. Mac-Allan, il devait s’en rapporter à Frumence, qui venait de causer avec lui et qui savait sans doute dans quelles intentions il se présentait. Frumence répondit à son tour qu’il croyait devoir me conseiller d’écouter M. Mac-Allan avec confiance, et nous nous assîmes tous les quatre autour de la grande table où Frumence avait toujours sa bibliothèque amoncelée.

D’un coup d’œil, l’avocat avait saisi la situation. Il avait vu que l’abbé Costel n’entendait rien à mes affaires, aux affaires quelconques de la vie pratique ; mais il savait déjà que Frumence méritait toute l’autorité morale dont la confiance de ma grand’mère et la mienne l’avaient toujours investi. Ce fut donc à lui autant qu’à moi et fort peu à l’abbé qu’il s’adressa en parlant ainsi :

— Avant tout, je dois dire qui je suis et quel rôle je viens jouer ici. Je ne suis pas orateur, je suis légiste, quelque chose comme ce que vous appelez en France avocat consultant. J’ai étudié la législation française assez particulièrement pour être à même d’y suivre une affaire, et c’est pour cela que j’ai été choisi par lady Woodcliffe, marquise de Valangis, agissant au nom de ses enfants mineurs, pour discuter et soutenir leurs intérêts en France. Je ne viens donc pas en France pour parler contre vous, mademoiselle Lucienne, mais pour parler avec vous et vous apporter les propositions de madame la marquise.

— Si vous venez pour parler avec mademoiselle de Valangis, répondit Frumence, qui avait lu mes émotions sur mon visage, elle doit désirer que ce soit dans les termes d’une parfaite déférence réciproque, et je me permettrai de vous faire observer qu’en France, à moins d’une certaine intimité de famille ou d’affection sérieuse, on n’interpelle pas une jeune personne par son nom de baptême.

M. Mac-Allan sourit avec beaucoup de finesse, et je remarquai sur sa physionomie le contraste fréquent d’une bouche ironique avec un regard limpide, ouvert et bienveillant. Il m’était impossible de me prononcer entre la crainte et la sympathie que cet homme devait m’inspirer. Il hésita quelques instants à répondre, comme pour me préparer au coup qu’il allait me porter ; puis il prit son parti comme quelqu’un que l’on soulage en faisant appel à sa franchise.

— Vous allez vite, monsieur, dit-il, mais vous allez droit au but, et je ne veux pas m’en plaindre puisque j’ai désiré qu’il en fût ainsi. Vous touchez donc le vif de la question, et, avant de l’attaquer, je supplie mademoiselle ici présente de ne voir aucun manque de déférence dans ma réserve sur la question du nom qu’elle porte. Vous le savez déjà, monsieur, je n’ai encore ici que des intentions conciliantes, et je n’aurais pas accepté une mission qui pouvait me devenir pénible, si je n’eusse été autorisé à porter avant tout des paroles de paix.

— Je suis donc en guerre avec la famille de mon père ? demandai-je avec effort.

— Heureusement non, jusqu’à présent, et il ne tiendra qu’à vous et à vos conseils de ne pas la laisser déclarer.

Il fit une pause, me regarda en face, et, se levant, avec un peu d’emphase dans la douceur de son accent :

— Mademoiselle Lucienne, reprit-il, hélas ! vous ne vous appelez peut-être pas même Lucienne : c’était le nom de baptême de la fille du premier mariage du marquis de Valangis, et rien ne prouve, rien ne pourra peut-être jamais prouver que vous soyez cette fille. Un mystère que je crois impénétrable enveloppe votre existence. La famille dont je représente les intentions ne voit et ne veut voir en vous qu’un enfant supposé. Mon opinion personnelle à cet égard est assez conforme à la sienne, et pourtant, si vous l’exigez, je vous jure que je me livrerai avec toute l’impartialité et toute la sincérité possibles à toutes les recherches possibles de la vérité. Je suis un honnête homme : vous n’en savez rien, vous n’êtes pas obligée de me croire sur parole ; mais vous serez forcée de le reconnaître, si vous me forcez à devenir votre adversaire. Ne nous plaçons pas encore sur le terrain de la lutte. Nous pouvons l’éviter.… Je vais vous répéter en peu de mots ce que j’ai déjà dit avec plus de détails à M. Frumence. J’ai vu ce matin, à Toulon, M. Barthez, qui doit être à Bellombre en ce moment pour se consulter avec madame Jennie, votre femme de confiance ; vous l’y retrouverez sans doute pour vous conseiller. M. Barthez, dont j’estime le caractère et dont je respecte la parole, paraît compter en dernier ressort sur des preuves que ladite madame Jennie se fait fort de pouvoir produire. Moi, ne croyant pas à ces preuves, je viens vous faire des offres sérieuses. Renoncez à un héritage que vous ne pouvez conserver qu’au prix d’une lutte douloureuse et longue, suivie probablement d’un désastre. Gardez le nom de Lucienne, ajoutez-y, si vous voulez, un de au commencement, une s à la fin : soyez mademoiselle de Luciennes, si aucune famille de ce nom ne s’y oppose ; mais renoncez à celui de Valangis et à l’héritage, trop contestable dans tous les cas, de votre bienfaitrice. Acceptez une pension double du revenu que représente la terre de Bellombre. Quittez la Provence, la France, si vous voulez, et allez vivre libre et riche où il vous plaira. Personne ne vous demandera jamais compte de vos déterminations, de l’emploi de vos revenus et des convenances de votre établissement. Vous y réfléchirez. Voilà ma commission faite.

Ayant ainsi parlé, M. Mac-Allan se rassit comme s’il n’eût pas attendu de réponse ; mais je vis à son regard qu’il eût souhaité l’explosion de mon premier mouvement. Je m’y serais peut-être livrée quand même, si Frumence ne m’en eût empêchée en prenant la parole à ma place.

— Avant que mademoiselle de Valangis ait, dit-il, une opinion personnelle sur cette offre singulière, elle doit consulter ses amis. Elle est à peine majeure, et, en prévision d’une mort plus prochaine, sa grand’mère lui avait nommé dans la personne de M. Barthez un tuteur dont les avis lui seront encore utiles.

— Aussi je n’attends pas, reprit M. Mac-Allan, que mademoiselle se décide aujourd’hui. Quant à sa majorité, je l’accepterai comme accomplie ; mais il vous sera aussi difficile d’établir l’âge de mademoiselle Lucienne que d’établir son état dans le monde. Nous sommes ici en plein roman, ce n’est pas votre faute ni la mienne. Comme c’est la faute de quelqu’un à coup sûr, peut-être la faute de personnes que mademoiselle Lucienne voudra soustraire aux conséquences d’une imposture, je ne crains pas qu’elle se repente jamais d’avoir pris le parti que je lui conseille.

— Je vous supplie de vous expliquer, m’écriai-je. Je ne vous comprends pas.

— M. Mac-Allan doit répugner à vous donner cette explication ici, dit Frumence. Je crois, mademoiselle de Valangis, que le moment serait venu de le mettre sans tarder en présence des preuves auxquelles il a fait allusion et de la personne qui espère avec raison dissiper ses doutes. Mon avis est que vous retourniez à Bellombre tout de suite et que nous vous y suivions dans quelques instants, puisque nous devons y trouver M. Barthez, et peut-être M. de Malaval, M. Marius de Valangis et le docteur Reppe. Je sais qu’ils avaient l’intention d’aller vous rendre visite aujourd’hui. Vous ne devez rien préjuger avant d’aller consulter vos parents et vos amis.

J’avais hâte, moi, de consulter Jennie. Était-elle donc accusée de quelque chose dans la ténébreuse affaire de mon enlèvement ? Je serrai en tremblant la main de Frumence, et je saluai M. Mac-Allan, dont l’œil clair et paisible semblait envelopper dans sa puissance de concentration toutes les émotions de mon cœur et toutes les incertitudes de ma destinée. Je remontai à cheval sans dire un mot, et je partis.

Au bout de cent pas, je crus que j’allais m’évanouir. Ce rêve effrayant et bizarre qui, dès mon enfance et dans ces derniers temps surtout, s’était présenté vaguement à mon imagination, il se réalisait donc brutalement ! J’étais sans nom, sans âge, sans famille, sans passé, sans avenir, sans protection et sans responsabilité ! Je ne pouvais me figurer la situation où j’étais forcée d’entrer tout à coup. Je m’aperçus bien, à l’épouvante qui s’empara de moi, que j’avais été vainement avertie : je n’avais rien prévu.

Je ne prévoyais pas encore. J’essayais de comprendre ; un nuage était sur ma vue. La campagne étincelante de soleil me parut grise et terne. La brise, chaude comme un simoun, me frappa les épaules comme une bise d’hiver. Voulant réagir contre cette défaillance, j’animai mon cheval et lui lâchai les rênes. Il s’élança comme un ouragan, ce pauvre Zani qui n’avait pas couru depuis longtemps ; il traversa la Dardenne en bondissant sur les dalles glissantes avec l’adresse d’un chamois Je m’abandonnai à son audace sans en avoir conscience. J’avais besoin de revoir Jennie, mon unique refuge. Je ne songeai point à me retourner : j’aurais distingué derrière moi sur la hauteur M. Mac-Allan, qui me suivait de loin avec Frumence, et qui me regardait en lui faisant part de ses réflexions sur mon caractère ardent et téméraire.



fin du tome premier.