Calmann Lévy (1p. 99-105).



XV


Au bout d’une quinzaine, un soir que Frumence venait de nous quitter, nous le vîmes revenir sur ses pas d’un air ému. Il n’était pas seul : derrière lui marchait une petite femme brune dont la charmante figure me plut tout d’abord. Quoique mince et mignonne, elle avait je ne sais quel air de vigueur et d’activité. Ses traits étaient fins et nettement dessinés ; le hâle faisait ressortir la fraîcheur de son teint animé. Elle était habillée très-proprement, tout à neuf, en villageoise de notre pays. Son premier regard fut pour moi, et, comme elle ne savait trop comment m’aborder, entraînée par un irrésistible attrait, je l’embrassai de toute ma force. Alors elle fondit en larmes, couvrit mes mains de baisers, et me dit avec un petit accent étranger qui n’était pas d’accord avec son costume, et qui pourtant ne me sembla pas absolument nouveau :

— Je pensais bien que je vous aimerais ; mais voilà déjà que je vous aime, et c’est pour toute la vie, si vous voulez.

Je la suivis chez ma bonne maman, qui la reçut avec affabilité et la pria de s’asseoir pour causer avec elle des arrangements à prendre. Comme je me retirais, je ne sais quelle curiosité me fit ralentir le pas, et, en me retournant, je vis par la porte entr’ouverte du salon que ma grand’mère jetait ses bras autour des épaules de cette petite femme, et la pressait sur sa poitrine en l’appelant sa chère enfant et en lui baisant le front avec effusion. Je pensai que Frumence devait avoir appris à ma bonne maman quelque chose d’extraordinairement beau sur le compte de notre nouvelle gouvernante, et l’espèce de mystère qui entourait cette révélation augmenta l’estime et la sympathie que j’éprouvais déjà.

Dès le soir même, madame Jennie Guillaume — c’est sous ce nom qu’elle fut établie chez nous — entra en fonction sans vouloir se reposer du voyage et sans paraître fatiguée. Je ne sais si dans sa lettre Frumence l’avait initiée à nos habitudes et à nos caractères ; il est certain qu’elle dirigea notre souper comme si elle n’eût fait autre chose de sa vie. Ma grand’mère eût voulu, je crois, la décider à manger avec nous ; mais elle ne parut pas vouloir accepter cette distinction, et dès le principe elle se mit sur le pied d’une humble femme de charge de campagne, commandant aux domestiques en vertu de son mandat, mais s’assimilant à eux en dehors de ses fonctions.

Ah ! ma noble et grande Jennie, quelle amie, quelle véritable mère je devais trouver en vous ! C’est à vous que je dois tout ce que je puis avoir de généreux dans l’âme et de courageux dans le caractère.

Elle n’était pas expansive et caressante comme Denise. Sa petite taille ne se courbait pas à tout propos, ses yeux n’étaient pas des fontaines de pleurs toujours prêts à couler ; mais un mot d’elle avait plus de prix pour moi que les adorations puériles de ma nourrice. Quelle différence entre elles, et que Jennie était supérieure en tout à ma pauvre folle ! Elle possédait une intelligence que la mienne n’était pas encore en état d’apprécier, mais qui s’imposait à moi comme la vérité même. Comme elle ne parlait jamais de son passé et ne se laissait guère questionner, on ne pouvait deviner où elle avait appris tout ce qu’elle savait. Elle lisait et écrivait mieux que moi, mieux que Marius à coup sûr, et mieux aussi que ma grand’mère. Elle disait avoir travaillé toute sa vie sans s’arrêter, et elle avait lu énormément de livres, bons ou médiocres, dont elle avait apprécié la valeur ou fait la critique avec une merveilleuse sagacité. Est-ce par la lecture ou par une haute intuition personnelle qu’elle avait pu ainsi éclairer son jugement, connaître le cœur humain, et comprendre avec une pénétrante droiture toutes les choses de sentiment ? Elle avait aussi un esprit d’observation remarquable et une mémoire étonnante. Quand elle remplaçait ma grand’mère durant nos leçons, elle cousait près de la fenêtre ou raccommodait le linge de la maison avec rapidité, sans lever les yeux de son ouvrage, et elle ne perdait pas un mot de ce que l’on nous enseignait. Si j’étais embarrassée pour en rendre compte le lendemain, je l’interrogeais le soir dans ma chambre, et elle redressait mes erreurs ou développait ma compréhension sans jamais sortir de son langage simple et net, qui était comme la moelle rustique et substantielle de toutes les démonstrations nécessairement un peu longues et détaillées de Frumence à Marius.

Où trouvait-elle une capacité assez vaste et assez souple pour passer, des détails de la cuisine et de la basse-cour, — car elle surveillait tout, — à ces exercices de l’intelligence et du raisonnement ? Pour un peu, elle eût appris les mathématiques et le latin. Rien n’était mystérieux pour cette tête active et saine. Bien mieux douée que moi, elle me forçait, en causant, à retenir les dates historiques et les mots techniques qui m’échappaient sans cesse. Et, comme si ce travail d’assimilation ne lui suffisait pas, elle passait une partie des nuits à lire dans son lit. Elle n’avait jamais besoin de plus de quatre à cinq heures de sommeil. Toujours couchée la dernière et levée la première, mangeant à peine, ne se reposant jamais dans la journée, elle n’était jamais malade, ou, si elle l’était quelquefois, on ne le savait pas, elle ne le savait peut-être pas elle-même. Sa figure fraîche, un peu immobile dans sa régularité de camée, ne trahissait jamais ni fatigue ni souffrance.

Cette étonnante petite créature prolongea certainement l’existence de ma grand’mère en faisant disparaître d’autour d’elle tous les soucis de la vie et toutes les terreurs de la vieillesse. Elle mit la maison sur un pied d’ordre, de propreté et de sage économie qui rendirent la vie aussi facile et aussi pure qu’une eau qui coule claire et à pleins bords dans un lit de marbre. Jamais d’intermittence, jamais de débordement. Il semblait qu’elle tînt la clef de toutes les écluses de notre existence. Ma bonne maman éprouva comme un temps d’arrêt de plusieurs années entre la vieillesse et la décrépitude. Les domestiques renoncèrent à entretenir et à réclamer les vieux abus, et ils n’eurent pas à se plaindre avec raison une seule fois du règlement de leurs fonctions. Les métayers furent plus consciencieux et plus heureux. L’abbé Costel s’observa davantage, et, sans cesser d’être aussi philosophe, aussi savant, il fut plus propre et plus sobre. Madame Capeforte vint moins souvent et trouva les gens moins disposés à répondre à la perpétuelle enquête de ses espionnages. Il n’est pas jusqu’à M. de Malaval et à son ami Fourrières qui ne fussent plus modérés dans leurs assertions fantasques. Et pourtant Jennie ne sortait jamais de son rôle, jamais elle ne se permettait de dire un mot en dehors de ses attributions. Elle ne paraissait faire aucune remarque sur les étrangers, et jamais la maison n’avait été plus honorable ; mais il y avait sur ma grand’mère et sur nous tous un reflet de la droiture d’esprit et de la fermeté d’humeur de Jennie. Nous étions, grâce à l’habitude de vivre avec elle, plus solides dans nos idées et plus sérieux dans nos manières. L’aspect de la maison, tout, jusqu’à l’arrangement des choses et à l’ordonnance des repas, avait un cachet de décorum et de dignité dont on ressentait l’influence secrète. Le laisser aller de la vie méridionale avait fait place à la véritable hospitalité, plus réelle parce qu’elle est plus soutenue.

J’ai connu le parfait bonheur. De quel droit me plaindrais-je aujourd’hui de la destinée ? J’ai été admirablement et parfaitement aimée. Combien d’autres innocents de mon âge n’ont connu que l’abandon et l’injustice !