La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 41

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XLI.

En ce moment les portes du temple s’ouvrirent en rendant un son métallique, et les Invisibles entrèrent deux à deux. La voix magique de l’harmonica, cet instrument récemment inventé[1], dont la vibration pénétrante était une merveille inconnue aux organes de Consuelo, se fit entendre dans les airs, et sembla descendre de la coupole entr’ouverte aux rayons de la lune et aux brises vivifiantes de la nuit. Une pluie de fleurs tombait lentement sur l’heureux couple placé au centre de cette marche solennelle. Wanda, debout auprès d’un trépied d’or, d’où sa main droite faisait jaillir des flammes éclatantes et des nuages de parfums, tenait de la main gauche les deux bouts d’une chaîne de fleurs et de feuillages symboliques qu’elle avait jetée autour des deux amants. Les chefs Invisibles, la face couverte de leurs longues draperies rouges et la tête ceinte des mêmes feuillages de chêne et d’acacia consacrés par leur rites, étaient debout, les bras étendus comme pour accueillir les frères, qui s’inclinaient en passant devant eux. Ces chefs avaient la majesté des druides antiques ; mais leurs mains pures de sang n’étaient ouvertes que pour bénir, et un religieux respect remplaçait dans le cœur des adeptes la terreur fanatique des religions du passé. À mesure que les initiés se présentaient devant le vénérable tribunal, ils ôtaient leurs masques pour saluer à visage découvert ces augustes inconnus, qui ne s’étaient jamais manifestés à eux que par des actes de clémente justice, d’amour paternel et de haute sagesse. Fidèles, sans regret et sans méfiance, à la religion du serment, ils ne cherchaient pas à lire d’un regard curieux sous ces voiles impénétrables. Sans doute leurs adeptes les connaissaient sans le savoir, ces mages d’une religion nouvelle, qui, mêlés à eux dans la société et dans le sein même de leurs assemblées, étaient les meilleurs amis, les plus intimes confidents de la plupart d’entre eux, de chacun d’eux peut-être en particulier. Mais, dans l’exercice de leur culte commun, la personne du prêtre était à jamais voilée, comme l’oracle des temps antiques.

Heureuse enfance des croyances naïves, aurore quasi fabuleuse des conspirations sacrées, que la nuit du mystère enveloppe, dans tous les temps, de poétiques incertitudes ! Bien qu’un siècle à peine nous sépare de l’existence de ces Invisibles, elle est problématique pour l’historien ; mais trente ans plus tard l’illuminisme reprit ces formes ignorées du vulgaire, et, puisant à la fois dans le génie inventif de ses chefs et dans la tradition des sociétés secrètes de la mystique Allemagne, il épouvanta le monde par la plus formidable et la plus savante des conjurations politiques et religieuses. Il ébranla un instant toutes les dynasties sur leurs trônes, et succomba à son tour, en léguant à la Révolution française comme un courant électrique d’enthousiasme sublime, de foi ardente et de fanatisme terrible. Un demi-siècle avant ces jours marqués par le destin, et tandis que la monarchie galante de Louis xv, le despotisme philosophique de Frédéric ii, la royauté sceptique et railleuse de Voltaire, la diplomatie ambitieuse de Marie-Thérèse, et l’hérétique tolérance de Ganganelli, semblaient n’annoncer pour longtemps au monde que décrépitude, antagonisme, chaos et dissolution, la Révolution française fermentait à l’ombre et germait sous terre. Elle couvait dans des esprits croyants jusqu’au fanatisme, sous la forme d’un rêve de révolution universelle ; et pendant que la débauche, l’hypocrisie ou l’incrédulité régnaient officiellement sur le monde, une foi sublime, une magnifique révélation de l’avenir, des plans d’organisation aussi profonds et plus savants peut-être que notre Fouriérisme et notre Saint-Simonisme d’aujourd’hui, réalisaient déjà dans quelques groupes d’hommes exceptionnels la conception idéale d’une société future, diamétralement opposée à celle qui couvre et cache encore leur action dans l’histoire.

Un tel contraste est un des traits les plus saisissants de ce dix-huitième siècle, trop rempli d’idées et de travail intellectuel de tous les genres, pour que la synthèse ait pu en être déjà faite avec clarté et profit par les historiens philosophiques de nos jours. C’est qu’il y a là un amas de documents contradictoires et de faits incompris, insaisissables au premier abord, sources troublées par le tumulte du siècle, et qu’il faudrait épurer patiemment pour en retrouver le fond solide. Beaucoup de travailleurs énergiques sont restés obscurs, emportant dans la tombe le secret de leur mission : tant de gloires éclatantes absorbaient alors l’attention des contemporains ! tant de brillants travaux accaparent encore aujourd’hui l’examen rétrospectif des critiques ! Mais peu à peu la lumière sortira de ce chaos ; et si notre siècle arrive à se résumer lui-même, il résumera aussi la vie de son père le dix-huitième siècle, ce logogriphe immense, cette brillante nébuleuse, où tant de lâcheté s’oppose à tant de grandeur, tant de savoir à tant d’ignorance, tant de barbarie à tant de civilisation, tant de lumière à tant d’erreur, tant de sérieux à tant d’ivresse, tant d’incrédulité à tant de foi, tant de pédantisme savant à tant de moquerie frivole, tant de superstition à tant de raison orgueilleuse : cette période de cent ans, qui vit les règnes de madame de Maintenon et de madame de Pompadour : Pierre le Grand, Catherine ii, Marie-Thérèse et la Dubarry ; Voltaire et Swedenborg, Kant et Mesmer, Jean-Jacques Rousseau et le cardinal Dubois, Schrœpfer et Diderot, Fénelon et Law, Zinzendorf et Leibnitz, Frédéric ii et Robespierre, Louis xiv et Philippe-Égalité, Marie-Antoinette et Charlotte Corday, Weishaupt, Babeuf et Napoléon… laboratoire effrayant, où tant de formes hétérogènes ont été jetées dans le creuset, qu’elles ont vomi, dans leur monstrueuse ébullition, un torrent de fumée où nous marchons encore enveloppés de ténèbres et d’images confuses.

Consuelo pas plus qu’Albert, et les chefs Invisibles pas plus que leurs adeptes, ne portaient un regard bien lucide sur ce siècle, au sein duquel ils brûlaient de s’élancer avec l’espoir enthousiaste de le régénérer d’assaut. Ils se croyaient à la veille d’une république évangélique, comme les disciples de Jésus s’étaient crus à la veille du royaume de Dieu sur la terre, comme les Taborites de la Bohême s’étaient crus à la veille de l’état paradisiaque, comme plus tard la Convention française se crut à la veille d’une propagande victorieuse sur toute la face du globe. Mais, sans cette confiance insensée, où seraient les grands dévouements, et sans les grandes folies où seraient les grands résultats ? Sans l’utopie du divin rêveur Jésus, où en serait la notion de la fraternité humaine ? Sans les visions contagieuses de l’extatique Jeanne d’Arc, serions-nous encore Français ? Sans les nobles chimères du dix-huitième siècle, aurions-nous conquis les premiers éléments de l’égalité ? Cette mystérieuse révolution, que les sectes du passé avaient rêvée chacune pour son temps, et que les conspirateurs mystiques du siècle dernier avaient vaguement prédite cinquante ans d’avance, comme une ère de rénovation politique et religieuse, Voltaire et les calmes cerveaux philosophiques de son temps, et Frédéric ii lui-même, le grand réalisateur de la force logique et froide, n’en prévoyaient ni les brusques orages, ni le soudain avortement. Les plus ardents, comme les plus sages, étaient loin de lire clairement dans l’avenir. Jean-Jacques Rousseau eût renié son œuvre, si la Montagne lui était apparue en rêve, surmontée de la guillotine ; Albert de Rudolstadt serait redevenu subitement le fou léthargique du Schreckenstein, si ces gloires ensanglantées, suivies du despotisme de Napoléon, et la restauration de l’ancien régime, suivie du règne des plus vils intérêts matériels, lui eussent été révélées ; lui qui croyait travailler à renverser, immédiatement et pour toujours, les échafauds et les prisons, les casernes et les couvents, les maisons d’agio et les citadelles !

Ils rêvaient donc, ces nobles enfants, et ils agissaient sur leur rêve de toute la puissance de leur âme. Ils n’étaient ni plus ni moins de leur siècle que les habiles politiques et les sages philosophes leurs contemporains. Ils ne voyaient ni plus ni moins qu’eux la vérité absolue de l’avenir, cette grande inconnue que nous revêtons chacun des attributs de notre propre puissance, et qui nous trompe tous, en même temps qu’elle nous confirme, lorsqu’elle apparaît à nos fils, vêtue des mille couleurs dont chacun de nous a préparé un lambeau pour sa toge impériale. Heureusement, chaque siècle la voit plus majestueuse, parce que chaque siècle produit plus de travailleurs pour son triomphe. Quant aux hommes qui voudraient déchirer sa pourpre et la couvrir d’un deuil éternel, ils ne peuvent rien contre elle, ils ne la comprennent pas. Esclaves de la réalité présente, ils ne savent pas que l’immortelle n’a point d’âge, et que qui ne la rêve pas telle qu’elle peut être demain ne la voit nullement telle qu’elle doit être aujourd’hui.

Albert, dans cet instant de joie suprême où les yeux de Consuelo s’attachaient enfin sur les siens avec ravissement ; Albert, rajeuni de tout le bienfait de la santé, et embelli de toute l’ivresse du bonheur, se sentait investi de cette foi toute-puissante qui transporterait les montagnes, s’il y avait d’autres montagnes à porter dans ces moments-là que le fardeau de notre propre raison ébranlée par l’ivresse. Consuelo était enfin devant lui comme la Galatée de l’artiste chéri des dieux, s’éveillant en même temps à l’amour et à la vie. Muette et recueillie, la physionomie éclairée d’une auréole céleste, elle était complètement, incontestablement belle pour la première fois de sa vie, parce qu’elle existait en effet complètement et réellement pour la première fois. Une sérénité sublime brillait sur son front, et ses grands yeux s’humectaient de cette volupté de l’âme dont l’ivresse des sens n’est qu’un reflet affaibli. Elle n’était si belle que parce qu’elle ignorait ce qui se passait dans son cœur et sur son visage. Albert seul existait pour elle, ou plutôt elle n’existait plus qu’en lui, et lui seul lui semblait digne d’un immense respect et d’une admiration sans bornes. C’est qu’Albert aussi était transformé et comme enveloppé d’un rayonnement surnaturel en la contemplant. Elle retrouvait bien dans la profondeur de son regard toute la grandeur solennelle des nobles douleurs qu’il avait subies ; mais ces amertumes du passé n’avaient laissé sur ses traits aucune trace de souffrance physique. Il avait sur le front la placidité du martyr ressuscité, qui voit la terre rougie de son sang fuir sous ses pieds, et le ciel des récompenses infinies s’ouvrir sur sa tête. Jamais artiste inspiré ne créa une plus noble figure de héros ou de saint, aux plus beaux jours de l’art antique ou de l’art chrétien.

Tous les Invisibles, frappés d’admiration à leur tour, s’arrêtèrent, après s’être formés en cercle autour d’eux, et restèrent quelques instants livrés au noble plaisir de contempler ce beau couple, si pur devant Dieu, si chastement heureux devant les hommes. Puis vingt voix mâles et généreuses chantèrent en choeur, sur un rythme d’une largeur et d’une simplicité antiques : Ô hymen ! ô hyménée ! La musique était du Porpora, à qui on avait envoyé les paroles, en lui demandant un chant d’épithalame pour un mariage illustre ; et on l’avait dignement récompensé, sans qu’il sût de quelles mains venait le bienfait. Comme Mozart, à la veille d’expirer, devait trouver un jour sa plus sublime inspiration pour un Requiem mystérieusement commandé, le vieux Porpora avait retrouvé tout le génie de sa jeunesse pour écrire un chant d’hyménée, dont le mystère poétique avait réveillé son imagination. Dès les premières mesures, Consuelo reconnut le style de son maître chéri ; et, se détachant avec effort des regards de son amant, elle se tourna vers les coryphées pour y chercher son père adoptif ; mais son esprit seul était là. Parmi ceux qui s’en étaient faits les dignes interprètes, Consuelo reconnut plusieurs amis, Frédéric de Trenck, le Porporino, le jeune Benda, le comte Golowkin, Schubart, le chevalier d’Éon, qu’elle avait connu à Berlin, et dont, ainsi que toute l’Europe, elle ignorait le sexe véritable ; le comte de Saint-Germain, le chancelier Coccei, époux de la Barberini, le libraire Nicolaï, Gottlieb, dont la belle voix dominait toutes les autres, enfin Marcus, qu’un mouvement de Wanda lui désigna énergiquement, et qu’un instinct sympathique lui avait fait reconnaître d’avance pour le guide qui l’avait présentée, et qui remplissait auprès d’elle les fonctions de parrain ou de père putatif. Tous les Invisibles avaient ouvert et rejeté sur leurs épaules les longues robes noires, à l’aspect lugubre. Un costume pourpre et blanc, élégant, simple, et rehaussé d’une chaîne d’or, qui portait les insignes de l’ordre, donnait à leur groupe un aspect de fête. Leur masque était passé autour de leur poignet, tout prêt à être remis sur le visage, au moindre signal du veilleur placé en sentinelle sur le dôme de l’édifice.

L’orateur, qui remplissait les fonctions d’intermédiaire entre les chefs Invisibles et les adeptes, se démasqua aussi, et vint féliciter les heureux époux. C’était le duc de ***, ce riche prince qui avait voué sa fortune, son intelligence et son zèle enthousiaste à l’œuvre des Invisibles. Il était l’hôte de leur réunion, et sa résidence était, depuis longtemps, l’asile de Wanda et d’Albert, cachés d’ailleurs à tous les yeux profanes. Cette résidence était aussi le chef-lieu principal des opérations du tribunal de l’ordre, quoiqu’il en existât plusieurs autres, et que les réunions un peu nombreuses n’y fussent qu’annuelles, durant quelques jours de l’été, à moins de cas extraordinaires. Initié à tous les secrets des chefs, le duc agissait pour eux et avec eux ; mais il ne trahissait point leur incognito, et, assumant sur lui seul tous les dangers de l’entreprise, il était leur interprète et leur moyen visible de contact avec les membres de l’association.

Quand les nouveaux époux eurent échangé de douces démonstrations de joie et d’affection avec leurs frères, chacun reprit sa place, et le duc, redevenu le frère orateur, parla ainsi au couple couronné de fleurs et agenouillé devant l’autel :

« Enfants très-chers et très-aimés, au nom du vrai Dieu, toute puissance, tout amour et tout intelligence ; et, après lui, au nom des trois vertus qui sont un reflet de la Divinité dans l’âme humaine : activité, charité et justice, qui se traduisent, dans l’application, par notre formule : liberté, fraternité, égalité ; enfin, au nom du tribunal des Invisibles qui s’est voué au triple devoir du zèle, de la foi et de l’étude, c’est-à-dire à la triple recherche des vérités politiques, morales et divines : Albert Podiebrad, Consuelo Porporina, je prononce la ratification et la confirmation du mariage que vous avez déjà contracté devant Dieu et devant vos parents, et même devant un prêtre de la religion chrétienne, au château des Géants, le *** de l’année 175*. Ce mariage, valide devant les hommes, n’était pas valide devant Dieu. Il y manquait trois choses : 1o le dévouement absolu de l’épouse à vivre avec un époux qui paraissait toucher à son heure dernière ; 2o la sanction d’une autorité morale et religieuse reconnue et acceptée par l’époux ; 3o le consentement d’une personne ici présente, dont il ne m’est pas permis de prononcer le nom, mais qui tient de près à l’un des époux par les liens du sang. Si maintenant ces trois conditions sont remplies, et qu’aucun de vous n’ait rien à réclamer et à objecter…, unissez vos mains et levez-vous pour prendre le ciel à témoin de la liberté de votre acte et de la sainteté de votre amour. »

Wanda, qui continuait à demeurer inconnue aux frères de l’ordre, prit les mains de ses deux enfants. Un même élan de tendresse et d’enthousiasme les fit lever tous les trois, comme s’ils n’eussent fait qu’un.

Les formules du mariage furent prononcées, et les rites simples et touchants du nouveau culte s’accomplirent dans le recueillement et la ferveur. Cet engagement d’un mutuel amour ne fut pas un acte isolé au milieu de spectateurs indifférents, étrangers au lien moral qui se contractait. Ils furent tous appelés à sanctionner cette consécration religieuse de deux êtres liés à eux par une foi commune. Ils étendirent les bras sur les époux pour les bénir, puis ils se prirent tous ensemble par les mains et formèrent une enceinte vivante, une chaîne d’amour fraternel et d’association religieuse autour d’eux, en prononçant le serment de les assister, de les protéger, de défendre leur honneur et leurs jours, de soutenir leur existence au besoin, de les ramener au bien par tous leurs efforts s’ils venaient à faiblir dans la rude carrière de la vertu, de les préserver autant que possible de la persécution et des séductions du dehors, dans toutes les occasions, dans toutes les rencontres ; enfin, de les aimer aussi saintement, aussi cordialement, aussi sérieusement que s’ils étaient unis à eux par le nom et par le sang. Le beau Trenck prononça cette formule pour tous les autres dans des termes éloquents et simples ; puis il ajouta en s’adressant à l’époux :

« Albert, l’usage profane et criminel de la vieille société, dont nous nous séparons en secret pour l’amener à nous un jour, veut que le mari impose la fidélité à sa femme au nom d’une autorité humiliante et despotique. Si elle succombe, il faut qu’il tue son rival ; il a même le droit de tuer son épouse : cela s’appelle laver dans le sang la tache faite à l’honneur. Aussi, dans ce vieux monde aveugle et corrompu, tout homme est l’ennemi naturel de ce bonheur et de cet honneur si sauvagement gardés. L’ami, le frère même, s’arroge le droit de ravir à l’ami et au frère l’amour de sa compagne ; ou tout au moins on se donne le cruel et lâche plaisir d’exciter sa jalousie, de rendre sa surveillance ridicule, et de semer la méfiance et le trouble entre lui et l’objet de son amour. Ici, tu le sais, nous entendons mieux l’amitié, l’honneur et l’orgueil de la famille. Nous sommes frères devant Dieu, et celui de nous qui porterait sur la femme de son frère un regard audacieux et déloyal aurait déjà commis, à nos yeux, le crime d’inceste dans son cœur. »

Tous les frères, émus et entraînés, tirèrent leurs épées, et jurèrent de tourner cette arme contre eux-mêmes plutôt que de manquer au serment qu’ils venaient de prononcer par la bouche de Trenck.

Mais la sibylle, agitée d’un de ces transports enthousiastes qui lui donnaient tant d’ascendant sur leurs imaginations, et qui modifiaient souvent l’opinion et les décisions des chefs eux-mêmes, rompit le cercle en s’élançant au milieu. Son langage, toujours énergique et brûlant, subjuguait leurs assemblées ; sa grande taille, ses draperies flottantes sur son corps amaigri, son port majestueux, quoique chancelant, le tremblement convulsif de cette tête toujours voilée, et avec cela pourtant une sorte de grâce qui révélait l’existence passée de la beauté, ce charme si puissant chez la femme, qu’il subsiste encore après qu’il a disparu, et qu’il émeut encore l’âme alors qu’il ne peut plus émouvoir les sens ; enfin, jusqu’à sa voix éteinte qui prenait tout à coup, sous l’empire de l’exaltation, un éclat strident et bizarre, tout contribuait à en faire un être mystérieux, presque effrayant au premier abord, et bientôt investi d’une puissance persuasive et d’un irrésistible prestige.

Tous firent silence pour écouter la voix de l’inspirée. Consuelo fut émue de son attitude autant qu’eux, et plus qu’eux peut-être, parce qu’elle connaissait le secret de sa vie étrange. Elle se demanda, en frissonnant d’une terreur involontaire, si ce spectre échappé de la tombe appartenait réellement au monde, et, si, après avoir exhalé son oracle, il n’allait pas s’évanouir dans les airs avec cette flamme du trépied qui le faisait paraître transparent et bleuâtre.

« Cachez-moi l’éclat de ces armes ! s’écria la frémissante Wanda. Ce sont des serments impies, ceux qui prennent pour objet de leurs invocations des instruments de haine et de meurtre. Je sais bien que l’usage du vieux monde a attaché ce fer au flanc de tout homme réputé libre, comme une marque d’indépendance et de fierté ; je sais bien que, dans les idées que vous avez conservées malgré vous de cet ancien monde, l’épée est le symbole de l’honneur, et que vous croyez prendre des engagements sacrés quand vous avez juré par le fer comme les citoyens de la Rome primitive. Mais ici, c’est profaner un serment auguste. Jurez plutôt par la flamme de ce trépied : la flamme est le symbole de la vie, de la lumière et de l’amour divin. Mais vous faut-il donc encore des emblèmes et des signes visibles ? Êtes-vous encore idolâtres, et les figures qui ornent ce temple représentent-elles pour vous autre chose que des idées ? Ah ! jurez plutôt par vos propres sentiments, par vos meilleurs instincts, par votre propre cœur ; et si vous n’osez pas jurer par le Dieu vivant, par la vraie religion éternelle et sacrée, jurez par la sainte Humanité, par les glorieux élans de votre courage, par la chasteté de cette jeune femme et par l’amour de son époux. Jurez par le génie et par la beauté de Consuelo, que votre désir et même votre pensée ne profaneront jamais cette arche sainte de l’hyménée, cet autel invisible et mystique sur lequel la main des anges grave et enregistre le serment de l’amour…

« Savez-vous bien ce que c’est l’amour ? ajouta la sibylle après s’être recueillie un instant, et d’une voix qui devenait à chaque instant plus claire et plus pénétrante ; si vous le saviez, ô vous ! chefs vénérables de notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer devant vous cette formule d’un engagement éternel que Dieu seul peut ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un engagement qui, par lui-même, est un miracle ? Oui, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle ; car toute âme est éternellement libre en vertu d’un droit divin. Et pourtant, lorsque deux âmes se donnent et s’enchaînent l’une à l’autre par l’amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu’il y a là un miracle, et que Dieu s’en réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort. Vous allez demander à cet homme et à cette femme s’ils veulent s’appartenir exclusivement l’un à l’autre dans cette vie ; et leur ferveur est telle qu’ils vous répondront : « Non pas seulement dans cette vie, mais dans l’éternité. » Dieu leur inspire donc, par le miracle de l’amour, bien plus de foi, bien plus de force, bien plus de vertu que vous ne sauriez et que vous n’oseriez leur en demander. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez-leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s’accomplisse en elles, formez-les à l’idéal de l’amour ; exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité, sans laquelle il n’est point de force morale ni d’amour sublime. Mais n’intervenez pas, comme des prêtres catholiques, comme des magistrats du vieux monde, dans l’exécution du serment. Car, je vous le dis encore une fois, les hommes ne peuvent pas se porter garants ni se constituer gardiens de la perpétuité d’un miracle. Que savez-vous des secrets de l’Éternel ! Sommes-nous déjà entrés dans ce temple de l’avenir, dans ce monde céleste où l’homme doit, nous dit-on, converser avec Dieu sous les ombrages sacrés, comme un ami avec son ami ! La loi du mariage indissoluble est-elle donc émanée de la bouche du Seigneur ? Ses desseins, à cet égard, sont-ils proclamés sur la terre ? Et vous-mêmes, ô enfants des hommes, l’avez-vous promulguée, cette loi, d’un accord unanime ? Les pontifes de Rome n’ont-ils jamais brisé l’union conjugale, eux qui se prétendent infaillibles ? Sous prétexte de nullité dans de certains engagements, ces pontifes ont consacré de véritables divorces, dont l’histoire a consigné le scandale dans ses fastes. Et des sociétés chrétiennes, des sectes réformées, l’Église grecque, ont, à l’exemple du Mosaïsme et de toutes les anciennes religions, inauguré franchement dans notre monde moderne la loi du divorce. Que devient donc la sainteté et l’efficacité d’un serment fait à Dieu, quand il est avéré que les hommes pourront nous en délier un jour ? Ah ! ne touchez pas à l’amour par la profanation du mariage : vous ne réussiriez qu’à l’éteindre dans les cœurs purs ! Consacrez l’union conjugale par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies ; vous le devez, si vous êtes nos prêtres, c’est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d’un sacrement ; et comme le père de famille cherche à établir ses enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d’établir vos fils et vos filles dans des conditions favorables au développement de l’amour vrai, de la vertu, de la fidélité sublime. Et quand vous leur aurez fait subir des épreuves religieuses, au moyen desquelles vous pourrez reconnaître qu’il n’y a dans leur mutuelle recherche ni cupidité, ni vanité, ni enivrement frivole, ni aveuglement des sens dépourvu d’idéal ; quand vous aurez pu vous convaincre qu’ils comprennent la grandeur de leur sentiment, la sainteté de leurs devoirs et la liberté de leur choix, alors permettez-leur de se donner l’un à l’autre, et de s’aliéner mutuellement leur inaliénable liberté. Que leur famille, et leurs amis, et la grande famille des fidèles, interviennent pour ratifier avec vous cette union que la solennité du sacrement doit rendre respectable. Mais faites bien attention à mes paroles : que le sacrement soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l’engagement ; que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé, avec du scandale, des prisons, et des chaînes en cas d’infraction. Autrement vous ne verrez jamais s’accomplir sur la terre le miracle dans son entier et dans sa durée. La Providence éternellement féconde, Dieu, dispensateur infatigable de la grâce, amènera toujours devant vous de jeunes couples fervents et naïfs, prêts à s’engager de bonne foi pour le temps et pour l’éternité. Mais votre loi anti-religieuse, et votre sacrement anti-humain, détruiront toujours en eux l’effet de la grâce. L’inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée par les lois sociales, la différence des devoirs devant l’opinion, les fausses distinctions de l’honneur conjugal, et toutes les notions absurdes que le préjugé crée à la suite des mauvaises institutions, viendront toujours éteindre la foi et glacer l’enthousiasme des époux ; et les plus sincères, les mieux disposés à la fidélité seront les plus prompts à se contrister, à s’effrayer de la durée de l’engagement, et à se désenchanter l’un de l’autre. L’abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au voeu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes s’en mêlent, parce qu’ils y apportent le joug de l’ignorance et de la brutalité : elle est conforme au voeu des nobles cœurs, et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lolhards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent ! Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n’est point à César.

« Et vous, mes fils, dit-elle en revenant vers le centre du groupe, vous qui venez de jurer de ne point porter atteinte au lien conjugal, vous avez fait là un serment dont vous n’avez peut-être pas compris l’importance. Vous avez obéi à un élan généreux, et vous avez répondu d’enthousiasme à l’appel de l’honneur : cela est digne de vous, disciples d’une foi victorieuse. Mais maintenant, sachez bien que vous avez fait là plus qu’un acte de vertu particulière. Vous avez consacré un principe sans lequel il n’y aura jamais de chasteté ni de fidélité conjugales possibles. Entrez donc dans l’esprit d’un tel serment, et reconnaissez qu’il n’y aura point de véritable vertu individuelle, tant que les membres de la société ne seront pas tous solidaires les uns des autres en fait de vertu.

« Ô amour, ô flamme sublime ! si puissante et si fragile, si soudaine et si fugitive ! éclair du ciel qui sembles devoir traverser notre vie et t’éteindre en nous avant sa fin, dans la crainte de nous consumer et de nous anéantir ! nous sentons bien tous que tu es le feu vivifiant émané de Dieu même, et que celui de nous qui pourrait te fixer dans son sein et t’y entretenir jusqu’à sa dernière heure toujours aussi ardent et aussi complet, celui-là serait le plus heureux et le plus grand parmi les hommes. Aussi les disciples de l’idéal chercheront-ils toujours à te préparer dans leurs âmes des sanctuaires où tu te plaises, afin que tu ne te hâtes pas de les abandonner pour remonter au ciel. Mais, hélas ! toi dont nous avons fait une vertu, une des bases de nos sociétés humaines pour t’honorer comme nous le désirions, tu n’as pourtant pas voulu te laisser enchaîner au gré de nos institutions, et tu es resté libre comme l’oiseau dans les airs, capricieux comme la flamme sur l’autel. Tu sembles te rire de nos serments, de nos contrats et de notre volonté même. Tu nous fuis, en dépit de tout ce que nous avons inventé pour t’immobiliser dans nos moeurs. Tu n’habites pas plus le harem gardé par de vigilantes sentinelles, que la famille chrétienne placée entre la menace du prêtre, la sentence du magistrat, et le joug de l’opinion. D’où vient donc ton inconstance et ton ingratitude, ô mystérieux prestige, ô amour cruellement symbolisé sous les traits d’un dieu enfant et aveugle ? Quelle tendresse et quel mépris t’inspirent donc tour à tour ces âmes humaines que tu viens toutes embraser de tes feux, et que tu délaisses presque toutes, pour les laisser périr dans les angoisses du regret, du repentir, ou du dégoût plus affreux encore ? D’où vient qu’on t’invoque à genoux sur toute la face de notre globe, qu’on t’exalte et qu’on te défie, que les poëtes divins te chantent comme l’âme du monde, que les peuples barbares te sacrifient des victimes humaines en précipitant les veuves dans le bûcher des funérailles de l’époux, que les jeunes cœurs t’appellent dans leurs plus doux songes, et que les vieillards maudissent la vie quand tu les abandonnes à l’horreur de la solitude ? D’où vient ce culte tantôt sublime, tantôt fanatique, que l’on te décerne depuis l’enfance dorée de l’Humanité jusqu’à notre âge de fer, si tu n’es qu’une chimère, le rêve d’un moment d’ivresse, l’erreur de l’imagination exaltée par le délire des sens ? — Oh ! c’est que tu n’es pas un instinct vulgaire, un simple besoin de l’animalité ! Non, tu n’es pas l’aveugle enfant du paganisme ; tu es le fils du vrai Dieu et l’élément même de la Divinité ! Mais tu ne t’es encore révélé à nous qu’à travers les nuages de nos erreurs, et tu n’as pas voulu établir ta demeure parmi nous, parce que tu n’as pas voulu être profané. Tu reviendras, comme au temps fabuleux d’Astrée, comme dans les visions des poëtes, te fixer dans notre paradis terrestre, quand nous aurons mérité par des vertus sublimes la présence d’un hôte tel que toi. Oh ! qu’alors le séjour de cette terre sera doux aux hommes, et qu’il fera bon d’y être né ! quand nous serons tous frères et sœurs, quand les unions seront librement consenties et librement maintenues par la seule force qu’on puise en toi ; quand, au lieu de cette lutte effroyable, impossible, que la fidélité conjugale est obligée de soutenir contre les tentatives impies de la débauche, de la séduction hypocrite, de la violence effrénée, de la perfide amitié et de la dépravation savante, chaque époux ne trouvera autour de lui que de chastes sœurs, jalouses et délicates gardiennes de la félicité d’une sœur qu’elles lui auront donnée pour compagne, tandis que chaque épouse trouvera dans les autres hommes autant de frères de son époux, heureux et fiers de son bonheur, protecteurs-nés de son repos et de sa dignité ! Alors la femme fidèle ne sera plus la fleur solitaire qui se cache pour garder le fragile trésor de son honneur, la victime souvent délaissée qui se consume dans la retraite et dans les larmes, impuissante à faire revivre dans le cœur de son bien-aimé la flamme qu’elle a conservée pure dans le sien. Alors le frère ne sera plus forcé de venger sa sœur, et de tuer celui qu’elle aime et qu’elle regrette, pour lui rendre un semblant de faux honneur ; alors la mère ne tremblera plus pour sa fille, alors la fille ne rougira plus de sa mère ; alors surtout l’époux ne sera plus ni soupçonneux ni despote ; l’épouse abjurera, de son côté, l’amertume de la victime ou la rancune de l’esclave. D’atroces souffrances, d’abominables injustices ne flétriront plus le riant et calme sanctuaire de la famille. L’amour pourra durer ; et qui sait alors ! peut-être un jour le prêtre et le magistrat, comptant avec raison sur le miracle permanent de l’amour, pourront-ils consacrer au nom de Dieu même des unions indissolubles, avec autant de sagesse et de justice qu’il y porte aujourd’hui, à son insu, d’impiété et de folie.

« Mais ces jours de récompense ne sont pas encore venus. Ici, dans ce mystérieux temple où nous voici réunis, suivant le mot de l’Évangile, trois ou quatre au nom du Seigneur, nous ne pouvons que rêver et essayer la vertu entre nous. Ce monde extérieur qui nous condamnerait à l’exil, à la captivité ou à la mort, s’il pénétrait nos secrets, nous ne pouvons pas l’invoquer comme sanction de nos promesses et comme garant de nos institutions. N’imitons donc pas son ignorance et sa tyrannie. Consacrons l’amour conjugal de ces deux enfants, qui viennent nous demander la bénédiction de l’amour paternel et de l’amour fraternel, au nom du Dieu vivant, dispensateur de tous les amours. Autorisez-les à se promettre une éternelle fidélité ; mais n’inscrivez pas leurs serments sur un livre de mort, pour le leur rappeler ensuite par la terreur et la contrainte. Laissez Dieu en être le gardien ; c’est à eux de l’invoquer tous les jours de leur vie, pour qu’il entretienne en eux le feu sacré qu’il y a fait descendre. »

— C’est là où je t’attendais, ô sibylle inspirée ! s’écria Albert en recevant dans ses bras sa mère, épuisée d’avoir parlé si longtemps avec l’énergie de la conviction. J’attendais l’aveu de ce droit que tu m’accordes de tout promettre à celle que j’aime. Tu reconnais que c’est mon droit le plus cher et le plus sacré. Je lui promets donc, je lui jure de l’aimer uniquement et fidèlement toute ma vie, et j’en prends Dieu à témoin. Dis-moi, ô prophétesse de l’amour, que ce n’est pas là un blasphème.

— Tu es sous la puissance du miracle, répondit Wanda. Dieu bénit ton serment, puisque c’est lui qui t’inspire la foi de le prononcer. Toujours est le mot le plus passionné qui vienne aux lèvres des amants, dans l’extase de leurs plus divines joies. C’est un oracle qui s’échappe alors de leur sein. L’éternité est l’idéal de l’amour, comme c’est l’idéal de la foi. Jamais l’âme humaine n’arrive mieux au comble de sa puissance et de sa lucidité que dans l’enthousiasme d’un grand amour. Le toujours des amants est donc une révélation intérieure, une manifestation divine, qui doit jeter sa clarté souveraine et sa chaleur bienfaisante sur tous les instants de leur union. Malheur à quiconque profane cette formule sacrée ! Il tombe de l’état de grâce dans l’état du péché : il éteint la foi, la lumière, la force et la vie dans son cœur.

— Et moi, dit Consuelo, je reçois ton serment, ô Albert ! et je t’adjure d’accepter le mien. Je me sens, moi aussi, sous la puissance du miracle, et ce toujours de notre courte vie ne me semble rien au prix de l’éternité, pour laquelle je veux me promettre à toi.

— Sublime téméraire ! dit Wanda avec un sourire d’enthousiasme qui sembla rayonner à travers son voile, demande à Dieu l’éternité avec celui que tu aimes, en récompense de ta fidélité envers lui dans cette courte vie.

— Oh ! oui ! s’écria Albert en élevant vers le ciel la main de sa femme enlacée dans la sienne ; c’est là le but, l’espoir et la récompense ! S’aimer grandement et ardemment dans cette phase de l’existence, pour obtenir de se retrouver et de s’unir encore dans les autres ! Oh ! je sens bien, moi, que ceci n’est pas le premier jour de notre union, que nous nous sommes déjà aimés, déjà possédés dans la vie antérieure. Tant de bonheur n’est pas un accident du hasard. C’est la main de Dieu qui nous rapproche et nous réunit comme les deux moitiés d’un seul être inséparable dans l’éternité. »

Après la célébration du mariage, et bien que la nuit fût fort avancée, on procéda aux cérémonies de l’initiation définitive de Consuelo à l’ordre des Invisibles ; et, ensuite, les membres du tribunal ayant disparu, on se répandit sous les ombrages du bois sacré, pour revenir bientôt s’asseoir autour du banquet de communion fraternelle. Le prince (frère orateur) le présida, et se chargea d’en expliquer à Consuelo les symboles profonds et touchants. Ce repas fut servi par de fidèles domestiques affiliés à un certain grade de l’ordre. Karl présenta Matteus à Consuelo, et elle vit enfin à découvert son honnête et douce figure ; mais elle remarqua avec admiration que ces estimables valets n’étaient point traités en inférieurs par leurs frères des autres grades. Aucune distinction ne régnait entre eux et les personnages éminents de l’ordre, quel que fût leur rang dans le monde. Les frères servants, comme on les appelait, remplissaient de bon gré et avec plaisir les fonctions d’échansons et de maîtres d’hôtel ; ils vaquaient à l’ordonnance de service, comme aides compétents dans l’art de préparer un festin, qu’ils considéraient d’ailleurs comme une cérémonie religieuse, comme une pâque eucharistique. Ils n’étaient donc pas plus abaissés par cette fonction que les lévites d’un temple présidant aux détails des sacrifices. Chaque fois qu’ils avaient garni la table, ils venaient s’y asseoir eux-mêmes, non à des places marquées à part et isolées des autres, mais dans des intervalles réservés pour eux parmi les convives. C’était à qui les appellerait, et se ferait un plaisir et un devoir de remplir leur coupe et leur assiette. Comme dans les banquets maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons, le maillet, l’argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles, étaient exclus de ce festin à la fois expansif et grave. Les frères servants y gardaient un maintien respectueux sans bassesse et modeste sans contrainte. Karl fut assis pendant un service entre Albert et Consuelo. Cette dernière remarqua avec attendrissement, outre sa sobriété et sa bonne tenue, un progrès extraordinaire dans l’intelligence de ce brave paysan, éducable par le cœur, et initié à de saines notions religieuses et morales par une rapide et admirable éducation de sentiment.

« Ô mon ami ! dit-elle à son époux, lorsque le déserteur eut changé de place et qu’Albert se rapprocha d’elle, voilà donc l’esclave battu de la milice prussienne, le bûcheron sauvage du Bœhmerwald, l’assassin de Frédéric le Grand ! Des leçons éclairées et charitables ont su, en si peu de jours, en faire un homme sensé, pieux et juste, au lieu d’un bandit que la justice féroce des nations eût poussé au meurtre, et corrigé à l’aide du fouet et de la potence.

— Noble sœur, dit le prince placé en cet instant à la droite de Consuelo, vous aviez donné à Roswald de grandes leçons de religion et de clémence à ce cœur égaré par le désespoir, mais doué des plus nobles instincts. Son éducation a été ensuite rapide et facile ; et quand nous avions quelque chose de bon à lui enseigner, il s’y confiait d’emblée en s’écriant : « C’est ce que me disait la signora ! » Soyez certaine qu’il serait plus aisé qu’on ne le pense d’éclairer et de moraliser les hommes les plus rudes, si on le voulait bien. Relever leur condition, et leur inoculer l’estime d’eux-mêmes, en commençant par les estimer et les aimer, ne demande qu’une charité sincère et le respect de la dignité humaine. Vous voyez cependant que ces braves gens ne sont encore initiés qu’à des grades inférieurs : c’est que nous consultons la portée de leur intelligence et leurs progrès dans la vertu pour les admettre plus ou moins dans nos mystères. Le vieux Matteus a deux grades de plus que Karl ; et s’il ne dépasse pas celui qu’il occupe maintenant, ce sera parce que son esprit et son cœur n’auront pas pu aller plus loin. Aucune bassesse d’extraction, aucune humilité de condition sociale ne nous arrêteront jamais ; et vous voyez ici Gottlieb le cordonnier, le fils du geôlier de Spandaw, admis à un grade égal au vôtre, bien que dans ma maison il remplisse, par goût et par habitude, des fonctions subalternes. Sa vive imagination, son ardeur pour l’étude, son enthousiasme pour la vertu, en un mot la beauté incomparable de l’âme qui habite ce vilain corps, l’ont rendu bien vite digne d’être traité comme un égal et comme un frère dans l’intérieur du temple. Il n’y avait presque rien à donner en fait d’idées et de vertus à ce noble enfant. Il en avait trop au contraire ; il fallait calmer en lui un excès d’exaltation, et le traiter des maladies morales et physiques qui l’eussent conduit à la folie. L’immoralité de son entourage et la perversité du monde officiel l’eussent irrité sans le corrompre ; mais nous seuls, armés de l’esprit de Jacques Bœhm et de la véritable explication de ses profonds symboles, nous pouvions le convaincre sans le désenchanter, et redresser les écarts de sa poésie mystique sans refroidir son zèle et sa foi. Vous devez remarquer que la cure de cette âme a réagi sur le corps, que sa santé est revenue comme par enchantement, et que sa bizarre figure est déjà transformée. »

Après le repas, on reprit les manteaux, et on se promena sur le revers adouci de la colline qu’ombrageait le bois sacré. Les ruines du vieux château réservé aux épreuves dominaient ce beau site, dont Consuelo reconnut peu à peu les sentiers, parcourus à la hâte durant une nuit d’orage peu de temps auparavant. La source abondante qui s’échappait d’une grotte rustiquement taillée dans le roc, et consacrée jadis à une dévotion superstitieuse, courait, en murmurant, parmi les bruyères, vers le fond du vallon, où elle formait le beau ruisseau que la captive du pavillon connaissait si bien. Des allées, naturellement couvertes d’un sable fin, argenté par la lune, se croisaient sous ces beaux ombrages, où les groupes errants se rencontraient, se mêlaient, et échangeaient de doux entretiens. De hautes barrières à claire-voie fermaient cet enclos, dont le kiosque vaste et riche passait pour un cabinet d’étude, retraite favorite du prince, et interdite aux oisifs et aux indiscrets. Les frères servants se promenaient aussi, par groupes, mais en suivant les barrières, et en faisant le guet pour avertir les frères, en cas d’approche d’un profane. Ce danger n’était pas très à redouter. Le duc paraissait s’occuper seulement des mystères maçonniques, comme en effet, il s’en occupait secondairement ; mais la franc-maçonnerie était tolérée dès lors par les lois et protégée par les princes qui y étaient ou qui s’y croyaient initiés. Personne ne soupçonnait l’importance des grades supérieurs, qui, de degré en degré, aboutissaient au tribunal des Invisibles.

D’ailleurs, en ce moment, la fête ostensible qui illuminait au loin la façade du palais ducal absorbait trop les nombreux hôtes du prince, pour qu’on songeât à quitter les brillantes salles et les nouveaux jardins pour les rochers et les ruines du vieux parc. La jeune margrave de Bareith, amie intime du duc, faisait pour lui les honneurs de la fête. Il avait feint une indisposition pour disparaître ; et aussitôt après le banquet des Invisibles, il alla présider le souper de ses illustres hôtes du palais. En voyant briller bien loin ces lumières, Consuelo, appuyée sur le bras d’Albert, se ressouvint d’Anzoleto, et s’accusa naïvement, devant son époux qui le lui reprochait, d’un instant de cruauté et d’ironie envers le compagnon chéri de son enfance.

« Oui, c’était un mouvement coupable, lui dit-elle ; mais j’étais bien malheureuse dans ce moment-là. J’étais résolue à me sacrifier au comte Albert, et les malicieux et cruels Invisibles me jetaient encore une fois dans les bras du dangereux Liverani. J’avais la mort dans l’âme. Je retrouvais avec délices celui dont il fallait se séparer avec désespoir, et Marcus voulait me distraire de ma souffrance en me faisant admirer le bel Anzoleto ! Ah ! je n’aurais jamais cru le revoir avec tant d’indifférence ! Mais je m’imaginais être condamnée à l’épreuve de chanter avec lui, et j’étais prête à le haïr de m’enlever ainsi mon dernier instant, mon dernier rêve de bonheur. À présent, ô mon ami, je pourrai le revoir sans amertume, et le traiter avec indulgence. Le bonheur rend si bon et si clément ! Puissé-je lui être utile un jour, et lui inspirer l’amour sérieux de l’art, sinon le goût de la vertu !

— Pourquoi en désespérer ? dit Albert. Attendons-le dans un jour de malheur et d’abandon. Maintenant au milieu de ses triomphes, il serait sourd aux conseils de la sagesse. Mais qu’il perde sa voix et sa beauté, nous nous emparerons peut-être de son âme.

— Chargez-vous de cette conversion, Albert.

— Non pas sans vous, ma Consuelo.

— Vous ne craignez donc pas les souvenirs du passé ?

— Non ; je suis présomptueux au point de ne rien craindre. Je suis sous la puissance du miracle.

— Et moi aussi, Albert, je ne saurais douter de moi-même ! Oh ! vous avez bien raison d’être tranquille ! »

Le jour commençait à poindre, et l’air pur du matin faisait monter mille senteurs exquises. On était dans les plus beaux jours de l’été. Les rossignols chantaient sous la feuillée, et se répondaient d’une colline à l’autre. Les groupes qui se formaient à chaque instant autour des deux époux, loin de leur être importuns, ajoutaient à leur pure ivresse les douceurs d’une amitié fraternelle, ou tout au moins des plus exquises sympathies. Tous les Invisibles présents à cette fête furent présentés à Consuelo, comme les membres de sa nouvelle famille. C’était l’élite des talents, des intelligences et des vertus de l’ordre : les uns illustres dans le monde du dehors, d’autres obscurs dans ce monde-là, mais illustres dans le temple par leurs travaux et leurs lumières. Plébéiens et patriciens étaient mêlés dans une tendre intimité. Consuelo dut apprendre leurs véritables noms et ceux plus poétiques qu’ils portaient dans le secret de leurs relations fraternelles : c’étaient Vesper, Ellops, Péon, Hylas, Euryale, Bellérophon, etc. Jamais elle ne s’était vue entourée d’un choix aussi nombreux d’âmes nobles et de caractères intéressants. Les récits qu’ils lui faisaient de leurs travaux de prosélytisme, des dangers qu’ils avaient affrontés et des résultats obtenus, la charmaient comme autant de poëmes dont elle n’aurait pas cru la réalité conciliable avec le train du monde insolent et corrompu qu’elle avait traversé. Ces témoignages d’amitié et d’estime qui allaient jusqu’à l’attendrissement et à l’effusion, et qui n’étaient pas entachés de la moindre banalité de galanterie, ni de la moindre insinuation de familiarité dangereuse, ce langage élevé, ce charme de relations où l’égalité et la fraternité étaient réalisées dans ce qu’elles peuvent avoir de plus sublime ; cette belle aube dorée qui se levait sur la vie en même temps que dans le ciel, tout cela fut comme un rêve divin dans l’existence de Consuelo et d’Albert. Enlacés au bras l’un de l’autre, ils ne songeaient pas à s’éloigner de leurs frères chéris. Une ivresse morale, douce et suave comme l’air du matin, remplissait leur poitrine et leur âme. L’amour dilatait trop leur sein pour le faire tressaillir. Trenck racontait les souffrances de sa captivité à Glatz, et les dangers de sa fuite. Comme Consuelo et Haydn dans le Bœhmerwald, il avait voyagé à travers la Pologne, mais par un froid rigoureux, couvert de haillons, avec un compagnon blessé, l’aimable Shelles, que ses mémoires nous ont peint depuis comme le plus gracieux des amis. Il avait joué du violon pour avoir du pain, et servi de ménétrier aux paysans, comme Consuelo sur les rives du Danube. Puis il lui parlait tout bas de la princesse Amélie, de son amour et de ses espérances. Pauvre jeune Trenck ! l’épouvantable orage qui s’amassait sur sa tête, il ne le prévoyait pas plus que l’heureux couple, destiné à passer de ce beau songe d’une nuit d’été à une vie de combats, de déceptions et de souffrances !



Albert et Consuelo, guidés par Marcus… (Page 161.)

Le Porporino chanta sous les cyprès un hymne admirable composé par Albert, à la mémoire des martyrs de leur cause ; le jeune Benda l’accompagna sur son violon ; Albert lui-même prit l’instrument, et ravit les auditeurs avec quelques notes. Consuelo ne put chanter, elle pleurait de joie et d’enthousiasme. Le comte de Saint-Germain raconta les entretiens de Jean Huss et de Jérôme de Prague avec tant de chaleur, d’éloquence et de vraisemblance, qu’en l’écoutant il était impossible de ne pas croire qu’il y eût assisté. Dans de telles heures d’émotion et de ravissement, la triste raison ne se défend pas des prestiges de la poésie. Le chevalier d’Éon peignit, en traits d’une finesse acérée et d’un goût enchanteur, les misères et les ridicules des plus illustres tyrans de l’Europe, et les vices des cours, et la faiblesse de cet échafaudage social qu’il semblait à l’enthousiasme si facile de faire plier sous son vol brûlant. Le comte Golowkin peignit délicieusement la grande âme et les naïfs travers de son ami Jean-Jacques Rousseau. Ce seigneur philosophe (on dirait aujourd’hui excentrique) avait une fille fort belle, qu’il élevait selon ses idées, et qui était à la fois Émile et Sophie, tantôt le plus beau des garçons, tantôt la plus charmante des filles. Il devait la présenter à l’initiation, et charger Consuelo de l’instruire. L’illustre Zinzendorf exposa l’organisation et les moeurs évangéliques de sa colonie de Moraves hernhuters. Il consultait Albert avec déférence sur plusieurs difficultés, et la sagesse semblait parler par la bouche d’Albert. C’est qu’il était inspiré par la présence et le doux regard de son amie. Il semblait un dieu à Consuelo. Il réunissait pour elle tous les prestiges : philosophe et artiste, martyr éprouvé, héros triomphant, grave comme un sage du Portique, beau comme un ange, enjoué parfois et naïf comme un enfant, comme un amant heureux, parfait enfin comme l’homme qu’on aime ! Consuelo avait cru mourir de fatigue et d’émotion en frappant à la porte du temple. Maintenant elle se sentait forte et animée comme au temps où elle jouait sur la grève de l’Adriatique dans toute la vigueur de l’adolescence, sous un soleil brûlant tempéré par la brise de mer. Il semblait que la vie dans toute sa puissance, le bonheur dans toute son intensité, se fussent emparés d’elle par toutes ses fibres, et qu’elle les aspirât par tous ses pores. Elle ne comptait pas les heures : elle eût voulu que cette nuit enchantée ne finît jamais. Pourquoi ne peut-on arrêter le soleil sous l’horizon, dans de certaines veillées où l’on se sent dans toute la plénitude de l’être, et où tous les rêves de l’enthousiasme semblent réalisés ou réalisables !



En ce moment Karl entra… (Page 163.
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Enfin le ciel se teignit de pourpre et d’or ; une cloche argentine avertit les Invisibles que la nuit leur retirait ses voiles protecteurs. Ils chantèrent un dernier hymne au soleil levant, emblème du jour nouveau qu’ils rêvaient et préparaient pour le monde. Puis ils se firent de tendres adieux, se donnèrent rendez-vous, les uns à Paris, les autres à Londres, d’autres à Madrid, à Vienne, à Pétersbourg, à Varsovie, à Dresde, à Berlin. Tous s’engagèrent à se retrouver dans un an, à pareil jour, à la porte de ce temple béni, avec de nouveaux néophytes ou d’anciens frères maintenant absents. Puis ils croisèrent leurs manteaux pour cacher leurs élégants costumes, et se dispersèrent sans bruit sous les sentiers ombragés du parc.

Albert et Consuelo, guidés par Marcus, descendirent le ravin jusqu’au ruisseau ; Karl les reçut dans sa gondole fermée, et les conduisit au pavillon, sur le seuil duquel ils s’arrêtèrent un instant pour contempler la majesté de l’astre qui montait dans le ciel. Jusque-là Consuelo, en répondant aux discours passionnés d’Albert, lui avait toujours donné son nom véritable ; mais lorsqu’il l’arracha à la contemplation où elle semblait s’oublier, elle ne put que lui dire, en appuyant son front brûlant sur son épaule :

« Ô Liverani ! »

  1. Tout le monde sait que l’harmonica fit une telle sensation en Allemagne à son apparition, que les imaginations poétiques voulurent y voir l’audition des voix surnaturelles, évoquées par les consécrateurs de certains mystères. Cet instrument, réputé magique avant de se populariser, fut élevé pendant quelque temps, par les adeptes de la théosophie allemande, aux mêmes honneurs divins que la lyre chez les anciens, et que beaucoup d’autres instruments de musique chez les peuples primitifs de l’Himalaya. Ils en firent une des figures hiéroglyphiques de leur iconographie mystérieuse. Ils le représentaient sous la forme d’une chimère fantastique. Les néophytes des sociétés secrètes, qui l’entendaient pour la première fois, après les terreurs et les émotions de leurs rudes épreuves, en étaient si fortement impressionnés, que plusieurs tombaient en extase. Ils croyaient entendre le chant des puissances invisibles, car on leur cachait l’exécutant et l’instrument avec le plus grand soin. Il y a des détails extrêmement curieux sur le rôle extraordinaire de l’harmonica dans les cérémonies de réception de l’illuminisme.