La Compagnie à Charte de l’Afrique anglaise du Sud

La Compagnie à Charte de l’Afrique anglaise du Sud
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 623-638).
LA COMPAGNIE A CHARTE
DE L’AFRIQUE ANGLAISE DU SUD


I

Le 29 octobre de l’an 1889, cinquante-troisième de son règne, l’impératrice-reine Victoria, défenderesse de la foi, daigna prendre en considération l’humble pétition qui lui était présentée par très noble duc d’Abercorn, compagnon de l’ordre du Bain, le très noble duc de Fife, chevalier de l’ordre du Chardon, lord Gifford, Cecil John Rhodes, membre du conseil exécutif et de la Chambre à la colonie du cap de Bonne-Espérance, Alfred Beit, George Grey et George Cawston. La pétition exposait entre autres que les demandeurs s’étaient réunis pour former une association qui serait dénommée Compagnie de l’Afrique anglaise du Sud ; que l’existence d’une compagnie puissante, ayant pour siège principal de ses opérations le territoire situé au nord du Bechuanaland et à l’ouest des possessions portugaises dans l’Afrique orientale (la Compagnie avait soin de ne pas s’imposer d’autres limites), servirait utilement les intérêts commerciaux et généraux de l’Angleterre ; que les demandeurs désiraient mettre à exécution divers traités et concessions obtenus de certains chefs et certaines tribus, et tous autres à obtenir, en vue de développer le commerce, la civilisation et le bon gouvernement, sans oublier la réglementation du trafic des spiritueux vis-à-vis des indigènes ; que l’exécution de leurs projets améliorerait le sort des habitans desdits territoires, amènerait la suppression du trafic des esclaves, l’ouverture de ces contrées à l’immigration européenne et au commerce légitime des Anglais et autres peuples ; que le succès de l’œuvre serait considérablement avancé si la reine daignait lui accorder une charte royale d’incorporation ; enfin que des sommes importantes avaient été déjà souscrites et que d’autres le seraient aussitôt qu’il le faudrait.

L’impératrice-reine écouta cette supplique de ses fidèles sujets et, par une charte octroyée en son nom et en celui de ses royaux successeurs, créa un corps politique constitué sous le nom de British South Africa Company, auquel elle attribuait la plénitude des avantages et droits ci-dessus énoncés, sous réserve des concessions faites dans le district de Tati. La Compagnie fut autorisée, sauf approbation du secrétaire d’État, à acquérir par voie de concession, d’arrangement ou de traité, tous droits, intérêts, juridictions et pouvoirs de n’importe quelle nature aux fins de gouverner et défendre les territoires concédés et leurs habitans. La corporation devra toujours rester anglaise, avoir son siège principal en Grande-Bretagne ; ses administrateurs et son état-major de fonctionnaires seront anglais. Tout différend qui surgirait entre la Compagnie et quelque chef ou tribu indigène pourra être évoqué par le secrétaire d’État à Londres, qui jugera en dernier ressort. Si à un moment quelconque ledit secrétaire d’État n’était pas d’accord avec la conduite suivie vis-à-vis d’une puissance étrangère par la Compagnie, celle-ci serait tenue de se conformer à ses injonctions à cet égard. Il pourrait également suspendre l’exercice de ses droits de souveraineté dans telle portion de son territoire où ils seraient contestés, jusqu’à ce qu’il ait lui-même tranché le différend.

La Compagnie fera tous ses efforts pour maintenir l’ordre et la paix : elle édictera des règlement à cet effet et pourra avoir une police armée. Elle travaillera à l’abolition de l’esclavage, et s’opposera à la vente de spiritueux aux indigènes. Elle laissera toute liberté religieuse aux habitans, sauf ce que l’intérêt de l’humanité pourrait exiger. L’exercice de tous les cultes sera permis à l’intérieur de ses frontières. En rendant la justice, elle respectera les coutumes et les lois établies, notamment en ce qui concerne la propriété, les successions, mariages, et en général le statut réel et personnel.

Si la Compagnie acquiert des ports, libre accès y sera donné aux navires anglais. Chaque année elle remettra au secrétaire d’État britannique un relevé de ses dépenses administratives et de ses recettes dérivant des services publics qu’elle assure, le compte de ces dernières devant être séparé de celui des bénéfices commerciaux réalisés. Elle remettra en même temps un rapport sur ses actes publics et la situation des territoires compris dans la sphère de ses opérations. Elle fournira au début de chaque année un état estimatif de ses dépenses et de ses revenus pour l’exercice, et, d’une façon générale, transmettra au secrétaire d’État toutes informations qu’il lui demanderait.

Le personnel de la Compagnie communiquera librement avec le haut commissaire de la reine et tous autres fonctionnaires anglais résidant en Afrique et se conformera à leurs instructions. La Compagnie n’est autorisée à concéder aucun monopole commercial : toutefois les concessions de banques, chemins de fer, tramways, docks, télégraphes, travaux d’eaux ou autres entreprises semblables, la reconnaissance des brevets, de la propriété littéraire, ne seront pas considérées (comme constituant des monopoles.

La Compagnie est tenue de se conformer à toutes conventions existantes ou pouvant être conclues dans l’avenir entre l’Angleterre et les autres puissances, et d’établir les tribunaux nécessaires à l’exercice des droits de juridiction appartenant à l’Angleterre. À condition de se soumettre à ces différentes prescriptions, elle est autorisée à émettre des actions de diverse nature, à augmenter son capital fixé d’abord à un million de livres sterling, divisé en un million d’actions d’une livre sterling (25 francs environ) chacune ; à emprunter par voie d’obligations ou autre, à acquérir ou à affréter des navires, à établir ou à autoriser des banques et toutes autres associations ; à créer et entretenir des routes, chemins de fer, télégraphes, postes et autres travaux publics, à exercer ou concéder toutes industries, minières et autres ; à cultiver, améliorer, planter, irriguer tous territoires, à favoriser l’immigration, à concéder le sol à terme ou à perpétuité, à acquérir et à posséder des terres, à faire le commerce, à ester en justice.

Les statuts (Deed of settlement) seront préalablement soumis au conseil privé. La reine se réserve expressément, ainsi qu’à ses successeurs, le droit, au bout d’une période de vingt-cinq ans et ensuite tous les dix ans, de modifier la charte, en ce qui concerne les questions d’administration et d’intérêt public, de racheter moyennant juste indemnité tous bâtimens ou ouvrages appartenant à la compagnie et employés à des services d’administration ou d’utilité publique.

Enfin la reine veut, ordonne et déclare (will, ordain and declare) que, s’il était avéré que la compagnie ne se conformât pas aux prescriptions de la charte, ou n’exerçât pas ses pouvoirs de façon à servir les intérêts que les pétitionnaires ont affirmé devoir être favorisés par l’octroi de ladite Charte, la reine et ses successeurs pourront légalement la révoquer et annuler les privilèges, pouvoirs et droits qu’elle confère (art. 35). Telles sont les clauses essentielles de cet acte mémorable, par lequel le gouvernement anglais constitua la compagnie qui devait jouer un rôle si important dans l’histoire sud-africaine, et provoquer par son intervention récente au Transvaal une crise dont les conséquences ne peuvent encore se mesurer. Quinze mois plus tard, le 30 janvier 1891, les statuts étaient approuvés par le conseil privé ; le 3 février de la même année, la société se constituait avec l’objet d’exercer les droits à elle conférés et notamment de gouverner et d’administrer tous territoires en Afrique, d’y établir des impôts, d’y percevoir des revenus, d’y maintenir une force armée ; de contribuer au progrès de la civilisation et au développement du commerce : de négocier et traiter avec les autorités du pays, d’établir des villes, villages, dépôts et stations ; d’explorer toutes contrées, de former ou de contribuer à former toutes associations et syndicats, de contrôler, diriger entreprendre tous travaux publics, de prêter de l’argent ou de donner sa garantie à toutes entreprises, d’emprunter même en rentes perpétuelles, de battre monnaie et de faire graver des timbres, avec l’approbation des commissaires de la trésorerie anglaise. Le gouvernement aura toujours le droit de nommer et de révoquer un administrateur, qui portera le titre d’administrateur officiel.

Le conseil se conformera loyalement aux instructions que lui transmettrait le secrétaire d’État en vertu de la charte et veillera à l’exécution des requêtes présentées par le haut commissaire et autres fonctionnaires de la reine en Afrique méridionale (art. 94). Cette dernière clause s’ajoute à toutes les autres que nous avons énumérées pour bien marquer les liens étroits qui unissent le gouvernement à la compagnie ; celle-ci rappelle, sous plus d’un rapport, l’ancienne et fameuse compagnie des Indes qui a vécu deux siècles et demi et n’a disparu que lors de la terrible révolte qui a failli coûter à l’Angleterre son empire asiatique. Les rapports de dépendance politique éclatent à chaque ligne des actes constitutifs. Du moment où le gouvernement britannique a le droit d’intervenir s’il est mécontent de l’attitude de la compagnie, il en devient responsable. C’est ce qui explique la promptitude et l’énergie de l’action du cabinet de Saint-James lors des derniers événemens.


II

L’œuvre de la Chartered, puisque tel est le nom sous lequel la compagnie est désignée dans la langue courante, a été considérable en ses cinq années d’existence : un succès si rapide et si éclatant a couronné chacune de ses entreprises que l’opinion avait fini par s’accréditer que rien ne lui était impossible en Afrique. L’échec retentissant de la dernière expédition contre les Boers forme un contraste saisissant avec les triomphes répétés des années précédentes : l’opinion publique est déroutée et se demande comment des hommes, qui avaient donné tant de preuves de leur esprit politique, ont pu mesurer aussi mal les difficultés de l’invasion qu’ils ont tentée au Transvaal. Nous ne parlons pas du côté moral qui, dans toute l’affaire, a si évidemment contribué à l’avortement de l’aventure et à la déroute de ceux que l’empereur d’Allemagne a désignés dès le premier jour du nom de flibustiers. Les envahisseurs ont confondu les Burghers avec les nègres ; le président Krüger leur a fait voir qu’il n’était pas le roi Lobengula.

Les rapports successivement présentés aux assemblées générales des actionnaires de la Chartered nous donnent un tableau fidèle du développement de l’entreprise. Quelle chose étrange, si l’on veut prendre la peine d’y réfléchir, que cette mise en actions d’un morceau de continent, — fût-il noir ! Dès l’origine, il ne s’agit pas de moins de 500 000 milles anglais carrés, c’est-à-dire plus que la France et l’Allemagne réunies. Personne, parmi les plus ardens partisans de cette forme toute moderne de l’association, la compagnie par actions, n’eût rêvé cette conquête d’un nouveau genre, qui permet à chacun, en achetant au cours du marché un intérêt dans l’entreprise, d’acquérir indirectement une part de propriété et de souveraineté sur un vaste empire. Le titre d’actions remplaçant les canons et les fusils ! l’échange à la Bourse se substituant aux batailles rangées ! Voilà à coup sûr une transformation aussi étrange que profonde des modes de combat connus et pratiqués jusqu’ici.

Dès le début, les administrateurs annoncent l’assemblée générale qu’ils se sont partout assuré les droits miniers. Ils l’informent que le 30 octobre 1888 le roi du Matabeleland, Lobengula, en son kraal royal, a donné à MM. Budd, Maguire et Thompson une concession de tous les droits miniers sur son territoire, qui ne fait pas encore partie de celui de la Chartered, mais dont l’annexion future ne fait pas de doute dans l’esprit des conquérans. Le capital d’un million a servi à désintéresser en partie les apporteurs de concessions et d’actions d’autres entreprises, jusqu’à concurrence de 54 900 titres ; le reste a été souscrit.

Le premier souci de la Compagnie est de prolonger au nord le chemin de fer qui, partant de Capetown, s’arrêtait alors à Kimberley, centre de la fameuse exploitation diamantifère connue sous le nom de de Beers. Il est intéressant de rappeler que ce précieux district a été cédé moyennant 90 000 livres aux Anglais par l’État libre d’Orange, et fait, depuis cette époque, partie intégrante de la colonie du Cap. La construction d’un nouveau tronçon, parallèle à la frontière de la République du Transvaal, est dès ce moment décidée jusqu’à Mafeking, d’où l’expédition du docteur Jameson est partie en décembre 1895. Le télégraphe devançait le chemin de fer et était déjà lancé jusqu’à Fort Salisbury, vers le 18° degré de latitude sud, au cœur du Mashonaland. En même temps la compagnie organise une force armée sous le nom de police, en confie le commandement en chef au colonel Pennefather et au capitaine sir John Willoughby, que nous retrouvons en 1895 à la tête de la petite armée d’invasion du Transvaal. Elle signe un contrat avec un entrepreneur pour construire une route jusqu’à Mount Hampden et s’engage à donner à chaque ouvrier quinze claims miniers et une ferme de 3 000 acres ; la route, connue sous le nom de Selous Road, aura une longueur de 400 milles (643 kilomètres). Le docteur Jameson est nommé administrateur du Mashonaland[1], et des négociations se poursuivent avec le Portugal pour le règlement de la frontière de Manica.

Vers le sud, du côté du Matabeleland, la compagnie s’oppose à ce qu’elle nomme les velléités d’invasion à main armée des Boers, tandis qu’elle leur accorde libéralement les concessions de fermes qu’ils lui demandent. Elle envoie des ambassades à Lewanika, roi des Barotses, à Gungunhana, roi du Gazaland, et négocie avec ces chefs pour l’obtention de vastes concessions minières. Car, tout en insistant sur la fertilité de la plus grande partie de son territoire, constatée par une commission envoyée du Cap, c’est toujours du côté des mines d’or, des goldfields, que la Chartered tourne ses désirs et ses espérances ; dès la première année, 2 703 concessions sont octroyées et 11 613 claims (rectangles de 60 000 pieds carrés), délimitée. Le règlement général, qui fixe les conditions des prospections, réserve à la Chartered la moitié des actions de vendeurs qui seraient créées lors de la constitution de chaque compagnie minière. En attendant les ressources que ces participations lui promettent pour l’avenir, la Chartered perçoit les patentes d’occupation, de commerce, de mine, d’inspection, les droits de transferts miniers, les taxes postales et télégraphiques. Malgré l’immensité de son domaine au sud du fleuve Zambèze, elle se préoccupe dès le début des vastes territoires situés au nord de cette grande artère, où des maisons écossaises et la Compagnie des Lacs africains préparent l’extension de l’influence britannique, à l’encontre du Portugal et de l’Allemagne. Elle déclare que sa politique consiste à s’assurer le haut plateau qui forme le centre de l’Afrique, sur lequel les blancs peuvent vivre et où les végétaux des zones tempérées poussent à côté des plantes tropicales : elle ne se borne donc ni au Matabeleland ni au Mashonaland, elle veut s’étendre, au nord du Zambèze, jusqu’aux limites de l’État libre du Congo et pousser un jour jusqu’à l’Égypte.

À l’assemblée du 22 décembre 1891, le président, duc d’Abercorn rappelle aux actionnaires que leur entreprise n’est pas exclusivement commerciale, mais qu’un temps viendra sans doute où le gouvernement anglais prendra en mains l’administration du pays, actuellement laissée aux soins de la Compagnie. Le duc de Fife, petit-fils de la reine, qui parle après son « noble ami », déclare que jamais il n’a accepté jusque-là de faire partie d’aucun conseil d’administration et que, s’il s’est décidé à entrer dans celui de la Chartered, c’est qu’il avait conscience qu’elle poursuit un « but impérial », c’est-à-dire celui d’assurer à l’Angleterre un des derniers territoires vacans du monde, un des rares où les Européens puissent prospérer.

Le 29 novembre 1892, le conseil réunit de nouveau l’assemblée générale et lui soumet les comptes de l’exercice clos le 31 mars, l’année sociale partant du 1er avril. Il se félicite de voir le nombre des actionnaires croître sans cesse et atteindre déjà 8 000, au lieu de 5 000 douze mois auparavant. Il annonce que la construction du chemin de fer de Vryburg à Mafeking donnera à la Chartered droit à la concession de 8 000 milles carrés, soit le tiers de la colonie du Bechuanaland (Crown colony of British Bechuanaland). Il se félicite de l’excellente admistration du docteur Jameson dans le Mashonaland, contrée dont il qualifie les progrès de merveilleux. Il rend compte des premiers travaux de prospection dans les mines : des filons sont déjà reconnus à deux et trois cents pieds de profondeur. Il annonce la construction d’une route d’Umtali à Chimoio, point terminus du chemin de fer qui relie le Charterland à l’océan Indien. Salisbury, Victoria et Umtali ont été déclarés villes (townships) : des terrains y ont été vendus jusqu’à 1 750 francs le stand. La Standard bank of south Africa a ouvert une succursale à Salisbury, où les affaires se développent au delà de toute attente. Le conseil rend compte de l’administration du Nyassaland confiée à la Chartered et annonce que les revenus du Mashonaland couvrent déjà les frais. Le rapport évalue à 750 000 milles carrés les domaines sur lesquels s’étend maintenant, sous pavillon britannique l’action de la compagnie. C’est plus que la superficie de la France, de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie réunies. Ce même document contient une liste des fonctionnaires et officiers de la Chartered, parmi lesquels nous relevons le nom du vicomte de la Panouse, comme field-cornet pour le district de Mazoe. Il énumère les lois et ordonnances publiées, notamment sur le commerce des armes à feu, monnaies, poids et mesures, fournit la statistique des communications postales et télégraphiques, des licences délivrées aux hôteliers, commerçans, médecins, etc.

Mais ce qui donne à cette assemblée un intérêt tout particulier, c’est la présence de l’illustre Cecil Rhodes, pour lequel les ducs n’ont pas assez d’éloges et qui prend la parole au milieu des applaudissemens enthousiastes de ses actionnaires. Il retrace en termes énergiques l’œuvre accomplie en peu d’années, la marche en avant de 1 600 kilomètres, cette occupation d’un pays neuf, plus difficile, dit-il, que la conquête d’un vieux pays a population dense. Lui-même paie à son tour un tribut d’admiration au docteur Jameson qui, après une « promenade» de 1 100 kilomètres chez le chef Gungunhana, revient tremblant la fièvre et, sur un simple mot de Rhodes, repart prendre possession de son-poste ; là il réduit les dépenses, augmente les recettes, avec 40 hommes tient en respect 400 Portugais, contre lesquels « il eut une petite dispute ». En même temps, chemins de fer et télégraphes se construisent. M. Rhodes reçoit de l’argent des grands banquiers de Londres auxquels il exprime sa gratitude pour cette souscription patriotique, que plusieurs d’entre eux considéraient comme faite à fonds perdus. Il tient à occuper sans délai les territoires au nord du Zambèze, ne voulant pas « croquer la cerise en deux fois » : I did not think it right to take two bites at a cherry. Tout ce discours de M. Rhodes, émaillé de saillies imprévues et de considérations humoristiques, mériterait d’être reproduit. Certains passages prennent une saveur étrange quand on les rapproche des derniers évènemens, celui-ci par exemple : « Je suis dans les meilleurs termes avec le président Krüger. »

L’année suivante, le 20 novembre 1893, une assemblée extraordinaire se réunissait pour prendre acte d’importantes communications financières et politiques que le conseil avait à lui faire ; le capital de la Chartered a été doublé et porté à deux millions d’actions d’une livre sterling chacune, soit 50 millions de francs. La Chartered a souscrit 300 000 livres (sept millions et demi de francs)dans le chemin de fer du Bechuanaland ; l’African Transcontinental Telegraph Company lance ses fils de Salisbury à Zomba, dans le pays de Nyassa. D’autre part de graves événemens ont marqué la fin de l’année 1892 : quelques collisions entre colons et Matabelés, des violences exercées par ceux-ci sur les gens du Mashonaland au service des blancs, décidèrent le haut commissaire anglais et l’administrateur du Mashonaland, le docteur Jameson, à entrer en campagne et à envahir le Matabeleland. Après deux batailles sur les rivières Shangani et Imbembezi, le roi Lobengula prit la fuite : le 13 novembre Buluwayo était occupé par les troupes de la Chartered. Le duc d’Abercorn rappela que toutes les mesures relatives à la guerre avaient été, aux termes de la charte, prises avec l’approbation et le consentement du haut commissaire de Sa Majesté pour l’Afrique méridionale, au nom du gouvernement de la reine.

Un mois plus tard, le 19 décembre 1893, nouvelle assemblée, ordinaire cette fois. Les comptes de l’exercice clos le 31 mars sont présentés au milieu des oraisons patriotiques ; cependant un membre de la réunion, James Price, faisant office du chœur antique et rappelant les enthousiastes à la réalité, se lève et déclare que le principal désir de la grande masse des actionnaires est un revenu pour le capital déboursé. On lui répond que la Compagnie attend surtout ses bénéfices des actions qu’elle reçoit dans les sociétés de mines. Il est curieux de voir cette régularité dans l’expression des espérances minières de la société, qui a évidemment besoin du reste des ressources pour tout autre chose que des paiemens de dividendes. Le même jour, 19 décembre 1893, une assemblée générale extraordinaire succède à la première et approuve un arrangement intervenu entre la Chartered d’une part, la United Concessions company, l’Exploring company et la Consolidated Goldfields of South-Africa.

Le 18 janvier 1895 se réunit la quatrième assemblée générale ordinaire, que le vice-président duc de Fife ouvre par un chant d’aIlégresse. Il déclare que la Compagnie, sortie de tous ses embarras militaires et financiers, est dans une situation supérieure à tout ce qu’il a pu rêver pour elle. Grace à l’énergie d’une poignée de braves, elle a assuré à l’Angleterre la possession d’énormes territoires. Une population barbare a par ses violences forcé la Chartered à prouver aux Matabelés qu’elle est de taille à maintenir la Pax brítannica. En tournant leurs regards d’un autre côté, les actionnaires verront avec satisfaction le développement des chemins de fer qui, de Capetown à Beira, finiront par traverser de part en part le continent africain. Un accord avec le gouvernement a remis à la Chartered l’administration et la juridiction des pays conquis au sud du Zambèze, ainsi que celle de la région située au nord de ce fleuve et désignée sous le nom de British Central Africa. Le duc de Fife termine en demandant à l’assemblée de voter des remerciemens à M. Cecil Rhodes : « Si l’on ne peut dire de lui, comme d’un illustre Américain, qu’il a fait une nation, j’affirme du moins, s’écrie le gendre du prince de Galles, qu’il restera au premier rang parmi les hommes de ce siècle, qui ont fait l’Angleterre plus grande (greater Britain). »

Lord Grey, qui prend ensuite la parole, s’exprime dans le même sens. Peu de personnes, dit-il, se rendent compte de l’étendue et de la valeur des acquisitions dues à l’heureuse combinaison de volonté, d’imagination et d’autorité qui distingue MM. Rhodes et Jameson. Les deux provinces de Mashonaland et Matabeleland compteront bientôt parmi les colonies anglaises les plus riches et les plus prospères : elles donneront à une foule de nos nationaux des terres fertiles, des emplois avantageux et ouvriront de vastes marchés aux fabricans du Royaume-Uni. « Rhodes a fait plus, dit lord Grey, qu’ajouter deux provinces a notre empire : par son influence et par son exemple, il a redonné une âme et un cœur à l’Angleterre, au moment où quelques-uns d’entre nous se demandaient si son ancienne flamme ne s’était pas éteinte. »

M. Rhodes, se levant à son tour, remercie l’auditoire et lui déclare que, connaissant l’esprit pratique des Anglais, il traitera le côté pratique des développemens de la Chartered. «Nous avons la terre et les mines dans tout le nord du Zambèze, sauf dans le protectorat du Nyassaland : et encore y avons-nous obtenu de nombreuses concessions minières, en même temps que le gouvernement reprenait à sa charge les frais d’administration de ce protectorat. La Chartered possède le sol et le sous-sol depuis Mafeking jusqu’à Tanganyika, sur une longueur d’à peu près 2 000 kilomètres et une largeur de plus de 800 kilomètres. Le budget s’équilibre, à 500 000 francs près, que le développement naturel des recettes de la Compagnie ne devra pas tarder à lui fournir. Quant aux mines, elles constituent toujours un risque ; mais il serait surprenant que, sur cette immensité de territoire, où tant de filons sont reconnus, il n’y en eût pas de rémunérateurs. » L’orateur parle ensuite de la situation politique de l’entreprise, de ses bons rapports avec les Portugais ; il veut bien rappeler que Henri-le-Navigateur était de sang anglais et déclare professer le plus grand respect pour ce peuple, qui a le premier colonisé l’Afrique. Quant au Transvaal, il ne prévoit aucune complication avec lui. L’administrateur délégué (managing director) de la Charte s’étend ensuite longuement sur le côté commercial : il avait proposé de décréter que les droits d’entrée sur les marchandises anglaises dans la Chartered ne pourraient jamais être supérieurs à ceux que la colonie du Cap impose à ces mêmes marchandises : il se lance à ce sujet dans des considérations humoristiques et économiques au milieu desquelles il décoche aux Anglais un certain nombre de vérités : « Votre seule politique doit être de développer votre commerce. Vous n’êtes pas, comme la France, un producteur de grands crus, ni un tout comme les États-Unis ; vous êtes une petite province qui ne fait rien que travailler les matières premières et les distribuer ensuite au monde entier... chacun de vous a affaire à l’univers ; votre commerce s’étend au globe ; votre vie, c’est le globe et non pas l’Angleterre. »

La dernière assemblée générale a été celle du 12 juillet 1895 , qui a décidé l’augmentation du capital par l’émission de 500 000 actions nouvelles. Le total en est donc aujourd’hui de 2 500 000, constituant un capital nominal de 62 millions et demi de francs. Cette opération, pour laquelle les administrateurs de la compagnie ont très habilement mis à profit la période de spéculation folle qui a sévi sur les marchés européens durant l’été de 1895, a singulièrement consolidé la situation financière de la Chartered. Celle-ci avait contracté une dette d’environ vingt millions de francs (exactement 750 000 livres sterling) qui lui coûtait six pour cent d’intérêt l’an. Comme elle a trouvé un syndicat de garantie qui a souscrit 500 000 actions nouvelles à trois livres et demie, soit 250 pour 100 de prime, elle a encaissé 1750 000 livres, remboursé sa dette et mis dans ses caisses un million sterling, soit 25 millions de francs, tout en effaçant de son passif 750 000 livres d’obligations et en inscrivant seulement 500 000 livres d’actions, puisque celles-ci n’y figurent qu’au pair. C’est une des plus jolies combinaisons qu’une société puisse rêver : elle n’a été réalisable que grâce à la fièvre extraordinaire des marchés de Londres et de Paris, qui se jetaient à ce moment avec avidité sur tout ce qui leur était offert. Elle a certainement marqué l’apogée de la prospérité financière de la Chartered à ce jour : les actions ont valu vers cette époque neuf livres, soit 900 pour 100, c’est-à-dire que les cours de la Bourse assignaient a l’entreprise, incapable encore, de l’aveu de ses propres administrateurs, de payer un dividende, une valeur totale de 560 millions de francs. Cette même année 1895 n’aurait-elle pas aussi vu l’apogée de la puissance politique de la compagnie ? C’est ce qui nous reste à examiner.


III

Lorsqu’on regarde une carte d’Afrique et qu’on la compare à celles d’il y a vingt ans, on y voit que d’immenses espaces, alors inconnus ou à peu près, sont aujourd’hui colonisés ou tout au moins explorés ; les noms de villes, de forts, de stations, surgissent de toutes parts ; les lignes de chemins de fer, de télégraphe pénètrent le continent noir. Une des plus vastes places de l’Afrique australe est occupée par les territoires de la Chartered. Elle enveloppe au nord et à l’ouest le Transvaal, connu officiellement sous le nom de République sud-africaine : elle n’est arrêtée vers l’océan Atlantique que par les possessions portugaises et allemandes ; au nord-ouest par l’État libre du Congo ; à l’est par les établissemens allemands et portugais, resserrés entre ses domaines et l’océan Indien. Vers le sud, elle touche au Bechuanaland, dont la partie septentrionale est sous le protectorat britannique, et dont le reste est annexé à la colonie anglaise du Cap, laquelle occupe toute l’extrémité sud du continent africain. Entre celle-ci et le Transvaal s’étend l’État libre d’Orange, tandis que le Basutoland, Natal et le Zululand continuent vers la mer indienne la chaîne des pays soumis à l’influence britannique.

Au point de vue des nationalités qui occupent les divers territoires, les Boers, c’est-à-dire les descendans de familles hollandaises et aussi de huguenots français réfugiés en Hollande, forment le fond de la population du Transvaal et de l’État d’Orange ; ils sont en grand nombre dans la colonie du Cap, où ils neutralisent en partie l’influence anglaise. Les Boers sont des pasteurs, jaloux de leur indépendance, prêts à prendre les armes pour la défense de leurs droits : ils l’ont prouvé des 1881 en infligeant aux Anglais la sanglante défaite de Majuba hill ; ils viennent de le montrer une seconde fois en écrasant la tentative d’invasion du docteur Jameson, qui comptait, paraît-il, que les habitans de Johannesburg se soulèveraient à son approche et viendraient se joindre à lui.

Il est trop tôt pour écrire l’histoire encore obscure de ces événemens qui remontent à un mois et qui ont surpris l’opinion publique européenne, bien que les intéressés en Afrique y fussent préparés depuis quelque temps. C’est à peine si nous savons avec quelque exactitude le détail des opérations militaires de cette campagne de quatre jours ; le 29 décembre, Jameson et sa troupe franchissent la frontière du Transvaal ; le 1er janvier ils arrivent à Krügersdorp où la bataille s’engage : épuisés par une marche forcée, ils luttent vaillamment ; mais le lendemain leurs munitions sont épuisées ; les secours attendus n’arrivent pas, et ils sont contraints de se rendre après avoir perdu une portion notable de leur effectif. Jameson passe devant un conseil de guerre qui le condamne à mort : le président Kruger, qui paraît joindre la sagesse et la modération à l’énergie, suspend l’exécution de la sentence, fait arrêter les meneurs du mouvement insurrectionnel à Johannesburg ; il est en même temps en rapports constans avec le haut commissaire de la reine, gouverneur du Cap, sir Hercules Robinson, venu tout exprès de Capetown à Pretoria pour conduire ces délicates négociations. Depuis la chaleureuse dépêche de l’empereur d’Allemagne félicitant « l’oncle Paul », ainsi que les Boers appellent familièrement leur chef, l’Europe attentive suit la marche des événemens au Transvaal. Deux problèmes se posent : quels seront désormais les rapports de celui-ci avec la Grande-Bretagne ? quelle sera l’attitude du gouvernement anglais vis-à-vis de la Chartered, de cet enfant chéri, mais terrible, qu’il a été obligé de désavouer, et qui vient de le mettre en si délicate posture ?

Nous laisserons de côté aujourd’hui le premier point. Le traité de 1884 ne reconnaît à l’Angleterre d’autre droit que celui de mettre son veto, dans les six mois, aux traités conclus par la République sud-africaine avec des puissances étrangères. On ne saurait déduire de là un protectorat qui n’a jamais existé que dans l’imagination des jingoes d’outre-Manche. L’oncle Paul n’a qu’à rester dans le statu quo sans que pour cela son indépendance puisse être mise en péril. Quant à l’avenir de la Chartered, il nous paraît plus incertain. Le cabinet de Saint-James, qu’il ait été sincère ou non dans le blâme infligé aux envahisseurs du Transvaal, qu’il arrête les chefs du mouvement en vue de donner une satisfaction nécessaire aux Boërs ou de poursuivre une enquête sérieuse, doit sentir les inconvéniens d’une délégation des pouvoirs souverains accordée à une compagnie particulière. Beaucoup d’Anglais estiment que l’impératrice-reine ne saurait laisser la direction de sa politique aux mains d’un managing director, fût-il M. Cecil Rhodes, et voudraient que la couronne reprît dans ces vastes territoires l’exercice des pouvoirs civils et militaires qu’elle avait abandonnés. Elle le fera d’autant plus aisément que l’ère des conquêtes doit lui sembler fermée, dans toutes les directions à peu près ; elle se beur ter ait aujourd’hui à des possessions européennes ou à des États indépendans, dont l’autonomie se trouve placée sous la sauvegarde morale des puissances amies, ainsi que l’a proclamé Guillaume II. Le moment est venu où un gouvernement régulier peut hériter du domaine magnifique que les enfans perdus de la colonisation lui ont préparé. La compagnie des Indes a disparu un jour pour céder la place à la couronne britannique. La Chartered fera peut-être de même. Elle subsisterait comme compagnie territoriale et minière et chercherait à faire la fortune de ses actionnaires avec les mines d’or, auxquelles elle tient si fort et dont elle fait si grand cas : mais son rôle politique pourrait bien être achevé, ou momentanément interrompu.

Ce retrait des pouvoirs civils et militaires, en un mot des droits de souveraineté, n’impliquerait d’ailleurs en aucune façon la liquidation de la compagnie et ne nuirait pas à sa situation financière. Il porterait une certaine atteinte à son prestige extérieur, mais lui permettrait en revanche d’arriver plus vite à l’équilibre de ses budgets, que des échauffourées comme celles du belliqueux docteur ont dû singulièrement compromettre. L’Angleterre reprendrait à sa charge les frais d’administration et de gouvernement ; les directeurs élaboreraient moins de plans de campagne et partant auraient plus de loisirs pour vaquer aux intérêts commerciaux de l’affaire. Le retrait du privilège royal ne ressemblerait en rien à une confiscation. Tout ce qui, dans l’affaire, est propriété particulière, serait respecté. Les actionnaires n’auraient donc pas à se plaindre, non plus que l’Europe, à qui la dernière levée de boucliers vient de causer de si vives inquiétudes.

Mais si les assemblées futures de la Chartered, au lieu de retentir des récits de batailles et de servir d’occasions de triomphe aux conquistadores anglo-africains, ne doivent plus être que des réunions de paisibles associés discutant le doit et l’avoir de leur affaire, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître ce qu’il y a eu d’énergie dépensée au service de cette œuvre et les qualités de vigueur que certains hommes y ont déployées. Les noms de Rhodes et de Jameson, quelque jugement que l’on porte d’ailleurs sur leur dernière entreprise, ne sauraient être passés sous silence dans l’histoire de l’Afrique à la fin du XIXe siècle.

Né en 1853, Cecil Rhodes, quatrième fils d’un clergyman commença sa fortune à Kimberley, dans les mines de diamans, dont il amena, en 1888, la fusion définitive en une seule compagnie, la puissante De Beers Consolidated, qui a un capital de plusieurs centaines de millions et tient aujourd’hui dans ses mains le commerce des diamans de l’univers. Car il faut noter un trait qui donne bien à cette physionomie son caractère anglo-saxon et profondément moderne : ce fondateur d’empires veut d’abord amasser une fortune, non par amour vulgaire de la richesse, mais parce qu’il est persuadé qu’elle est un levier indispensable à son action future. Le second trait le plus remarquable de sa vie, c’est le choix qu’il fait pour son lieutenant d’un médecin, né la même année que lui, l’Écossais Leander Starr Jameson, que sa santé avait forcé d’interrompre une carrière brillamment commencée en Angleterre, et qui était venu se reposer en Afrique. Rhodes comprend l’homme, le fait nommer administrateur du Mashonaland à la place de Colquhun : aussitôt Jameson organise et mène à bonne fin la campagne du Matabeleland, digne d’être citée comme un modèle d’expédition coloniale.

A côte de ces deux figures de chefs ont joué dans le continent africain un rôle aussi considérable que jadis Fernand Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou, se dresse celle de M. Chamberlain, le ministre des colonies anglais, à qui incombe aujourd’hui la lourde responsabilité de diriger la politique britannique en Afrique et qui paraît, dès le début, avoir agi avec netteté et décision. C’est vers lui que se tournent les espérances de ceux de ses compatriotes qui commencent à redouter la direction du marquis de Salisbury, qui a failli durant l’automne de 1895 faire naître les plus graves complications en Orient et en Amérique. Porté il y a quelques mois au pouvoir par une majorité comme pas un cabinet anglais n’en avait connue depuis un demi-siècle, ce leader tory est à son tour menacé peut-être du sort de lord Rosebery, dont tant d’illusions avaient salué l’avènement quand Gladstone lui avait remis, avec la direction du parti libéral, les rênes du gouvernement.

Mais si Chamberlain met un terme à l’œuvre politique de la Chartered, il n’arrêtera pas l’homme qui fut son créateur, son âme et sa vie. Dans un discours prononcé à Kimberley, vers le commencement de janvier, peu de jours après la sanglante défaite de son lieutenant Jameson, M. Rhodes déclarait, avec un imperturbable sang-froid, que sa carrière politique ne faisait que commencer. A l’heure où ce triomphateur se heurte pour la première fois à plus fort que lui, où l’étudiant d’Oxford, jadis moribond et condamné par les médecins, qui était venu soigner sa poitrine en Afrique, et qui, au lieu d’un tombeau, y avait trouvé un empire, peut craindre un réveil cruel de ses rêves gigantesques, il est curieux d’entendre de pareils mots sortir de sa bouche. Mais gardons-nous des prédictions. N’est-ce pas lui qui disait, le 29 novembre 1892, dans une allocution citée plus haut : « Lorsque nos territoires seront peuplés de blancs, et en particulier d’Anglais, il conviendra d’insister pour qu’ils se gouvernent eux-mêmes. Mon programme est donc d’assimiler le pays au sud du Zambèze, de façon qu’au moment voulu le régime de la charte se transforme sans difficulté en gouvernement du pays par ses propres habitans. » On voit combien ce langage diffère de celui du duc d’Abercorn, qui prévoyait l’annexion à l’Angleterre et non pas l’autonomie. Si M. Rhodes renonce à se tailler un domaine à sa mesure avec le concours de ses compatriotes européens, il pourrait bien brûler ses vaisseaux et vouloir être plus que jamais l’homme des Afrikanders. Ne trouve-t-il pas déjà que le gouvernement anglais poursuit bien durement les auteurs de la dernière flibusterie » ? Quelques-uns de ses amis assurent qu’il rêve une vaste fédération des États de l’Afrique du Sud ; plus heureux que Christophe Colomb, il voit de son vivant son nom donné à une partie du continent : la Rhodesia brille déjà sur plus d’une carte. Il n’est pas de ceux qu’une défaite abat. D’ailleurs se considère-t-il comme battu ? Il ne paraît, en tout cas, pas l’avouer. Son effacement étrange, au moment d’une aventure dont il passe à tort ou à raison pour avoir été l’instigateur, n’est pas une des moindres surprises du drame politique qui se joue dans l’hémisphère austral.

Attendons-nous à voir M. Cecil Rhodes rentrer en scène plus vite que personne ne le soupçonne ; n’est-ce pas lui qui dans le même discours de 1892, dont l’analyse permet de reconstituer tout son caractère, s’écriait : « Il est plus aisé de négocier que de combattre ? » Qui sait ? La fin du règne de la Chartered ne marque-t-elle pas l’avènement du sien ? Ce diable d’homme, dont la jeune vie semblerait déjà terriblement remplie à un Européen ordinaire, a peut-être dit vrai : il ne fait que commencer. Mais quelque destinée que l’avenir lui réserve, le Transvaal ne sera pas anglais. Nos compatriotes feront bien de se pénétrer de cette vérité et d’aller profiter à Johannesburg de la grande situation morale que notre sentiment du droit et notre amour de la justice nous auront valu une fois de plus dans le monde.


RAPHAEL-GEORGES LEVY.

  1. Il vient d’être révoqué parle Conseil de la Chartered, agissant à la requête de sir Hercules Robinson, haut commissaire de la reine, gouverneur du Cap.