La Commune de Paris de 1588

La Commune de Paris de 1588
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 132-175).
LA
COMMUNE DE PARIS
DE 1588

La révolution de 1792 bouleversa tellement la vieille société française, qu’il semble que tout en ait alors péri, et qu’une nation absolument nouvelle ait remplacé celle qui existait. Les Français d’aujourd’hui tiennent cependant par d’innombrables liens à ceux d’autrefois. L’esprit révolutionnaire, que l’on est enclin à regarder comme le fruit de la philosophie du XVIIIe siècle, comme ayant fait sa première apparition en 1789, est d’une origine bien plus éloignée ; il se montre aux XIVe et XVe siècles, pendant les troubles de la régence de Charles V et aux temps désastreux de Charles VI ; il se réveille avec force et persiste dans la seconde moitié du XVIe siècle ; il se retrouve au fond des stériles agitations de la fronde. Avant donc de se généraliser et de s’étendre, cet instinct permanent de révolte, cette prétention d’arriver par des soubresauts violens à détruire les abus et à réformer l’état, avaient mis plusieurs fois le pays en péril. Il y eut là un phénomène semblable à ces maladies contagieuses qui sévissent d’abord à de lointains intervalles, dont les irruptions se rapprochent graduellement, et qui finissent par devenir endémiques. Nous venons de traverser de cruelles épreuves ; nous avons subi à Paris deux sièges, l’un de la part de nos ennemis, l’autre de la part de nos libérateurs. Une poignée d’hommes audacieux a profité de la présence de l’étranger et des circonstances que la guerre avait créées pour s’emparer du pouvoir dans la capitale ; sous le prétexte de défendre ses libertés municipales, ils ont exercé la plus insupportable et la plus odieuse tyrannie ; ils ont fanatisé la partie la plus pauvre de la population et l’ont opposée aux soldats de l’ordre et du droit. Après un règne éphémère et une résistance acharnée, ils ont succombé sans laisser d’autre trace de leur passage que des ressentimens, des dévastations et des ruines. Tout cela s’était déjà présenté à Paris à la fin du XVIe siècle. Il y eut alors, comme il y a trois mois, une commune insurrectionnelle, où l’autorité municipale improvisée usurpa le gouvernement, dirigea les opérations de la défense, et voulut contraindre tous les habitans à prendre les armes contre leurs concitoyens du dehors. Les mêmes désordres et les mêmes fureurs se produisirent ; aux souffrances du siège à cette époque s’ajouta, comme cet hiver, le fléau de la démagogie. Il n’est ni sans intérêt ni sans utilité de mettre en lumière ces ressemblances : elles provoqueront de salutaires réflexions, et pourront éclairer la marche ultérieure des choses. En nous montrant que nos ancêtres avaient déjà passé par des calamités analogues à celles qui viennent de fondre sur nous, l’histoire du Paris de la ligue fortifiera notre espérance de voir bientôt nos plaies se fermer ; si elle ne calme pas nos appréhensions et nos regrets, elle nous inspirera du moins la résignation nécessaire pour supporter notre mauvaise fortune.


I

La mort du duc d’Anjou, arrivée en 1584, apportait à la France, affaiblie par près de vingt-cinq années de guerres religieuses et de dissensions intestines, un nouveau ferment de discordes et de séditions. Henri III n’avait pas d’enfant, et l’héritier présomptif de la couronne devenait un prince protestant, Henri de Bourbon. Le parti catholique, déjà inquiet et mécontent des concessions que le roi de France avait faites aux calvinistes, n’en conçut que plus de défiance contre lui. Henri de Guise et ses partisans s’attachaient à entretenir ces sentimens, et afin de se préparer les voies au trône, le Balafré mettait en avant le vieux cardinal de Bourbon, qui ne pouvait être entre ses mains qu’un docile instrument, et ne présentait pas le danger de faire souche royale. L’agitation catholique reprit donc avec plus d’intensité que jamais, et tous les moyens furent employés afin de neutraliser les intentions d’Henri III, qui tenait son cousin de Navarre pour son successeur légitime, tout en cherchant à le ramener dans le giron de l’église. Bien des passions et des convoitises se mêlaient à la lutte des factions que la différence de religion avait originairement créées. L’acharnement des partis en présence, la persistance de certaines rivalités personnelles parmi les chefs, l’opposition des intérêts, tendaient à ébranler l’ancien édifice social. L’autorité avait perdu de sa force, la couronne de son prestige. Henri III semblait prendre à tâche par sa conduite privée de se rendre méprisable. L’insubordination était générale ; elle éclatait dans le clergé, dans la noblesse, dans la bourgeoisie ; on avait comme pris l’habitude de la révolte. Le roi de Navarre, maintenant l’héritier du trône, avait été rebelle à son souverain ; Henri de Guise le devenait à son tour, et cette désobéissance à l’autorité légitime était d’autant plus redoutable qu’elle se couvrait du manteau de la religion. Ainsi que l’observe Palma Cayet, ce qui avait poussé bien des gens à se mettre du parti de l’union, c’était l’espoir d’arriver par une révolution dans l’état à des charges plus élevées, à des emplois plus lucratifs que ceux qu’ils occupaient, tandis qu’antérieurement ce fut aussi dans des vues ambitieuses qu’une foule de gentilshommes embrassèrent le calvinisme. Comme le remarque Saulx-Tavannes, les offices de justice et de finances s’étant multipliés, chacun en voulait obtenir. Les besoins s’étaient singulièrement accrus par le développement du bien-être et du luxe, qui n’avait pas fait moins de progrès chez les classes bourgeoises que chez la noblesse, et, quoique en apparence le zèle religieux n’eût jamais été plus ardent, le sens moral s’était visiblement oblitéré. Les mœurs étaient dépravées chez les grands, le fanatisme les pervertissait chez les petits. Des instincts cruels et grossiers s’associaient chez les premiers à un raffinement de vie, une élégance de manières, une recherche de costume, une culture de l’esprit, qui cachaient une effrayante perversité. Chez les seconds, l’ignorance, la crédulité et les appétits brutaux annulaient les bons sentimens et les vertus chrétiennes. Dans l’état d’appauvrissement et de troubles où se trouvait le pays, les moyens réguliers de parvenir étant difficiles, on ne se fit plus scrupule de recourir à des voies coupables, et les plus impatiens et les moins retenus comptaient arriver à la fortune par les bouleversemens et la ruine de l’état.

Paris était le grand foyer de ces passions avides, haineuses et désordonnées, qui poursuivaient leur satisfaction dans les malheurs publics. La ligue trouvait là son centre d’action, parce que la population montrait un attachement éprouvé pour la religion catholique et témoignait une aversion excessive de l’hérésie. Les Guises y avaient été toujours fort populaires. Une notable partie des habitans avait naguère applaudi à la Saint-Barthélémy, avait même été de complicité dans le massacre. Dès qu’Henri III sembla se rapprocher des huguenots, l’opinion se tourna dans Paris de plus en plus contre lui. Les prodigalités du roi et de ses mignons, les insolences et les concussions de ses favoris, indisposaient les bourgeois. La haute magistrature condamnait les procédés d’un prince qui prétendait gouverner tout en ne s’occupant guère que de ses plaisirs. L’hostilité était encore plus marquée chez le clergé inférieur, révolté à la fois des désordres dont la cour donnait l’exemple et des concessions que l’on faisait aux protestans. Sans cesse se manifestaient dans la ville des symptômes d’irritation et des dispositions à la révolte. Henri III, averti du danger, recourait à des mesures répressives que dès son avènement au trône il avait commencé d’appliquer, mais qui avaient été peu efficaces ; Paris se remplissait d’une foule d’aventuriers, d’étrangers suspects et de vagabonds jetés là par la guerre civile, tout prêts à se mettre à la solde de quelque artisan de séditions. Le roi à plusieurs reprises ordonna l’expulsion immédiate de tous ces gens sans aveu, et prescrivit en conséquence des perquisitions dans les hôtelleries, les tavernes et les maisons garnies ; il réitéra l’injonction formelle à ceux qui recevaient, ou, comme on disait alors, qui retiraient des étrangers et des personnes ne résidant pas dans la ville, d’en faire jour par jour la déclaration. On insista plus que jamais sur la formalité des passeports, qui furent exigés de tous ceux qui entraient dans Paris, et afin que nul ne s’introduisît nuitamment sans en être pourvu, défense fut signifiée à tout batelier ou passeur de bac, une fois le soleil couché, de faire traverser à personne la rivière. La misère des classes inférieures apportait encore un élément de trouble. Les guerres autant que les mauvaises récoltes avaient fait renchérir considérablement le prix du blé. En 1586 et 1587, les ateliers de charité se grossissaient tellement que la ville n’y pouvait plus suffire. On dut organiser de nombreuses quêtes pour venir au secours des pauvres. Le 22 juillet de cette dernière année, une émeute pour le pain éclata aux halles. La police redoublait donc partout de rigueur. On publia au nom du roi un règlement circonstancié sur l’ouverture et la fermeture des portes de la ville et sur l’organisation de la milice bourgeoise. Un autre règlement parut sur la foire Saint-Germain, qui attirait chaque année un grand nombre d’étrangers, et où bien des gens malintentionnés se glissaient dans la foule des badauds et des écoliers qui s’y pressaient. Ce qui touchait au port des armes fut également l’objet de mesures très sévères. À cette époque de guerres civiles, presque tout le monde était armé. On ne parlait que de guet-apens et d’assassinats ; des rixes et de véritables combats avaient lieu souvent dans les rues, surtout la nuit, tandis que des imprudens s’amusaient à tirer des coups de pistolet et d’arquebuse. Une ordonnance enjoignit aux hommes de la milice bourgeoise de ne prendre leur mousquet que lorsqu’ils seraient de service, et d’en user seulement dans le cas d’absolue nécessité.

Ces sages prescriptions, un peu tracassières dans l’application, irritaient plus les Parisiens qu’elles ne les tranquillisaient, car à toutes les époques les Français se sont montrés mal disposés contre l’autorité qui les protège, parce qu’elle réprime en même temps leurs excès. Les bourgeois voyaient dans ces injonctions réitérées du roi des marques de défiance ; beaucoup d’entre eux n’auraient voulu ni sergens ni archers et prétendaient que leur milice suffisait à maintenir l’ordre : c’est ce que soutenaient surtout les partisans d’Henri de Guise, qui ne désiraient rien tant que de voir le roi à la merci d’une ville dont ils comptaient bientôt être les maîtres. Henri III, qui connaissait leurs menées, craignait pour sa personne, s’entourait d’une garde dévouée et bien payée, ce qui mécontentait davantage encore les Parisiens. On l’accusait d’avoir institué l’ordre du Saint-Esprit pour se faire des chevaliers une sorte de garde prétorienne. Plus les embarras du trésor s’aggravaient, autant par les prodigalités de la cour et le gaspillage des deniers publics que par les dépenses excessives que nécessitait l’entretien des troupes, plus le roi s’adressait à la bourse de ses sujets, et en particulier à celle des bourgeois de Paris. Tantôt il imposait de nouvelles taxes, tantôt il réclamait un don d’argent ou enlevait à la ville l’une des fermes de son revenu, enfin il augmentait incessamment le nombre des offices, afin que la vente lui en procurât quelques nouvelles sommes. Ces créations inutiles devenaient singulièrement onéreuses pour la population. Pierre de L’Estoile écrivait à la date de 1578 : « Tous les estats de France se vendoient au plus offrant, principalement de la justice qui estoit la cause qu’on revendoit en détail ce qu’on avoit acheté en gros et qu’on espiçoit si bien les sentences aux pauvres parties qu’elles n’avoient garde de pourrir. » Henri III recourait de plus à de fréquens emprunts faits sur sa bonne ville de Paris, et pour être mieux assuré de trouver des prêteurs il alla une fois jusqu’à interdire aux notaires, sous peine de nullité de l’acte, de recevoir aucun contrat de constitution de rentes pour les particuliers, enjoignant à tous ceux qui avaient de l’argent à bailler à rentes de le porter au receveur de la ville, lequel devait leur en faire une rente au denier douze ; mais par malheur le gouvernement payait fort inexactement les arrérages, et Henri III se permit à diverses reprises, de saisir les écus qui leur étaient destinés. De là des plaintes nombreuses et certes bien fondées.

Plus on accusait le roi de condescendance envers les huguenots, de mauvais vouloir contre les défenseurs de la cause catholique, plus il affectait des démonstrations d’une dévotion puérile et ridicule, peu d’accord avec les désordres de sa vie privée, les scandales de la cour et les orgies de ses mignons.

Ainsi, quoique Henri III eût fait beaucoup pour leur ville, où il résida fréquemment, quoiqu’il en eût enrichi les marchands par ses dépenses excessives et ses fêtes magnifiques, à la fin de son règne, les Parisiens ne ressentaient à son endroit que colère et rancune. Le parlement ne ménageait pas au roi les remontrances, et opposait une résistance décidée au déluge d’édits bursaux qu’on lui signifiait d’homologuer. En septembre 1578, Henri III envoya d’un coup vingt-deux édits pareils à enregistrer ; le parlement n’en voulut vérifier que deux. Le roi se fâcha ; pour l’apaiser, ce corps en vérifia encore quelques-uns des moins mauvais. La cour des aides essayait de son côté, quoique plus faiblement, de mettre des bornes à cette prodigalité fiscale chaque fois qu’il lui était enjoint de publier un nouvel édit sur les droits d’entrée ; mais l’autorité royale était en principe souveraine, et quand Henri insistait pour qu’on observât ses volontés, quelque imprudentes et fâcheuses qu’elles pussent être, il fallait bien céder. Les cours de justice étaient les gardiennes des lois, et la première de toutes, c’était l’obéissance au monarque. Une résistance obstinée aurait ouvert la porte à la rébellion, qui n’avait que trop d’occasions d’éclater. Toutefois chaque victoire remportée par la ténacité d’Henri sur le parlement et les autres cours portait une nouvelle atteinte au reste d’attachement que le peuple conservait pour la couronne.

Bien faible, il est vrai, était alors ce sentiment. Jamais on n’avait parlé du monarque avec plus de hardiesse et d’irrévérence. Quoiqu’on sévît de la façon la plus rigoureuse contre les auteurs de libelles attentatoires à sa personne, à ses droits et à sa dignité, qu’il en coûtât même parfois la vie aux auteurs, le nombre des écrits satiriques dirigés contre Henri III et ses favoris allait grossissant, et en 1587 on en imprima une multitude. Ajoutez à cela des images destinées à verser le ridicule et l’odieux sur la personne royale, sur tous ceux qui étaient en faveur à la cour. Les calvinistes avaient publié les premiers ces sortes de caricatures, les ligueurs les imitèrent. Les docteurs de Sorbonne, qui se croyaient infaillibles en leur qualité de théologiens, fulminaient contre les actes du gouvernement royal ; prêtres et moines reprochaient du haut de la chaire en termes injurieux et souvent grossiers à Henri III ses vices, son hypocrisie et sa faiblesse pour les hérétiques. Le clergé d’ailleurs n’avait pas plus à se louer que les bourgeois de l’administration du royaume ; il était fatigué des demandes de décimes extraordinaires, il se voyait privé d’une partie de ses bénéfices, dont on trafiquait à la cour en faveur de laïques, de gentilshommes mariés, même de femmes et d’enfans. Les fidèles, à force d’entendre déclamer contre le roi, finissaient par croire qu’ils étaient gouvernés par un tyran, un monstre, un suppôt du diable, et ne se tenaient plus dès lors, pour obligés à lui obéir. Le bas peuple, dépourvu de toute lumière, devait montrer encore à cet égard plus de crédulité que les bourgeois. Comme c’était presque sur lui seul que retombaient les sévérités de la loi, tandis que parmi les gentilshommes il y avait des assassins, des escrocs et des faussaires qui promenaient au grand jour leur impunité, il était animé de mauvais sentimens contre les représentans de l’autorité royale, et, trouvant chez les prêtres et les moines, souvent sortis de son sein, des consolateurs et des appuis, il accordait bien plus de confiance à ce qu’il leur entendait répéter qu’aux avis que lui donnaient les magistrats. Il prenait le parti de ceux que la police arrêtait comme séditieux. Le 2 septembre 1587, le bruit qu’on avait répandu qu’un prédicateur de Saint-Germain-l’Auxerrois, les curés de Saint-Séverin et de Saint-Benoît et quelques autres prêtres avaient été emprisonnés à cause de l’insolence de leurs sermons, provoqua une véritable émeute. On sonna le tocsin à l’église Saint-Benoît, on cria : aux armes ! dans la rue Saint-Jacques. « Mes amis, disait un des mutins, qui est bon catholique, il est temps qu’il le montre ; les huguenots veulent tuer les prédicateurs et les catholiques. »

Les hommes de loi formaient une autre classe non moins hostile que le clergé au gouvernement royal. Avocats, procureurs, huissiers, greffiers, tous gens tenus à distance par la morgue de la haute magistrature, étaient animés envers celle-ci de sentimens de jalousie et de haine qui remontaient jusqu’au roi, dont les cours souveraines représentaient l’autorité. Bon nombre étaient irrités d’avoir été contraints par des mesures fiscales de payer deux fois leurs charges ou d’avoir perdu leurs plus gros profits. En 1586, les procureurs en étaient même venus à une rupture ouverte avec le roi, qui avait exigé qu’ils prissent, moyennant finance, des lettres de confirmation ; ils se refusèrent à paraître pour leur office au parlement et au Châtelet. Henri III eut peur d’une corporation puissante qu’il savait mal disposée à son égard, il leur accorda la révocation de l’édit.

L’opposition contre le gouvernement avait son principal organe et comme ses mandataires officiels dans le corps de ville. Ce bureau était composé du prévôt des marchands, de quatre échevins, de plusieurs conseillers, dits conseillers de la ville, appartenant généralement aux cours souveraines, ou exerçant quelque office de justice ou de finance, d’un procureur qui prenait le titre de procureur du roi et de la ville, et d’un certain nombre de notables bourgeois. On arrivait à la prévôté des marchands et à l’échevinage par l’élection. Les choix devaient sans doute recevoir l’approbation royale, mais c’était là une pure forme. L’assemblée qui élisait ces magistrats et ratifiait la présentation que faisaient de leurs successeurs les conseillers et le procureur de la ville, ainsi que quelques autres fonctionnaires municipaux, tels que le receveur et le greffier de la ville, était elle-même en partie le produit d’une première élection, car à côté d’un certain nombre de membres du clergé, de la magistrature et d’officiers du roi qui y prenaient part de droit, il y avait les notables bourgeois députés par chaque quartier et élus par leurs pairs.

Les franchises municipales de Paris étaient alors fort limitées. Le bureau de la ville n’avait guère dans sa compétence que des questions d’édilité, de voirie, de police des marchés et de la navigation, et diverses affaires qui s’y rattachaient. Le prévôt des marchands, dont les échevins étaient les assesseurs, ne correspondait ni à ce qu’est aujourd’hui le préfet de la Seine ou de police, ni au maire d’une de nos cités ; c’était une sorte de président de tribunal de commerce avec une juridiction plus limitée en matière contentieuse, mais qui embrassait différentes branches de l’administration. Le prévôt des marchands trouvait au-dessus de lui le prévôt de Paris et la cour du Châtelet, à la tête de laquelle ce dernier et les lieutenans civil et criminel étaient placés. De la juridiction du Châtelet et de la prévôté dépendaient la police proprement dite et tout ce qui tenait à la protection et à la sûreté de la capitale, sous la haute autorité du gouverneur de Paris, commandant en chef des forces militaires et représentant immédiat du pouvoir royal. Quelques détails de la police étaient néanmoins dévolus au prévôt des marchands, et il en résultait parfois des conflits d’attribution entre la prévôté et le bureau de la ville. Si la guerre civile avait favorisé les usurpations de l’autorité municipale, il y avait d’autre part une tendance marquée chez le roi à imposer sa volonté aux décisions du corps de ville. Le prévôt des marchands et les échevins avaient sous leur direction la milice bourgeoise, et dans leur compétence, comme faisant partie de l’édilité, l’entretien des portes et des murs de la ville. Or depuis les troubles religieux la milice bourgeoise avait pris une extrême importance ; elle était devenue une force militaire très sérieuse. On sait qu’à la Saint-Barthélémy elle avait joué un grand rôle. Depuis cette époque, elle était sans cesse appelée à un service indispensable de sûreté publique. Les capitaines et les lieutenans étaient élus ; les colonels, d’institution plus récente et nommés par le roi, recevaient des instructions du prévôt des marchands, soit directement, soit par les quarteniers ou chefs de quartier. Ceux-ci, élus par un suffrage à deux degrés, avaient jadis commandé les compagnies de leurs quartiers respectifs ; ils en dressaient encore les rôles. Les quarteniers étaient donc non des officiers du roi, mais des représentans de la population parisienne ; ils exerçaient sur elle une influence considérable, particulièrement en matière d’élections municipales, car à eux appartenait le soin de désigner les notables bourgeois, électeurs du premier degré. Ils procédaient, chacun dans son quarter, avec les deux cinquanteniers et les dix dizainiers placés hiérarchiquement au-dessous d’eux, au recensement, à l’établissement des taxes et contributions. C’était le quartenier qui faisait fermer les chaînes des rues et veillait à ce qu’elles fussent en bon état ; on déposait chez lui les clés de la porte de la ville sise en son quartier.

Henri III s’efforça de tenir dans sa main tout cet ensemble de fonctionnaires municipaux que cherchait à gagner la ligue ; il voulait qu’ils fussent affectionnés à son service, et s’imaginait les retenir par le serment de fidélité que ceux qui le prêtaient commençaient à subordonner aux décrets émanés de l’autorité théologique. Il n’avait pas l’œil moins éveillé sur la milice bourgeoise. Il s’était attaché, par l’introduction d’un nouveau règlement, à en bien préciser et circonscrire l’intervention, à y faire régner la discipline ; mais ce règlement ne pouvait porter fruit qu’autant que le prévôt des marchands était un homme sûr et dévoué. Or les ligueurs avaient déjà réussi plusieurs fois à faire passer leurs candidats, et dès 1582 on avait élu un des meneurs du parti, le président de Neuilly, magistrat ignorant et mal famé qu’on accusait du meurtre du président La Place lors de la Saint-Barthélémy. Le mécontentement soulevé par l’accroissement des impôts était, il est vrai, fort vif cette année-là, et c’est en qualité de prévôt des marchands que Neuilly tint en janvier 1583 l’assemblée de l’Hôtel de Ville, où furent rédigées les remontrances sur les 200,000 écus auxquels avait été fixée la quote-part que la capitale devait payer sur les 1,500,000 exigés de tout le royaume. Le roi fit à la députation qui lui porta cette protestation une réponse bénigne de bouche ; mais il écrivit ensuite au bureau de la ville qu’il entendait que la somme fût acquittée. On tint alors une nouvelle assemblée où il fut résolu qu’on répondrait au roi que la population était dans l’impossibilité de payer. Henri III passa par-dessus les formalités et exigea cavalièrement les 200,000 écus du receveur de la ville. On comprend donc qu’avec des prévôts des marchands de la trempe de Neuilly la milice bourgeoise fût pour le roi et pour la tranquillité de la cité un péril au lieu d’être une sauvegarde. C’était pour parer aux dangers que pouvait présenter une telle institution qu’Henri III s’était réservé la nomination des colonels placés à la tête des compagnies de chaque quartier respectif ; il avait investi de ces commandemens divers membres des cours souveraines, des officiers de la couronne et quelques anciens échevins sur lesquels il croyait pouvoir compter.

Les demandes d’argent adressées par lettres patentes du roi à la ville de Paris étaient notifiées au bureau qui vérifiait les édits concernant les matières de sa compétence. Au prévôt des marchands et aux échevins était dévolu le droit de passer contrat au nom du roi pour les emprunts et constitutions de rentes. Il s’ensuivait que tout ce qui touchait à l’établissement des impôts, aux dons réputés volontaires, était examiné et discuté à l’Hôtel de Ville, ce qui fournissait tout naturellement l’occasion de critiquer les actes du gouvernement et de faire, comme on dirait aujourd’hui, de la politique. L’assemblée rappela en diverses circonstances à Henri III les anciennes franchises et immunités de la ville, et insista pour qu’elles fussent maintenues. Le corps municipal arrivait ainsi à s’immiscer dans les affaires de l’état, et voilà pourquoi l’opposition ligueuse s’y donna rendez-vous ; mais les ménagemens que le bureau de la ville était obligé de garder à l’égard du souverain empêchaient que la résistance prît un caractère réellement séditieux. Tendait-elle à dégénérer en attaques contre la couronne, les membres des cours souveraines et les officiers royaux qui faisaient partie du bureau rappelaient l’orateur à la modération. Il n’aurait pas été d’ailleurs prudent de tenir à l’Hôtel de Ville un langage trop hardi. Le II juin 1587, Nicolas Roland, conseiller à la cour des monnaies, qu’on avait surnommé un des arcs-boutans de la ligue, fut emprisonné à la Conciergerie, pour avoir en plein Hôtel de Ville opiné aigrement au désavantage du roi.

Les ardens du parti catholique ne pouvaient dès lors se contenter des remontrances du corps municipal, qui ne conduisaient pas assez vite à leur but ; ils songèrent à des moyens plus efficaces. La guerre contre les protestans avait été reprise dans les provinces par les ligueurs ; suspendue un instant après la paix de Nemours, elle avait éclaté de nouveau du fait des calvinistes. Henri III tergiversait et cherchait à échapper à la pression que voulaient exercer sur lui les catholiques. Quelques exaltés du parti des Guises, entre lesquels se trouvaient Ch. Hotman, sieur de La Rocheblond, les curés Jean Prévost et Jean Boucher, le célèbre docteur Matthieu de Launoy et quelques autres membres du clergé, tinrent alors des conciliabules où l’on agita la question de s’organiser en une sorte de comité de vigilance afin de surveiller les agissemens du roi. On se réunissait au collège Forteret, près Saint-Étienne-du-Mont. A l’instigation d’un agent du duc de Guise, François de Maineville, jeune gentilhomme d’un caractère entreprenant, ce premier groupe s’aboucha plus tard avec les plus ardens ligueurs, dont quelques-uns appartenaient au bureau de la ville. C’étaient pour la plupart des hommes ambitieux et des brouillons, des gens tarés ou se trouvant dans une situation de fortune embarrassée, et qui cherchaient un moyen d’échapper à leurs créanciers, tels que La Chapelle-Marteau, maître des comptes, gendre du président de Neuilly, ruiné par des procès, La Morlière, notaire fort mal dans ses affaires. On voyait figurer parmi eux ce même Roland qui se faisait arrêter pour la hardiesse de son langage, plusieurs procureurs, Crucé, Michel et Jean Leclerc, dit Bussi-Leclerc, qui avant d’entrer au palais avait fait le métier de prévôt de salle, les avocats Louis d’Orléans et Drouart, le parfumeur La Bruyère, dont le fils avait acheté une charge de conseiller au Châtelet ; quelques personnages même assez haut placés, le président Lemaistre notamment, s’affilièrent à eux. C’était là une véritable société secrète. Ce noyau une fois constitué, on s’efforça de recruter le plus d’adhérens qu’on put. Aux uns, on faisait luire l’espoir d’arriver à quelque emploi ; aux autres, on promettait de l’argent ; à tous, on annonçait qu’on travaillait à défendre les catholiques menacés par les huguenots, qu’on représentait comme étant au nombre de plus de dix mille dans le faubourg Saint-Germain et méditant les plus sanguinaires projets. Les affiliés devaient se tenir prêts à prendre les armes. On les assurait du concours des ducs de Guise, de Mayenne, d’Aumale, et de tous les autres princes de la maison de Lorraine ; on leur faisait entrevoir l’appui du pape, du roi d’Espagne, du prince de Parme et du duc de Savoie. La prise d’armes devait avoir pour premier objet de rompre et ruiner les forces que le roi réunissait autour de Paris en vue de soutenir Henri de Navarre. Afin de rendre la propagande plus active, chacun des membres de cette association, qui prenait le nom de conseil de l’union, se chargea de pratiquer les gens de la compagnie ou de la corporation à laquelle il appartenait. Ainsi La Chapelle-Marteau travailla la chambre des comptes, le président Lemaistre le parlement, le président de Neuilly la cour des aides, La Bruyère fils le Châtelet, Senault, beau-frère du procureur Michel, les clercs du greffe du parlement. On avait gagné plusieurs commissaires de police ; c’étaient là des auxiliaires précieux, car leurs fonctions les mettaient en rapport avec tous les gens de leur quartier. Pour attirer le menu peuple, on se servait d’agens d’une condition inférieure, qui répandaient sur le roi les plus impudens mensonges. On comptait beaucoup sur les mariniers et garçons de rivière, qui n’étaient pas au nombre de moins de cinq cents, et qui passaient pour d’assez mauvais garnemens. Plusieurs parlaient aussi d’embaucher les gens sans aveu ou exerçant les professions les plus viles, et dont on estimait alors le chiffre à six ou sept mille ; mais les prudens du conseil de l’union trouvaient dangereux de pareils auxiliaires. La distribution des artisans par corporations facilitait singulièrement l’affiliation et permettait aux menées d’échapper plus aisément à l’attention des officiers du roi. En entrant dans l’association, le nouveau membre devait jurer de prêter son concours par tous les moyens à ceux de ses frères qui viendraient à être arrêtés.

Un des premiers soins de la société fut de se procurer secrètement des armes. C’était là la chose difficile, car par mesure de sûreté le roi avait exigé que les quincailliers et armuriers qui faisaient ce commerce communiquassent à la police le nom de ceux qui viendraient leur en acheter. On décida qu’on en ferait venir de la province, ainsi que de la poudre et du grain. Les plus aisés du conseil de l’union se cotisèrent, et l’on envoya dans les principales villes des agens qui portaient en outre des lettres pour les ligueurs les plus notables. On les y exhortait à faire mettre leur ville en état de défense dans la prévision de quelque attaque de la part des huguenots, car on n’y parlait point encore d’insurrection, et l’on disait qu’on ne prendrait un grand parti qu’à la mort du roi. Quand le conseil se fut mis ainsi en rapport avec les ligueurs de la province, on laissa percer des plans plus hardis ; on s’occupa d’un projet de fédération des communes ligueuses sous la direction de la commune de Paris. Henri III fut bientôt sur la trace de ces complots, mais les meneurs prenaient une foule de précautions pour échapper à sa surveillance. A Paris, ils se réunissaient tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et à chaque séance on fixait le lieu où devait se tenir la séance suivante. Les émissaires qui parcouraient les provinces prenaient différens déguisemens ; ils s’habillaient tantôt en moine, tantôt en jésuite, tantôt en marchand, etc.

Composée comme elle l’était, cette vaste association secrète, qui s’étendait sur toute la France, pouvait difficilement demeurer dans une attitude expectante, car parmi les conspirateurs il y en avait bon nombre qui se trouvaient pressés d’agir. Le menu peuple surtout était impatient de recueillir les avantages qu’on lui promettait ; les retards le mécontentaient, et il parlait même de tenter une action sans le concours des chefs. C’est ainsi que s’ourdit contre le roi un projet d’assassinat qui ne réussit point. L’arrivée du duc de Mayenne a Paris calma un instant ces ardeurs ; il annonçait des succès militaires contre les huguenots, qu’il n’avait pas, il est vrai, remportés ; il se faisait fort de prochaines victoires. Grâce à son crédit, il put protéger ceux des conjurés qui devenaient suspects ; il en fit même élargir un que l’on avait emprisonné. Les ligueurs étaient alors si nombreux qu’ils bravaient déjà l’autorité. Bien des officiers du roi les ménageaient, dans la crainte qu’ils ne devinssent un jour les maîtres. On se décida enfin à l’action. Un plan de soulèvement fut concerté. Paris fut divisé en cinq sections, qui eurent chacune à sa tête un des membres du conseil de l’union. On comptait s’emparer par surprise de la Bastille, du Grand et Petit Châtelet, de l’Arsenal, du Temple et de l’Hôtel de Ville, mettre la main sur le chancelier et les principaux magistrats dont la fidélité au roi était connue, puis pénétrer dans le Louvre, afin de se saisir, s’il se pouvait, d’Henri III lui-même. Pour faire obstacle à l’arrivée des troupes de police et à l’intervention de la noblesse et des compagnies bourgeoises, on devait construire dans tous les quartiers de la ville, à l’aide de tonneaux remplis de terre et en fermant les chaînes des rues, de fortes barricades où seraient postés les chefs de section. Cette insurrection donnerait le signal de celle de toutes les villes confédérées, et alors on procéderait à une nouvelle Saint-Barthélémy où les politiques, c’est-à-dire les catholiques qui tenaient pour le roi, ne seraient pas plus épargnés que les huguenots. La conspiration fut révélée au chancelier par le lieutenant de la prévôté Nicolas Poulain, qui s’y était d’abord laissé affilier, mais qui ne tarda pas à reculer devant les conséquences d’une pareille entreprise. Le roi, averti à temps, manda en toute hâte des troupes, fit garder soigneusement les portes de la ville, et renforça les points dont les conjurés comptaient s’emparer. Le conseil secret de l’union vit que l’affaire était éventée, mais il ne se découragea point, remit à un autre temps l’exécution du projet et ne fit que redoubler d’activité. Les cinq chefs de section s’en adjoignirent bientôt onze autres, en sorte que chaque quartier de Paris eut un chef qui devait prendre le commandement des conjurés au premier signal. De là le nom des seize que reçut cette redoutable association qui allait jouer un rôle analogue à celui qu’eût, lors de la grande révolution, la société des jacobins. Les seize épiaient l’occasion de surprendre ou de frapper Henri III, qui, chaque fois averti à temps, trompa leurs projets, mais qui ne se sentait pas assez fort pour sévir énergiquement, faire arrêter les chefs, alors en correspondance avec Mayenne, lequel était allé rejoindre son frère Henri de Guise afin de s’entendre sur les moyens d’assurer le succès de quelque nouvelle entreprise. Grâce à la connivence de certains quarteniers, les affiliés recueillaient, sous couleur d’œuvres de charité et d’utilité publique, des cotisations destinées à en faire les frais.

En 1587, le départ du roi avait été marqué par un débordement d’injures et d’écrits contre sa personne ; on colportait sur son compte les plus atroces calomnies. Le curé Boucher, qui s’était signalé par un virulent libelle intitulé la juste Abdication d’Henri III, osa publiquement accuser ce prince d’avoir fait jeter à l’eau le docteur Burlat, théologal d’Orléans, quoiqu’il le sût parfaitement en vie. La reine-mère, qui n’avait pas quitté la capitale, favorisait les Guises, et le gouverneur de Paris, Villequier, infatué de ses mérites et confiant dans son autorité, quoique la cour fût remplie des complices des Lorrains, se croyait en mesure de déjouer toute entreprise, et tenait peu compte des avis qu’on lui transmettait. Le conseil secret rencontrait journellement de nouveaux adhérens, que recrutaient pour lui les diatribes et les excitations des prédicateurs, la plupart mêlés au complot.

Henri III, d’un caractère faible et irrésolu, ne savait s’il devait procéder par voie de répression énergique, ainsi que le lui conseillaient le duc d’Épernon et ses amis, ou user de douceur, comme le lui insinuait Villequier. C’étaient ces incertitudes qui permettaient à l’association secrète de s’étendre et de se consolider ; elle venait de se donner une organisation toute militaire, et faisait, par des placards anonymes, de véritables appels aux armes. Nombre de gentilshommes et de familiers des Guises s’étaient depuis quelques jours établis dans les faubourgs, tout prêts à seconder un coup de main. On était à la fin d’avril 1588. Le roi, de retour à Paris, reçut une nouvelle dénonciation de Poulain ; il hésita encore, car il redoutait par-dessus tout le duc de Guise, auquel il envoyait une lettre ambiguë. A Paris, il se contenta de faire savoir qu’il était averti de ce qui se tramait contre lui, il en entretint la duchesse de Nemours ; celle-ci rejeta bien loin les accusations dont son parti était l’objet, elle défendit son fils, et déclara qu’il viendrait lui-même se justifier devant le roi. C’était une occasion qu’elle cherchait pour autoriser le duc à se fendre dans une ville où il devait donner la main aux conjurés, car, leurs menées étant déjà découvertes, il fallait se hâter et ne pas laisser au roi le temps d’agir. Malgré l’ordre contraire d’Henri III, le Balafré, à qui le conseil secret de l’union avait dépêché Brigard pour le presser d’accourir, se mit en route, précédé de gentilshommes chargés en quelque sorte de faire les logis de la révolution qui se préparait. Il arriva le 9 mai.

Le roi, pour parer à toute éventualité, avait installé dans le faubourg Saint-Denis 4,000 Suisses appelés de Lagny ; la garde du Louvre fut doublée. La. réception enthousiaste faite au duc dan Paris montra à Henri III combien il avait raison de se défier des habitans. Guise était manifestement plus maître que lui de sa capitale. Ne pouvant compter sur les Parisiens, force lui était bien de recourir à ses troupes.

On sait l’histoire de la fameuse journée des barricades. Henri III, au lieu d’agir par un coup de vigueur et d’ordonner l’arrestation immédiate de Guise, dont la désobéissance provoquait sa colère, suivit le conseil de ceux qui, comme Villequier, Bellièvre, le chancelier de Cheverny, l’engageaient à ne pas prendre un parti si extrême. Le duc pénétra dans le Louvre et intimida le pusillanime monarque, puis se retira à temps pour aller dans son hôtel organiser l’insurrection, depuis longtemps préparée. Le conseil secret de l’union en fut l’âme. Deux jours se passèrent à la cour en négociations. Les meneurs eurent tout le loisir de soulever la populace, à laquelle on répétait que le roi voulait l’asservir en mettant à mort les défenseurs les plus zélés des catholiques. La milice bourgeoise fut, sur l’ordre d’Henri III, appelée sous les armes pour occuper différens points de la ville ; mais les bourgeois étaient mécontens du gouvernement, ils détestaient Épernon, d’O et tous les autres favoris ; bon nombre d’entre eux étaient tout à fait du côté des Guises. Cette milice s’assembla lentement et témoigna du mauvais vouloir et de la mollesse. L’intervention des troupes devint indispensable. On introduisit, par la porte Saint-Honoré, les Suisses et les gardes-françaises, que l’on distribua par détachemens sur les ponts et sur différentes places. La Bastille fut mise en état de défense. Une collision était imminente ; on s’y attendait, et Paris présentait alors cet aspect sinistre que nous lui avons vu si souvent aux jours d’émeute. Les boutiques étaient fermées et les visages inquiets. Le roi envoya vainement plusieurs de ses officiers pour rassurer la population et faire rouvrir les boutiques. L’entrée des troupes étrangères fournissait aux excitateurs un nouveau sujet d’accusation contre Henri III. Les soldats en ces temps commettaient de tels excès que Paris regardait comme un de ses plus précieux privilèges de n’en point recevoir. Les 4,000 Suisses, dont les armes allaient être dirigées contre les habitans, étaient ceux-là mêmes pour lesquels le roi les avait imposés de 140,000 écus. Le peuple insulta les gardes-françaises, qui répondirent par des bravades ; on en vint aux mains. Les ligueurs coururent aux armes, et en un clin d’œil Paris se trouva hérissé de barricades ; on en élevait partout. Les femmes et les enfans y travaillaient sans bien savoir de quoi il s’agissait. Les troupes reçurent l’ordre d’attaquer les émeutiers ; mais, surprises et entourées, ayant dans certains quartiers à subir le feu meurtrier de leurs adversaires, elles en furent réduites à parlementer. Là où la lutte fut plus vive, les soldats furent écharpés par une multitude furieuse, et ceux qui échappèrent durent la vie à la protection du duc de Guise ; il leur permit de se retirer en bon ordre, tenant à montrer en cette occasion qu’il avait seul le pouvoir de maîtriser des masses indomptables, sur lesquelles le roi était sans action.


II

La révolution du 12 mai 1588 fut, comme on le voit, une première édition des révolutions de juillet 1830 et de février 1848. On retrouve, à deux siècles d’intervalle, les mêmes scènes et les mêmes péripéties. C’est toujours l’emploi des mêmes moyens et des mêmes stratagèmes de la part de l’insurrection, la même attitude équivoque de la garde bourgeoise, la même impéritie des ministres, la même audace chez ceux qui poussent à la révolte, le même génie révolutionnaire chez une population que l’odeur de la poudre enivre, et que les barricades amusent. Le tocsin sonne ; au XVIe siècle, on crie : au Louvre ! comme deux siècles et demi plus tard on criera : aux Tuileries ! Dans la masse des émeutiers apparaissent confondus des bourgeois, des artisans, des jeunes gens des écoles. Henri III fait des concessions trop tard et quand il ne peut déjà plus dominer l’insurrection. Menacé dans son palais par une populace déchaînée, conduite par quelques têtes folles et exaltées, il prend la fuite comme Charles X et Louis-Philippe, après avoir montré la même indécision. Peut-être, comme ce dernier, Henri III recula-t-il, ainsi qu’il l’écrivait aux gouverneurs des provinces, devant la nécessité de verser à flots le sang de ses sujets. Les troupes quittent Paris, plus humiliées encore que vaincues ; puis, quand la révolte a triomphé, une partie de ceux qui avaient imprudemment poussé à la résistance ou sottement laissé faire, effrayés des proportions qu’elle a prises, tentent de vains efforts pour en arrêter les conséquences. Ils croyaient n’avoir mis qu’un frein à la volonté royale, ils ont renversé un trône.

Paris s’attendait si peu en 1588 à une telle catastrophe qu’il fut comme abasourdi de sa victoire. Un calme apparent succéda aux trois journées de tumulte et d’inquiétude. Le duc de Guise ne négligea rien pour rétablir l’ordre et rassurer les esprits. Il exalta, dans une sorte de proclamation, la générosité et la modération du peuple qui avait été, disait-il, l’objet manifeste en cette rencontre de la protection divine. C’était à peu près déjà le langage que devaient tenir les enthousiastes de 1789, de 1830 et de 1848 ; mais la tranquillité ne fut pas de longue durée. Catherine de Médicis, qui s’imaginait que le triomphe de Guise pouvait être favorable à ses desseins, s’entremit de son côté pour tout pacifier et maintenir entre la ville rebelle et son fils des relations qui ne laissassent pas la rupture se consommer. Les chefs de l’insurrection ne songeaient pas au reste dans le principe à briser entièrement avec le roi ; ils affectaient d’agir en son nom et provisoirement, d’attendre de lui la confirmation de leurs actes. Tous les corps constitués restaient debout, et Guise croyait n’avoir qu’à prendre la place laissée vacante par Henri III pour que rien ne fût changé. Le parlement était toujours à son poste, il hésitait pourtant à continuer de rendre la justice ; mais l’autorité militaire, à laquelle appartenait alors surtout le pouvoir exécutif, était en déroute. Le conseil de l’union la remplaça ; de puissance occulte, il devenait désormais une autorité avouée et quasi reconnue. Il décida de remettre au corps de ville la direction suprême de la cité, sous prétexte qu’il fallait avant tout pourvoir à sa défense et à sa sécurité. C’était là le moyen d’arriver à la réalisation du plan qu’il avait tracé dans les instructions remises pour les provinces à ses émissaires. Les seize annoncèrent donc pompeusement leur intention de rétablir les anciennes franchises municipales que le bureau de la ville rappelait dans sa requête au roi du 5 mai 1579. La restauration de ces franchises consistait principalement dans le retour à l’élection à deux degrés pour le choix des fonctionnaires municipaux, dont les charges étaient en partie devenues vénales. Le parti vainqueur comptait l’emporter dans les votes, grâce à la retraite des politiques, dont bon nombre avaient fui. Une fois maîtres dans le bureau de la ville, les seize se promettaient d’en étendre les attributions pour tirer à eux tout le gouvernement. Le duc de Guise, qui caressait ce parti afin de s’en assurer le concours, adopta leurs vues. Il fallait donc au préalable renouveler la composition du corps de ville, car il renfermait trop de gens dévoués au roi pour que le conseil de l’union y dictât ses volontés. Quoique l’époque de la réélection du prévôt des marchands et des échevins ne fût point arrivée, le duc, d’accord avec ses complices, fit décider qu’on procéderait à de nouveaux choix. On se débarrassa du prévôt des marchands, le maître des requêtes Hector de Perreuse, en l’emprisonnant à la Bastille, dont Bussi-Leclerc venait d’être installé gouverneur ; puis le 17 on convoqua au nom du cardinal de Bourbon, qualifié de premier prince du sang et des autres princes étant près de sa personne, une assemblée à l’Hôtel de Ville. Le corps électoral avait été inopinément remanié, et nombre de bourgeois parurent, qui n’étaient pas auparavant appelés à donner leurs suffrages. En revanche, divers notables qui passaient pour politiques n’osèrent se présenter, craignant le sort de Perreuse. Nicolas Roland porta la parole ; il insista sur la nécessité de procéder à de nouvelles élections pour remplacer ceux du corps de ville qui étaient absens ou haïs et mal voulus du peuple. Le duc de Guise, qui assistait en personne à la séance dans l’intention de peser sur les votes, tint le même langage, et assura l’assemblée qu’il était fermement résolu de faire respecter ses décisions. Le discours du prince fut reçu par des acclamations, et les assistons se montrèrent si empressés à lui témoigner leur dévoûment, qu’ils élurent pour prévôt des marchands un sieur de Marchaulmont, qui remplissait des fonctions de chambellan dans la maison des princes de Lorraine. Or c’était là une infraction aux coutumes et privilèges de la ville, qui exigeaient de plus que le prévôt fût Parisien de naissance. Marchaulmont ne jugea pas pour ce motif devoir accepter, et le lendemain, dans une seconde assemblée, le duc proposait à sa place La Chapelle-Marteau, qui avait obtenu le plus de suffrages après l’élu de la veille ; cette proposition fut immédiatement ratifiée. Les autres choix n’avaient pas été moins significatifs. On avait élu échevins, en remplacement de Lecomte et Lugoli, qui s’étaient rendus près du roi, des hommes dévoués à la ligue, dont trois appartenaient au conseil secret de l’union, N. Roland, les marchands drapiers Compans et L. de Costeblanche ; le teinturier Desprez, qui venait en quatrième, était d’une opinion moins avancée. L’avocat Brigard, qui avait été chercher le duc de Guise à Soissons, fut élu procureur de la ville. La domination du conseil de l’union dans le corps de ville était ainsi assurée. Messieurs de la ville, comme s’intitulèrent les membres du bureau, prirent la direction des affaires. On procéda ensuite au choix des nouveaux fonctionnaires municipaux, afin d’avoir des instrumens plus dociles aux volontés des seize. On déposa les quarteniers, les cinquanteniers et les dizainiers, suspects parce qu’ils étaient gens de robe longue ou officiers du roi, et on mit en leur place de petits marchands et, comme dit L’Estoile, un tas de faquins ligueurs. L’état-major de la milice fut pareillement renouvelé ; on tenait à écarter la plupart des colonels qu’Henri III avait nommés en 1585. On fit procéder à l’élection de nouveaux capitaines ; mais ceux qui furent choisis étaient, nous rapporte Palma Gayet, si indignes que le menu peuple les méprisait et les appelait par dérision capitaines de la morue, capitaines de l’aloyau, selon le métier dont ils étaient. La reine-mère vit avec un vif déplaisir ces élections, qui allaient placer toute la milice bourgeoise sous la main des seize ; elle fit de vains efforts pour les empêcher. C’est à cette milice qu’on remit presque tout le service de la police, auparavant dévolu au prévôt de Paris et à ses sergens. Pour être sûr de conserver la grande citadelle qui commandait la ville, le château de la Bastille, le corps municipal en subordonna le gouverneur au prévôt des marchands. On mit en état l’artillerie des remparts, qui avait à sa tête un maître des œuvres à la nomination du bureau de la ville.

Malgré le pouvoir qu’ils avaient usurpé, les seize trouvaient encore en face d’eux une autorité redoutable, le parlement. Le duc de Guise avait essayé d’arracher à cette cour la ratification des élections révolutionnaires, il s’était rendu au palais avec le cardinal de Bourbon, le cardinal de Vendôme, neveu de celui-ci, et le duc d’Elbeuf ; mais, intimidé par l’auguste assemblée, il ne put articuler que quelques paroles embarrassées. Le premier président, Achille de Harlai, lui avait répondu d’un ton digne, en le conjurant de ne pas écouter ceux qui lui offraient de vaines grandeurs, dont la poursuite ne pouvait le mener qu’à sa ruine. « Pour ceste compagnie, dit en terminant l’illustre magistrat, elle est assise sur les fleurs de lys, et, estant établie par le roy, elle ne peut respirer que pour son service ; nous perdrons trestous plustost la vie que de fléchir à rien de contraire. » On renonça donc pour le moment à rien exiger du parlement ; les seize se bornèrent à placer à la tête du Châtelet, comme lieutenant civil, La Bruyère fils, à chasser de Paris le prévôt de l’hôtel Rapin et à instituer lieutenant criminel de robe courte La Morlière. Le parlement songeait à quitter Paris, et il dépêcha près d’Henri III, alors à Chartres, pour savoir ce qu’il avait à faire. Le roi lui ordonna de demeurer et de reprendre l’exercice de la justice ; il se flattait encore que les choses s’arrangeraient, et qu’avec des concessions il parviendrait à rétablir son autorité dans la capitale., Aussi s’empressa-t-il de révoquer ceux de ses édits qui avaient été le plus mal reçus ; mais la révolution était commencée, rien n’en pouvait arrêter le cours. Le corps de ville comprenait que la guerre entre le roi et les ligueurs, était inévitable ; il pressa l’armement de Paris, et, pour couvrir les dépenses, un impôt extraordinaire fut mis sur les bourgeois. L’attente de l’arrivée prochaine des armées des deux rois entretenait dans la capitale une vive fermentation. Les têtes s’exaltaient ; le récent triomphe de l’émeute avait enhardi, l’esprit d’insubordination, et de licence. Paris était alors en proie à ce que Etienne Pasquier dans son langage pittoresque appelle une furieuse débauche de l’anarchie populaire. Les nouvelles autorités avaient peine à comprimer le désordre. Dès la fin de mai, on commençait à assassiner des malheureux sur la fausse dénonciation qu’ils étaient calvinistes. Les magistrats se voyaient en butte aux insultes et aux violences des bandes que les seize avaient à leurs gages. Les soldats de l’armée ligueuse se livraient à mille excès, dévastaient les maisons des habitans des faubourgs, extorquaient de l’argent. Le corps de ville cherchait à réprimer ces méfaits, mais il n’y parvenait guère, d’autant plus qu’à l’égard des politiques il donnait l’exemple de l’arbitraire ; il suffisait d’être un politique pour qu’on vous emprisonnât. Des perquisitions étaient faites dans diverses maisons, afin de saisir les biens de ceux qui avaient rejoint le roi dans sa fuite. Dès le 31 mai, mandement fut envoyé à tous les quarteniers et dizainiers de visiter les malles, coffres, bahuts et tonneaux qu’on voulait faire sortir de Paris, pour mettre arrêt sur ce qu’ils contenaient. On avait commencé par s’emparer de la vaisselle du duc d’Êpernon, que des mulets transportaient au loin, et qui fut déposée à l’Hôtel de Ville. En même temps on ne négligeait rien pour exciter contre le roi le fanatisme des masses. Le prévôt des marchands et les échevins faisaient suspendre à l’arbre de la Saint-Jean, qui s’élevait sur la place de Grève, l’image d’une grande furie qu’on intitulait Hérésie, et à laquelle on mit solennellement le feu ; on accrochait au portail de l’Hôtel de Ville un tableau où Henri III était représenté sur son trône un crucifix sur ses genoux, et qui portait une inscription outrageante. Pourtant le nouveau corps municipal trouvait la responsabilité bien lourde, et songeait à une conciliation. Le 29 juillet, le prévôt des marchands, accompagné de Compans, de Bussi-Leclerc et de quelques autres, alla, par le conseil de la reine-mère, porter à Chartres une requête où ils suppliaient le roi de confirmer les nouveaux élus de la ville, de rendre certaines franchises municipales et de revenir dans leurs murs. Henri III s’y refusa absolument, mais il eut la faiblesse de nommer lieutenant-général du royaume le duc de Guise, qui avait été le principal instigateur de l’insurrection, se dépouillant ainsi de l’autorité en faveur de son plus constant ennemi. Il ne fit point obstacle à la réunion des états-généraux, à laquelle poussaient activement les ligueurs, assurés d’y avoir la grande majorité, et, tout en résistant, il se laissa dominer. L’histoire des états de Blois est trop connue pour qu’il soit besoin d’en rien dire ici ; je ne parlerai que de la représentation que s’était donnée Paris. Comme à toutes les époques de fièvre révolutionnaire, les choix y furent des plus exagérés. Les défections devenaient d’ailleurs nombreuses dans le camp des politiques. Une foule de gens, voyant le roi faiblir, avaient passé du côté du plus fort, et les plus fraîchement ralliés à la ligue cherchaient à faire oublier leur tardive conversion par l’excès de leur zèle. Ainsi en agissait Baston, ce procureur ruiné et accusé d’abus de confiance, qui, après avoir offert à Henri III ses services pour assassiner le duc de Guise, alla, quand il se vit éconduit, grossir les rangs des seize, dont il devint un des plus redoutables instrumens. Les députés de Paris étaient La Chapelle-Marteau, le prévôt des marchands sorti des barricades, son beau-père, le président de Neuilly, l’échevin Compans, intrigant de bas étage, catholique ardent après avoir été huguenot, l’avocat Anroux, l’un des membres les plus infatigables de l’union, l’avocat Louis d’Orléans, qui s’était acquis une grande notoriété par son fameux pamphlet : l’Advertissement d’un catholique anglois aux catholiques françois, et deux des curés les plus fougueux dans leurs sermons, Jacques Cueilly et J. Pelletier. Au reste, comment aurait-on pu faire d’autres choix dans l’état d’excitation où étaient les esprits ? Loin de se calmer, le désordre ne faisait que s’étendre ; le peuple chassait des églises les curés qu’il ne trouvait pas assez ligueurs ; les mutins couraient la nuit par les rues, armés et sans lumière. On avait beau interdire d’y tirer des coups de feu, défendre aux écoliers de sortir sans congé du principal de leur collège, le bureau de la ville n’était pas obéi, et il dut renouveler bien souvent ses mandemens à cet égard.

La tactique des députés fut de créer des embarras au roi ; leur préoccupation était de travailler non dans l’intérêt du pays, mais dans celui du duc de Guise. Ainsi, tandis qu’ils réclamaient à grands cris la guerre contre les huguenots, ils refusaient l’argent indispensable pour la faire. Henri III, environné d’ennemis, engagé dans des complications dont de plus habiles et de plus actifs seraient difficilement sortis, se jeta dans un parti extrême, et fit assassiner l’homme qu’il n’osait ouvertement combattre. Le double meurtre commis à Blois creusa un abîme entre le roi et sa bonne ville de Paris en suscitant contre lui la haine implacable des ligueurs. La nouvelle de la mort d’Henri de Guise et de son frère fut apportée dans la capitale la veille de Noël ; elle fut reçue par le conseil de l’union et le bureau de la ville, qui s’assembla immédiatement avec une sorte de stupeur qui fit bientôt place à la rage. Les catholiques ardens jugèrent qu’ils n’avaient plus aucun ménagement à garder envers un prince assassin et parjure. Le conseil envoya chercher le duc d’Aumale, alors en retraite aux Chartreux, à l’occasion des fêtes de Noël ; on le pressa d’accepter la charge de gouverneur de la ville en attendant l’arrivée du duc de Mayenne, que l’on devait mander en toute hâte de son gouvernement. Le bureau de la ville, qui en l’absence du prévôt des marchands et de deux échevins n’avait plus à sa tête que les échevins Roland et Desprez et le procureur Brigard, appela sous les armes la milice bourgeoise, et posa des corps de garde aux portes, dans les carrefours et sur les points principaux. Toute la nuit fut employée par ces magistrats et par les seize à écrire, de concert avec le duc d’Aumale, aux bonnes villes et aux grands du parti. Le crime fut solennellement dénoncé au peuple, chez lequel le bruit s’en était déjà répandu, par les prédicateurs, qui avaient reçu le mot d’ordre du conseil de l’union ; ils dépassèrent en violences tout ce qu’ils avaient encore dit. Le choix du duc d’Aumale fut ratifié à l’Hôtel de Ville dans une assemblée tumultueuse où le bureau ne put même pas délibérer, car la populace fit irruption dans la salle afin d’imposer le choix que les meneurs avaient soufflé. A une seconde réunion, qui ne fut guère moins agitée, on désigna des substituts provisoires aux magistrats absens que le roi retenait prisonniers à Blois. L’avocat Drouart, le marchand Debordeaux et le procureur Crucé enlevèrent les suffrages.

Paris venait d’accomplir une nouvelle révolution. Une véritable commune était installée ; il fut décidé dans la seconde assemblée que les arrêts, ordonnances et statuts seraient publiés à l’avenir non plus au nom du roi, mais en celui du duc d’Aumale, du prévôt des marchands et des échevins. Les corporations de marchands et d’artisans virent avec satisfaction placée à la tête de la ville une magistrature qui les représentait plus spécialement, et qu’y exerceraient leurs élus. D’ailleurs ces corporations étaient depuis la journée des barricades l’objet des attentions des seize. Comptant sur leur appui, ils en avaient favorisé le développement ; le nombre des confréries avait été en quelques mois plus que triplé. Le gouvernement d’Henri III au contraire, qui comprenait le danger que pouvaient faire courir à l’état ces associations, cadres tout préparés pour des complots, avait cherché à en restreindre le nombre. L’ordonnance de Moulins de 1566, rédigée par L’Hôpital, apporta les premières restrictions au droit de réunion qu’entraînait l’existence des confréries. On tint peu compte de ses défenses ; non-seulement les confréries subsistèrent, mais des personnes considérables s’y affilièrent pour les diriger. L’ordonnance de mai 1579 réitéra les mêmes interdictions, et édicta les peines les plus rigoureuses contre les auteurs d’associations et de ligues. La nouvelle ordonnance n’atteignit pas son but, et, comme on l’a vu, les ligueurs ne s’unirent que de plus belle pour arriver à leurs fins.

Ainsi, pendant que les états-généraux se tenaient encore à Blois, au moment où l’on présentait les cahiers au roi, la ville de Paris constituait un contre-gouvernement, et organisait sur une vaste échelle une insurrection sans attendre les décisions des assemblées des trois ordres. Maîtres de l’Hôtel de Ville, les seize l’étaient aussi de la Sorbonne ; ils y avaient plusieurs des leurs et y comptaient un grand nombre d’adhérens. Réunie à leur instigation, la faculté de théologie décida, malgré l’avis de quelques-uns des plus anciens docteurs, que le peuple français était délié du serment de fidélité envers Henri III, et pouvait en toute sûreté de conscience prendre les armes contre lui. Cette décision, que le corps de ville se hâta d’envoyer aux bonnes villes du royaume, effraya les catholiques timorés, et fit croire à bien des gens que la cause du roi était perdue.

Excitée par les prédicateurs, absoute par la Sorbonne, la populace alla se ruer sur tout ce qui rappelait le nom et le souvenir d’Henri III ; elle déchira ou barbouilla toutes ses images, elle brisa le tombeau de ses mignons Quélus, Saint-Mégrin et Maugiron. Elle ne gardait plus de bornes dans sa licence ; les seize la toléraient, car c’était là qu’ils trouvaient leurs principaux auxiliaires. Ils s’arrogèrent d’importans emplois, et des charges considérables furent alors occupées par des hommes sans valeur et de la plus médiocre condition. Le parlement devenait plus que jamais un obstacle aux factieux. Plusieurs émeutes avaient eu déjà pour but de l’intimider et de le contraindre à juger selon le bon plaisir de messieurs de la ville. Le premier président, Achille de Harlai, et le président de Thou restaient fermes sur leur siège, et avaient eu le courage de se rendre à l’assemblée de l’Hôtel de Ville où s’étaient prises les nouvelles résolutions ; les menaces dont ils furent l’objet les empêchaient d’opiner. Les seize entendaient briser l’opposition que pouvaient leur faire ces magistrats ; de plus il y avait dans le conseil de l’union bon nombre de procureurs, de greffiers et de commissaires de police envieux de la haute magistrature et désireux de la renverser. On savait que le parlement, quoiqu’il eût reçu le serment du duc d’Aumale et lâché quelques autres concessions, n’entendait pas rompre avec le roi, et se refusait à renvoyer sans les ouvrir les lettres de celui-ci, comme le corps de ville l’avait déjà fait à trois reprises différentes. Le président Lemaistre, qui avait été pourtant mêlé aux complots antérieurs, s’était rendu à Blois auprès d’Henri III pour négocier. Les seize profitèrent de son absence, et, de concert avec le duc d’Aumale, ils décidèrent de recourir à la force pour arracher de la cour souveraine une reconnaissance en forme de leur gouvernement. Le 16 janvier 1589, le palais fut investi grâce à la connivence de la compagnie de Compans, qui y était de garde. Paris offrait alors le même aspect qu’il avait eu à la veille des barricades : les boutiques se fermaient, on courait aux armes, l’effroi se répandait sur une foule de visages, on s’attendait à une nouvelle journée. En effet, une troupe de ligueurs armés, ayant à sa tête Bussi-Leclerc cuirassé et l’épée au poing, pénétra dans la grand’chambre. Toutes les chambres étaient alors assemblées pour débattre l’envoi des députés au roi. L’ex-procureur déclare à messieurs de la cour qu’à son grand regret il avait reçu commandement de s’assurer de quelques présidens et conseillers accusés d’être partisans d’Henri de Valois, et, tirant une liste, il lit d’abord les noms de Harlai et de Thou. Les conseillers présens ne le laissèrent point achever, et s’écrièrent d’une commune voix qu’ils suivraient tous leur chef. On conduisit donc à la Bastille, deux à deux, revêtus de leur robe de magistrats, une soixantaine de parlementaires que l’on évita de faire passer par les rues principales, tant on craignait un soulèvement parmi les bourgeois. Ceux-ci gardaient pour les membres de ce corps illustre un respect profond, et en les voyant conduits comme des criminels ils étaient atterrés. Quant au menu peuple, il leur prodiguait les injures et les huées, les meneurs lui ayant persuadé qu’on avait découvert une conspiration des parlementaires contre les catholiques. Crucé et quelques hommes de sa bande se chargèrent de mettre la main sur les magistrats des autres cours. Comme l’arrestation s’était faite en masse, Bussi-Leclerc fit un triage à la Bastille, et renvoya, moyennant rançon à son profit, ceux qui passaient pour ligueurs ; mais tout le parlement ne se trouvait pas dans la grand’chambre quand on avait procédé à la mesure. Certains membres, avertis à temps et qui ne poussaient pas le dévoûment si loin, avaient pris garde de ne point paraître ce jour-là au palais. Le lendemain, ils revinrent à l’audience, et avec plusieurs de ceux qu’on avait élargis reprirent l’exercice de la justice. Parmi eux se trouvait le président Brisson, savant jurisconsulte, mais homme faible et ambitieux, qui aspirait à l’honneur de la première présidence. Quoique Henri III lui eût, quelques années auparavant, marqué sa confiance et son amitié, il accepta le siège dont on avait arraché Harlai, et promit aux seize d’être homme de bien ; on sait ce que cela voulait dire. De jeunes avocats furent installés à la place des anciens avocats et procureurs-généraux. Le 19 janvier, le parlement ainsi épuré, et qui allait devenir ce que l’on a appelé le parlement de la ligue par opposition à celui que le roi établissait à Tours, rendit un arrêt d’union avec le corps de ville de Paris pour lui adhérer et lui assister en toute chose. Les membres durent jurer en outre de poursuivre le châtiment du meurtre de messieurs de Guise.

Le coup d’état que venaient d’opérer les seize trouva parmi la populace, non-seulement de Paris, mais des villes voisines, une bruyante approbation ; elle s’applaudissait qu’on frappât un corps de judicature dont elle redoutait la sévérité, qui s’opposait à ses débordemens. Les politiques étaient dans la consternation. Henri III, par son mandement du 26 janvier, qui enjoignait au duc d’Aumale de vider Paris, et interdisait à toutes les cours, officiers et juges royaux, d’y exercer aucune juridiction, mettait les magistrats dans une situation embarrassante. Beaucoup, dans l’impossibilité de quitter la capitale, en étaient réduits à faire adhésion à la révolte pour continuer à remplir leurs charges. La rigueur avec laquelle les seize procédaient contre ceux qui refusaient de signer l’union et voulaient rester fidèles au gouvernement royal intimida les modérés et paralysa leur action, ce qui fournit à L’Estoile l’occasion de cette remarque : « les gens de bien manquant de courage, les mutins prirent le dessus. » Voilà le résumé de toutes nos révolutions. Le régime de terreur, qui avait déjà quelque peut commencé après la journée des barricades, s’appesantit de plus en plus sur les habitans. Les arrestations se multiplièrent ; on fouilla les maisons des suspects, on s’empara, de leur argent. On ne sait pas jusqu’où auraient été ces mesures révolutionnaires, si Mayenne n’était venu le 12 février rendre un peu de calme et de sécurité à Paris et s’opposer au régime de l’arbitraire. Le duc convoqua une assemblée générale de tous les corps et états de la ville ; c’était là le plan des seize qui avaient déjà dressé à l’avance les noms de ceux qui devaient y siéger ; mais Mayenne entendait qu’on procédât plus régulièrement. La liste fut renvoyée par l’assemblée aux seize quarteniers pour qu’ils eussent à donner leur avis, d’après lequel le choix des membres du conseil général de l’union serait définitivement arrêté par un bureau assemblé près les seigneurs princes. Ce conseil se composa de quarante membres représentant les trois ordres et ayant à leur tête le duc de Mayenne, qui avait pris la place du duc d’Aumale. Quoiqu’on y comptât quelques prélats et quelques gentilshommes de marque, c’étaient les curés ligueurs et les seize qui y dominaient. P. Senault en fut nommé greffier ; il prétendit d’abord exercer dans ce conseil une sorte de dictature, fort qu’il était d’une bande de coquins qu’il avait à sa dévotion ; mais Mayenne y mit bon ordre en faisant emprisonner l’audacieux greffier. Ce n’était là au reste qu’une des nombreuses mesures que le frère d’Henri de Guise prenait hardiment pour rabattre l’insolence des seize. Afin d’annuler leur influence dans le conseil, il y fit entrer quatorze personnes notables, entre autres les présidens Lemaistre et Jeannin, l’ex-secrétaire d’état Villeroi et l’évêque de Rennes, Hennequin. De cette façon, le conseil général de l’union, dans lequel il avait été décidé que les délégués des bonnes villes auraient droit de siéger, perdit beaucoup de son caractère municipal, et devint un véritable conseil d’état. Le titre de lieutenant-général de l’état royal et couronne de France, qui fut attribué à Mayenne, le revêtit d’une sorte d’autorité souveraine. La résolution du conseil général de l’union fut enregistrée au parlement, à la chambre des comptes et à la cour des aides. C’était là une victoire du parti modéré, et le président Brisson, qui se vantait d’avoir été le promoteur de la mesure, et entre les mains duquel Mayenne prêta serment, avait rédigé la formule de façon à garantir le maintien des institutions fondamentales du royaume. Afin de se faire bien venir des provinces, le nouveau conseil d’état déclara que le quart des tailles et des crus allait être remis, que le taux des impôts serait bientôt ramené à ce qu’il était du temps de Louis XII, sans prendre garde que les embarras où les ligueurs jetaient la France ne pouvaient qu’entraîner un accroissement des charges publiques. Tout ce régime n’était au reste regardé que comme provisoire ; l’ordre définitif devait être réglé par les états-généraux, dont on annonçait la convocation à Paris pour le 15 juillet. Mayenne devenait donc une sorte de régent constitutionnel ; mais dans l’état de division où se trouvait la France, de trouble auquel Paris était en proie, son autorité menaçait d’être fort précaire. Il lui fallut faire des concessions aux seize. Ainsi, tandis qu’il donnait l’ordre de relâcher la plupart des membres du parlement détenus à la Bastille ou au Louvre, qu’il interdisait aux particuliers d’arrêter les suspects et de saisir leurs biens sans un mandement formel des magistrats, il publiait, de concert avec le conseil de l’union, un règlement qui prescrivait la confiscation des biens de ceux qui refusaient de prêter le serment de la ligue.

Le nouveau gouvernement avait à faire face à bien des difficultés ; mais une question primait toutes les autres, c’était la défense de Paris et la guerre contre les troupes royales, qui venaient de se coaliser avec celles d’Henri de Navarre. Mayenne alla se mettre à la tête des forces catholiques, qu’on devait avoir grand’peine à rassembler, si on en juge par les injonctions fréquentes du bureau de la ville aux soldats et gens de guerre, courant dans Paris et aux alentours, de vider les lieux et de rejoindre leur garnison. L’armée, mal disciplinée, était un mélange d’élémens fort disparates. Quoiqu’elle combattît pour la défense de la foi, l’ivrognerie, la démoralisation et l’impiété s’y étalaient au grand jour. Quand Mayenne était à Paris, le désordre régnait dans les troupes ; quand il retournait à l’armée, le désordre était dans Paris. Le duc n’eut pas plus tôt quitté cette ville que les seize reprirent le cours de leurs violences. Les perquisitions, qui étaient des vols déguisés, recommencèrent, et on arrêta de plus belle. En un seul jour, le 31 juillet, on emprisonna 300 bourgeois ; d’autres fois on assassinait des politiques et des huguenots. Le bureau de la ville s’en émut. Il envoya aux prédicateurs des instructions spéciales pour qu’en échauffant le zèle de la population ils en réprimassent pourtant les excès ; on peut lire dans les registres de la ville de Paris le curieux mémoire adressé à la date du 19 mai 1589 à messieurs les prédicateurs pour advenir et exhorter le peuple. On faisait alors de la morale et de la religion par voie administrative. Les prêcheurs s’acquittaient fort bien de la première recommandation, mais de la seconde ils n’avaient cure, et ils excitaient plus que jamais le fanatisme de leurs paroissiens. Une foule avide se pressait à leurs sermons bien plus qu’au travail des tranchées, où l’on employait les pauvres moyennant un honnête salaire. Enfin les deux Henri parurent aux portes de Paris. La ville allait être investie quand le poignard de Jacques Clément vint arrêter Henri III et assouvir la vengeance des Guises. Ce n’était plus seulement l’insurrection qui triomphait, c’était la monarchie des Valois qui était anéantie. Le meurtre d’Henri III fut une nouvelle victoire pour les seize et un aliment donné aux fureurs de la ligue.


III

La joie que produisit dans Paris la mort de celui qu’on appelait le tyran est impossible à dépeindre ; chez les ligueurs les plus exaltés, elle tenait du délire. Henri IV était aux portes de la ville, il venait d’être reconnu par les troupes royales ; mais au spectacle que donnaient alors les habitans, on ne se serait guère douté qu’ils fussent sur le point d’être assiégés : ce n’étaient que risées et chansons, feux de joie, tables par les rues et festins en plein air. Quoique les malheurs de la patrie fussent grands, ce sot peuple, comme l’appelle L’Estoile, les avait tous oubliés ; on colportait des écrits infâmes contre la victime ; on déversait sur son compte plus d’injures qu’on n’en avait jamais entendu. On poussait contre l’hérétique, qui se déclarait roi de France, des hurlemens de rage ; un sentiment d’horreur s’élevait à la seule idée de le recevoir dans Paris. « Plutôt mourir de mille morts que de souffrir un roi huguenot, » répétait-on. Quant au successeur qu’il convenait de donner à Henri III, les opinions étaient fort divisées. Il y avait d’abord le vieux cardinal de Bourbon, que Henri de Guise avait fait reconnaître comme l’héritier du trône ; puis venait le parti du duc Charles de Lorraine, qu’avait comme suscité la feue reine-mère, et qui prétendait appeler à la couronne de France ce prince ou son fils aîné, qu’on aurait marié, afin de s’assurer l’appui de l’Espagne, à la plus jeune des filles de Philippe II. Quelques-uns mettaient en avant le duc de Savoie, petit-fils de François Ier par sa mère et gendre du roi catholique. Ceux qui étaient le plus attachés à la mémoire de Henri de Guise songeaient à son fils. Enfin Mayenne, poussé par sa sœur, la duchesse de Montpensier, avait aussi des vues sur le trône. Le cardinal l’emporta. Quoique ce prince fût retenu prisonnier par Henri IV, on le proclama, sans enthousiasme, il est vrai, même avec quelque résistance de la part du parlement. Ce ne fut là qu’une royauté fictive. Mayenne demeura investi de l’autorité supérieure en sa qualité de lieutenant-général de l’état royal et couronne de France. D’ailleurs la mort du pseudo-Charles X, arrivée le 8 mai 1590, mit promptement fin à une fiction qui n’avait été qu’un expédient. Paris s’attendait à être attaqué par Henri IV ; mais le roi, qui sentait la difficulté de commencer immédiatement le siège, préféra pour se fortifier étendre les avantages qu’il avait obtenus depuis deux mois, et s’emparer du plus grand nombre de villes possible. Il se porta d’abord en Normandie. Les Parisiens, dès qu’ils l’avaient vu lever le camp, s’étaient imaginé qu’il allait se retirer derrière la Loire, et ne faisaient nul doute qu’il ne fût écrasé par Mayenne. Celui-ci quitta la capitale le 27 août en annonçant qu’il allait prendre le Béarnais ; mais la ligue avait affaire à un plus fin et plus rude jouteur qu’elle ne pensait, et des difficultés de tout genre vinrent entraver ses opérations. La division qui s’était déjà manifestée dans le parti catholique se prononçait chaque jour davantage : d’un côté, les ligueurs modérés, gens de sens, ayant à leur tête les hommes d’état que Mayenne avait fait entrer dans le conseil-général de l’union, patriotes sincères, non moins hostiles à l’Espagne qu’à un roi huguenot ; de l’autre, les seize, hommes entreprenans et énergiques, mais sans vues pratiques et sans capacité des affaires, animés de passions violentes et d’un fanatisme aveugle qu’ils communiquaient aux masses sur lesquelles ils exerçaient un funeste empire. Les premiers cherchaient à affermir dans les mains de Mayenne une autorité indispensable pour rétablir l’ordre, et entendaient ne pas toucher aux vieilles institutions ; les seconds poussaient aux mesures révolutionnaires, exaltant la population par des déclamations contre les huguenots et les politiques, déclarant sans cesse la ville en danger, soulevant le menu peuple sous prétexte de la défendre. Les magistrats municipaux, quoique dominés par ces factieux, s’inquiétaient cependant de l’agitation qu’ils provoquaient, et tenaient la milice bourgeoise sous les armes, toute prête à réprimer le désordre ; mais les seize, qui étaient très largement représentés dans le conseil général de l’union, prirent le dessus dès que Mayenne ne fut plus là. La défaite du lieutenant-général à Arques, en portant une première atteinte à sa réputation de capitaine, affaiblit singulièrement son crédit dans la capitale. La déception des Parisiens fut grande ; ils comptaient sur une victoire éclatante, il y en avait même parmi eux qui avaient déjà loué des places pour voir conduire, pieds et poings liés, le Béarnais à la Bastille. La déroute de l’armée ligueuse avait été si complète que, pressé d’aller chercher du secours en Picardie, Mayenne ne s’était pas mis en mesure de couvrir la capitale, et Henri IV avait failli y entrer par surprise. Le corps de ville eut l’honneur, par les dispositions qu’il prescrivit en toute hâte, d’avoir sauvé les Parisiens. Il fit tout pour stimuler leur courage ; il organisa un service actif de gardes et de tranchées, il promit de distribuer aux blessés les biens de ceux du parti contraire. Les seize, s’autorisant des périls dont la trahison menaçait la ville, firent décider par son bureau des nouvelles mesures inquisitoriales qui laissaient bien loin derrière elles tout ce que le tyran Henri III avait jadis ordonné. Cependant Mayenne, que le duc de Nemours avait précédé, parvint à rentrer dans Paris. En présence des menées des seize que l’Espagne encourageait, il résolut de se débarrasser du conseil général de l’union, où les exaltés étaient devenus les maîtres. S’appuyant sur cette considération que, puisqu’il y avait un roi proclamé dont il était le lieutenant, le conseil devait demeurer près de lui et le suivre au besoin aux armées, que le conseil de l’union ne faisait que représenter une certaine forme de république qui n’était coutumière ni bienséante en ce royaume, il le dépouilla de presque toutes ses attributions, et les transporta à un conseil privé en grande partie composé des membres qu’il avait adjoints au conseil-général ; il enleva les sceaux à l’évêque de Meaux, de Brézé, qui faisait partie du conseil dont il ne voulait plus, et les donna à l’archevêque de Lyon. Il nomma quatre secrétaires d’état par lesquels il fit dépêcher toutes lettres patentes, grâces et provisions d’offices avec cet intitulé : « par le roi, étant monseigneur le duc de Mayenne lieutenant-général. » C’était là en réalité un coup d’état ; mais l’habileté avec laquelle l’affaire fut conduite ne laissa pas aux seize le temps de s’y opposer. Il y eut cependant de la fermentation dans le menu peuple, que les démagogues s’efforçaient de soulever par des placards anonymes où l’on prêtait au parlement, au Châtelet à messieurs de la ville le projet de faire égorger tous les catholiques. Ces placards furent saisis, on en rechercha activement les auteurs ; on renouvela, pour le maintien et la sûreté publique, des prescriptions jadis édictées par Henri III, et l’on aggrava les pénalités. L’archevêque de Lyon, en qualité de gouverneur de Paris, se fit présenter un mémoire sur la garde de la ville pour que plus de régularité et de discipline fût imposé à la milice. On confia aux colonels les moins engagés avec les seize la défense des portes principales. Les ardens ne purent dès lors rien tenter, mais ils se promirent de saisir la première occasion de prendre leur revanche. L’appui que leur apporta le légat Cajetano, que le pape avait envoyé en France et qui vint résider à Paris, ne tarda pas à rendre à cette faction l’influence qu’elle avait momentanément perdue. Une seconde défaite de Mayenne, la bataille d’Ivry, en portant un nouveau coup à la popularité de ce prince, servit encore leurs desseins. L’approche des troupes royales surexcitait l’exaltation ligueuse, et semblait justifier les moyens violens que préconisait le parti avancé. Les seize soutenaient les espérances des Parisiens ; ils leur persuadaient que l’ennemi, malgré son succès, était dans la position la plus critique. Plusieurs mois furent employés à réparer les fortifications de la ville, auxquelles on contraignit les bourgeois de travailler. Des mesures assez mal concertées furent prises pour pourvoir à l’approvisionnement ; le corps de ville en eut surtout l’initiative. Le blocus était commencé. Les forces que la capitale allait opposer au roi de Navarre n’auraient pu tenir en rase campagne, elles ne réussirent pas dès le début à défendre la position de Charenton ; mais elles suffisaient à opérer quelque heureuse sortie. Abritées derrière les remparts ou protégées par les tours, soutenues par une artillerie considérable pour le temps, elles firent dès les premiers jours une résistance sérieuse, et repoussèrent l’attaque des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. Le duc de Nemours, qui commandait la place en qualité de gouverneur durant les mois où elle fut le plus vivement attaquée, montra de l’intelligence et du sang-froid ; d’ailleurs Henri IV, qui combattait contre son peuple, tenait à le ménager. Sauf quelques vieux routiers placés à la tête des compagnies françaises et allemandes, l’armée de Paris n’avait que de très médiocres officiers, la plupart appartenant à la milice bourgeoise ; les hommes n’étaient pas mieux exercés. C’était à l’aide de compagnies franches, ramas d’aventuriers et d’individus échappés des prisons, que le chevalier d’Aumale et quelques chefs de partisans opéraient les reconnaissances et tentaient les sorties. Vrai général d’armée révolutionnaire, le chevalier d’Aumale, commettait aux environs de Paris des atrocités et des dévastations ; il ne parlait que de massacrer les politiques. Aussi s’était-il acquis une grande popularité dans la canaille, qui exaltait sa bravoure, et se le représentait comme un grand homme de guerre. Tandis que les ligueurs installaient partout des corps de garde et faisaient faction aux portes, les politiques s’efforçaient de se soustraire au service de la milice ; mais ils avaient à redouter les dénonciations des sergens des seize, qui ne reculaient devant aucun moyen, et où se retrouvait plus d’un des massacreurs de la Saint-Barthélémy. Ils risquaient fort aussi d’être signalés par leur curé, au courant des opinions de tous ses paroissiens. En ces temps où les journaux et les clubs étaient inconnus, la prédication exerçait l’action de la presse aujourd’hui, et les partis achetaient l’éloquence de ces tribuns tonsurés. Payés par la duchesse de Nemours, qui leur envoyait tous les matins le texte sur lequel elle avait intérêt qu’on prêchât, encaissant les doublons du roi d’Espagne, qui fomentait chez nous la révolte, encouragés par les seize, dont ils partageaient les rancunes et les convoitises, les prédicateurs de la ligue ne se lassaient pas d’exciter la populace, dont ils empruntaient le langage brutal et ordurier. Les docteurs de Sorbonne s’abaissaient aussi à la flatter en mettant leur théologie au service de ses passions ; le parlement lui-même se laissait aller au torrent révolutionnaire. Tout en rendant des arrêts pour rétablir l’ordre, mettre un terme aux violences, interdire les assemblées tumultueuses, les levées de subsides arbitraires, il sanctionnait des mesures iniques par peur du parti avancé. Il prononçait la confiscation des biens de tous ceux qui tenaient pour le roi huguenot ; il décidait même que, quand une succession viendrait à s’ouvrir, si les héritiers se trouvaient être du parti contraire, le gouvernement de la ligue hériterait de ses biens. En juin 1590, il défendait sous peine de mort à qui que ce fût de proposer aucun accommodement avec Henri de Bourbon.

C’était par de tels moyens qu’on croyait retenir les Parisiens dans les rangs de la ligue. La Sorbonne proclamait martyrs et défenseurs de la foi tous ceux qui travaillaient contre le roi hérétique. Pour pousser à la résistance, le clergé séculier, les moines eux-mêmes se montrèrent en armes, et tout Paris assistait à des processions d’un nouveau genre où l’on vit prêtres et religieux la cuirasse au dos, le mousquet sur l’épaule ou la hallebarde à la main. Le ridicule qui s’attacha bientôt à ces montres de l’église militante laissa dans les esprits, en dépit des alarmes qui régnaient alors, un jovial souvenir. La plus grande partie de la population était en proie à un de ces accès de délire si fréquents dans nos révolutions. La démence devenait pour ainsi dire contagieuse ; toutes les cervelles malades, les intelligences troublées, se mettaient à la tête du mouvement, et la foule les adoptait pour ses idoles. L’évêque de Senlis, Guillaume Rose, qui se signala par la violence inouïe de ses prédications, qu’on vit le 3 juin 1589 à la tête de la fameuse procession armée de la ligue, avait eu des attaques d’aliénation mentale. Plusieurs des seize, les plus ardens, moururent de fièvre chaude.

A mesure que le siège se prolongeait, l’investissement devenait plus étroit. La disette se faisait cruellement, sentir ; le peuple murmurait. Les seize lui avaient promis qu’on appliquerait à l’achat des vivres, le produit de la vente des biens des absens ; mais l’argent avait passé à quelques spéculateurs, et les denrées se maintenaient à des taux exorbitant. L’évêque de Paris, Gondi, dut autoriser les églises à vendre leurs vases d’or et d’argent pour subvenir à la misère publique, le corps de ville, décida qu’il serait délivré à un boulanger par quartier du blé à 4 écus le setier sous la condition qu’il livrerait du pain au peuple à 6 blancs la livre ; mais ce n’était pas seulement l’argent qui manquait, le grain et les autres matières alimentaires faisaient partout défaut. Ou criait aux accapareurs ; il y eut des prédicateurs qui soutinrent que la disette était factice, et que certaines gens entassaient le blé dans leurs greniers pour contraindre le peuple à demander la paix. Le duc de Nemours et le bureau de la ville prescrivirent des perquisitions à domicile afin qu’on découvrît ceux qui cachaient des provisions. On visita avec soin les couvens, où, disait-on, les religieux détenaient des vivres en abondance. On en trouva en effet une assez grande quantité dans quelques maisons conventuelles, notamment chez les jésuites. Les religieux furent condamnés à nourrir pendant quinze jours les indigens, ce qu’ils firent avec des viandes dont nul n’aurait voulu en d’autres temps. L’ambassadeur d’Espagne se vit aussi dans l’obligation de faire des distributions qui n’étaient pas plus appétissantes. Les mesures prises par l’autorité municipale pour l’approvisionnement avaient été dans le principe fort imparfaites, et il se trouvait alors dans Paris une population d’environ 220,000 âmes qui avait tout épuisé. On en vint à dévorer les chiens, les ânes et les rats, à se disputer les charognes les plus repoussantes, à se nourrir d’herbes et de cuire amollis dans l’eau ; on alla jusqu’à faire du pain avec des ossemens. Pour soutenir la population dans une pareille extrémité, les prédicateurs exaltaient l’abstinence. comme une vertu cardinale. Des soldats se mirent à chasser aux enfans, et certains théologiens déclarèrent à cette occasion qu’il était moins criminel de manger de la chair humaine que de reconnaître un roi hérétique !

Tant qu’on n’avait souffert que la disette les Parisiens avaient montré une résignation qui étonnait Henri IV. Il avait cru qu’une ville accoutumée à la paix et à l’aisene soutiendrait pas longtemps la privation des vivres, et c’est ainsi qu’il comptait prendre la place. Les habitans se consolaient par des bons mots et des quolibets des souffrances qui leur étaient imposées ; mais quand la famine fut arrivée à son dernier terme, quand on vit les malheureux tomber d’inanition dans les rues, on perdit patience ; on en vint à crier : du pain ou la paix ! Plusieurs émeutes éclatèrent en juillet et août 1590. L’autorité fut impitoyable ; on dispersa militairement les attroupemens, on arrêta plusieurs des meneurs, et parmi eux quelques magistrats dont on était désireux de se débarrasser. Des exécutions sommaires eurent lieu, des malheureux furent pendus ; on interdît, sous peine de la vie, de proposer de se rendre. Henri IV, touché de compassion pour cette population infortunée qu’une bande de fanatiques livrait au désespoir, permit aux femmes et aux enfans de quitter la ville, et laissa une fois sortir trois mille pauvres. La détresse fut telle que les habitans ne tinrent plus compte des menaces que les seize faisaient crier dans les rues ; on parlait tout haut d’une trêve ou d’un arrangement. L’évêque de Paris et quelques personnages influens entamèrent des négociations. Les exaltés n’osèrent trop y faire obstacle, et un armistice fut obtenu d’Henri IV. Des intelligences s’établirent alors entre les hommes de l’armée royale et les Parisiens ; on introduisît de cette façon quelques vivres dans la ville. Divers individus profitèrent de la suspension d’armes pour s’échapper de Paris. La reddition semblait imminente. Le roi imposait pour condition que la ville ouvrît ses portes sous huit jours, si elle n’était secourue par Mayenne, alors sur les confins de la Champagne et de la Picardie, ou si la paix n’était conclue dans le même délai. Le parti de la guerre à outrance était aux abois ; les prédicateurs se démenaient vainement dans leurs chaires, et vomissaient sur le Béarnais un torrent d’invectives afin de retenir encore les fidèles. Les seize, qui songeaient à eux, non à la religion et à la France, et qui, dit L’Estoile, craignaient la corde, demeuraient inébranlables dans leur résolution de résister jusque la fin, et redoublaient de fureurs et de menaces. Le mois d’août 1590 s’écoula dans une indicible perplexité. La ligue allait être contrainte de s’avouer vaincue, quand parut le duc de Parme, accouru des Pays-Bas par ordre de Philippe II. Henri IV leva tout à coup le siège. Les hostilités s’éloignèrent de Paris, et tandis que la guerre allait prendre une nouvelle extension par l’intervention simultanée de diverses puissances étrangères, cette ville put se ravitailler quelque peu, et sentît se desserrer le cercle de fer qui l’étreignait depuis quatre mois. Mayenne continua de commander à l’extérieur les forces de la ligue ; l’existence même de la France était alors en péril. Les puissances étrangères, l’Espagne, la Savoie, le duché de Lorraine, s’apprêtaient à la démembrer, et Heim IV ne parvenait à repousser les ligueurs qu’en appelant à son aide les Anglais et les Allemands. Le fanatisme religieux et les passions démagogiques avaient éteint tout patriotisme chez les hommes du parti exalté ; leur unique pensée était d’écraser le Béarnais et d’anéantir ses adhérens. Afin d’y arriver plus sûrement, ils faisaient depuis longtemps cause commune avec l’Espagne, ou, pour mieux dire, ils se vendaient à elle. Délivrés des épreuves terribles qu’ils avaient traversées, les Parisiens les eurent bien vite oubliées avec leur légèreté ordinaire. Ils passèrent aux plus folles espérances, et les seize, qui les flattaient d’une revanche, redevinrent populaires ; tout au moins leur crédit remonta. Cependant un grave échec infligea aux assiégés de la veille une nouvelle leçon. Un coup de main tenté sur Saint-Denis échoua, et leur grand homme de guerre, le chevalier d’Aumale, tomba victime de son audace et de son excès de confiance, La célèbre journée des farines (janvier 1591), en montrant aux Parisiens qu’ils étaient exposés par surprise ou par trahison à voir l’ennemi pénétrer soudainement dans la place, leur fit sentir la nécessité d’avoir des troupes plus solides que la milice bourgeoise et quelques compagnies franches. L’ambassadeur d’Espagne, de connivence avec les seize, en profita pour réclamer impérieusement l’introduction d’une garnison espagnole. Les habitans voyaient cela d’assez mauvais œil. Après la levée du siège, le ministre de Philippe II avait déjà fait une proposition dans ce sens ; on ne l’avait point accueillie, et le parlement s’y était montré surtout fort hostile ; mais cette fois il fallut céder. Le corps de ville se résigna, et Mayenne, à qui on avait écrit, envoya son consentement, bien qu’à regret ; 4,000 Espagnols et Napolitains entrèrent le 12 février 1591, et se logèrent en partie dans les maisons des royalistes absens, en partie dans les collèges déserts de l’université. « Ainsi, comme l’observe justement M. Henri Martin dans son Histoire de France, la garnison étrangère fut installée dans Paris par les mêmes hommes qui, trois ans auparavant, avaient soulevé la ville et fait une révolution avec le seul mot de garnison : » tant il est vrai que les griefs que mettent en avant ceux qui veulent renverser un état de choses ne sont souvent que des prétextes, et que ce que l’on condamne quand on n’est pas au pouvoir, on y recourt, une fois arrivé, pour s’y maintenir. Les Parisiens n’eurent pas au reste à se louer des auxiliaires étrangers qu’ils s’étaient donnés ; les plaintes les plus vives ne tardèrent pas à s’élever contre leurs violences, leurs excès et leurs rapines, et le bureau de la ville dut rendre des ordonnances sévères pour prévenir entre soldats et bourgeois les rixes et les querelles.

La capitale n’était pas précisément assiégée, mais elle pouvait à tout instant l’être de nouveau. L’ennemi se répandait de tous côtés, et chacun de ses succès créait pour Paris un danger de plus. La population vivait pourtant toujours dans les illusions ; les seize et leurs prédicateurs l’y entretenaient soigneusement par de fausses nouvelles et des déclarations menteuses. On arrêtait, on mettait au carcan ceux qui étaient assez hardis pour les contredire. Quand la vérité venait à se faire jour, quand on apprenait par exemple la perte de Chartres, le combat d’Yvetot, la mort du duc de Parme, l’irritation populaire n’en était que plus prononcée. Malheur à celui qui se laissait alors aller à la plaisanterie, qui montrait un visage enjoué ! il courait risque d’être emprisonné comme politique ou huguenot. Néanmoins la faction exaltée perdait graduellement de son autorité sur les masses, de la confiance qu’elle leur avait d’abord inspirée. La division commençait d’ailleurs à régner parmi les ultra-ligueurs ; on soupçonnait des défections ; il y avait des jalousies, et, comme il s’était formé en dehors de Paris un tiers-parti qui parlait de mettre sur le trône le cardinal de Vendôme, ce qui ne plaisait pas à l’Espagne, les seize se surveillaient les uns les autres. Cette division faisait l’affaire des modérés, de moins en moins éloignés de traiter avec Henri IV. Les mesures révolutionnaires ne s’adoucissaient pourtant pas ; les dénonciations suivaient leur cours. Plus les chances des politiques s’augmentaient, plus les seize redoublaient de vigilance et de rigueur. Ils avaient fait rendre une vraie loi des suspects ; entretenir des relations avec un parent ou un ami qu’on avait à l’armée royale, cela suffisait quelquefois pour être pendu. Des hommes sans mandat faisaient vendre les biens des absens, sans même prévenir le conseiller du domaine de la ville, de qui cela dépendait. Les meneurs du parti démagogique, ceux que l’on avait surnommés les piliers des seize, exerçaient leur tyrannie avec un cynisme insultant. Ils mêlaient la cruauté à la débauche ; la plupart étaient des viveurs, comme on dirait aujourd’hui, qui dépensaient en bonne chère l’argent que leur distribuaient l’ambassadeur d’Espagne et le légat. Bussi-Leclerc payait un habile cuisinier qu’il prêtait à ses compères. Les seize faisaient de temps en temps en commun des bombances, et le 1er août 1591 on les voit célébrer dans un banquet, dont l’écot était fort élevé pour le temps, l’assassinat d’Henri III, après la messe entendue, et boire à la mémoire du bienheureux Jacques Clément.

Cette faction s’éloignait de plus en plus de Mayenne ; elle voulait avoir son prétendant à elle. L’arrivée à Paris, en août 1591, du jeune duc de Guise, qui avait réussi à s’échapper de Tours, où il était retenu prisonnier, lui apporta ce qu’elle cherchait. Il s’était amassé dans le cœur de ce jeune prince, durant sa captivité, des haines et des rancunes qui servaient les vues des ligueurs extrêmes. Ceux-ci jugèrent le moment propice pour restaurer le conseil général de l’union, dont ils n’avaient cessé de demander le rétablissement. Sitôt après que l’armée de secours du duc de Parme eut relevé leurs espérances, ils avaient envoyé à Mayenne quelques-uns des leurs pour réclamer cette mesure et d’autres qui s’y rattachaient. Le duc de Guise s’étant rendu près de son oncle, les seize en profitèrent pour faire une nouvelle tentative, mais le lieutenant-général ne répondit que par de vagues assurances aux cahiers et aux discours assez insolens de la députation ligueuse qui était venue le trouver à Rethel. Les députés s’en retournèrent fort mécontens. Le parlement était le grand obstacle que rencontrait dans ses desseins la faction exaltée : aussi nourrissait-elle contre la haute magistrature un violent ressentiment. Dès le mois de février de cette année 1591, les seize s’élevaient contre la tyrannie de la noblesse et l’injustice des chefs de la justice. Ils saisirent toutes les occasions de violenter le parlement, et prétendaient, lui dicter des arrêts ; une fois même on vit le prévôt des marchands, La Chapelle-Marteau, se mettre à la tête d’une bande d’émeutiers pour contraindre la cour à relâcher un sergent, qui était du parti, et qui avait commis mille excès. L’affaire de l’avocat Brigard acheva d’exaspérer la faction, et la décidait à recourir à la violence. Cet avocat, jadis l’un des seize les plus actifs, avait eu l’imprudence d’écrire à un oncle, royaliste prononcé ; la lettre avait été interceptée, et on l’accusa de trahison. Le grand-conseil, à la tête duquel était Cromé, avait prétendu faire à Brigard son procès ; mais le parlement évoqua la cause, et au lieu de rendre une sentence de mort, comme le voulaient les zélés, il tira la procédure en longueur, et finit par acquitter le prévenu. C’était là aux yeux des seize un acte de rébellion contre la ligue. Il ne suffisait plus, comme ils l’avaient fait plusieurs mois auparavant, d’exiler quelques conseillers obstinés, il fallait, suivant l’expression de Pelletier, curé de Saint-Jacques, jouer des couteaux. En agissant ainsi, ils donnaient, disaient-ils, satisfaction aux bons catholiques, qui réclamaient un exemple. Les prédicateurs demandaient en effet depuis longtemps qu’on en finît par le meurtre avec la magistrature, qui trahissait. C’étaient eux qui poussaient le plus aux exécutions sanglantes ; ils ne parlaient que d’égorger, de jeter à l’eau, d’exterminer les politiques et les hérétiques. Leurs sermons avaient alors une action aussi funeste que, sous la terreur, les articles de l’Ami du peuple et du Père Duchesne. Quand leurs provocations à l’assassinat et au pillage redoublaient, c’était toujours l’indice que des mesures plus violentes allaient être adoptées par les seize. Il n’y avait que bien peu d’exceptions à cette perversité du clergé parisien. Quelques honnêtes curés, Moraines, curé de Saint-Merry, Chavagnac, curé de Saint-Sulpice, et surtout Benoît, curé de Saint-Eustache, cherchaient à retenir les fidèles dans les bornes de la modération, et condamnaient hautement ces fureurs. Ils se hasardèrent parfois jusqu’à traiter les meneurs de larrons et de mauvais chrétiens. Ce courage faillit leur coûter cher. Dénoncés par leurs confrères, ils ne trouvèrent de protection que dans le dévoûment de leurs ouailles. Les gens du quartier des halles, qui étaient restés attachés au roi, et qui, voyant leur marché désert, détestaient le parti de la guerre à outrance, défendaient leur digne pasteur. Aussi les exaltés avaient-ils, par mépris, donné à Benoît le sobriquet de pape des halles ; l’évêque Rose disait même le diable des halle ; le fougueux théologien Guarinus ne mettait pas à son compte moins de vingt-cinq hérésies, tandis qu’il n’en imputait que quinze au curé de Saint-Merry.

L’opinion publique, égarée par ces énergumènes, semblait aux seize un sûr garant que leurs crimes seraient applaudis comme un pieux auto-da-fé ; ils comptaient s’attacher le pauvre peuple en demandant qu’il fût déchargé des lourds impôts et les rejetant sur les plus aisés. Le 12 novembre, une réunion secrète fut tenue chez La Bruyère père sous la présidence de Launoy. Ce prêtre dissolu et sans conviction, qui avait abjuré la foi catholique pour le protestantisme, puis était rentré dans l’église, n’avait cessé de compter parmi les plus exagérés du parti. D’autres, dont la violence n’était pas en reste sur la sienne, lui prêtèrent leur appui. Une liste de proscriptions avait été dressée ; on la fit passer de main en main pour que chacun l’approuvât de sa signature ; quelques-uns se récriaient sur cette façon arbitraire de procéder, mais Launoy arracha les signatures en jurant à l’assistance qu’il ne s’agissait que de la défense de la religion. Il existe aux archives nationales des actes et mémoires tirés des registres du parlement de la ligue où se trouve consignée une curieuse relation de cette séance ; elle prouve que les seize, malgré les assurances de Launoy, songeaient surtout à s’emparer des charges dont les titulaires étaient voués à la mort. « Messieurs, dit Bussi-Leclerc, nous devrions souhaiter que ceux de cette compagnie eussent les principales charges de la ville ; ce serait un grand bien et un grand avancement pour notre religion. » Ameline alors s’écria, dans l’enthousiasme que lui causaient les résolutions qui venaient d’être prises : « Je pense que je n’ai point reçu tant de grâce de Dieu le jour de mon baptême comme j’en ai reçu d’avoir eu cet honneur d’être en votre compagnie. » Il s’était constitué depuis peu au sein du conseil de l’union un comité de dix membres, sorte de comité de salut public ayant pour mission de pourvoir à l’application des mesures adoptées et qui faisait au conseil son rapport. Ce comité tint le lendemain une nouvelle séance secrète ; le mode d’exécution du crime que l’on méditait y fut arrêté. Cependant de sinistres rumeurs circulaient dans la ville. Il y avait parmi les seize des allées et des venues inquiétantes ; on remarquait l’activité des hommes les plus connus par leur exaltation et leur audace. Paris s’était récemment rempli d’une foule de vagabonds, de soldats réfractaires, de déserteurs, de gens de la pire espèce, dont le bureau de la ville venait d’ordonner l’expulsion, mais qui tardaient à partir, et étaient tout prêts à donner les mains à quelque mauvais coup. Les politiques et les modérés comprenaient bien que c’était leur vie qui était menacée ; deux jours se passèrent dans de cruelles inquiétudes. La nuit du 14 au 15 novembre, une dernière réunion se tint chez le curé de Saint-Jacques ; le signal du meurtre y fut donné, et le matin avant le jour Bussi-Leclerc, Louchart et quelques affidés se portèrent au-devant du président Brisson, qui passait sur le pont Saint-Michel se rendant au palais. Ce magistrat, qui avait, avec le conseiller à la grand’chambre Larcher, le plus contribué à l’acquittement de Brigard, était tout naturellement désigné aux vengeances des seize. Depuis plusieurs jours, des amis ne cessaient de l’avertir qu’on en voulait à sa personne ; mais il se refusait à croire qu’on en vînt à de pareilles extrémités. Brisson fut appréhendé au corps et conduit au Petit-Châtelet, où il ne tarda pas à être rejoint par Larcher, qu’on avait également arrêté, et par le conseiller au Châtelet J. Tardif, qui s’était attiré les rancunes des seize par un écrit contre les princes lorrains et des propos malsonnans. Ce malheureux vieillard, qu’on avait déjà emprisonné une première fois, puis relâché, était alors malade ; il fut pris au lit par le curé de Saint-Côme, Hamilton, escorté de gens d’église et de l’université. Tout était prêt au Petit-Châtelet pour l’acte lamentable qui devait s’accomplir. On lut aux victimes leur sentence et on les livra au bourreau. Brisson implora ses assassins ; il consentait, disait-il, à être mis au pain et à l’eau, entre quatre murailles ; il demandait seulement le temps nécessaire pour achever un livre qu’il avait commencé. Les meurtriers ne se souciaient guère d’un nouveau traité de jurisprudence. L’infortuné Brisson fut pendu par ceux-là mêmes dont il avait autrefois approuvé la révolte. Comme depuis, les révolutionnaires montrèrent plus de colère et de ressentiment contre leurs anciens complices ralliés à la cause de l’ordre qu’envers ceux qui les avaient combattus dès le principe. Le menu peuple était resté muet devant ces attentats, qu’on lui présentait comme la juste punition d’une trahison avérée. Le bureau de la ville ne protesta pas et se borna à faire mettre les scellés sur les biens des victimes.

Ces meurtres ne devaient être que le prélude d’une suite de mesures sanglantes ayant pour objet de frapper de terreur politiques et modérés. Les plus zélés des seize proposèrent immédiatement d’instituer sous le nom de chambre ardente un véritable tribunal révolutionnaire dont la mission serait de connaître des crimes d’hérésie, de trahison et de complot contre l’état. C’était déjà ce que la députation envoyée par la faction à Mayenne vers la fin de 1590 avait réclamé. La procédure devait être sommaire. Cromé, l’ennemi personnel de Brisson, qui lui avait signifié sa sentence de mort, et l’un des dix, était désigné pour la présidence ; Ameline aurait rempli les fonctions de procureur. De nouvelles listes de proscription furent dressées par quartier ; c’est ce qu’on appela le papier rouge ; une simple initiale y indiquait si l’on devait être pendu, dagué ou chassé. Ces projets abominables ne purent heureusement être mis à exécution. L’établissement d’une chambre ardente rencontra de vives oppositions, et on se contenta de constituer dans le parlement une chambre spéciale pour connaître du même genre d’affaires, et où l’on fit entrer quelques-uns de ceux dont on avait proposé le nom pour la chambre ardente. L’exécution de Brisson et de ses collègues consterna tous les honnêtes gens. Plusieurs du parti exalté en eurent horreur, et rompirent de ce jour avec les instigateurs. Tel fut l’avocat d’Orléans, qui devint depuis un des adversaires les plus décidés des seize. L’Estoile assure que plus de 10,000 personnes désertèrent alors leurs rangs. La duchesse de Nemours, en butte elle-même aux menaces des factieux, se hâta de prévenir Mayenne, qui était à Laon. Les compagnies de la milice des quartiers opposés aux démagogues se tinrent prêtes à seconder le lieutenant-général dès qu’il paraîtrait. Les seize s’effrayèrent en voyant que, loin d’avoir l’opinion pour eux, ils soulevaient l’indignation générale. « Et je m’asseure, écrit à ce sujet Etienne Pasquier, qu’en moins de vingt-quatre heures ces furieux en furent au repentir, quand, les trois corps exposez en la place de Grève, le peuple non-seulement ne s’excita sur la mensongère harangue de Bussi, mais au contraire tourna ce piteux spectacle à compassion, et quand ils virent l’Espagnol, qui estoit aux escoutes, faire halte en attendant quelle seroit l’issue de ceste inespérée tragédie, les deux princesses n’avoir voulu soubsigner à tout ce qui s’estoit passé, le gouverneur s’estre fermé dans sa maison avec ses gardes, le parlement, chambre des comptes, cour des aides, avoir du tout oublié le chemin du palais. » Les meneurs jugèrent prudent de députer à Mayenne deux des leurs, J. et N. Roland, avec mission de justifier, en dénaturant les faits, l’exécution à laquelle ils s’étaient décidés. Le lieutenant-général ne tint pas compte de leurs paroles hypocrites ; il comprit que la ligue était perdue, si elle tombait aux mains de la démagogie. Il se mit en route pour Paris, et y arriva le 28 novembre ; il annonça hautement à ceux des seize qui s’étaient portés à sa rencontre pour lui redire les explications qu’avaient balbutiées les Roland, qu’il feroit justice aux uns et aux autres, et se gouverneroit en sorte que les gens de bien auroient occasion de s’en contenter. Ce langage ferme inquiéta fort les coupables. Bussi-Leclerc restait enfermé dans la Bastille, se refusant à faire tirer le canon pour la bienvenue du duc, comme c’était l’usage. Mayenne donna l’ordre qu’on cernât le château, et l’ex-procureur dut se sauver à la hâte sans avoir pris le temps d’emporter de sa demeure les 5 ou 600,000 livres, produit de ses exactions, qu’il y avait déposées. Les seize se croyaient pourtant encore si forts qu’ils continuaient leurs conciliabules. Ils tenaient aux Cordeliers une assemblée où ils n’étaient pas moins de 300. Leur langage à Mayenne n’avait rien perdu de son insolence. Celui-ci se décida dès lors à sévir, et le 4 décembre Ameline, Louchart, l’avocat Anroux et le procureur Aimonot, convaincus de complicité dans le meurtre du président Brisson, qui pour les deux derniers n’était pas leur début, furent sans forme de procès pendus dans la salle basse du Louvre. Cromé, Crucé, Cochery, Launoy, qu’on recherchait, parvinrent à se cacher et évitèrent le même sort. Boucher et Senault, qui avaient le plus trempé dans la préméditation du crime, s’étaient au moment de l’exécution prudemment esquivés de Paris, et affectèrent d’y être demeurés complètement étrangers. Quelques années plus tard, après la rentrée d’Henri IV à Paris, d’autres complices du même forfait payèrent de la vie la part qu’ils y avaient prise. Mayenne n’osa pas dans le moment poursuivre davantage la punition d’un attentat auquel tant de gens avaient participé, et qui trouvait même des défenseurs parmi des personnages haut placés de la ligue. Il rendit au bout de quelques jours un décret d’amnistie, n’exceptant que Cromé et Cochery ; mais, s’il ne poussa pas plus loin le châtiment, il ne négligea rien pour raffermir son autorité et contenir les progrès de la démagogie. Tous les officiers, tous les bourgeois, furent astreints à prêter serment de lui obéir jusqu’à l’élection du roi. Défense fut faite aux habitans de prendre les armes, si ce n’est par l’exprès commandement du gouverneur, du prévôt des marchands et des échevins. Toute assemblée, notamment celle du conseil de l’union, fut interdite. Ces dispositions prises, Mayenne, que la guerre appelait ailleurs, quitta Paris le 11 décembre 1591, laissant au parlement, qui lui avait prêté son concours, le soin de consolider l’ordre et de défendre les bons citoyens.

Le parti ultra-ligueur était désorganisé, abattu, mais non encore écrasé. Les ligueurs modérés, qui avaient dans le principe fait cause commune avec eux, étaient contraints de garder encore à leur égard des ménagemens ; ils laissèrent les prédicateurs continuer à tenir dans les églises un langage furibond. Boucher et quelques autres allaient jusqu’à représenter comme des martyrs ceux qui avaient expié sur le gibet le meurtre de Brisson ; ils accusaient de lâcheté et de trahison le corps de Tille, qui avait abandonné quelque peu les seize en présence de l’indignation soulevée par le meurtre. Pour faire taire les accusations de connivence avec les royalistes, Mayenne fît renouveler la défense sous peine de mort de favoriser les hérétiques ; mais par la force des choses les modérés tendaient la main aux politiques, dont le nombre grossissait et qui avaient repris courage. Les exaltés s’indignaient de voir qu’on favorisât des gens qui étaient tout prêts à recevoir le Béarnais, qu’on fît de la ligue avec des royalistes, tandis que les ligueurs éprouvés étaient tenus pour suspects, que plusieurs étaient accusés par leurs ennemis de vol et d’assassinat et envoyés à la potence. Les seize songèrent alors à ressaisir le gouvernement de la ville par un coup demain ; ils préparèrent le 31 mars 1592 un mouvement insurrectionnel. Ils se réunirent la nuit en armes. M. de Belin, gouverneur de Paris, arrêta sans peine cette tentative insensée. Les appels de la faction démagogique ralliaient peu de gens à une cause désormais perdue ; la grande majorité n’aspirait qu’à la paix, et l’aversion pour le roi hérétique s’affaiblissait de jour en jour. Les gros bourgeois et bon nombre d’ecclésiastiques éclairés et de magistrats, même des artisans désabusés des promesses qu’on leur avait faites, ne se sentant plus autant opprimés par les violens, commencèrent à s’organiser pour empêcher le retour des scènes de désordre et d’horreur dont ils avaient été victimes ; ils s’entendirent afin que les bonnes familles et les gens d’honneur se joignissent ensemble pour résister aux gens de néant, personnes abjectes et de basse condition qui se disaient catholiques zélez. Il y eut dès le mois d’août 1592 des réunions secrètes, des conciliabules, où l’on vit même paraître quelques-uns des seize qui avaient déserté la confrérie, puis les assemblées prirent un caractère tout à fait public. Après s’être tenues par quartiers, elles finirent par avoir lieu à l’Hôtel de Ville, où l’on fit ouvertement la proposition d’envoyer près du roi pour le semondre de se faire catholique, et obtenir en attendant la liberté du trafic. Les ligueurs avancés, impuissans à empêcher ces manifestations, prirent le parti de se rendre aussi à l’Hôtel de Ville et d’y délibérer avec leurs adversaires ; mais ils n’étaient pas là en majorité, et le 26 octobre ils insistèrent vainement pour qu’on renouvelât le serment de l’union, de ne jamais traiter avec le roi de Navarre. Les cours souveraines, notamment la chambre des comptes, rédigèrent aussi des adresses dans le sens des politiques. Mayenne s’inquiéta de cette réaction qui dérangeait ses visées ; il arriva le 24 octobre à Paris, chercha d’abord à tenir la balance entre les deux partis, et, comme dit L’Estoile, à contenter les uns et les autres ; mais les gens qui voulaient qu’on allât semondre le roi créaient pour son ambition un danger plus immédiat que celui auquel il était exposé du côté des seize. Il répondit fort durement à ceux qui étaient venus le trouver pour demander qu’on ouvrît avec le roi des négociations, et leur dit d’un ton hautain : « C’est assez pour une fois, mais que cela ne se renouvelle pas !… » Il se rejeta de ce moment du côté des exaltés, espérant ainsi contenir les royalistes. C’était l’époque où l’on devait procéder aux élections du bureau de la ville. Mayenne se rendit en personne à l’assemblée ; il désirait maintenir à la prévôté le président au grand-conseil Boucher, dont le peuple ne voulait plus. Cela était contraire à tous les précédens, il n’osa insister et laissa élire le maître des comptes Lhuillier, qui avait donné des gages suffisans à la ligue ; mais, deux des échevins choisis ne lui ayant pas convenu parce qu’ils étaient politiques, il ne tint nul compte de leur élection, et désigna lui-même l’avocat Pichonnat, l’âme des seize, et Neret, homme honnête, mais nul, qui n’avaient eu l’un et l’autre que peu de voix. Les modérés, qui ont toujours été des gens timides, prirent peur ; ils accordèrent ce nouveau choix volontiers, n’osèrent plus parler de sauver le roi, et se montrèrent doux comme des agneaux. Ils s’effrayaient d’ailleurs de la recrudescence des violences de la chaire, où l’on réclamait à grands cris la mort de ceux qu’on appelait des traîtres. Dans les nouvelles dispositions où était Mayenne, les politiques pouvaient être exposés à des mesures de répression sévère, d’autant plus qu’Henri IV n’avait pas consenti à la trêve demandée jusqu’à une réunion des états. Cependant, tout en favorisant le parti exalté, allant même jusqu’à faire cesser les poursuites contre ceux qui étaient impliqués dans l’assassinat de Brisson, jusqu’à en rétablir quelques-uns dans leurs emplois, le lieutenant-général n’entendait pas laisser cette faction le dominer ; averti de conciliabules qui s’étaient tenus chez les coryphées du parti, quoique ce qu’ils eussent arrêté dans leurs réunions fût conforme à ses propres intentions, il trouvait mauvais qu’ils se fussent assemblés contrairement à ses défenses. Les seize n’étaient donc point satisfaits ; ils renouvelèrent leurs attaques et leurs injures contre Mayenne, et se lièrent de plus en plus à l’Espagne ; ils parvinrent ainsi à entretenir dans la ville une agitation qui pouvait ramener le désordre. Recourant, comme d’habitude, à l’emploi de fausses nouvelles, répandant le bruit de prétendues défaites du Béarnais qui faisaient encore des dupes, ils tenaient en échec les menées du parti contraire. Ce n’était là de leur crédit qu’une hausse factice. Le fond de la population, qui avait tant souffert des horreurs de la famine, ne se résiliait pas à la disette, qui reprenait depuis les nouvelles entraves apportées par les chefs de l’armée royaliste à l’approvisionnement de Paris. Les denrées remontaient aux prix les plus élevés ; le commerce était mort et les ressources de chacun épuisées. Les marchands s’assemblèrent pour demander que l’état leur fît remise de dettes qu’il leur était impossible d’acquitter. Les seize savaient fort bien que le nombre de leurs adhérens déclinait tous les jours. Tantôt ils redoublaient leurs menaces et leurs excitations ; tantôt ils protestaient de leurs sentimens de bons catholiques et d’hommes de bien. Quand les placards anonymes qu’ils avaient fait répandre, au lieu de provoquer une nouvelle effervescence des passions populaires, n’avaient inspiré que le dégoût et l’indignation, ils désavouaient ces affiches incendiaires et en accusaient les manœuvres de leurs ennemis. Les élections pour les états-généraux donnèrent la mesure du revirement de l’opinion. Au printemps de 1591, alors qu’il s’agissait de réunir les états à Reims, les cahiers rédigés à l’Hôtel de Ville avaient été de la plus grande violence, et le choix des députés déplorable. Presque aucun gentilhomme ne s’était présenté à l’assemblée de la noblesse, et les seize avaient fait passer tous leurs candidats ; mais le 16 janvier 1593 il n’en fut pas de même. Si le clergé continua à élire des fanatiques tels que Boucher, Genebrard et Cueilly, les politiques l’emportèrent dans les choix du tiers, et l’un des élus était l’avocat L. d’Orléans, devenu aussi implacable ennemi des exaltés qu’il avait été dans le principe ardent ligueur.

Les états-généraux réunis à Paris, en mettant dans toute leur nudité l’impuissance des partis et l’astuce des prétendans, donnèrent le coup de grâce à la ligue, au lieu de la sauver. Le ridicule, qui en France tue plus une cause que les bonnes raisons, enleva toute autorité et tout prestige à cette assemblée. Elle finit misérablement. La Satire Ménippée et les pasquils qu’on faisait courir sur les états avaient plus d’action que les violences, les grossièretés surannées des prédicateurs, qui n’étaient plus prises au sérieux. Tous les efforts que tentaient les zélés pour réchauffer et comme galvaniser la ligue agonisante restaient sans efficacité. Fêtes de la journée des barricades avec panégyrique en son honneur, processions à grands renforts de reliques pour demander à Dieu le succès de la ligue, n’étaient plus aux yeux de la population que des mascarades. Henri IV, en abjurant le protestantisme, leva les derniers obstacles qui s’opposaient à ce que Paris l’acceptât pour son roi. Du moment que le Béarnais eut manifesté son intention de se faire instruire dans la foi catholique, les désertions se comptèrent par milliers dans les rangs de la ligue. Les seize et leurs orateurs ne se tenaient plus de rage, et publiaient que, catholique ou non, le chien de Béarnais ne devait jamais être accepté pour roi. On ne se déclarait pas moins ouvertement et sans crainte pour Henri IV ; on exposait ses portraits dans les rues, on écrivait hautement en sa faveur. Plusieurs prédicateurs, en présence de ce mouvement d’opinion, renoncèrent à leurs fougueux sermons et se mirent à prêcher pour la paix. Mayenne et ceux qui tenaient officiellement pour la ligue eurent beau sévir, on ne s’inquiéta ni de leurs menaces, ni de leurs défenses, ni des arrestations, ni des billets de bannissement ; quand le colonel de milice d’Aubrai, l’un des chefs de la réaction, dut quitter la ville à la suite d’un ordre d’exil, il y eut à sa porte une telle cohue d’amis et partisans qui venaient l’assurer de leurs sympathies que ce fut pour l’ancien prévôt des marchands plutôt un triomphe qu’un deuil. La France avait bu jusqu’à la lie la coupe amère que lui avaient versée la folie des passions religieuses, l’égoïsme des ambitions princières, le dévergondage des fureurs démagogiques et l’intolérance des prétentions sacerdotales. La révolution du 15 mai 1588 n’avait abouti pour Paris qu’à la ruine. En courant à la conquête d’une liberté municipale, qui n’était qu’un moyen pour quelques ambitieux vulgaires d’imposer leur tyrannie, elle avait aliéné son repos, sa sécurité et son bonheur. Les bourgeois s’en apercevaient enfin. Les gens vraiment pieux comprenaient que la religion avait moins à craindre d’un roi bon et tolérant, bien que catholique peu convaincu, que d’une démocratie théocratique qui sacrifiait l’humanité à l’orthodoxie, et prétendait être plus catholique que le pape lui-même.

Il suffit dès lors à Brissac, quelques mois auparavant encore partisan décidé des seize, d’ouvrir la Porte-Neuve pour que l’armée royale fût maîtresse de Paris. Vitry, à la porte Saint-Denis, n’eut à repousser qu’une cinquantaine de mutins ; d’O jeta dans la rivière les lansquenets qui lui barraient le quai de l’École. Crucé, le curé de Saint-Côme et quelques hommes de la même trempe, tentèrent avec les minotiers, sur la rive gauche, une résistance désespérée ; ils appelèrent le peuple au combat, et parcoururent les rues en semant l’alarme. L’immense majorité demeura sourde à ces excitations, dont l’effet était usé ; elle n’y répondit que par les cris de vive le roi ! vive la paix ! et la ligue expira dans le quartier de l’Université, qui avait été comme son berceau. Le prévôt des marchands, Lhuillier, se hâta de présenter à Henri IV les clés de la ville. Ce prince fut reçu comme un libérateur par cette cité qui, quatre ans auparavant, n’avait pas contre lui assez d’outrages et de menaces ; il se rendit à Notre-Dame au milieu des manifestations les plus bruyantes d’enthousiasme et d’allégresse. Les magistrats et les officiers qui s’étaient jadis énergiquement prononcés contre le Béarnais protestaient de leur fidélité et de leur obéissance à sa personne. Les prédicateurs, qui lui avaient prodigué les injures, avaient poussé à son assassinat, entonnèrent ses louanges ; quelques-uns allèrent jusqu’à solliciter l’honneur d’être ses prédicateurs ordinaires et l’obtinrent, palinodies effrontées qui scandalisaient nos aïeux, mais qui n’étonnent plus notre génération plus expérimentée en fait de révolutions. Le roi connaissait trop les hommes pour faire grand fondement sur ces conversions subites et ces dévoûmens officiels. Un peuple, disait-il plus tard, est une bête qui se laisse mener par le nez, principalement le Parisien. Aussi prit-il ses précautions contre la ligue, dont il lui restait à réduire en province les derniers boulevards. Il expulsa de son royaume ceux qui s’étaient montrés ses ennemis les plus irréconciliables et les plus fanatiques. Les plus compromis du parti des seize reçurent des billets qui leur enjoignaient de vider Paris ; ils se retirèrent dans les Flandres, la plupart à Bruxelles, sous la protection de l’Espagne, dont ils avaient servi les intrigues et accepté les subsides. Ils y menèrent une vie obscure et misérable, méprisés, oubliés des catholiques, abhorrés des protestans, rêvant peut-être de rentrer un jour en triomphateurs, méditant des vengeances terribles. Des ressentimens, ce fut en effet tout ce qui survécut de la ligue pendant les seize années de prospérité et de grandeur que nous donna Henri IV. Elle avait commencé par le meurtre de Coligny et du prince d’Orange, elle avait conduit le bras de Jacques Clément, elle aiguisa de nouveau ses poignards, et s’acharna sur celui qui l’avait vaincue : elle frappa jusqu’à ce qu’elle eût donné le coup mortel ; mais elle ne put revivre, parce qu’elle n’avait plus de raison d’être. Il en fut autrement de l’esprit qui avait fait l’émeute du 15 mai 1588 et qui animait les seize ; il n’en était encore qu’à ses premières manifestations. Il se réveilla le 26 août 1648, à une seconde journée des barricades. Enchaînée par Louis XIV pour un siècle et plus, l’explosion n’en fut que plus violente à la révolution. L’insurrection de 1588, pas plus que celles du 10 août 1792 et du 18 mars 1871, ne fut une revendication sincère et sérieuse des libertés municipales. Le parti violent qui à ces trois différentes époques s’empara de l’administration de Paris n’était qu’un pouvoir révolutionnaire, qui prétendait, au nom de la population de cette ville, imposer ses volontés à toute la France, et par l’intimidation et la violence étouffer les moindres résistances à ses desseins. Sans autres traditions que les fureurs populaires des plus mauvais jours, sans autre appui que des masses ignorantes et brutales, cette commune, au lieu de représenter la conciliation des divers intérêts et la gestion collective des affaires de la cité, ne sut qu’armer les citoyens les uns contre les autres, entretenir l’agitation et consommer la ruine de l’état.


ALFRED MAURY.