La Civilisation et les grands fleuves historiques/9


CHAPITRE IX


LE TIGRE ET L EUPHRATE


Le bassin du Tigre-Euphrate et l’Asie antérieure. — Les rois astrologues de la Chaldée et les pharaons thébains. — La période mésopotamienne. — La civilisation égyptienne comparée aux civilisations de l’Assyro-Babylonie.


L’Égypte est une oasis fertile, séparée du monde entier par des déserts sablonneux, des solitudes rocheuses, la mer et de vastes marécages. Toute autre la région du Tigre et de l’Euphrate, qui nous apparaît comme une enclave, comme le panneau central d’une mosaïque superbe dont les pièces périphériques, au premier coup d’œil, du moins, sembleraient dignes d’avoir leur caractère propre, tandis qu’elles sont, historiquement et géographiquement, subordonnées au Naharaïm, c’est-à-dire au « Pays des Deux Fleuves », à la Mésopotamie.

À ne considérer de l’Euphrate que sa rive droite, on pourrait le prendre pour une réduction du fleuve géant de l’Afrique : après avoir contourné Karkemich, la célèbre cité des Hittites, il est serré de près par les sables du désert immense qui se prolonge sans interruption, sans limites, jusqu’au Nedjed et jusqu’à la lisière des terres habitables de l’Arabie. Les coulées, les marigots, les amas lacustres qu’il forme en aval des ruines de Babylone et dont l’ensemble porte le nom de lac ou plutôt de lagune de Nedjef, ont quelque analogie avec le Fayoum ; la région du Chat-el-Arab rappelle assez exactement le delta du Nil. Cette dernière ressemblance serait plus frappante encore si nous pouvions reconstituer la partie nord du golfe Persique, telle qu’elle existait avant l’exécution des travaux gigantesques auxquels la Chaldée fut redevable de ses splendeurs historiques, et dont l’abandon est incontestablement une des causes de la dégradation de ce pays glorieux. Dans toute la région située à l’ouest et au sud-ouest de l’Euphrate, les terres habitables n’ont d’autres limites que celles que, chaque année, le fleuve trace lui-même, au hasard de ses inondations.

Mais toute similitude avec le Nil disparaît dès qu’on passe à la rive gauche du fleuve babylonien, ou qu’on étudie le pays dans son ensemble. Au nord et à l’est, des chaînes de montagnes, hérissées de cônes volcaniques au nombre desquels comptent l’Ararat, le Tandourek, l’Ala-dagh, tous dépassant l’altitude de 3500 mètres, forment, au bassin du Tigre et de l’Euphrate, un rebord élevé qui l’isole du pays subcaucasien et du plateau de l’Iran. C’est au nord, surtout, dans la région des sources, que cette barrière naturelle entre la mer Noire et la contrée mésopotamienne se présente sous un aspect imposant, presque formidable. Les chaînes de l’Anti-Caucase ou Alpes d’Arménie s’élèvent à une hauteur considérable, et leur configuration tourmentée, les escarpements arides, les pitons déchirés qui dominent les éboulis, accentuent encore l’aspect sauvage du pays. Pourtant, « malgré la barrière des Alpes pontiques, la plus grande partie de l’Arménie méridionale est soumise à l’influence des souffles pluviaux de l’ouest, qui se dirigent de la mer vers le plateau de Sivas, puis vont s’engouffrer dans les vallées occidentales, ouvertes en forme d’entonnoir. C’est ainsi que toute la haute vallée du Kara-sou, jusqu’au bassin d’Erzeroum, reçoit les vents de la mer Noire. Ils soufflent principalement pendant l’hiver et recouvrent de neige l’amphithéâtre des monts autour des sources de l’Euphrate ; les vents du nord et de l’est, déviation du grand courant polaire qui traverse le continent de l’Asie, apportent un air sec qui dissout les nuages ; mais il arrive aussi que de brusques tempêtes, provenant de l’ouest, se terminent par de violentes averses… Sur le versant septentrional, l’excédent d’humidité que reçoivent les Alpes arméniennes forme des rivières telles que le Tchorouk et le Karchout, dont le volume est très considérable en proportion du bassin, et, sur le versant méridional, il alimente l’Euphrate et le Tigre, dont les flots, réunis dans le Chat-el-Arab, dépassent tout autre courant compris entre l’Inde et le Danube et même sont près de deux fois supérieurs au Nil. Dans le circuit atmosphérique et fluvial, c’est la mer Noire qui, par les pluies et le lit de l’Euphrate, se déverse incessamment dans le golfe Persique[1]. »

Au lieu de créer un infranchissable rempart entre la Mésopotamie et les pays pontins et caucasiens, les massifs de l’Arménie ne sont donc, en réalité, qu’un immense barrage interceptant, au profit de la région tigro-euphratienne, les vapeurs fécondantes de la mer Noire et de la Méditerranée. La configuration du sol est sensiblement la même en deçà et au delà de l’Anti-Caucase, et, pour trouver une véritable limite naturelle, il faut arriver au littoral du Pont-Euxin, aux grandes chaînes du Caucase et aux rives de la Caspienne. Si les escarpements des Alpes d’Arménie sont arides, abrupts et dénudés, les vallées qui serpentent entre ces massifs rayés de neige et vêtus de laves, et les terrasses qui descendent en échelons au sud et au sud-est de l’Ararat — le Masis des anciens — peuvent compter au nombre des contrées les plus favorisées de la nature. C’est, par excellence, un pays de contrastes, aux hivers aussi froids que ceux de Moscou, aux étés plus torrides[2] que ceux de mainte région tropicale. Aussi la végétation alpestre vient-elle s’y mêler avec la flore des pays chauds ; les vignobles d’Erivan, dans l’Arménie russe, produisent des vins non moins capiteux que les meilleurs crus de l’Espagne, tandis que ceux de Mouch et des alentours du lac Van, au sud de l’Anti-Caucase, peuvent se comparer aux vins de Bourgogne. En nombre d’endroits, le sol, cultivé par les méthodes les plus arriérées, donne deux belles moissons par an ; chênes, pins, érables, frênes, châtaigniers, térébinthes, sapins, toutes les essences de l’Europe centrale et méridionale revêtent les coteaux de forêts giboyeuses ; plusieurs de nos arbres fruitiers sont sans doute originaires de cette contrée[3], où le mûrier même brave les froidures extrêmes de l’hiver. Mais la richesse principale de la contrée, c’est le verdoyant pâtis, don tout gratuit de la nature : de nos jours, comme aux temps antérieurs à l’histoire, des millions de chèvres et de brebis trouvent leur nourriture sur ses pentes herbeuses. Les chevaux arabes et turkmènes, transportés à des époques inconnues dans certaines vallées alpestres, y ont produit des variétés nouvelles, dont celle de Kara-bagh ou « Jardin noir » est fort estimée dans les pays d’alentour : de tout temps cette région fut le paradis de nombreuses bandes de pasteurs et de chasseurs nomades, aux mœurs rudes et grossières, aguerris aux intempéries, jaloux de leur indépendance personnelle et peu soucieux des liens de solidarité, luxe inutile au milieu de leur vie d’aventures. Depuis les siècles préhistoriques, les Kondraha des inscriptions de Persépolis, Kardoukhes ou Gordiens des anciens auteurs, rôdaient sur les deux versants des Alpes arméniennes, comme de nos jours les Kourdes, qui, sans souci des frontières politiques, conduisent leurs troupeaux sur les bords du Goktcha ou sur ceux du lac Van, et passent à leur gré de la Caucasie à la Mésopotamie, et de celle-ci à celle-là.

Or nous savons déjà que, en des conditions semblables, une région abandonnée à son propre sort ne pouvait être le berceau du despotisme, et, par conséquent, avoir un nom dans l’histoire universelle à l’époque de ses sédimentations primaires, c’est-à-dire des grandes civilisations fluviales. Et de fait, bien que l’Arménie ait le droit d’être fière de ses splendeurs passées, bien que Priam et Nabuchodonosor aient recherché son alliance, sa civilisation, dont les traditions nationales font remonter les commencements jusque vers 2350 ans avant Jésus-Christ, est d’origine secondaire, dérivée, exotique. Ce n’est pas au pays qui les voit naître, que le Tigre et l’Euphrate doivent de compter au nombre des fleuves initiateurs de l’histoire.

Au sud de l’Ararat, du Tandourek, les massifs s’abaissent pour former des chaînes parallèles qui, courant vers le sud-est, des sources de l’Araxe et du lac Ourmiah au littoral aride du Mekran, séparent le bassin mésopotamien du haut plateau de l’Iran, en longeant la rive gauche du Tigre. Certains sommets isolés de la chaîne centrale — le Revand de la mythologie persane, appelé aujourd’hui Elvend, au sud-ouest d’Ecbatane (Hamadan), et l’Alidjouk au sud d’Ispahan — se dressent de 3000 à 4000 mètres ; le mont culminant, le Kouh-i-Dena, avec son altitude de 5200 mètres, serait, après le Demavend, le plus élevé de l’Asie antérieure[4]. Du côté des hautes terres de l’Iran, des sources du Kizil-Ouzen au Baloudchistan, ces massifs forment comme une muraille unie, flanquée, par endroits, de contreforts et de rameaux secondaires, qui s’abaissent graduellement vers le sud est. Au pied de cette paroi, à plus de 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer, se groupent les villes historiques les plus renommées de la Perse et de la Médie : Ecbatane, Ispahan, Persépolis, Chiraz. Du côté du Tigre, au contraire, le mur unique est remplacé par un nombre infini de chaînes parallèles, formées de nummulites et de grès récents, interrompus par des brèches tortueuses, et que l’Anglais Raverty a très bien comparées à un bataillon rangé en « colonnes de compagnies ». De même que les brumes de la Méditerranée et de la mer Noire, interceptées par les Alpes arméniennes, se déversent dans l’Euphrate, les souffles humides de l’océan Indien, s’accumulant au-dessus de ces montagnes, forment les torrents nombreux qui entaillent leurs flancs abrupts, et se réunissent en rivières considérables, les deux Zab, le Dialah, le Kerkha, sans compter des centaines d’affluents secondaires du Tigre. Bien moins élevées que le massif principal, ces chaînes bordières du Tigre, le mont Zagros des anciens, et les montagnes du Louristan, sont cependant, sur le versant occidental, d’un accès des plus difficiles. Les cassures de la roche déterminent, en plusieurs endroits, des parois verticales de 500 et de 600 mètres, forteresses naturelles qui dominent la plaine mésopotamienne et que les habitants appellent diz. De nos jours encore, les pillards kourdes savent y braver pachas turcs et gouverneurs persans.

Grâce aux coupures nombreuses dues en partie aux rapides affluents de la rive gauche du Tigre (elles ont valu à la contrée le nom de Teng-sir ou « Pays des Brèches »), les cols se pressent à travers les chaînes du Kourdistan. Depuis la plus haute antiquité, la grande route de guerre, le grand chemin des caravanes, de la Mésopotamie vers l’Orient et de Ninive à Ecbatane, s’engageait dans les défilés du Dialah. En hiver, et pendant les crues, ces « portes » sont souvent infranchissables, ce qui opposait un obstacle à l’expansion de la civilisation mésopotamienne vers l’est, tandis que, du côté de l’Iran, ces mêmes sommets servaient de citadelles inexpugnables d’où les armées disciplinées de la Médie et de la Perse dominaient aisément les basses terres du Pays des Deux Fleuves.

Si par le Mourad-tchaï, dont les sources sont à peu de distance de celles du Tigre, l’Euphrate appartient dès ses origines mêmes à la région kourdo-arménienne qui s’incline manifestement vers le golfe Persique, son autre grand tributaire, le Karasou (Eau noire) des Turcs, semble l’assigner momentanément à l’Asie Mineure. Au-dessous du confluent du Phrat et du Kara-sou, en amont de Malatia, après avoir contourné l’éperon oriental du Taurus et repris, depuis Samosate, son cours primitif vers l’occident, le grand fleuve mésopotamien se dirige vers la Méditerranée. Mais sous le 36e parallèle, et comme dépité de ne point mêler ses eaux à celles de l’Oronte par le Sadjour, il se retourne définitivement vers le sud-est pour se rapprocher du Tigre : « Vers l’ouest de la Mésopotamie, vers le nord-ouest de la Syrie, point de ces obstacles qui ralentissent, ou qui même parfois arrêtent toute marche en avant, qui refoulent violemment tout commerce et ne laissent rien passer. Des gués de l’Euphrate au pied de l’Amanus et du Taurus, le pays est presque partout susceptible de culture, et certaines parties sont même d’une fertilité merveilleuse : voyez l’oasis de Damas…. L’Amanus, malgré l’âpreté de ses rochers, et le Taurus lui-même, malgré l’élévation de ses pics neigeux, se laissent franchir par plusieurs passes, qui ont été pratiquées de tout temps. De l’autre côté des défilés, on ne rencontre pas ici, comme dans le Kourdistan, une formidable rangée de chaînes parallèles qu’il faut escalader successivement. Derrière les cols de l’Amanus, on voit s’ouvrir la vaste plaine cilicienne : quand on a franchi ceux du Taurus, on débouche sur les plateaux où nulle part la vie n’est impossible, où, sur bien des points, elle est heureuse et facile ; dans le steppe herbeux qui se prête à l’élève des troupeaux, autour des grands lacs qui donnent le sel à profusion, le long des fleuves qui ont déposé sur leurs bords une terre grasse et féconde. Coupés par de spacieuses vallées qui sont autant de chemins préparés par la nature, ces plateaux descendent en pente douce vers le couchant, comme pour laisser plus aisément glisser sur leur surface inclinée les hommes et les idées… Cette vaste étendue de pays qui sépare la vallée de l’Euphrate des côtes où s’élevèrent les premières cités grecques qui comptent dans l’histoire, on ne saurait la considérer comme un espace vide et un terrain de libre parcours. Au contraire, dans toute cette région que le Taurus coupe en deux parties inégales, sans interrompre cependant les communications, on relève aujourd’hui les vestiges d’une culture qui a eu son indépendance et son originalité. Partout, dans la vallée de l’Oronte comme sur le plateau central de l’Asie Mineure, on signale les monuments d’un art qui, tout en ayant certains rapports avec celui de la Mésopotamie, s’en distingua pourtant par des traits qui lui sont propres[5]. »

L’Assyro-Babylonie, entourée de toutes parts, à l’exception du midi, de régions géographiques distinctes, mais non indépendantes, et qui se trouvent soudées pour ainsi dire au bassin du Tigre et de l’Euphrate, forme, on l’a vu plus haut, la partie centrale d’un monde intermédiaire à l’Inde et à la Grèce, monde dont nous connaissons déjà les limites orientales, entre le Soulaïman-dagh et le bas Indus, tandis que, vers le couchant, sa zone d’expansion atteint les rives de la Méditerranée et de la mer Égée. Cette situation des deux grands fleuves historiques de l’Asie antérieure au milieu même d’une région si vaste et si variée, suffirait à expliquer la naissance, dans ce glorieux berceau, d’une civilisation dont les destinées ne sauraient être aussi uniformes, aussi « rectilignes » que celles de sa rivale africaine des bords du Nil. En effet, sauf peut-être aux temps les plus reculés et les plus obscurs de ses premières origines, son histoire subit les influences multiples des pays voisins ; en même temps, à partir du xe siècle avant l’ère chrétienne, elle exerce les siennes sur le territoire immense qui s’étend de la mer Caspienne au littoral phénicien, et des monts de Salomon au royaume de Lydie, entraînant dans le même tourbillon les Touraniens et les Aryens de l’Iran, les Juifs de la Palestine et tous les Sémites du grand domaine syro-mésopotamien, avec les populations presque européennes de l’Arménie et de l’Asie Mineure. Nous pourrions faire remarquer ici que les destinées de la Mésopotamie sont toujours restées conformes au relief orographique de son terrain qui s’incline et s’ouvre vers l’occident, tandis que, du côté de l’Orient, il est dominé par les hautes terres de l’Iran et du « Pays des Brèches » ou Teng-sir.

On se sert souvent presque au hasard des termes : Mésopotamie. Assyro-Babylonie, Chaldée, pour désigner, tantôt l’ensemble des pays arrosés par le Tigre et l’Euphrate, tantôt seulement une partie plus ou moins déterminée de leur vaste bassin. La nomenclature biblique était beaucoup plus précise ; elle appelait Khasdim (Chaldée), la partie méridionale, aux environs et en aval de Babylone, et Aram Naharaïm ou « Syrie des Deux Fleuves », la partie septentrionale ou ninivite de la contrée. Hérodote[6], à qui remonte peut-être cette confusion, dit notamment que « la terre, en Assyrie, ne s’essaye pas à produire la vigne et le figuier ». Or cela n’est exact que pour la Babylonie ou Chaldée, car une grande partie de la Mésopotamie au nord de Babylone, celle précisément que Strabon nomme Aturia[7] (Assyrie), donne du vin d’excellente qualité ; le figuier y prospère en plusieurs endroits, comme sans doute au temps où le célèbre historien visita le pays. Le fait est que la Mésopotamie, dans le sens littéral du mot, la contrée entre les deux fleuves avant leur jonction à Korna, avant même leur réunion près de Bagdad par de nombreux canaux, présente plusieurs zones ou régions géographiques entièrement distinctes, qui se succèdent du nord au sud. J’ai déjà parlé de la plus septentrionale d’entre elles, la contrée des Alpes arméniennes, tourmentée, âpre, d’aspect presque terrible avec ses volcans énormes aux pentes anfractueuses, scarifiées, ses grands lacs (Van et Ourmiah), contrée qui, vers Kharpout et Diarbekir sur l’Euphrate, Sert et Djoulamerk sur le Tigre et le grand Zab, s’abaisse en terrasses recouvertes de bois épais ou de plantureux pâturages. En s’avançant vers le sud, le voyageur qui a dépassé le Karatcha-dagh, dernier des contreforts anti-caucasiens, se trouve dans une plaine faiblement ondulée, de formation secondaire, au relief uniforme, et dont quelques collines seulement, aux alentours de Ras-el-Aïn et d’Orfa, interrompent la monotonie. Celle-ci, cependant, ne fatigue point le regard, car si l’hiver a été doux, ce qui est généralement le cas, si les pluies de l’automne et du printemps se sont déversées avec leur habituelle abondance sur cette terre privilégiée, la fertilité du sol éclate avec une vigueur et une richesse de sève étonnantes. Hérodote s’abstient de préciser la hauteur qu’y atteignent les orges, parce que, dit-il, « ceux qui n’ont pas vu le pays de leurs propres yeux, dans la bonne saison, ne pourraient le croire ». Nous sommes ici dans la zone où le froment, cette plante civilisatrice par excellence, croît à l’état sauvage[8]. Tous les arbres fruitiers de l’Europe méridionale et centrale : pêchers, abricotiers, grenadiers, figuiers, orangers, mûriers, amandiers, oliviers, cerisiers, poiriers, forment de véritables forêts ; la vigne court sur le sol. Les terres en friche se revêtent d’herbes et de fleurs en telle abondance, que les chiens de chasse qu’on y laisse courir reviennent tout panachés de pollen de couleurs différentes[9]. Les étés, très chauds, très secs et très longs, parviennent à peine à brûler cette végétation, et à mettre à nu la terre qui apparaît alors grisâtre, effritée, imprégnée de sel marin et comme rongée de lèpre[10]. Cette région, patrie de la plupart de ces animaux[11] qui sont devenus nos compagnons obligés, répond mieux que toute autre à l’idée d’un Paradis, d’un Eden verdoyant où l’homme, à l’état de nature, pourrait vivre dans l’oisiveté et la primitive ignorance. Aussi, et bien que très près du berceau d’une des plus anciennes et puissantes civilisations, les ruines y sont relativement peu nombreuses, toutes sur la rive droite du Tigre, et toutes, à l’unique exception de Nimroud ou Kalach, datant tout au plus de seize siècles avant l’ère chrétienne. Nemrod, « le grand chasseur devant l’Eternel », n’aurait pu mieux choisir le terrain de ses exploits, et la vie du chasseur n’a jamais été propice aux origines de l’histoire. Mais la Genèse nous dit expressément que le «  commencement de son règne » avait été Babel, Erekh, Accad et Calneh, c’est-à-dire le pays situé au sud de cette Mésopotamie fortunée. Or, à mesure que nous avançons vers le midi, vers la région babylonienne où le Tigre et l’Euphrate se rapprochent et mêlent déjà leurs eaux par un grand nombre de bras, de canaux, de rigoles, et où, autrefois, ils se jetaient séparément dans le golfe Persique, la contrée change sensiblement de nature et d’aspect. Là, plus de pluies printanières ni de pluies automnales : comme dans la vallée égyptienne, la fertilité du sol ne s’y manifeste que dans les lieux vivifiés par le débordement des fleuves. D’après G. Rawlinson[12], c’est aux environs de Hit sur l’Euphrate, et, sur le Tigre, un peu au-dessous de Samarah, que le voyageur dit adieu à la plaine légèrement ondulée de la Mésopotamie, déjà à une certaine élévation au-dessus du niveau de la mer ; en suivant le courant de l’un ou de l’autre fleuve, on entre dans une région basse, absolument plate et à pente presque insensible, formée d’alluvions récentes, presque toutes déposées par les inondations, et qui se prolonge sans interruption jusqu’au golfe Persique. C’est là, par environ 34° de latitude N., que l’illustre assyriologue anglais place la vraie limite septentrionale du pays biblique de Senaar ou Sinhar, des Khasdim (Chaldée) ; l’Assyrie, pour lui, commence au delà.

Et le contraste est en effet frappant, tant au point de vue de l’aspect, de la constitution géologique du sol, qu’à celui du climat, de la végétation, des populations peut-être, mais, à coup sûr, des destinées historiques : au nord, les plaines de formation secondaire, relativement élevées et ondulées, et dont la merveilleuse fécondité est due aux pluies abondantes des saisons équinoxiales. Au sud, les terres basses et plates, produisant seulement de maigres salsolées, et l’absinthe au parfum amer, partout où ne pénètre point la fertilisante inondation, dirigée par le travail coordonné de multitudes d’hommes qui ont sacrifié leur indépendance individuelle à une solidarité intime et de toutes les heures. Au nord, « les fils de Sem, Assour, Arpaxad, Loud et Aram » ; au sud, « une grande quantité d’hommes de nations différentes[13] », cette confusion d’idiomes que la Bible a symbolisée dans l’épisode fatidique de la tour de Babel, et où l’on entrevoit au premier plan l’engeance réprouvée de Cham, ces Kouchites (Kosséens, Kissiens) à peau noire, déjà rencontrés en Égypte, et que les auteurs classiques nous représentent comme des Éthiopiens immigrés de l’Afrique tropicale. Au nord, dans l’Asie sémite, les palais des Salmanassar, des Saryoukin, des Sennachérib incendiaires des villes, écorcheurs et mutilateurs de leurs peuples toujours rebelles ; au sud, dans la pacifique Chaldée, ces observatoires à étages superposés, si semblables aux pyramides archaïques de l’Égypte, du sommet desquels, aux temps les plus reculés, les astrologues couronnés, les Ourcham, les Hamourabi, interrogeaient le ciel, étudiaient le cours des astres, et se livraient à de savants computs, guidés par le désir d’ « approfondir les mystères des Fleuves pour le bonheur de leurs sujets[14] ».

Dans la Chaldée proprement dite, on peut distinguer deux régions différentes, dont la plus septentrionale, où se trouvent les ruines de Babylone, n’a point été créée, mais simplement fécondée par les crues annuelles du Tigre et de l’Euphrate ; tandis que la seconde, la partie du sud, fut à la fois créée et fécondée, comme la vallée égyptienne du Nil. Or, c’est précisément dans la basse Chaldée, dans cette véritable Pe-to-me-ra (Terre d’inondation), que nous transporte la Genèse pour nous faire assister au début de l’histoire des peuples civilisés ; et s’il existe un point sur lequel les recherches de la moderne assyriologie tombent pleinement d’accord avec la tradition biblique, c’est bien certainement sur celui-ci. « La civilisation primitive de la Chaldée, comme celle de l’Égypte, a eu pour berceau la partie méridionale d’un grand bassin fluvial, une région dont le sol est formé de terres d’alluvion, qui ne cessent de s’accroître aux dépens de la mer. Dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate, comme dans celle du Nil, ce furent, tout d’abord, les plaines du bas pays qui virent l’homme se dégager par degrés de la barbarie et s’essayer à la vie policée ; puis, avec le temps, dans l’une et l’autre contrée, cette culture s’étendit et gagna, de proche en proche, le long de ces fleuves, en remontant de leur embouchure vers leurs sources. La Thèbes de l’Égypte ne naquit, ou du moins ne grandit que bien des siècles après Memphis. De même, en Mésopotamie, le siège de la royauté chaldéenne fut d’abord dans les villes qui, comme Our et Larsam, étaient assez voisines de la mer… C’est d’aval en amont que la religion s’est propagée avec ses rites et ses symboles, qu’ont été transmis les systèmes de signes qui se sont adaptés successivement à des langues différentes, et qu’enfin se sont répandus tous les arts et tous les procédés… La plus anciennement formée était la civilisation chaldéenne ; elle eut ses centres principaux dans des villes toutes bâties sur le terrain d’alluvion, entre le 30° et le 33° degrés de latitude septentrionale ; la plus célèbre de toutes, c’est Babylone. L’autre peuple, celui que nous désignons par le titre d’assyrien, tire de la Chaldée les premières semences de la civilisation ; aussi sa puissance et sa gloire sont-elles de date plus récente[15]. »


No 6. — Anciennes villes de la Chaldée.


« Toute la partie inférieure de la vallée, dit à son tour G. Maspero[16], n’est qu’un terrain de formation relativement moderne, créé par les alluvions du Tigre, de l’Euphrate et des rivières comme l’Adhem, le Gyndès, le Khoaspès qui, après avoir été longtemps indépendantes et avoir contribué à combler la mer dans laquelle elles se jetaient, ont fini par devenir de simples affluents du Tigre. Aujourd’hui encore, le delta du Chat-el-Arab avance rapidement, et l’accroissement du rivage monte à près d’un mille anglais par soixante-dix ans ; dans les temps anciens, le progrès des terres était plus sensible et devait s’élever à environ un mille tous les trente ans. Il est donc probable, qu’au moment où les colons descendaient dans la vallée, le golfe Persique pénétrait à quarante ou quarante-cinq lieues plus haut qu’il ne fait aujourd’hui. Le Tigre et l’Euphrate se jetaient dans la mer à quelque distance l’un de l’autre, et ne confondirent leurs eaux que plusieurs siècles plus tard. La région des alluvions, et surtout la partie de cette région qui confine aux rives du golfe Persique, servit d’asile aux premiers colons. C’était une immense plaine basse dont aucun accident de terrain ne rompait la monotonie. L’Euphrate, mal encaissé dans ses rives, lançait, à droite et à gauche, des branches dont les unes allaient rejoindre le Tigre, et les autres se perdaient dans les marais. Une partie du sol, toujours privée d’eau, se durcissait aux rayons du soleil brûlant ; une autre disparaissait presque en entier sous les monceaux de sable qu’apporte le vent du désert, le reste n’était qu’une lagune empestée, encombrée de joncs énormes, dont la hauteur varie entre douze et quinze pieds. Pour faire de ce pays désolé un des plus riches, sinon le plus riche pays de l’univers, il fallait régler le cours des eaux, répartir équitablement, au moyen de canaux et de digues, l’inondation qui tendait à se porter sur certains points de préférence à certains autres[17], » faire exactement, en un mot, ce que firent les ancêtres des Égyptiens quand ils vinrent s’établir dans la vallée du Nil. Se refusant à choisir pour berceau une de ces régions fortunées qui s’étendent du nord au sud et du mont Ararat à la Babylonie, l’histoire, dans l’Asie antérieure, s’est attachée au contraire, à la terre la plus triste, la plus dénuée, et dont, sous peine des plus grands désastres, la constitution particulière condamne les habitants à la coordination très savante et très complexe de leurs efforts individuels.

Hérodote a fort bien saisi la remarquable analogie des conditions naturelles offertes, par l’Égypte et par la Chaldée, au développement des grandes sociétés historiques épanouies dans leur sein, mais il établit que cette analogie ne va pas jusqu’à l’identité : « En Assyrie[18], dit-il, l’eau du fleuve nourrit la racine du grain et fait croître les moissons, non point comme le Nil, en se répandant dans les campagnes, mais à force de bras, et par le moyen des machines à élever l’eau. » La part du travail de l’homme, dans la création et la fertilisation annuelles du milieu chaldéen, est plus importante et plus permanente que dans la vallée du Nil. Les crues de l’Euphrate et du Tigre n’ont ni la périodicité ni la régularité des inondations nilotiques, dont le régime est moins complexe, et par conséquent moins exposé aux chances aléatoires. Il serait très intéressant d’étudier en détail les diversités historiques que cette variété dans l’unité des circonstances géographiques du milieu a engendrées entre la Chaldée et l’Égypte ; mais les éléments d’un semblable travail ne sont pas à notre portée. Malgré tous les progrès accomplis ces dernières années par les efforts combinés des Rawlinson, Layard, Smith, Oppert, Ménant, Schrader et tant d’autres savants anglais, allemands et français, nos connaissances assyriologiques sont loin d’être à la hauteur de l’égyptologie moderne ; il est même à croire que les civilisations anciennes de la basse Chaldée ne reparaîtront jamais à nos yeux aussi complètement et avec autant d’éclat que la civilisation nilotique. Les constructeurs des observatoires et des palais chaldéens n’avaient pas à leur disposition les calcaires indestructibles des pyramides et les éternels granits roses des carrières d’Assouan ; les cylindres d’argile de la célèbre bibliothèque d’Assour-bani-pal à Ninive, en tombant avec les rayons de bois qui leur servaient de supports, se sont brisés en mille fragments, dont on n’a pu retrouver et raccorder qu’une très minime partie. D’ailleurs, l’écriture cunéiforme était restée de tous points inférieure à l’hiéroglyphie égyptienne, et Fr. Lenormant[19] l’a dit avec raison : « Une bonne moitié de ce que nous possédons de monuments de l’écriture cunéiforme, se compose de guide-ânes qui peuvent nous servir à déchiffrer l’autre moitié, et que nous consultons comme le faisaient, il y a deux mille cinq cents ans, les étudiants de l’ancien pays d’Assour. » Les écrits de Bérose nous sont parvenus dans un état beaucoup plus incomplet et fragmentaire que ceux de Manéthon, son illustre rival égyptien.

Il est vrai que, produit d’un milieu analogue, la civilisation de la basse Chaldée devait nécessairement faire, dans l’histoire universelle, double emploi avec la civilisation des bords du Nil. De cet Ourcham dont le sceau a été retrouvé par Ker Porter[20], et dont le nom même est sujet à contestation, nous savons seulement qu’il avait sa capitale à Our, la Mougheir moderne, et, qu’à certains égards, on peut le considérer comme un Ménés chaldéen. Mais à travers l’épais brouillard qui recouvre pour nous ces temps archaïques, on devine néanmoins, dans ces Sakka-Nakou, rois divins ou rois-pontifes de la Chaldée, personnifications vivantes du pouvoir spirituel et temporel, une image assez exacte des pharaons de l’empire memphite. Et lorsque beaucoup plus tard, on entend enfin la voix de l’un de ces despotes, ce Hamourabi qui nous a légué, il y a cinq ou six mille ans, le premier document explicite de l’histoire du bassin tigro-euphratien[21], on voit revivre en lui un de ces Amen-em-hat thébains, constructeur de canaux, d’œuvres d’utilité publique, que leur commande la voix auguste du Fleuve dont seuls ils scrutent les mystères sacrés : « J’ai approfondi les [secrets des] Fleuves pour le bonheur des hommes… j’ai porté les eaux des branches mineures du Fleuve dans le désert, et je les ai fait déverser dans des fossés desséchés ; j’ai donné ainsi des eaux perpétuelles aux peuples des Soumir et des Accad…. J’ai changé les plaines désertes en plaines arrosées ; je leur ai donné la fertilité et l’abondance ; j’en ai fait un séjour de bonheur[22]. » Si, comme le pharaon nilotique, il n’a pas laissé à la postérité de mystérieux labyrinthe élevé sur les bords d’un lac artificiel semblable à celui du Fayoum, c’est du moins à lui que la tradition fait remonter l’origine du Nahar-Malkha. Le grand Canal royal, plus tard repris en sous-œuvre par Nabuchodonosor et remanié dans l’intention de faire de Babylone un port de mer, ne pouvait servir qu’aux fins de la colonisation et de l’agriculture, à une époque où la civilisation chaldéenne fuyait encore le littoral du golfe Persique comme l’Égypte thébaine avait fui les bords de la Méditerranée.

Ce parallélisme étroit de l’histoire des deux pays persiste donc jusque dans la phase secondaire où le despotisme, d’abord absolu et indivis, produit spontané des causes cosmiques, s’humanise en quelque sorte, et cherche à se légitimer en devenant utilitaire. Seulement, tandis que, dans la vallée du Nil, cette évolution s’accompagne d’une certaine différenciation qui, du despotisme inarticulé de l’époque memphite, dégage le despotisme sacerdotal, distinct du pouvoir royal, l’indivision persiste dans la Chaldée, et, pour longtemps encore, la royauté y garde le caractère magique. Par contre, la magie y prend un caractère décidément astrologique et devient un mélange inextricable de superstition et de véritable science.

Laplace affirmait déjà[23] que les connaissances astronomiques et cosmologiques des Chaldéens étaient autrement réelles et profondes que la science présumée des prêtres égyptiens : mesures de l’espace, calcul décimal, cercle zodiacal avec sa division en 360 degrés, conception d’une année solaire distincte de l’année lunaire, semaine de sept jours, division du nycthémère en douze heures équinoxiales égales à vingt-quatre heures ordinaires, tout cela est l’œuvre des rois astrologues de la basse Chaldée[24]. C’est que la nature particulière des crues de l’Euphrate et du Tigre, si différente de celles du Nil, faisait visibles à tous les yeux les incompréhensibles influences du ciel sur les phénomènes « fluviaux » et partant, sur les destinées de l’homme et de toute sa race. La seule ligne de démarcation que, d’ailleurs, on puisse tracer entre la moderne philosophie réaliste de la nature et les superstitions de la magie et de l’astrologie des Chaldéens, c’est la notion exacte que nous possédons de ces influences, de leur essence, de leurs limites.

Les différences des milieux géographiques ne tarderont pas à créer, entre les civilisations de l’Égypte et celles de la Chaldée, des divergences très accusées. Bien que la basse Chaldée représente, sans contredit, la partie la plus isolée du bassin tigro-euphratien, son isolement est loin d’être aussi complet que celui de la vallée du Nil ; les influences du dehors se manifestent de bonne heure dans l’histoire mésopotamienne. Le Khoaspès, jadis fleuve indépendant du Tigre, draine les eaux du rebord méridional du plateau de la Médie : dans sa course rapide vers le golfe Persique, il fend des montagnes qui s’abaissent graduellement vers le sud, mais dont le socle, appartenant à la zone des hautes terres de l’Asie centrale, domine les plaines d’alluvion de la basse Chaldée. C’est là le royaume d’Élam de la Bible, où, dès l’aurore de l’histoire, on voit des cités nombreuses, des châteaux forts plutôt : Madactou (Badacta des auteurs classiques), Khamanou, Naditou, sièges de brigands couronnés, plus ou moins puissants, mais tous réunis, même à une époque antérieure à Abraham, sous l’autorité d’un prince ou chef suprême, embusqué dans sa forteresse de Suse[25], au confluent des deux branches maîtresses du Khoaspès[26]. Cette contrée d’Élam ou de Susiane a eu ses jours de gloire, et, depuis les temps anciens, son nom se trouve intimement lié à l’histoire de Babylone ; mais nous ne connaissons point de civilisation élamite autre que celle de la Chaldée[27]. Les villes méridionales de la Susiane, là où pouvaient monter les inondations, se distinguaient à peine des autres cités tributaires de Larsam, Our, Barsip, Bab-Ilou, Sippar, les grandes capitales du bas pays. Dès les plus vieilles et confuses traditions de l’Asie antérieure, les rois de l’Élam semblent tous taillés sur le modèle de Khodour-Lahomor, le contemporain d’Abraham : « Il prit toutes les richesses de Sodome et de Gomorrhe et tous leurs vivres ; puis il se retira. Il prit aussi Lot, fils du frère d’Abraham, qui demeurait à Sodome, et tout son bien, puis il s’en alla[28]. » S’abattant comme des oiseaux de proie sur les opulentes cités de la plaine pour en piller les trésors, ils apportent à l’histoire de la Chaldée l’élément de lutte avec les nations guerrières du voisinage qui, par suite de l’isolement de la vallée du Nil, fait presque entièrement défaut dans les annales primitives de l’Égypte. Parfois, et durant quelques générations, les Élamites réussissaient à garder les vaincus sous leur joug. Un prédécesseur de ce même Khodour-Lahomor, qui, aidé du roi de Sinhar (basse Chaldée), ravagea la « vallée de Siddim ou de la mer salée », avait déjà soumis l’empire chaldéen ; il fut le chef de la dynastie babylonienne, la troisième de Bérose, improprement appelée dynastie médique, puisque ses origines élamites ne font aucun doute et que l’Élam est une contrée distincte de la Médie, dont le centre politique fut toujours Ecbatane. On a pu préciser la date de cette conquête (2295 avant Jésus-Christ), grâce à un acte officiel du roi d’Assyrie Assour-bani-pal ; lorsqu’en 660 de l’ère ancienne, ce monarque s’empara de Suse, il déclara, en sa qualité d’héritier et de vengeur des rois chaldéens, que son entrée triomphale dans la capitale de l’ennemi traditionnel avait lieu seize cent trente-cinq ans après l’établissement de la dynastie susienne dans la basse Mésopotamie. Les Babyloniens, d’ailleurs, n’avaient subi que pendant cent cinquante ans le joug des Élamites, et l’on voit les monarques indigènes replacés sur leur trône dès l’an 2047, sous le onzième successeur de Khodour-Nakhonda, le fondateur de cette lignée étrangère.

L’histoire de ces régions n’est guère connue, et il serait difficile d’apprécier nettement l’influence que purent avoir les menaces perpétuelles, et parfois réalisées, de dévastation ou de conquête et quels changements furent amenés dans cette institution des rois-pontifes chaldéens qui furent, du temps de Hamourabi, si semblables aux pharaons de l’Égypte. Abstraction faite de passagères défaillances, les souverains de la basse Chaldée purent défendre contre les Élamites l’intégrité de leur empire, sans se départir de leur caractère originel d’astrologues couronnés et d’« approfondisseurs [des mystères] des Fleuves ». Puis, à mesure que remontait le long du Tigre, vers les monts du Kourdistan, la civilisation née dans le réseau confus des îles, des alluvions, des marécages assemblés en delta par l’union du Tigre et de l’Euphrate, des bandits plus nombreux et non moins aguerris que les Élamites, descendent par les âpres cluses du « Pays des Brèches » ou Teng sir. Nous ne saurons probablement jamais les luttes tragiques que les Saka-Nakou, excavateurs des canaux et constructeurs des observatoires sacrés de l’archaïque Chaldée, soutinrent incessamment, et durant de longs siècles, contre les chasseurs de lions et de taureaux sauvages, et contre les pâtres nomades de Mésopotamie ; mais, en définitive, la suprématie de l’ancienne Babylone, héritière légitime de tant de cités glorieuses de la plaine, survécut à bien des dangers, à bien des défaites partielles, jusqu’à cette invasion égyptienne qui, par contre-coup, l’entraîna vers la Syrie[29]. Après s’être brisées de siècle en siècle contre le roc inébranlable de la civilisation chaldéenne, les hordes pillardes de ses assaillants avaient naturellement fini par se constituer en petits États guerriers, groupés hiérarchiquement autour du centre naturel de leurs razzias, incursions et déprédations. Tous les monticules du triangle formé par le Tigre, au-dessous du confluent du Chabour et le coude méridional du grand Zab, les hauteurs qui, à l’ouest de Souleïmanieh, dominent les défilés et les cluses, semblent, dès les temps les plus anciens, avoir été couronnés de forteresses bâties autour du temple d’une puissante divinité dont le roi local aurait été le mandataire : Anou, Assour, Istar, etc. Certains de ces temples-citadelles étaient même consacrés à plusieurs dieux à la fois, tel, notamment, celui qui commandait la célèbre vallée d’Arbelles, et dont le nom sémitique, Arba-Ilou, signifie les « quatre divinités ». La Mésopotamie avait toujours tiré ses dieux de la Chaldée, et un roi assyrien du ixe siècle avant Jésus-Christ appelle encore le Sinhar, le « Berceau de son pays[30] ». Tous les rois féodaux de la contrée se donnaient pour ancêtre commun l’antique Sar-Youkin Ier qui, d’après les recherches de l’archéologie moderne pourrait avoir vécu vers l’an 3750 avant l’ère chrétienne, et qu’il ne faut pas confondre avec le grand Sar-You-kin, le Sargon des auteurs classiques, père de Sennachérib et destructeur du royaume d’Israël[31]. Le dieu dont le représentant terrestre subjuguait le plus de vassaux était, naturellement, considéré comme le plus fort, et l’armée qui combattait sous son oriflamme passait pour être le « peuple élu ».

Nombre de ces forteresses des dieux ou rois chasseurs de la Mésopotamie ne nous ont même pas légué leur nom, mais toutes, en dernier lieu, durent se soumettre à un autre kaleh, à une autre citadelle, Nimroud, dont l’emplacement, d’après la légende, aurait été choisi par le « puissant chasseur devant l’Éternel ». Sa situation sur une butte naturelle au confluent du Tigre et du grand Zab, lui assurait la prééminence définitive : là convergeaient, en effet, les éléments mobiles des rapaces tribus guerrières des montagnes kourdes et des Alpes de l’Arménie ; là fleurit plus tard Ninive, le « repaire des lions, la cité sanguinaire », capitale de l’Asie antérieure sous le terrible Sennachérib.

Le nom d’Assyriens, c’est-à-dire du peuple d’El-Assour, ne semble guère antérieur à l’époque où Samsé-Raman II bâtit un temple au dieu El-Assour, à Chargad, dans l’enceinte fortifiée qui, depuis Ismi-Dagan (environ 18 siècles avant l’ère chrétienne), servait déjà de résidence à ses ancêtres, mais qui portait précédemment le nom du dieu Anou auquel elle avait été consacrée. S’assimilant peu à peu les divinités et les rites, l’écriture, les arts et sciences de la Chaldée, les rois de la Mésopotamie finirent, au cours du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, par dominer tout le bassin moyen de l’Euphrate et du Tigre ; ils devinrent alors les rivaux dangereux des Babyloniens, affaiblis par leurs guerres continuelles contre les pharaons des xvie, xviie, et xviiie dynasties. Cependant, d’après Bérose, le règne de l’Assyrie, ou pour mieux dire, la période assyrienne de l’histoire de l’Asie antérieure, ne commence que vers 1270, lorsque Touklat-Ninib, roi d’El-Assour, détrôna Nazimouroudas, roi de Babylone, et réunit à ses vastes domaines le pays de Sinhar ou Chaldée, par une annexion d’ailleurs non définitive.

Les Mésopotamiens du Nord, hommes de proie par excellence, habitués aux intempéries, formés à la rude école de la chasse au lion et au taureau sauvage, possédaient au suprême degré les vertus physiques et morales qui font les guerriers invincibles. Nul peuple ne les valait en adresse, en courage, en ruse, en endurance ; mais nul peuple non plus ne poussa si loin le culte de la force brutale et la passion de la guerre, l’amour du pillage et de la dévastation. El-Ilou, le Fort, « celui qui fait peur », était, en leur langue, le nom même de la divinité. Se considérant d’abord, à l’exemple des pharaons et des rois de la Chaldée, comme des incarnations, et, plus tard, comme des représentants du Fort par excellence, du dieu de leur kaleh, les Sar assyriens châtient comme une impiété toute résistance à leurs armes. De là cette cruauté calme, froide, implacable, que respire chaque ligne des inscriptions léguées à la postérité pour célébrer leurs exploits. À la civilisation laborieuse de la Chaldée, préoccupée du « mystère du Fleuve et des Cieux », de la régularisation du cours des eaux, de la fertilisation des champs, succède une période de ravages que les ravageurs eux-mêmes dénoncent au monde comme leur titre de gloire. Dans les inscriptions qu’on en a retrouvées, Sennachérib énumère par dizaines les villes dont il dit : « Je les ai prises et rasées de fond en comble », et d’autres sur lesquelles il s’est « abattu comme un ouragan » et qu’il a « converties en monceaux, de cendres…. À leur place, j’ai fait le désert et un amas de ruines, j’ai balayé le pays ennemi comme avec un balai de flammes. » Dans le curieux document connu sous le nom de Cylindre de Taylor, il s’exprime comme suit : « Mes trophées nageaient dans le sang, ainsi que dans une rivière ;… mes chars de guerre, qui écrasent hommes et bêtes, broyaient les membres palpitants des ennemis. Je me suis érigé des trophées avec des amas de cadavres mutilés ; à tous ceux qui tombaient vivants en mon pouvoir je faisais couper les mains. » Assour-bani-pal, le célèbre bibliophile de Ninive, devait encore surpasser son aïeul dans l’art de torturer « les impies », ceux qui ne voulaient pas se laisser piller. Témoin les inscriptions de Kouyoundjik. Un roi par lui vaincu eut le malheur de ne pas succomber sur le champ de bataille : « Je l’emmenai, dit le conquérant, à Ninive ma capitale, et je l’y fis écorcher vif. » Le jeune roi d’Élam, défait par Assour-bani-pal, cherche à lui échapper par le suicide : « Je ne permis point qu’on l’enterrât, mais je lui infligeai une seconde mort en faisant décapiter son cadavre. » Et d’une autre de ses victimes : « Je fis crever les yeux à ses fils ; quant à lui, je ne le livrai point aux chiens : chargé de chaînes, il fut muré vivant dans l’intérieur de la Porte du Soleil à Ninive…. Je fis monter au ciel la fumée de trente-quatre villes incendiées…. À tous ceux dont la bouche avait blasphémé mon nom ou le nom de mon Seigneur El-Assour, je fis couper la langue et je la hachai en menus morceaux ; le reste du peuple fut conduit devant les grands taureaux (Kheroubim) de pierre que Sennachérib mon grand-père a élevés ; on les y jeta dans un fossé ; on leur coupa les membres, puis je les fis dévorer par les chiens, les fauves et les oiseaux de proie pour réjouir le cœur des grands dieux, mes Seigneurs. »

Ainsi le style officiel de nos relations de batailles, et, plus encore, ces litanies au Dieu des armées qui se chantent dans les églises à l’occasion d’une victoire, remontent, par un curieux fait d’atavisme, à ces inscriptions des rois de l’Assyrie. Les superbes bas-reliefs d’albâtre, apportés par les Botta, les Place, les Rassam, dans les grands musées de l’Europe et dont les reproductions ornent les livres si connus de Layard, de Perrot et Chipiez, de Kaulen, etc., nous montrent qu’aux Sar mésopotamiens revient le triste honneur d’avoir inventé ces hideux supplices — pal, croix, four ardent, écorchement, mutilations — toutes ces tortures dont les despotes temporels et spirituels ont si largement profité pour répandre la terreur.

Il ne faudrait pas attribuer à une perversité d’instinct, à une férocité de race, la cruauté révoltante que respirent les inscriptions assyriennes de la période la plus brillante des Sargonides, et qui contraste si fort avec l’esprit pacifique des anciens rois astrologues de la Chaldée ; cette cruauté découle logiquement de la situation. Ce que nous appelons la mission historique des rois assyriens, leur rôle strictement déterminé par le milieu, c’était de propager, dans les régions qui encadrent le bassin du Tigre et de l’Euphrate, les précieuses acquisitions de la civilisation chaldéenne qu’ils avaient eux-mêmes dérobées par lambeaux. Et, pour l’accomplissement de cette œuvre, avaient-ils, à cette époque, d’autres moyens que la coercition à outrance, le despotisme absolu, le culte de la force divinisée ? Les richesses accumulées pendant les longs siècles de la prépondérance chaldéenne, dans le bas pays dominé par les citadelles naturelles du « Pays des Brèches » et les buttes de la Mésopotamie, ne pouvaient manquer d’exciter la concupiscence de ces pillards. Et quand ils eurent appris qu’il était préjudiciable à leurs intérêts de tuer la poule aux œufs d’or — c’est-à-dire de raser du sol ces opulentes et industrieuses cités pour « offrir au ciel l’holocauste de leur fumée » — ils n’eurent, pour affirmer leur droit de souveraineté, d’autre procédé praticable que la terreur. « Ils n’ont jamais fait d’effort suivi pour rattacher les uns aux autres, par des liens solides, tous ces peuples qu’ils avaient successivement vaincus et foulés aux pieds…. À aucun moment, les chefs de cet empire n’eurent même le soupçon de la politique habile à laquelle les Romains durent de s’assimiler les peuples qu’ils avaient soumis[32]. » Ils ne surent même jamais s’élever à la hauteur du procédé si simple que leurs successeurs iraniens pratiquèrent plus tard en grand : placer, à la tête des provinces conquises, des satrapes ou représentants du roi. Les Sar assyriens, après avoir pillé les richesses accumulées sous le paisible sceptre des monarques chaldéens, après avoir rasé les cités, n’y laissaient que l’image de leur divinité, et en imposaient l’adoration aux vaincus. Le plus souvent, ils faisaient périr dans d’affreuses tortures le chef ennemi et le remplaçaient par son héritier légitime, puis ils s’en allaient, sans autre garantie d’obéissance et de fidélité au tribut imposé que la terreur inspirée par l’attente de leur retour. De là cette férocité froide et calculée dont les textes[33] nous donnent une idée si vivante ! De là aussi cette pompe, cette mise en scène, cet orgueil dans la cruauté qui est le trait distinctif des mœurs assyriennes !

Effrayer à jamais les vaincus par l’appareil des supplices, ce but, les chroniques nous apprennent qu’il ne fut pas toujours atteint, surtout quand les vainqueurs négligèrent la suprême ressource d’emmener captifs devant eux la presque totalité des hommes et des femmes de la nation domptée. Tels ces troupeaux de prisonniers, ceux d’Israël entre autres, que, sur les bas-reliefs, on voit traînés aux corvées par une corde fixée à un anneau passé dans la lèvre. Règle générale, au lendemain de la défaite, les cités et les provinces les plus maltraitées essayaient de secouer la chaîne, tandis que l’ennemi était occupé à mettre à feu et à sang quelque autre peuple, toujours soumis et toujours révolté.

Donc, par la nature de son œuvre, l’empire assyrien appartient à la phase de propagation, à la phase secondaire de l’évolution historique, prélude sanglant de la période méditerranéenne. Mais par ses procédés, par ce que l’on pourrait appeler ses méthodes, il nous apparaît comme une création tout aussi spontanée du milieu qui l’a vu naître, que le despotisme absolu des pharaons memphites et des rois-astrologues de la Chaldée dont il est l’hypostase féroce et militante. Sans leurs antécédents chaldéens, les populations mésopotamiennes n’auraient probablement jamais dépassé le degré de culture qu’occupent encore de nos jours les montagnards du Kourdistan, de l’Azerbeidjan occidental et du Kouristan ; mais, sans les Sargonides, la civilisation pacifique de la Chaldée aurait mis des milliers d’années à dépasser la région des bas fleuves, pour se répandre dans l’Asie antérieure jusqu’à la mer Égée. Et, d’un autre côté, l’art de propager les civilisations acquises, une fois né de l’avidité des peuplades du haut pays mésopotamien, ne pouvait s’attarder à la phase rudimentaire représentée à nos yeux, dans sa plus belle période de gloire, par le second empire assyrien. Ces répressions et ces rébellions en permanence, qui mettaient les peuples en contact douloureux et laissaient toutes les questions indécises comme à la veille des batailles, auraient inévitablement fini par l’exténuation complète des vainqueurs et des vaincus ; l’Asie antérieure eût été noyée dans le sang. Mais cette sanguinaire orgie de la violence divinisée devait, par une longue expérience, apprendre nécessairement aux intéressés une vérité si simple et cependant si mal comprise encore, c’est que la solidarité des faibles est le seul remède à l’oppression des forts. Six siècles avaient à peine passé depuis la date assignée par Bérose aux origines de la monarchie assyrienne, que nous voyons déjà des alliances offensives s’ébaucher entre les éternels vaincus de l’Élam et de la Chaldée contre les invincibles pillards du Naharaïm. À la mort de ce même Assour-bani-pal, qui se glorifie d’avoir dépassé en férocité les plus cruels de ses prédécesseurs, la Médie, dont la capitale, Ecbatane, s’abritait de temps immémorial sur le versant iranien de l’imposant massif de l’Elvend, surgissait tout d’un coup à la lumière de l’histoire comme place d’armes des rebelles de la Susiane, du bas pays du Khoaspès et de l’ancien empire babylonien. Hérodote nous apprend que Cyaxares, roi de Médie, profitant de l’embarras où se trouvait le Sar assyrien, engagé dans sa reconquête perpétuelle des pays de l’Ouest et du Sud, lui infligea une terrible défaite et assiégea le repaire même du lion, « la ville sanguinaire, toute pleine de mensonge, toute remplie de proie[34] ». L’Asie antérieure eût-elle été séparée du monde entier par des barrières naturelles plus infranchissables que le Caucase aux « portes nombreuses », ou que les chaînes et les déserts qui l’isolent de l’Asie centrale, ses destinées historiques, à partir de ce moment-là, auraient probablement suivi le même cours. Livrée à ses seules forces, Ninive, « cette prostituée pleine de charmes, experte en sortilèges, qui vendait les nations par ses prostitutions et les familles par ses enchantements, » eût également succombé devant la coalition des peuples vaincus. Élam, Babylone, la Susiane avaient trouvé leur centre stratégique à Ecbatane, et la tardive prophétie de Nahum allait se réaliser sans intervention étrangère : « Toutes tes forteresses seront comme des figues, et comme des premiers fruits que l’on secoue et qui tombent dans la bouche de celui qui veut les manger…. Voici, ton peuple sera comme autant de femmes au milieu de toi ; les portes de ton pays seront toutes ouvertes à tes ennemis ; le feu consumera tes portes… Le feu te consumera, l’épée te retranchera, elle te consumera comme les sauterelles… Il n’y a point de remède à ta blessure ; ta plaie est mortelle ; tous ceux qui entendront parler de toi battront des mains sur toi, car, qui n’a pas continuellement éprouvé les effets de ta malice ? »

En réalité, l’Asie antérieure, bien qu’encaissée entre des limites naturelles franchement accusées, n’est point isolée de l’Europe et du reste du continent ; l’apparition d’une des peuplades sauvages à peu près inconnues qui vivaient en nomades de l’autre côté des brumes du Pont-Euxin détermina la catastrophe qui devait faire éclater une situation dès longtemps tendue, et mettre fin aux grandeurs et aux turpitudes de l’empire d’Assyrie. Hérodote raconte ainsi l’événement : « Cyaxares, fils de Phraortes…, tenait Ninive assiégée après avoir remporté une victoire sur les Assyriens, quand intervint une armée de Scythes, commandée par leur roi Madyas, fils de Protothye ; elle était entrée sur le territoire des Mèdes en poursuivant les Cimmériens fugitifs, que d’Europe elle avait rejetés en Asie… Il y a, du Palus Mœtis au Phase, fleuve de Colchide, trente journées de chemin pour un bon marcheur ; de la Colchide à la Médie la distance est courte ; car, entre les deux contrées, il ne se trouve qu’une nation, les Saspires…. Les Scythes, toutefois, n’y entrèrent pas de ce côté ; ils prirent une route beaucoup plus longue en tournant le Caucase et en le laissant à droite. Auprès des monts, les Scythes et les Mèdes se heurtèrent ; ceux-ci furent vaincus et perdirent l’empire de l’Asie dont les Scythes s’emparèrent…. Les Scythes furent maîtres de l’Asie pendant vingt-huit ans, et, par leur brutalité, par leur ignorance, ils bouleversèrent tout : car, outre les tributs, ils exigèrent de chacun ce qu’il leur convint d’imposer, et, de plus, ils rôdèrent sans relâche çà et là, pillant à leur gré. Enfin, Cyaxares et les Mèdes en invitèrent le plus grand nombre, les enivrèrent et les mirent à mort. »

Chose curieuse ! Dans ce récit, au lendemain même de la mort du glorieux Assour-bani-pal, il n’est plus du tout question du Sar de la Mésopotamie, du maître qui pourtant semblait réunir en lui toutes les forces militantes de l’Asie antérieure. Organisée pour la conquête et la rapine, la royauté assyrienne se montre impuissante à protéger le pays contre des hordes barbares, dont la puissance devait être toutefois bien éphémère, puisque la force des Mèdes, ces vaincus de la veille, a suffi pour les faire disparaître de l’histoire. Le subterfuge par lequel Cyaxares sauva la Mésopotamie du joug des barbares est trop naïf pour qu’on le prenne tout à fait au sérieux ; aussi les partisans de la théorie des races ne voient-ils dans cette libération qu’une manifestation éclatante du génie aryen : le peuple privilégié surgit, et les Asiatiques de race inférieure, Scythes et Assyriens, rentrent dans le néant. Nous nous défions, comme de tout miracle, de cette apparition subite du génie aryen, précipitant en quelques heures la marche lente de l’histoire. Les travaux de J. Oppert[35] ont, du reste, établi que les Mèdes ne sont pas Aryens. Il y eut bien, parmi eux, une tribu (celle des Arya-zanta qui s’appelait et qui était Arya), mais la majeure partie de la nation était touranienne.

De fait, le rôle des Mèdes, dans cette crise importante de l’histoire de l’Occident, ne fut pas aussi exclusif que l’ont prétendu les auteurs classiques. S’ils eussent été seuls à la peine, ils se seraient bien gardé de partager avec d’autres les bénéfices de la victoire. Nous savons cependant qu’après l’expulsion ou l’extermination des Scythes, l’empire assyrien fut réparti entre Cyaxares et Nabopolassar, roi ou vice-roi de Babylonie. Le dernier rejeton des Sargonides, le dernier des lions de Ninive, Assour-édib-ilâni, périt dans son palais en flammes ; sa mort semble être l’origine de la légende grecque du festin de Sardanapale.

Nous avons déjà dit pour quelles raisons le second empire babylonien, surtout depuis Nabuchodonosor, fils de Nabopolassar, nous semble inaugurer la période méditerranéenne dans le « Pays entre les fleuves ». Si l’Égypte qui, par sa situation exceptionnelle, a été la patrie naturelle d’une des plus grandioses civilisations historiques, cesse d’être égyptienne dès qu’elle quitte les bords de son fleuve sacré pour le littoral de la Grande Mer, le Bassin du Tigre et de l’Euphrate avec sa riche ceinture de régions distinctes, offre, au contraire, un terrain propice au long déroulement de civilisations ayant pour première et commune origine le travail à la fois destructeur et réparateur de ses deux grandes rivières.

Ce n’est point le lieu de dire ici comment les Médo-Babyloniens, les Perses, les Parthes même, reprennent en sous-œuvre cette mission de propager la civilisation chaldéenne que les Sar mésopotamiens avaient failli noyer dans le sang. Depuis que les Perses, par leur mouvement vers la mer Égée, rejettent par contre-coup (suivant l’expression de G. Maspero) l’Europe sur l’Asie en préparant les campagnes d’Alexandre, le courant principal de l’histoire universelle quitte l’Asie pour se porter vers l’Occident. Mais, abstraction faite des legs précieux que la Chaldée a transmis à l’Europe par tant d’intermédiaires, Assyriens, Babyloniens du second empire, Iraniens, Hittites, Juifs, Phéniciens, Phrygiens, Lydiens, — le bassin de l’Euphrate et du Tigre a encore son histoire particulière. Seule de toutes les civilisations extra-européennes, celle de l’antique Aram Naharaïm franchit la période méditerranéenne sous les Macédoniens et les Séleucides (Babylone restaurée, Séleucie), pour arriver à la période océanique par le Khalifat arabe, qui engloba dans sa sphère les rives africaines et asiatiques de la mer des Indes. Et si elle a dû céder le pas à la civilisation de l’Europe avant d’avoir atteint la période de l’universalité, c’est que l’Océan vers lequel elle s’épancha, n’a pas, tant s’en faut, les privilèges naturels de l’Atlantique.

Mais le champ de nos études est limité au domaine des civilisations fluviales : il nous reste à examiner deux puissants couples de fleuves de cet extrême Orient qui, pour être séparé de nous par des déserts et d’infranchissables montagnes, n’en a pas moins joué un rôle important dans l’histoire générale de l’Ancien Monde.


  1. Élisée Reclus, ouv. cité, t. IX.
  2. Au nord de l’Anti-Caucase, des températures de — 33° sont fréquentes ; en hiver, à Erzeroum, l’extrême du froid n’est que de — 25°. Des deux côtés des montagnes, les chaleurs estivales oscillent entre 42° et 45°.
  3. A. de Candolle, Origines des plantes cultivées.
  4. Suivant Oliver S. John.
  5. Perrot et Chipiez, ouv. cité, t. IV.
  6. I, CXCIII.
  7. Strabon, Géographie, XVI, i, 1-3.
  8. A. de Candolle, ouv. cité.
  9. Layard, Niniveh and its remains, t. I.
  10. Marius Fontane, les Asiatiques.
  11. Piètrement, les Chevaux dans les temps préhistoriques.
  12. The five great Monarchies of the ancient eastern world.
  13. Le chap. X, v. 22, de la Genèse, auquel j’emprunte ces mots, et dont le témoignage s’accorde, d’ailleurs, sur ce point, avec le § 2 du fragment I de Bérose (Ch. Muller, dans la Bibliothèque gréco-latine de Didot, t. II), mentionne en premier lieu, parmi les fils de Sem, cet Élam dont il sera question plus loin.
  14. Perrot et Chipiez, ouv. cité, t. II.
  15. Perrot et Chipiez, ouv. cité.
  16. Histoire ancienne de l’Orient.
  17. G. Maspero, Histoire ancienne de l’Orient.
  18. On sait qu’Hérodote applique à tort le nom d’Assyrie à la partie et babylonienne et chaldéenne de la Mésopotamie.
  19. 1. Essai sur la propagation de l’alphabet phénicien, t. I.
  20. Sir Robert Ker Porter, Travels, t. II.
  21. Joachim Menant, Inscription de Hamourabi, roi de Babylone.
  22. Cf. la confession d’Ainen-em-hat III à son fils, chap. préc.
  23. Exposition du Système du Monde, app. sur l’Histoire de l’Astronomie..
  24. G. Maspero, Perrot et Chipiez, ouv. cités.
  25. Cf. Loftus, Chaldæa and Susiana.
  26. Hérodote, V, 54, et les auteurs classiques des temps postérieurs attribuent la fondation de Suse à Memnon, probablement l’Oumam, l’un des six dieux principaux de la mythologie élamite. — Cf. Fr. Lenormant, De la magie chez les Chaldêens.
  27. « Cet État n’a joué dans l’ensemble qu’un rôle assez médiocre : il ne fut jamais qu’une forme secondaire et comme un rameau détaché de l’art chaldéen. » Perrot et Chipiez. Histoire de l’Art dans l’antiquité, t. II.
  28. Genèse, chap. xiv, 11, 12.
  29. Il ne faut pas la confondre avec la Babylone ressuscitée comme ville maritime sous le règne de Nabuchodonosor 1er. (Voir le chapitre des Grandes Divisions de l’Histoire.)
  30. Fr. Kaulen, Assyrien und Babylonien.
  31. Sar-Youkin, littéralement « Vrai Roi », a été le nom propre de plusieurs souverains assyriens.
  32. Perrot et Chipiez, ouv, cité.
  33. Pour la plupart traduits par G. Smith, si prématurément enlevé à la science.
  34. Le Prohète Nahum, chap. iii, v. I. Les citations qui suivent sont empruntées à d’autres versets de ce même chapitre.
  35. J. Oppert, Histoire d’Assyrie et de Chaldée ; — du même. le Peuple des Mèdes.