La Civilisation et les grands fleuves historiques/7


CHAPITRE VII


TERRITOIRE DES CIVILISATIONS FLUVIALES


Conditions thermiques des premières civilisations connues. — L’ascendant de l’Occident sur l’Orient depuis l’antiquité s’explique par des avantages géographiques naturels. — La zone des mers desséchées, han-haï. — Le territoire des civilisations anciennes ne pouvait être habité que par des multitudes solidaires, rigoureusement disciplinées, la nature particulière de ses fleuves ayant, dès le début et sous peine d’extermination, imposé à ses habitants le joug du despotisme.


La portion de l’ancien continent où s’est écoulée la période fluviale de l’histoire universelle forme un tout bien concret, mais qui ne répond à aucune des divisions géographiques généralement admises. Trois d’entre les civilisations primaires ont eu pour théâtre le sol asiatique[1] ; le berceau de la quatrième appartient à une autre partie du monde.

Leur territoire est limité, au nord, par le rebord méridional de l’immense « diaphragme » de montagnes élevées et de hauts plateaux qui se déroule de l’Archipel à la Mandchourie et à la mer du Japon, en dressant une barrière naturelle dont la direction générale est plus ou moins indiquée par le 40° degré de latitude boréale. Le tropique du Cancer en borne l’extension vers le sud. Ce vaste quadrilatère ne dépasse pas, en latitude, 16 degrés et demi, tandis qu’il se déploie, dans l’autre sens, du 25° degré de longitude est de Paris au 120° environ, depuis la chaîne libyque, à l’ouest de la vallée du Nil, jusqu’à la mer Jaune. Le 30° parallèle formerait un axe médian, côtoyant ou traversant chacune des quatre régions distinctes de cette immense étendue. Trois d’entre elles, l’Égypte, l’Assyro-Babylonie et l’Inde, sont renfermées entièrement entre les isothermes moyens annuels de 20 à 26 degrés ; par sa partie méridionale, le territoire de la civilisation chinoise confine au premier de ces isothermes pour franchir, au nord, celui de 15 degrés. La civilisation peut donc se comparer à ces plantes robustes qui prospèrent dans des conditions thermiques diverses, et se rencontrent en des climats différant de plus de 10 degrés.

Coupons cette zone immense par une ligne partant du massif de l’Hindou-kouch, au 65° degré E. du méridien de Paris, et dirigée au sud vers le golfe de Katch, en longeant la crête de la plus haute des chaînes sœurs du Soulaïman-dagh. Ce rempart, élevé par la nature entre les civilisations de l’extrême Orient et celles de l’Asie des auteurs grecs, est, on


N°3. — Territoire des grandes civilisations historiques.



se le rappelle, un des plus « isolants » entre tous ceux qui existent à la surface du globe : « Ses diverses chaînes, grès ou calcaires, sont presque uniformément parallèles : alignées du nord au sud, ou du nord-est au sud-ouest, elles ont toutes leur longue pente regardant vers le plateau (de l’Iran), tandis que du côté de l’Inde, les escarpements sont abrupts. En maints endroits, il est impossible d’en tenter l’escalade… »[2]

Cette disposition particulière des montagnes entre l’Hindoustan et l’Iran ne sépare pas seulement la zone des civilisations fluviales en deux moitiés bien distinctes, mais elle sépare aussi l’Occident et l’Orient. « Le groupe le plus fameux, continue l’auteur de la Nouvelle Géographie Universelle, est celui auquel on donne spécialement le nom de Trône de Salomon, Takht-i-Soulaïman… Le sommet du nord, qui est aussi le plus haut (3444 mètres), est une de ces nombreuses cimes sur lesquelles se serait arrêtée l’arche de Noé ; une niche pratiquée dans le rocher, près d’un groupe de pierres considéré comme un temple, est le trône ou s’asseyait Salomon pour contempler l’immense abîme du monde. En effet, de là haut, un Titan au regard d’aigle verrait à sa droite et à sa gauche deux mondes historiques, si différents par la forme, l’Orient et l’Occident. »

Mais, tout en condamnant la presqu’île Gangétique à la réclusion, la chaîne des monts occidentaux en favorise l’envahissement par des conquérants venus de l’ouest ou du nord-ouest. « Prenez n’importe à quelle époque, dit un savant anglais, l’histoire générale des peuples occidentaux, vous verrez que la question capitale y est toujours celle de la possession de l’Inde[3]. » Par contre, jamais, si ce n’est aux jours les plus ardents du prosélytisme bouddhique, nous ne voyons l’Inde prendre l’initiative d’une extension vers l’Occident.

À l’ouest de l’Hindou-kouch, et dans la partie la plus élevée du massif, la rivière du Koundouz descend du Koh-i-baba (père des monts), élevé de près de 5000 mètres, pour se jeter dans l’Amou-daria (Oxus) non loin de Balkh, l’ancienne Bactres ; elle s’est creuse un défilé tortueux et long, célèbre dans l’histoire sous le nom de Bamian. Au sud du Caucase indien, la vallée de la rivière de Kaboul, le Keph ou Kophès, vient presque rejoindre la première de ces brèches naturelles et offre plusieurs passages plus ou moins difficiles vers l’Indus. Le plus fameux, le Khaïber, évitant les gorges de la rivière de Kaboul, serpente au sud, puis à l’ouest du mont Tartara (2072 mètres)… les missionnaires bouddhistes connurent ce chemin, que prirent ensuite Mahmoud le Ghaznévide, Baber (le Grand Mongol), Akbar, Nadir, Ahmed-chah et les généraux anglais. Le col que choisit Alexandre et que paraissent avoir suivi les premiers conquérants de l’Inde est un de ceux qui passent au nord de la rivière de Kaboul, dans le pays des Youzouf-Zaï. » Aujourd’hui, les Anglais ont construit une voie ferrée qui, venant de Lahore et de Rewal-Pindi, et traversant Attok, rejoint la rivière de Kaboul à l’entrée même de la passe, non loin de Pechaver. Plus au sud, les défilés qui coupent les contreforts méridionaux du Trône de Salomon, ouvrent aussi un accès relativement facile de Kandahar à la vallée de l’Indus par le col de Bolan. Un chemin de fer anglais, partant de Chikarpour, traverse le désert de Katch-i-gandava, à l’ouest du grand fleuve, et s’élève sur le plateau. « Depuis l’antiquité la plus reculée, écrivait en 1602 l’historiographe d’Akbar, Kaboul et Kandahar sont regardées comme les portes de l’Hindoustan : l’une y donne entrée du Touran, et l’autre de l’Iran. » Et c’est la possession de ces portes, de ces clefs que se sont toujours disputée les fondateurs d’un « empire universel », les conquérants qui voulaient à la fois dominer l’est et l’ouest de l’Ancien Monde.

Mais toutes ces luttes appartiennent à une époque postérieure de l’histoire. Au temps des grandes civilisations fluviales, et grâce aux puissants murs de l’Hindou-kouch et du Soulaïman-dagh construit par la nature, l’Orient et l’Occident constituaient deux mondes à part, ayant chacun ses destinées propres et que, par conséquent, il faut étudier à part l’un de l’autre.

Ces deux vastes territoires nous offrent, il est vrai, certaines analogies de configuration : chacun d’eux se compose de deux régions nettement caractérisées ; on dirait presque deux territoires insulaires, ayant joué leur rôle particulier dans l’histoire : à droite, la Chine et l’Inde, à gauche, l’Égypte et la plaine tigro-euphratique avec l’Iran, qui est l’appendice naturel de celle-ci. Dans chacune de ces deux sections, les régions les plus orientales du groupe, la Chine, d’une part, l’Assyro-Babylonie de l’autre, se trouvent placées au nord de la région plus occidentale, l’Inde d’une part, l’Égypte de l’autre — et par suite, jouissent d’un climat plus tempéré, ou même, en nombre de lieux, souffrent d’un climat plus froid. Pour l’extrême Orient, comme pour le monde du Couchant, les deux centres de civilisation, le centre torride et le centre tempéré, sont situés, le premier au sud, et le second au nord du 30° parallèle.

Si l’on ne peut encore pertinemment affirmer que les civilisations les plus méridionales, celles de l’Inde et de l’Égypte, aient été les plus précoces, il est cependant hors de doute qu’elles furent les premières à s’éclipser. Des deux côtés du Soulaïman-dagh, les foyers torrides présentent aussi un caractère d’isolement beaucoup plus prononcé que les foyers tempérés : l’Égypte est une oasis au milieu d’un vaste désert ; l’Inde forme un triangle que les plus hautes montagnes du globe séparent du reste de l’Asie. La Chine primitive et la Mésopotamie « se déversent », au contraire, vers d’autres régions naturelles, qu’elles finissent par s’incorporer.

Mais il existe aussi, entre l’Orient et l’Occident, des dissemblances non moins nombreuses. Si, d’un côté, l’écart isothermique entre l’Égypte et la Mésopotamie n’atteint pas quatre degrés, il est d’une dizaine de degrés entre le Pandjab et le bassin des grands fleuves de l’empire chinois. L’isolement de chacun des domaines des civilisations orientales est en outre beaucoup plus complet. L’inaccessible massif qui se greffe sur le Tibet et l’Himalaya, à l’est et au nord-est, massif que sillonnent les gorges parallèles des rameaux supérieurs du Yangtzé-kiang, du Mékong et du Salouen, sépare entièrement la Chine de l’Inde, tandis que, dans le monde occidental, la région tigro euphratique se rattache de près et très facilement au bassin du Nil par la presqu’île du Sinaï, tout en se reliant à l’Europe par l’Asie Mineure et les îles de la mer Égée. Vers l’époque des Hycsos[4], peut-être antérieurement, mais tout au moins une vingtaine de siècles avant Jésus-Christ, on peut constater déjà quelque rapprochement entre l’Égypte et le monde sémitique. L’Inde et la Chine, au contraire, s’ignorent jusqu’aux temps relativement modernes de la propagande bouddhiste. Et quand, enfin, elles franchissent leurs frontières, la rencontre se fait sur un terrain étranger, dans cette région sud-orientale, birmane, siamoise, malaise, annamite, qui, à plusieurs égards, mérite si bien son nom d’Indo-Chine, car elle a emprunté à l’Inde aryenne sa religion et la majeure partie de son art, et aux Fils de Han ses institutions politiques et son développement littéraire.

Un seul fait suffira pour montrer la puissance de cette barrière plantée par la nature entre le bassin du Gange et celui des grands fleuves historiques du Céleste Empire. Dans ce massif énorme, l’un des moins explorés du monde, on trouve encore, à quelques pas de civilisations plusieurs fois millénaires, les peuplades les plus rebelles à toute culture : Laotiens et Michmi, Mantzé, Moï, Payu[5] et tant d’autres encore, d’origine et de nature très hétérogènes, mais que les Chinois confondent sous l’épithète méprisante de Si-fan, « Barbares occidentaux ».

Les eaux qui baignent la presqu’île de l’Hindoustan accentuent encore plus son isolement naturel. Le golfe de Bengale est une des mers les moins hospitalières du globe, par suite de ses cyclones, des bas-fonds très nombreux dans sa partie septentrionale, de la violence et de la variabilité de ses courants. Sur la côte de Malabar, ceux-ci sont moins dangereux ; toutefois, les vents contraires y font tournoyer les flots en redoutables remous. La mer d’Oman est si peu maniable que les pêcheurs du littoral se servent d’embarcations munies d’un contrepoids flottant, par conséquent insubmersibles, mais aussi absolument impropres aux voyages de long cours. Le nom de Bab-el-Mandeb (porte de perdition, porte de celui qui va à la mort) donné au détroit réunissant la mer Rouge à l’océan Indien, témoigne de l’horreur que ses eaux inspiraient aux Arabes du moyen âge, des mariniers, pourtant, auxquels on ne saurait comparer les descendants des pâtres védiques. Inutile, du reste, de chercher, au large du bloc oriental des grandes despoties fluviales, ces chaînes d’îles et de promontoires, qui, dans la mer Égée et la Méditerranée africo-européenne, conduisirent de proche en proche les Phéniciens du littoral de la Syrie jusqu’en Espagne, puis leur ouvrirent le vaste Océan, après les avoir aguerris par un long apprentissage de la navigation sur la « mer entre terres ».

Ces traits généraux suffisent pour expliquer le manque de synchronisme constaté plus haut dans l’histoire des peuples célèbres de l’antiquité. Si même il était prouvé que les quatre grandes civilisations ne sont pas nées spontanément dans chacune des régions où nous les montre le début de leurs annales monumentales et documentaires, si l’on établissait qu’elles ont puisé à une source commune et encore inconnue, la période d’incubation n’en serait pas moins inégale dans ces divers pays, et l’évolution successive aurait marché plus ou moins rapidement suivant les lieux. Vers le quarantième siècle avant Jésus-Christ, l’Égypte possédait des monuments déjà vieux[6] pour les contemporains des fondateurs de Memphis, et qu’on dut restaurer sous les premiers pharaons de l’ancien empire. Si la Chaldée ne nous présente pas de vestiges aussi reculés, les progrès de l’assyriologie moderne tendent à reporter toujours plus haut les origines de la civilisation du bas Euphrate. En Chine, au contraire, les supputations les plus exagérées des annales du Céleste Empire ne remontent guère au delà de vingt-deux ou vingt-trois siècles avant l’ère chrétienne[7]. Sur les premières lueurs de la civilisation aryenne du Pandjab, l’incertitude est plus grande encore, mais le code de Manou (XIe siècle av. J. C.) nous dépeint un état social presque aussi archaïque, à plus d’un égard, que celui de l’Égypte sous les pharaons des premières dynasties memphites. Ainsi, dès le début, l’Orient présente un retard considérable sur l’Occident, et cette résultante du relief du sol est encore manifeste aujourd’hui.

Aussi loin que reculent dans l’histoire les relations commerciales de l’Inde avec les autres pays civilisés, on voit toujours l’initiative de ces rapports appartenir aux peuples occidentaux : au Xe siècle avant Jésus-Christ, les Phéniciens s’aventuraient déjà dans les mers dangereuses de l’extrême Orient pour le compte des pharaons, et parfois pour celui des rois de la Judée. Le chapitre IX du 1er livre des Rois donne des détails intéressants sur la flotte équipée par Salomon « à Asiongaber, qui est près d’Elath, sur le rivage de la mer Rouge, au pays d’Edom. Hiram envoya de ses gens avec cette flotte ; c’étaient de bons hommes de mer et qui entendaient la navigation, pour être avec les serviteurs de Salomon dans cette flotte. Et ils allèrent en Ophir et prirent de là quatre cent vingt talents d’or qu’ils rapportèrent au roi Salomon. » Le chapitre X nous apprend qu’une fois « la flotte de Hiram, qui apportait de l’or d’Ophir, apporta aussi en fort grande abondance des pierres précieuses et du bois odorant (bois d’almugghim). Et de ce bois, le roi fit faire des balustrades pour la maison de Jehovah et pour la maison royale, et des harpes et des musettes pour les chantres. On n’apporta plus et on ne vit jamais de cette sorte de bois depuis ce jour. » Cependant ces expéditions phéniciennes, patronnées par Salomon et par Hiram, roi de Tyr, avaient un caractère régulier : « La flotte faisait voile de trois en trois ans, et allait en Tarsis ou elle prenait de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des paons. » Le livre des Paralipomènes nomme aussi Asiongaber comme le port par excellence ou s’organisaient ces expéditions.

On a beaucoup discuté sur la situation géographique du mystérieux Ophir d’où les rois hébreux retiraient ces merveilleuses richesses. Certains auteurs soutiennent qu’il devait être en Afrique, d’autres, plus nombreux, le placent en Asie. Les flottes partant d’Asiongaber pouvaient bien faire escale sur quelques points du littoral africain et s’y procurer des dents d’éléphant, mais l’or, l’argent, les pierres précieuses, ou ne les trouvait guère que dans les pays indiens. Le curieux détail relatif à ce « bois odorant », à cet ulmugghim qu’on ne vit jamais depuis, fait penser au bois de santal, produit de l’Insulinde ou de l’Océanie[8]. Les hardis mariniers du littoral syrien auraient-ils, par exception, poussé leur course aventureuse jusqu’à des parages si prodigieusement éloignés ? On ne saurait l’affirmer ; aussi bien, dans quelque port de l’Indo-Chine, ils ont pu acheter cette précieuse essence à des navigateurs malais, ces « Phéniciens de l’océan Indien et de la mer du Sud », qui furent si longtemps les maîtres du trafic de l’Inde avec les habitants des côtes sud-orientales.

Le rôle inerte et passif que, depuis un temps immémorial, l’Inde subit dans l’histoire, correspond, on le voit, à sa situation désavantageuse sur le territoire des grandes despoties fluviales. Au contraire, l’Occident ne laissera jamais tomber de ses mains l’influence qu’ont su prendre en Orient les Phéniciens, admirablement servis par la position géographique de leur patrie, et surtout par leur apprentissage dans les eaux de la Méditerranée. Les Grecs apprennent d’eux la route des eaux périlleuses de l’océan Indien et de la mer Tonkinoise. L’étude du Périple anonyme du Ier siècle de l’ère chrétienne, a permis au colonel Yule[9] de tracer à peu près les voies que, sous les césars, suivaient les navigateurs grecs depuis la mer Érythrée jusqu’à la mer de Tsin ; un siècle plus tard, Claude Ptolémée distingue nettement le pays de Tsin ou Sinæ, c’est-à-dire la Chine, que l’on atteint par mer, du pays des Seres, c’est-à-dire de cette même Chine qui envoyait à Rome ses soies et ses étoffes par la route continentale de la Bactriane.

Pendant que l’expansion de l’Occident vers l’Orient retardataire continue ainsi jusqu’au début même de l’ère moderne, l’Inde et la Chine sont encore isolées l’une de l’autre et semblent pendant de longs siècles s’ignorer complètement. Tout ce que l’on sait des prétendus voyages de Lao-tsé, le grand idéaliste chinois, n’a qu’une valeur légendaire, et, fussent-ils réels, ce serait simplement un fugitif épisode. Les Chinois ne comptent dans l’histoire que depuis la fin du IIIe siècle avant Jésus-Christ, quand leur empire fut absorbé par la royauté des Tsin ; alors même ils ne se dirigèrent pas vers l’Hindoustan, dont ils semblaient ne point connaître l’existence, mais vers la Sogdiane et le pays des Ta-Van (Bactriane), par la vallée du Tarim, et en contournant par le nord-est Pamir, le « Toit du Monde ». L’Inde resta absolument étrangère à cette communion première de l’Orient et de l’Occident.

À partir des conquêtes d’Ou-ti (186-140 av. J.-C.) et de l’expédition militaire de Tchang-Kien, le commerce de la Chine avec le Ta-Van prit un développement considérable. Des caravanes, dont quelques-unes comptaient plusieurs centaines de voyageurs, se rendaient des bords du Tarim à ceux du Sir-daria[10]. Le docteur Brettschneider[11] croit que les Fils de Han doivent à ce commerce avec les peuples ile l’Asie centrale la connaissance de plantes utiles dont quelques-unes encore fort importantes dans leur économie nationale. Les légendes chinoises nous apprennent que le mûrier et le ver à soie de la Chine lui viennent du Turkestan.


Au nord de la barrière qui limite le territoire des premières civilisations historiques et le reste de l’ancien continent, se déploie une vaste zone très caractéristique, à laquelle on ne connaît de semblable en aucune notre partie du monde. Bastionnée par l’énorme massif du Pamir et de l’Hindou-kouch, encastrée entre l’Himalaya et les monts Célestes, Tian-chan, Tengri-chan, Ala-tao, Tarbagataï, Altaï, etc., cette haute plaine s’étend de l’ouest à l’est sur une quarantaine de degrés jusqu’à la chaîne perpendiculaire du Khinghan qui la sépare des collines boisées de la Mandchourie. D’autres puissants rameaux, orientés du S.-0. au N.-E. (direction que R. Pumpelly et F. de Richthofen regardent comme caractéristique du système sinien ou chinois), partent de l’Hindou-kouch, auquel ils se rattachent par le nœud gigantesque du Kara-koroum (muraille Noire) ; ils divisent l’immense plateau en deux régions distinctes dont la plus septentrionale, de Bod-yu, ou Tibet, à une altitude de beaucoup supérieure à celle de la contrée méridionale. Ces chaînes sont le Kouen-loun, avec son appendice de l’Altin-dagh, le Nan-chan et le Bayan-kara, enfin les monts des Ordos qui se relient à la paroi perpendiculaire du Khingan, par la très longue barrière dont la Grande Muraille, à l’ouest de Pékin, couronne les sommets et suit les dépressions. Partagée entre le Turkestan chinois, la Mongolie et la Dzoungarie, cette énorme plaine forme un tout des mieux caractérisés : c’est l’Asie centrale dans le vrai sens du mot[12].

Le haut plateau de l’Asie centrale est loin d’être partout aride et dénudé, mais des déserts salés et sablonneux s’y succèdent par intervalles, formant comme des tonsures, des plaques chauves parmi les herbages touffus que broutent, depuis les temps préhistoriques, les innombrables troupeaux des nomades, Touraniens, Mongols et Turco-Tatars de toute dénomination. À l’ouest, dans le Turkestan, ces îlots sont clairsemés et relativement petits : on peut en donner pour exemple les sables du Taklamakan entre la rivière Tarim et la chaîne de l’Altin-dagh ; à l’est, dans le Gobi, chez les Mongols, elles se multiplient et forment de véritables cha-mo, c’est-à-dire des mers de sable. Les Chinois ne se sont pas mépris sur la nature et l’histoire physique de ces déserts arénacés : ils ont donné le nom de hanhaï, ou mers desséchées, à ces fonds d’anciens bassins mis à nu.

Entouré, non moins que sillonné de montagnes abruptes, neigeuses, glacées, le plateau de l’Asie centrale est autrement riche en eau que le Sahara d’Afrique. On y voit, sur les cartes, figurer des lacs sans nombre dont quelques-uns, fort grands, le Balkach, le Koukou-nor ou lac Bleu, le Tangri-nor ou lac Céleste, le Kosso-göl, l’Issik-koul, bien qu’à vrai dire la plupart ne soient que des lagunes sans écoulement, aux contours indécis, à l’étendue variable, et sur lesquelles on peut étudier les phénomènes de desséchement progressif. Partout où le permettent la déclivité et l’imperméabilité du sol, de grandes rivières arrosent des vallées fertiles, mais ne parviennent point à porter leurs eaux jusqu’à la mer. Tel le Tarim, long pourtant de 2000 kilomètres.

Cet énorme bassin de fleuves sans émissaires ne comprend pas seulement le haut plateau de l’Asie centrale dans le sens géographique du terme : les ruisseaux qui descendent les pentes nord et nord-ouest de l’Hindou-kouch, du Pamir et du Tianchan s’unissent pour former deux rivières célèbres depuis la plus haute antiquité ; l’Oxus (Amou-daria), et le Yaxarte (Sir-daria). Dès que l’un et l’autre ont perdu leur caractère de torrents de montagne, ils entrent dans le lit de cette autre mer desséchée qui, à l’époque tertiaire, séparait l’Europe de la Sibérie. Leurs eaux, rendues paresseuses par le peu d’inclinaison du sol, filtrent peu à peu dans les sables du désert, et, de siècle en siècle, changent de direction. Autrefois elles arrivaient à la Caspienne ; elles n’atteignent plus que la mer d’Aral.

Ce haut plateau de l’Asie centrale et son annexe d’au delà l’Oxus, font-ils partie du territoire des civilisations fluviales ? La réponse n’est point facile, et, à certains égards, ces contrées mériteraient plutôt le nom de « région des grandes barbaries historiques ». En effet, tout en longeant les frontières septentrionales d’anciennes et glorieuses civilisations, tout en empiétant sur leur sol par la Sogdiane et la Bactriane, elles n’en sont pas moins restées jusqu’à ce jour le domaine par excellence de la vie nomade et pastorale. Les cavaliers mongols et turkmènes ont fait plus d’une incursion dans les annales du monde, mais leur brusque apparition sous Attila, Djenghiz-khan, Tamerlan, aux temps obscurs des migrations préhistoriques, aussi bien qu’aux siècles de notre histoire, a toujours présenté le caractère de razzias barbares et de meurtriers cataclysmes.

Pourtant, à une époque indéterminée, antérieure aux origines de la civilisation aryenne dans le Pandjab, le pays situé entre l’Hindou-kouch et la Caspienne posséda son foyer de culture, distinct des quatre grandes despoties qui se sont épanouies au sud du « diaphragme ». La période primaire de l’histoire de la Bactriane s’est écoulée dans un si complet isolement qu’elle nous reste tout à fait inconnue. Là cependant les Aryens occidentaux firent leur apprentissage de civilisation fluviale avant d’émerger des ténèbres en pleine période méditerranéenne ; là naquit cette belle religion mazdéenne des Zaratouchtra (Zoroastres) qui, la première et bien des siècles avant les stoïciens, avant le christianisme et les mystiques de l’empire romain, proclama l’égalité des hommes sur cette terre et leur fraternité par le travail, pour le bien du monde et de l’humanité.

L’Oxus et l’Yaxarte devraient donc prendre rang parmi les fleuves historiques ; mais comme ils n’ont point d’écoulement vers une vraie méditerranée, leur civilisation n’a pu s’épancher dans le réservoir universel que par une voie indirecte, en mélangeant ses eaux avec celles de la puissante civilisation mésopotamienne : ils restent inconnus pour l’histoire jusqu’au milieu du VIIe siècle avant Jésus-Christ où le premier contingent d’émigrés de la Bactriane, avant-garde de nombreuses irruptions, envahit la région du mont Zagros sous la conduite d’Ourakchatara (le Cyaxare d’Hérodote), fondateur d’Ecbatane et de l’empire mède ; les derniers venus parmi les envahisseurs, les Perses mazdéens, ne tardèrent pas à se rendre maîtres du monde assyro-chaldéen. Mais si l’avènement des Iraniens inaugure peut-être une ère nouvelle de l’histoire générale de l’Occident[13], il n’ajoute pas d’autres domaines au territoire des civilisations primaires. Géographiquement, l’Iran n’est qu’un couloir, un passage entre la Bactriane et la Mésopotamie, l’Asie antérieure et l’Inde[14] ; historiquement, Mèdes et Perses s’y sont à peine arrêtés dans leur marche vers la « région des fleuves ».

Il y a plus : ce pays ultra-continental a été, dans l’histoire de l’Ancien Monde, une méditerranée véritable, mais la plus ingrate entre toutes : nous avons vu, en effet, que par cette voie si ardue la Chine est entrée en contact avec les peuples occidentaux. Confiné sur les rives de ce grand océan Pacifique aux mers bordières battues par les tempêtes, séparé de l’Inde par plusieurs rangées de chaînes inaccessibles, le Céleste Empire aurait été condamné à un isolement presque absolu, s’il n’avait eu, derrière lui, ces âpres chemins continentaux du Tibet et de la Mongolie. Si l’évolution historique de la Chine a été tellement lente qu’en regard des progrès rapides de l’Occident elle a paru souvent immobile, c’est que, dès le début, son cours normal s’est dédoublé, une partie se dirigeant vers les mers orientales, l’autre s’écoulant sur la région stérile et réfractaire de Si-Yu[15]. Les Chinois semblent avoir compris que ces plaines élevées ont rempli dans leur civilisation la fonction de déversoirs, car, dans la nomenclature officielle de l’empire du Milieu, leurs possessions de l’Asie centrale s’appellent les « Routes au nord et au sud des montagnes Célestes[16] ».


Après avoir délimité ce monde à part dans l’ancien continent, ce vaste territoire où l’humanité s’est éveillée à la vie historique, nous sommes forcés de nous demander à quelle particularité de sa situation géographique on doit rapporter le privilège d’avoir servi de berceau à l’histoire du genre humain.

Notre globe présente, dans ses régions les plus variées, des milieux aptes à dégager l’homme de l’animalité. L’archéologie préhistorique, cette science née d’hier, nous montre, dans tous les pays explorés, de nombreux vestiges d’art ou d’industrie, reliques de peuplades qui n’ont jamais figuré dans l’histoire. À l’époque néolithique déjà, et sur bien des points obscurs de l’ancien et du nouveau continent, on a dû inventer et perfectionner des outils plus ou moins ingénieux, domestiquer des animaux, ouvrir des ateliers pour la fabrication en grand des instruments de pierre, échanger les matières premières et les produits du travail. Des tribus, populeuses parfois, parvenues à s’adapter bien ou mal à leurs milieux respectifs, ont vécu — vivent encore — dans les coins reculés de la Terre, puis disparaissent, sans laisser d’autres traces que ces outils brisés, ces engins de chasse, de pêche ou de guerre, ces constructions lacustres, etc., que nous retrouvons ensuite avec étonnement dans les profondeurs du sol. Pour inscrire son nom dans les annales collectives du genre humain il faut avoir produit quelque chose qui instruise, intéresse ou surprenne la postérité, mais ce n’est certes pas à l’honneur posthume de figurer dans nos manuels d’histoire universelle que visaient, par exemple, les placides constructeurs des Pyramides sur lesquels, dans les sculptures et les peintures égyptiennes, on voit se lever le bâton du contremaître !

Tandis que les savants et les philosophes se demandent encore si la civilisation est un bien ou un mal, les véritables créatrices de cette civilisation, les grandes masses populaires, semblent toujours l’avoir regardée comme un mal auquel la force a dû les contraindre. Partout, au début de leurs annales, nous retrouvons la coercition la plus absolue, le despotisme le plus effréné ; partout où elles l’ont pu, ces masses se sont soustraites à la corvée historique. Par quelle agence mystérieuse le territoire, unique au monde, où se développèrent les premières civilisations, a-t-il produit ces puissantes despoties qui transformèrent en nations des tribus, des peuplades éparses appartenant aux races et aux familles les plus différentes : Aryas et Sémites, Libyens au teint rosé, Kouchites à peau plus noire que les nègres, Touraniens, Chinois, Dravidiens, etc.

Nous ne saurions chercher le secret de ces destinées dans les conditions de climat, très loin d’être les mêmes pour les diverses parties de ces vastes régions. Le ciel de la Mésopotamie ne ressemble pas à celui de la vallée inférieure du Nil, et entre l’Inde védique et le bassin moyen des fleuves historiques de la Chine, les isothermes annuels s’écartent à peu près de 15 degrés. L’Afrique méditerranéenne, de la Cyrénaïque aux rivages atlantiques du Maroc, est comprise entre les isothermes de 25° et 20° (et pour maint endroit, 19°, 18°, 17°), qui limitent aussi la zone des trois principaux foyers de l’antique civilisation, l’Égypte, la Mésopotamie et le bassin indo gangétique ; la modeste chaîne des montagnes dites libyques, à l’ouest de la vallée du Nil, n’en interrompt pas moins brusquement, par environ 25° de longitude orientale de Paris, le territoire des formations historiques primaires. L’Europe, jusqu’à l’Angleterre et à la moitié méridionale de l’Irlande, appartient à la zone isothermique comprise entre 20° et 10° qui, vingt siècles plus tôt, possédait déjà des foyers de civilisation dans la Chine et la Bactriane : pourtant notre brillante culture européenne n’est pas le produit spontané du milieu, mais celui d’influences assyro-égyptiennes.

Th. Buckle a cru expliquer la différence entre nos civilisations actuelles et les grandes despoties anciennes de l’Orient, par la raison un peu spécieuse que l’Europe doit son rôle historique à son climat, l’Afrique et l’Asie à leur sol. Pour nous, la différence se réduit simplement à ceci : les civilisations européennes appartiennent à la phase secondaire ou méditerranéenne de l’histoire, dont la phase primaire se résume dans les grandes despoties fluviales. Sans doute, le territoire de ces despotes était d’une extrême fertilité, condition sine qua non qui a bien son importance au point de vue des origines de l’histoire, mais la richesse exubérante du sol ne justifie pas seule l’évidente prédilection de l’histoire universelle à ses débuts pour les rives des grands fleuves ou des couples de fleuves déjà si souvent nommés. Si la Maurétanie ne compte point au nombre des foyers primaires de la civilisation, ce n’est certainement pas que le terrain y fût aride, puisque ses inépuisables ressources et les privilèges de sa situation se montrent avec tant d’éclat sous les Carthaginois, puis sous les Romains, dès qu’une impulsion du dehors a fait participer cette contrée au mouvement du monde. En certaines parties du bassin du Congo, fleuve classique de la barbarie, la plantureuse fertilité du sol a entassé, ici, là, des agglomérations humaines aussi denses que celles des pays les plus civilisés, et pourtant on y pratique encore le cannibalisme.

Le fleuve, dans tous les pays, se présente à nous comme la synthèse vivante de toutes les conditions complexes du climat, du sol, de la configuration du terrain et de la constitution géologique. Sa course lente ou rapide, l’abondance et l’impétuosité de ses eaux dépendent des pluies, des neiges, de l’alternance des saisons, d’innombrables variations climatiques ; le relief des terres, le plus ou moins d’éloignement de la mer déterminent la longueur et les sinuosités de son cours ; la nature de son lit, l’indigence ou la prodigalité d’alluvions, de détritus organiques, de substances minérales en suspension, rendent ses flots clairs ou troubles, leur prêtent des propriétés, des colorations, des saveurs variées, augmentent ou diminuent leur puissance plastique ou leur pouvoir destructeur.

Un coup d’œil sur la mappemonde prouve que le rôle historique des fleuves n’est point proportionné à la longueur de leur parcours ou à leur volume d’eau : en thèse générale, on pourrait presque affirmer que les plus puissants d’entre eux n’ont point encore d’histoire. Le Nil compte, il est vrai, au nombre des géants du monde fluvial, non par l’abondance de l’eau, mais par la longueur du cours : il suit d’assez près le Mississippi-Missouri, dont l’importance, dans les annales du globe, n’a aucune analogie avec la sienne ; mais sa partie historique commence seulement près de Syène, en aval de la deuxième cataracte, et, comme « valeur utile », il a quelques centaines de kilomètres seulement[17]. L’Euphrate, même en y comprenant le Mourad-tchaï, est un pygmée en comparaison de l’Amazone ; et des deux rivières historiques de la Chine, c’est le plus court, le fleuve Jaune, qui, s’il est le « Fléau des Fils de Han », est aussi le générateur de leur empire. Le Yangtsé-kiang dépasse à peine le Hoang-ho et n’atteint pas les fleuves géants de la Sibérie, qui, cependant, comptent pour si peu dans l’histoire des civilisations, et qu’on cite toujours comme exemples de cours d’eau dont la valeur sociologique est paralysée par leur dépendance de l’océan Glacial. Ce fait, qui me paraît cependant fort contestable, peut avoir son importance géographique pour la question qui nous occupe : certes, des civilisations nées sur les bords de ces fleuves acheminés vers le vide glacé de la région arctique, n’auraient pu arriver par voie normale à leur période secondaire, c’est-à-dire à la période maritime, mais on ne voit pas de rapport appréciable entre l’embouchure boréale de ces fleuves et l’absence, dans leurs bassins, de toute civilisation historique. Aux temps primitifs, les grands cours d’eau qui forment l’objet de notre étude étaient, à ce point de vue, dans des conditions encore plus défavorables, car ils n’avaient pas de débouché du tout. Le delta nilotique et le Chat-el-Arab sont des produits de l’histoire et de la civilisation bien plus que de la nature ; le bas Indus s’épanche dans le désert en coulées inutilisables ; le Gange aboutit à un labyrinthe de marigots et de marécages, dont les miasmes ont fait consacrer à Kali, déesse de la mort et de la destruction, une partie notable de la présidence du Bengale ; autrefois, dès que le Huang-ho avait dépassé la ville de Kaïfoung-fou, il cessait d’être un fleuve et rendait inhabitable le vaste triangle limité au nord par son cours actuel vers le golfe de Pétchili, au sud par le lit qu’il a abandonné il y a une trentaine d’années. D’ailleurs, et même de nos jours, l’importance de son embouchure est restée à peu près nulle pour le trafic et la navigation.

L’Amour ne présente pas les inconvénients des grands fleuves de la Sibérie : en certains points la fertilité de ses bords est proverbiale, et sans les « civilisateurs » russes et chinois ses forêts séculaires, plusieurs de ses vallées latérales pourraient être le paradis des chasseurs et des pêcheurs, voire des agriculteurs exploitant les richesses du sol par petits groupes, chacun pour soi et pour sa famille. Le Yenissei, dans la partie supérieure de son cours, nous présente, comme l’Amour et son puissant affluent, le Soungari, l’intéressant spectacle de milieux peut-être trop favorisés à certains égards et qui, par cela même, offrent un mauvais terrain à l’histoire : ils permettent, en effet, à leurs occupants de s’attarder aux étapes inférieures, à la vie de trappeurs ou défricheurs de terres vierges. Récompensant largement le travailleur isolé, ils le dispensent de recourir à une coordination plus complexe des efforts individuels, à une forme plus haute de cette solidarité qui est la condition nécessaire de l’histoire.

Ces fleuves historiques, les grands éducateurs de l’humanité, ne se distinguent pas non plus des autres par le volume de leurs eaux : le Nil en roule trois fois moins que le Danube. Mais tous, sans une seule exception, présentent une particularité remarquable qui nous livre le secret de leurs glorieuses destinées : tous ils convertissent le pays qu’ils arrosent, tantôt en un grenier d’abondance où des millions d’hommes se procurent, par un labeur de quelques jours, leur subsistance annuelle, tantôt en charniers pestilentiels jonchés des cadavres de victimes sans nombre emportées par les crues, la famine et la contagion. Le milieu spécifique constitué par ces fleuves ne saurait être exploité que par le concours, sévèrement discipliné, d’équipes de travailleurs recrutés parmi les populations généralement hétérogènes d’aval et d’amont, et différant de langue, de race, de mœurs et d’aspect. Les canaux du Kiang-nan et les digues du Hoang-ho représentent probablement le travail collectif, savamment coordonné, de plus nombreuses générations que les pyramides et les temples de l’Égypte. La moindre négligence dans le creusement d’un fossé, dans l’entretien d’une levée, la simple paresse, l’égoïsme d’un homme ou d’un groupe d’hommes dans l’aménagement de la commune richesse liquide, devient, dans ces milieux exceptionnels, la source d’une calamité publique, d’un irréparable désastre général. Ainsi, sous peine de mort, le fleuve nourricier impose une solidarité, intime et de toutes les heures, à des multitudes qui s’ignorent ou se haïssent ; il condamne chacun à des labeurs dont l’utilité commune ne se manifeste que plus tard et dont, le plus souvent, du moins au début, ni la généralité, ni même la moyenne des individus ne peuvent concevoir le plan d’exécution. Voilà la véritable source de l’admiration craintive et respectueuse des peuples pour le Fleuve, pour ce dieu qui nourrit et ordonne, qui tue et qui vivifie, qui daigne dévoiler ses mystères à quelques élus, mais dont un simple mortel entend, sans les comprendre, les commandements inéluctables. Le Nil, par exemple, ne créait pas seulement chaque année le sol de l’Égypte par ses fécondantes alluvions, mais aussi cette remarquable société égyptienne égalitaire, matérialiste, prosaïque à l’origine[18], sans liens visibles de solidarité, où chacun, absorbé en apparence par le soin égoïste de sa conservation, ne s’en dévouait pas moins sans cesse au bien de la communauté et jouait, sa vie durant, son rôle de simple unité dans le grand tout avec cette ferveur du vrai croyant, bien différente de la torpeur qu’on apporte à l’accomplissement d’un vulgaire devoir revenant tous les jours.

C’est par « celui qui boit les pleurs de tous les yeux et prodigue l’abondance de ses biens[19] », que nous allons commencer l’étude un peu plus détaillée des quatre grands fleuves ou couples de fleuves historiques.


  1. Les auteurs classiques regardaient l’Égypte comme faisant partie de l’Asie, mais ils n’attribuaient à celle-ci ni les limites, ni l’étendue que lui assigne la nomenclature moderne.
  2. Élisée Reclus, ouv. cité, t. IX.
  3. Winwood Reade, The Martyrdom of Man.
  4. Hommel, Die Vorsemitischen Culturen in Ægypten und Vorderasien. — ouv. cité.
  5. Ces noms, pour la plupart, ne sont que des sobriquets injurieux d’invention chinoise et sans valeur ethnographique.
  6. Le temple archaïque découvert par M. Mariette, et le sphinx de Giseh.
  7. Les travaux hydrauliques de Yu (bassin du moyen Hoang-ho), relatés dans le Chou-King, liv. II, chap. I et II, auraient eu lieu dans la 61e année du règne de Yao, c’est-à-dire, d’après le Li-taö-Ki-sze, en l’an 2297 avant Jésus-Christ.
  8. Cf. Mémoire sur le Périple d’Hanmon, par Aug. Mer, capitaine de vaisseau.
  9. Proceedings of the R. Geographical Society, 1882.
  10. Vassiliev, ouv. cité. — Terrien de la Couperie.
  11. On the study and value of chinese botanical works.
  12. F. de Richthofen, China, t. I.
  13. Il marque surtout une date importante dans l’histoire des races, puisque, depuis Cyrus, les Aryens acquirent une grande prépondérance dans le monde occidental ; pourtant, durant plusieurs siècles, les Sémites leur disputèrent encore la suprématie.
  14. Cf. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle, t. IX.
  15. Si-Yu est le nom administratif chinois de l’Asie centrale.
  16. Tian-Chan-Pé-lou et Tian-Chan-Nan-lou. Nos sinologues traduisent aussi par « route » le mot tao qui signifie « voie », « méthode », et par extension, une grande circonscription administrative, dans ce sens de « canal par lequel le pouvoir central atteint jusqu’aux provinces les plus éloignées ». Mais tao a une signification beaucoup plus large que lou, qui, dans les dictionnaires idéographiques, se classe sous le radical « pied » et exprime une allusion bien plus directe à l’acte de marcher.
  17. D’après un récent travail de M. de Tillo, la longueur du cours des huit principaux fleuves du globe serait :
    Mississippi-Missouri 6 600 kilomètres.
    Nil (des sources du Kaghéra) 5 920 »
    Amazone-Ucayali 5 500 »
    Yangtsé-kiang (Ta-kiang) 5 090 »
    Yenissei-Selenga 4 750 »
    Amour 4 700 »
    Congo 4 640 »
    Mackenzie 4 615 »

    Parmi les grands fleuves historiques qui ne sont pas compris dans ce tableau, le Hoang-ho seul a un développement supérieur à 1 000 kilomètres ; mais, d’après Prjevalsky, son tracé sur nos cartes serait défectueux, le très long coude qu’on lui fait faire dans le pays des Ordos étant exagéré. L’Indus n’a pas 3 000 kilomètres, moins de la moitié du Mississippi-Missouri, et l’Euphrate, depuis les sources du Mouradtchaï, ne dépasse pas 2800 kilomètres. À l’exception du Nil et du Yangtsé-kiang, tous les fleuves historiques sont inférieurs, comme longueur de parcours, au Congo et aux géants des deux Amériques.

  18. Fr. Lenormant, Histoire ancienne, etc.
  19. Papyrus Sellier, II, pl. XI, 1, 6.