La Cigale et la Fourmi (Hippolyte Raynal)/Texte entier

La Fontaine travesti, apologues dramatiques. 1re série. Fable 1re. La Cigale et la Fourmi
Imprimerie de Mme veuve Crugy (p. Titre--).


Lafontaine travesti.

Apologues dramatiques.

1re série. — fable 1re.
La cigale et la fourmi



Prix : 20 centimes


Maison des Orphelins,
Allées des Noyers, 26.

BORDEAUX.
Imprimerie de Mme veuve Crugy.
1853


LAFONTAINE TRAVESTI.

Apologues dramatiques

PREMIÈRE SÉRIE.

FABLE PREMIÈRE.
LA CIGALE ET LA FOURMI.

PERSONNAGES

REBECCA, fermière, 40 ans.

FLAGEOLIN, son neveu, 10 ans.

ZINGARINE, bohémienne, 16 ans.

BAILLE-EN-L’AIR, valet.

BRISE-TOUT, idem.

TATILLON, servante.

Le lieu de la scène est une vaste cuisine encombrée d’ustensiles de ménage, d’instruments de travail, etc., etc. Un grand air d’aisance doit résulter de l’aspect général.



Scène Ire

REBECCA, BRISE-TOUT, BAILLE-EN-L’AIR, TATILLON.

REBECCA, les manches troussées jusqu’aux coudes, tenant d’une main une poêle, de l’autre un torchon. Elle paraît très-empressée et s’adresse à ses deux valets.

Quand vous resterez là, sottement ébahis,

À voir les moucherons que l’hirondelle emporte !

Ne feriez-vous pas mieux de rentrer ce maïs

Que l’oie à ses poussins égrène sur la porte ?

BRISE-TOUT, poussant Bâille-en-l’air dehors au moyen d’une ruade.

C’est vrai, lambin, va donc ! J’ai mes sacs à monter.

Son courage au travail en mangeant l’abandonne ;

Il a toujours alors quelque chose à conter.

BAILLE-EN-L’AIR, qui a entendu de l’extérieur les réflexions insolites de son camarade, et revient prendre une corbeille. (À part.)

J’en fais bien encor trop pour l’argent qu’on me donne.

(Il sort.)

Scène II

REBECCA, BRISE-TOUT, TATILLON.
REBECCA, remarquant la lenteur de Tatillon, qui verse de la crème dans une battoire.

Pas si vite, gnian, gnian, tu pourrais te blesser !

Pour vider une écuelle il ne faut pas une heure :

Si tu vas de ce train avant de commencer,

Il sera bien minuit quand nous aurons du beurre.

(À Brise-Tout, qui casse une vitre avec le bout d’une échelle.)

Patatrac ! Quel fléau que ce garnement-là !

Ne peux-tu rien toucher sans que tu le saccages ?

BRISE-TOUT, tranquillement.

C’est un carreau de moins ; qu’on le pose, et voilà :

Je ferai comme hier, je paîrai sur mes gages.

REBECCA

Si bien qu’au bout de l’an tes profits seront beaux… BRISE-TOUT, pesant de tout son poids sur la patte du chien, qui jette un cri de douleur.

Au lieu d’aller pieds nus, va mettre des sabots !

(Il emporte son échelle.)

Scène III

Les Précédents, FLAGEOLIN.

FLAGEOLIN, manœuvrant avec un accordéon comme avec un soufflet, et le front chargé d’une immense couronne de coquelicots et de bluets, Il chante et saute.

Décochons,

Décochons,

Décochons,

Décochons,

Décochons nos traits acérés !

Sourira,

Sourira,

Sourira

Qui voudra.

Les mortels au plaisir sont dévots sur la terre,

Sont dévots,

Sont dévots,

Sont dévots,

Sont dévots :

Ses autels dans les cœurs sont partout révérés.

REBECCA, se bouchant les oreilles.

Ah ! le maudit braillard ! Voulez-vous bien vous taire,

Sans nous venir chanter, au moment des travaux,

Des cochons, des souris, et des rats et des veaux !

FLAGEOLIN, gaiment.

Qui diable eût aperçu ma tante en ce lieu sombre ?

Quand on vient du grand jour, on ne voit pas à l’ombre ;

Et, d’ailleurs, en vacance il faut bien rire un peu !

Ouf ! j’ai faim, soif et chaud…

REBECCA, d’un ton aigre.
La soupe est près du feu.

Vos pareils ont souvent quelque chose qui cloche ;

Il en doit être ainsi quand on n’a pas de soin.

À midi j’ai sonné.

FLAGEOLIN.
Bon ! mais j’étais trop loin.

(À part) On aurait cru cent chats pendus après la cloche.

REBECCA, du même ton, que précédemment.

J’étais sûre pourtant de ne vous point avoir :

Les gens prompts au plaisir sont tardifs au devoir.

FLAGEOLIN.

Tan-tante, la raison avec la barbe pousse…

REBECCA.

En attendant cela, déjeûnez sous le pouce.


Scène IV

Les précédents, ZINGARINE.
ZINGARINE.. (Sa tête est enveloppée d’une résille nacarat pailletée, qui laisse apercevoir une magnifique chevelure, noir de jais. Sous les plis de sajmanle, recouvrant un corsage faufilé de clinquant azur et or, elle tient une mandoline. Hésitant sur l’entrée de la porte, elle cherche à familiariser sa vue avec l’intérieur du logis ; puis, dès qu’elle en distingue la configuration et les personnages, elle tire sa mandoline et chante en s’accompagnant.)


Fille et sœur de bohémiens,[1]

Dieu m’a faite bohémienne.

Les plus grands trésors sont miens,

Car toute espérance est mienne.

Noble et puissant damoiseau

Souvent me guette au passage ;

Mais, pour me conserver sage,

J’ai la peur du filet et l’aile de l’oiseau.

REBECCA, regardant à la dérobée son neveu, qui écoute, la bouche pleine et béante. (À demi-voix.)

Cet exemple à quelqu’un profitera, j’espère ;

Autrement, un beau jour, les deux feront la paire.

ZINGARINE.

Ai-je parfois de l’argent ?

De mes doigts il coule et tombe :

Le Crésus et l’indigent

N’emportent rien dans la tombe.

Bannissons l’humanité

Du triste monde où nous sommes.

Que restera-t-il aux hommes ?

Le sage vous l’a dit : Vanité ! vanité !

(Elle termine sa chanson par un éclat de rire.)

REBECCA, d’un accent plein d’amertume.

À votre place, moi, je serais fort chagrine.

ZINGARINE, avec hésitation.

Et pourquoi, s’il vous plaît, le serait Zingarine ?

(Presque douloureusement :)

Savez-vous où le sort a placé mon berceau ?

Sous un palmier perdu qui vivait d’un ruisseau :

De mon destin futur mystérieux emblème.

Ne pouvant, comme moi, subsister par lui-même,

Nous sommes tous les deux destinés à périr

Le jour où l’eau du ciel pour nous doit se tarir !

De cinq frères à moi promenant la séquelle,

Ma mère et son époux, tout aussi pauvre qu’elle,

Des confins de l’Égypte au Caire étant venus,

Devaient chercher la vie à six enfants tout nus.

Les premiers souvenirs que je me remémore

Sont les joyeux refrains d’une ballade more

Que mes frères et moi débitions au hasard

À des Turcs accroupis sur le sol d’un bazar.

Ma grâce, m’a-t-on dit, ayant fait leur conquête,

La valeur d’un sequin fut le fruit de ma quête.

Hélas ! ce grand début par malheur me perdit ;

On voulut m’acheter… mon père me vendit.

Un voyageur chrétien, par charité peut-être,

Donna quelque peu d’or pour devenir mon maître ;

Il prit soin de mes jours, m’instruisit, m’éleva,

Puis revint en Europe…, et la mort m’en priva !

(Elle sanglote.)

FLAGEOLIN, hors de lui.

Voulez-vous tout mon pain ? Pauvre fille ! elle pleure !

REBECCA, sévèrement.

Taisez-vous, ignorant ! Vous verrez tout à l’heure

Qu’à ces contes en l’air il ajoutera foi.

ZINGARINE, avec une dignité modeste.

Rien n’est commun, madame, entre la ruse et moi.

J’espérais de mes maux vous faire ici l’histoire ;

Mais vous m’en dispensez en refusant d’y croire.

FLAGEOLIN.

Non, non, dites toujours.

REBECCA, outrée, à son neveu.
Seule j’ordonne ici !

Nous n’avons pas besoin d’un semblable récit.

(À Zangarine :)

Votre mère a bien fait ; et je l’estime heureuse

D’avoir pu s’affranchir d’une fille coureuse.

ZINGARINE, froidement.

Tout en m’interrompant quand je vous déplaisais,

Vous croyiez donc, madame, à ce que je disais ?

REBECCA, avec vivacité.

Si vous désirez tant qu’enfin je me prononce,

On doute des vertus que la misère annonce.

FLAGEOLIN, consterné.

Ah ! ma tante…

ZINGARINE.
Ô mon Dieu !
REBECCA.
Silence, encore un coup !

Tous deux décidément vous m’ennuyez beaucoup.

ZINGARINE, avec résignation.

Madame, par pitié, reprenez votre ouvrage !

Forte dans le malheur, je suis faible à l’outrage.

Sans doute j’ai des torts dont le ciel me punit :

Je ne me plaindrai pas ; que son nom soit béni !

Pardonnez à l’excès d’une humeur familière.

Je rêvais d’un abri la couche hospitalière :

Sous une gaîté feinte, à vous m’offrant d’abord,

De votre seuil à peine ai-je franchi le bord

Que je sentis monter, en mes vives alarmes,

À mon front la rougeur et dans mes yeux des larmes.

Je reprends de mes pas le cours aventureux.

(Tendrement à Flageolin :)

Vous dont le cœur est bon, enfant, soyez heureux !

FLAGEOLIN, dans le plus grand trouble.

J’ai dix sous : les voilà !

ZINGARINE.
Non ; la faim m’est égale.

Je retourne au soleil imiter la Cigale.

FLAGEOLIN, s’efforçant de rire.

Au moins partageons-les…

ZINGARINE.
Non, mon aimable ami :

La Cigale, en pleurant, prîra pour la Fourmi !

Hippolyte RAYNAL.
Bordeaux. — Impr.de Mme veuve Crugy.


  1. L’épithète de bohémienne signifie point ici natif de la Bohème ; l’usage l’admet depuis longtemps comme synonyme d’aventurier, de nomade, etc., etc.