La Chine en folie/Une journée assez curieuse à Pékin

Albin Michel (p. 111-120).

UNE JOURNÉE ASSEZ CURIEUSE À PÉKIN

Ma joie est sans mélange. J’ai trouvé mon Eldorado. Il est des hommes cupides qui s’en vont par le monde pour épouser des mines d’or ; d’autres, aimant la lumière, pourchassent les puits de pétrole ; des troisièmes, une lanterne entre les deux yeux, attendent vibrants, des nuits entières aux lisières émouvantes des jungles, un rendez-vous secret avec le tigre noctambule. Moi, votre petit serviteur, je cherchais le pays sans maître, la ville chimérique de l’anarchie totale. Dieu m’a comblé. Je la tiens. C’est Pékin !

Qui veut s’offrir le temple du ciel dont les tuiles sont si bleues que les anges s’y trompent et, croyant regagner leur demeure, passent la nuit sur ses toits ? Qui veut acheter le Palais d’Été ? Qui rêve de démolir vingt mètres de la muraille pour se construire une bicoque avec ces pierres sacrées ? C’est à vendre. La plus échevelée foire d’empoigne des temps anciens et modernes est ouverte. Amateurs d’antiquités, d’enclos nationaux, de manuscrits catalogués, Rockfeller et tous les autres « rocs » du Pactole, accourez ! Voulez-vous les tombeaux des Empereurs Ming ? Je vous les vends. Je vous signe même sur facture, la permission de les débarquer, vingt jours après, à San-Francisco. À Rothschild j’offre le Temple des Lamas. C’est tout le Thibet. Je lui fais même un lot, je lui vends les lamas du même coup. C’est une affaire. Ces bonzes mangent peu. Que M. le baron me télégraphie si cela lui chante. Dans quarante-six jours il a le monument, les prêtres, la crasse et les statues impudiques, franco Marseille.

Qui désire l’autel du sacrifice en marbre blanc, où les Empereurs vêtus de bleu, à trois heures du matin, la seconde nuit de pleine lune, face au ciel, venaient, de leurs mains transparentes, égorger la bêlante victime ? C’est un beau morceau. Il doit peser lourd, mais on s’arrangera. Les Messageries Maritimes feront trente pour cent de réduction pour le transport, je le prends sur moi. L’autel pourrait servir, par exemple, à exhiber deux mille danseuses internationales. Je propose cet achat à MM. Volterra. Je suis rond en affaire : un million de dollars (le port en sus), c’est pour rien. Enlevez le colis !…

Entre les murailles de Pékin, l’anarchie déferle. Mais c’est une bonne fille d’anarchie. De petits coups de sabre de temps en temps, pas de terreur. Des sourires, voire des éclats de rire ! Je n’ai jamais tant ri que depuis que je suis Pékinois. Je me réveille pour rire ; à table je m’étrangle parce que je ris ; et, le soir, on a une peine inouïe à s’endormir, tant on rit toujours ! Il y a du haschish dans l’air.

Tenez, nous allons vivre ensemble cette journée.

Huit heures du matin, le boy pénètre dans ma chambre. Je préférerais évidemment que ce fût le premier prix de beauté du concours du Journal ; mais c’est le boy ! Immédiatement, il me crie : « Tout va bien ! » Cela signifie que ni Tsang-Tso-lin, mon vieux copain, ni Wou-Pé-Fou, ni aucun autre des vingt pirates armés n’est entré de nuit dans la capitale du Nord ; en un mot, que l’ordre règne.

— Bon ! lui dis-je, continue de ne pas t’en faire et passe-moi le Journal de Pékin.

Et je lis : « Hier après-midi, les professeurs des Universités, écœurés de ne plus être payés depuis sept mois, ont gagné le ministère de l’Instruction publique et se sont emparés de la grande antichambre. Ils y ont passé la nuit, déclarant qu’ils ne partiraient que dollars en poche. Les professeurs dames avaient imité leur exemple, elles ont emporté d’assaut le propre salon du ministre par intérim où elles ont également passé la nuit.

Les professeurs refusant de se retirer, le ministre a décidé de les nourrir. Des cuisiniers supplémentaires furent engagés et cinquante tables, dressées, vingt-cinq pour les hommes, vingt-cinq pour les femmes. »

— Boy ! mes souliers, mon chapeau, ma canne, je vais aller voir ce ministre.

Je saute dans un rickshaw, j’arrive. Il sortait.

— Dommage ! fis-je.

— Montez avec moi.

Il allait à la présidence du Conseil remettre sa démission.

— Mais, dis-je, le président du Conseil n’est pas là. Il est en congé depuis quatre-vingt-trois jours, à Tientsin.

— Je trouverai peut-être quelqu’un, fait-il. On ne sait jamais.

Nous arrivons. Une frise de dragons arrogants rehaussait la demeure du « Premier » à la hauteur du rez-de-chaussée et, deux lions chinois de joviale humeur, assis chacun sur une fesse, grimaçant et en bronze, faisaient les honneurs de la porte. Le ministre par intérim demande le remplaçant du président. On ne l’a jamais vu. Il demande l’intermédiaire du remplaçant. On ne l’a pas vu davantage. Alors, dans un moment de décision, il remet sa démission au portier.

Il y eut alors grande palabre entre le ministre et le portier.

— Que vous disait-il ?

— Lui ? Il me conseillait de conserver le pouvoir.

Que l’on me tranche la main, les quatre doigts et le pouce, si ce que j’écris n’est pas authentique.

Dix heures. Repassons par l’hôtel. Dans le hall je me heurte à une délégation. Ce sont des fonctionnaires du ministère des Finances. Ce ministère possédant dans une banque un dépôt de garantie de quarante mille dollars, les fonctionnaires pensèrent qu’un dépôt de garantie ne pouvait être mieux employé qu’à les garantir de la faim. Légalement ils établirent un chèque que le gérant des deniers publics, lui-même à la dernière extrémité, contresigna sur-le-champ.

Hélas ! le chèque était bon mais la banque n’avait plus le sou ! Alors, ces Messieurs venaient à l’hôtel où logeait l’un des pontes de l’établissement défaillant. Ils venaient lui faire de la musique.

Mais le ponte avait l’oreille fine. Aux premières mesures, filant par la boutique du coiffeur, il bondit dans un rickshaw.

Les affamés veillaient. Ils virent s’enfuir le banquier ; alors, chèque haut, bondissant eux aussi dans des rickshaws, criant comme des putois à qui l’on prend leur peau pour en faire une fourrure, ils lui donnèrent la chasse. Malheureusement, le vent jaune qui soufflait enveloppa bientôt l’équipe. Et le reste de l’histoire se perdit dans la poussière.

Sortons. Contre la muraille à meurtrières qui cuirasse le quartier des légations, deux personnes rient. Depuis que je suis à Pékin, je ne veux plus que l’on rie sans moi. Ils lisent une affiche imprimée en français, en anglais, en chinois :

« Avis (je transcris textuellement). — Le ministre des Communications annonce à tous que les biens des chemins de fer, tels que : bâtiments, rails, wagons, bateaux et matériaux divers, y compris les Bons du Trésor, constituent, si peu qu’il en reste, la propriété de l’État. Après avoir ordonné, aux diverses administrations des Chemins de fer, de ne plus les vendre, ni de s’en servir comme garantie pour des emprunts personnels, le ministre se fait un devoir de déclarer par le présent avis que si une administration chinoise, à l’intérieur du pays ou à l’étranger, vend les biens sus-mentionnés, l’opération ne sera pas reconnue par ce dernier, qui se réserve d’agir, en des temps meilleurs. »

Maintenant, prenons un rickshaw et dirigeons-nous vers Chien-Men, la Porte de Devant. Un ancien ministre exilé, mais qui s’est administré lui-même l’amnistie, veut me faire déjeuner. Je suppose qu’il doit se cacher. En sa compagnie, voilà six mois, j’ai fait la traversée. Il me disait alors n’être pas excessivement fier de sa décision.

— Je serai forcé de prendre des précautions, répétait-il.

Nous y voici. C’est bien lui. Il ressemble un peu plus à un petit bonhomme d’ivoire. Ayant retrouvé de la bonne vieille drogue de derrière les fagots, il doit fumer quelques pipes de trop. Mais ce n’est pas mon affaire.

Il a d’autres hôtes, il me présente à l’un d’eux :

— Le chef de la police !

— Quoi ? Vous vouliez vous cacher et vous invitez le chef de la police à déjeuner ?

— Je n’ai pas peur de lui. Il est le chef de la police, mais il n’a plus de police.

— C’est vrai, me dit l’éminent fonctionnaire, J’ai des milliers d’hommes sous mes ordres, mais je ne sais pas depuis quelque temps à qui ils obéissent ; en tout cas, ce n’est pas à moi.

— Mais, dis-je, on en voit beaucoup dans les rues…

— Hélas ! monsieur, on n’en voit que trop. Je ne puis plus mettre le nez dehors. Dès qu’ils m’aperçoivent, ils me sautent dessus et me demandent de les payer.

— Voilà ! fit mon ancien compagnon de grande mer, voilà le chef de la police ! Chaque fois qu’il voit poindre un de ses agents, il se sauve comme un voleur. Vous voyez qu’il ne peut me faire du mal…

Magnifique Pékin. Fleur grandiose de l’Asie, tu n’es pas que l’objet de ma gaîté, mais l’éblouissement de mes yeux ; aussi vais-je me promener à la fin du jour, sur le mont du paysage illimité, que l’on appelle aussi la montagne de charbon. C’est de cette façon que nous allons rencontrer M. le ministre de France.

— Excellence, lui dis-je, êtes-vous archéologue ? J’ai vu que vous opériez des fouilles dans votre jardin.

— Des fouilles ?

— En cachette, encore. Vos boys creusent, mais dès qu’ils entendent un pas, ils s’arrêtent.

M. le ministre de France comprit que je ne connaissais rien à la vie pékinoise.

— Ils ne font pas des fouilles, dit-il. Au contraire, ils enfouissent des trésors.

— Vous avez des trésors ?

— Vous êtes bête, fit-il. Ce n’est pas des trésors à moi, mais à eux, à leurs père et mère, à leurs amis. Ils craignent des troubles, ils cachent leurs biens. On creuse ainsi dans toutes les légations à cette heure. C’est fort intéressant à observer. C’est le meilleur baromètre pour juger la situation politique. Ils enterrent : ça ne va pas. Ils déterrent : ça va ! La diplomatie, voyez-vous, est un grand art des nuances…

La journée n’est pas terminée. Heureusement, parce que nous n’avons pas encore rencontré le général Gaute. Et quand je passe un jour sans voir le général Gaute, ma rate, devenue exigeante, est toute morose. Gaute est un caporal suédois qui est général chinois. Il vint de sa Scandinavie, voilà peu d’années, dans le bon Empire du Milieu, comme vendeur de poils de cochons surfins. Il avait pensé qu’une aussi délicate marchandise serait recherchée des mandarins pour des usages que lui-même n’entrevoyait pas encore très bien. N’ayant pas fait fortune, il se fit général. Depuis, ça va.

Le voilà qui passe.

— Mon général, vous allez d’un rude pas ce soir ?

— Oui, je cours régler cette histoire d’hier. Vous savez ces soldats qui assassinèrent leur colonel parce qu’il ne les payait pas. Venez avec moi.

— Ah ! non ! Je n’aime pas ces séances. Vous allez les fusiller au moins ?

— Les fusiller ? Êtes-vous fou ? Je vais leur donner un acompte pour qu’ils ne saignent pas cette nuit le seul colonel qui reste…