La Chaumière africaine/Chapitre 10



CHAPITRE X.

Les Anglais refusent de rendre la colonie du Sénégal aux Français. — Toute l’expédition française est obligée d’aller camper sur la presqu’île du Cap-Vert. — La famille Picard obtient du Gouverneur anglais, la faveur de rester au Sénégal. — Pauvreté de cette famille. — Secours qu’elle reçoit. — Entreprise de M. Picard. — Reddition de la colonie aux Français. — Description du Sénégal et de ses environs.


Le lendemain à notre réveil, vers neuf heures du matin, nous nous sentîmes presqu’entièrement remises de toutes nos fatigues. Nous nous levâmes aussitôt et après avoir fait une petite toilette, nous présentâmes nos devoirs à M. et Madame Kingsley (c’est le nom de nos généreux hôtes) ; nous allâmes ensuite voir nos parens, et retournâmes auprès de nos hôtes, qui nous attendaient pour déjeuner. Comme ils étaient peu familiarisés avec la langue française, et que nous ne savions pas un mot d’anglais, la conversation pendant le repas fut souvent embarrassée. Après le déjeuner, on nous apprit que le Gouverneur anglais n’avait pas encore reçu l’ordre de remettre la colonie aux Français, et qu’en attendant qu’elle leur fut rendue, toute l’expédition française devait se rendre à la presqu’île du Cap-Vert, située à cinquante lieues du Sénégal. Cette nouvelle nous affligea beaucoup ; mais notre affliction fut à son comble, lorsque mon père vint nous apprendre que le Gouverneur français, M. Schmaltz, lui avait enjoint de quitter le Sénégal avec toute sa famille, et d’aller habiter le Cap-Vert, jusqu’à nouvel ordre. M. et Madame Kingsley vivement touchés des malheurs que notre famille avait déjà éprouvés, nous assurèrent que nous ne les quitterions point, et qu’ils se chargeaient d’en obtenir la permission du Gouverneur anglais. En effet, le jour suivant, ce Gouverneur nous fit dire par son aide-de-camp, que vu l’état malheureux où se trouvait notre famille, nous pouvions rester au Sénégal, et qu’il avait permis à tous les naufragés de la Méduse d’y demeurer. Cette nouvelle marque de la bienveillance du Gouverneur anglais nous tranquillisa. Nous restâmes donc paisiblement chez nos bienfaiteurs ; mais une grande partie de nos malheureux compagnons d’infortune, craignant s’ils restaient au Sénégal, de désobéir au Gouverneur français, s’embarquèrent pour le Cap-Vert, où la famine et la mort les attendaient. Notre famille demeura près de vingt jours chez nos hôtes bienveillans, MM. Artigue et Kingsley ; mais mon père, dans la crainte que nous ne leur devinsions trop à charge par les dépenses extraordinaires qu’ils faisaient chaque jour pour nous, loua un petit appartement, et dans les premiers jours d’août, nous allâmes l’habiter au grand regret de nos généreux hôtes, qui auraient voulu nous garder chez eux, jusqu’à la reddition de la colonie. Lorsque nous fûmes installés dans notre petit réduit, mon père s’adressa à M. le gouverneur Schmaltz, afin d’obtenir des vivres du magasin général de l’Administration française ; mais fâché de l’accueil que nous faisaient les Anglais, ce Gouverneur dit à mon père, qu’il ne pouvait lui rien accorder. Cependant plusieurs Français, qui comme nous, étaient restés au Sénégal, recevaient chaque jour leur ration, ou bien ils étaient admis à la table de M. D… chez qui mangeaient aussi le Gouverneur, sa famille et son État-major. Il faut dire ici, que ce même M. D… fit au Gouverneur de fortes avances en vivres et en argent, qu’on évaluait à 50,000 francs, et que suivant l’opinion générale, il trouva le moyen en faisant ces avances, de se procurer un petit bénéfice au moins de 100 pour 100. Il reçut de plus, à la demande du Gouverneur, la décoration de la Légion d’Honneur. Mais je reviens à ce qui nous concerne. Mon père n’ayant donc rien pu obtenir, ni du gouverneur Schmaltz, ni de M. D… il fut obligé d’emprunter quelque argent pour pouvoir nous faire subsister. Nous nous réduisîmes à la nourriture des Nègres, attendu que nos moyens ne nous permettaient point d’acheter du pain à 15 sous la livre, et du vin à 3 francs la bouteille. Cependant nous étions contens et parfaitement résignés à notre sort, lorsqu’un officier anglais M. le major Peddie, vint nous visiter précisément, au moment où toute notre famille était à table. Cet officier étonné de voir un employé supérieur de l’Administration française, dîner avec un plat de Kouskou dit à mon père : « Comment Monsieur Picard ! vous êtes employé par votre Gouvernement, et vous vous nourrissez si mesquinement ? » Mon père mortifié, de ce qu’un étranger voyait notre misère, sentit couler ses larmes ; mais prenant aussitôt un ton ferme et assuré, il dit à l’officier anglais : « Sachez, Monsieur, que je ne rougis point de ma misère, et que vous avez tort de me la reprocher. Il est vrai que je ne peux pas me nourrir comme les autres Européens de la colonie, mais je ne me crois pas pour cela, plus malheureux. J’ai demandé à l’homme qui représente mon Souverain dans cette contrée, les rations de vivres auxquelles j’ai droit ; il a eu l’inhumanité de me les refuser. Eh bien ! je sais m’en passer et ma famille aussi. » À ces mots, le major Peddie touché de notre malheureuse situation, et fâché sans doute, de nous avoir humiliés, quoique ce ne fût certainement pas son intention, nous salua et se retira.

Le lendemain, dès le grand matin, nous reçûmes la visite de M. Dubois, maire de la ville de Saint-Louis du Sénégal. Ce bon et vertueux magistrat nous dit, qu’il venait de la part du Gouverneur anglais, nous offrir des secours, c’est-à-dire la ration d’officier, qui consistait en pain, vin, viande, sucre, café etc., etc. Comme mon père n’avait pas pu obtenir aucun secours du gouverneur Schmaltz, il crut devoir accepter ce que le Gouverneur anglais lui offrait si généreusement. Nous remerciâmes M. Dubois, et quelques heures après, nous vîmes arriver chez nous, des vivres en quantité.

Si mon père s’était fait quelques ennemis parmi les auteurs du naufrage de la Méduse et de l’abandon du Radeau, il avait en récompense de bons et vrais amis, dans les anciens habitans du Sénégal, qui, comme lui, déploraient le sort des malheureux qu’on avait abandonnés au milieu de l’Océan. Parmi les nombreux amis et bienfaiteurs de mon père, je dois citer particulièrement, les maisons Pellegrin, Derneville, Lamotte, Dubois, Artigue, Feuilletaine, Labouré, Valentin, Débonnet, Boucaline, Waterman etc. Et à dire vrai, tous les habitans du Sénégal, si l’on en excepte une seule Maison, étaient disposés à nous être utiles. De pauvres nègres de la grande terre, ayant appris nos malheurs, venaient nous offrir une part de leur petite récolte ; les uns nous donnaient des haricots, les autres nous apportaient du lait, des œufs etc. ; en un mot, tous nous offrirent quelques secours, lorsqu’ils eurent appris l’état de détresse où notre naufrage nous avait réduits.

Environ un mois après notre arrivée au Sénégal, nous allâmes visiter les îles de Babaguey et de Safal, situées à près de deux lieues de la ville de Saint-Louis. La première de ces îles avait été concédée à M. Artigue, qui l’avait mise en culture. L’autre avait été donnée à mon père en 1807 ; il y avait semé environ cent mille pieds de cotonniers, lorsque la prise du Sénégal par les Anglais, en 1809, le força d’abandonner tous ses projets, et de revenir en France.

Que celui qui a vu les campagnes d’Europe, et admiré le beau sol de la France, ne s’attende pas à jouir du même Spectacle au Sénégal ! Partout la nature s’y montre sous un aspect sauvage et aride ; partout les sédimens d’une terre déserte et brûlée s’offrent à vos yeux, et ce n’est qu’à force de soins et de travaux assidus, qu’on peut tirer quelques productions de cette terre ingrate. Tous les cotonniers que mon père avait semés dans son île de Safal, avaient été dévorés par les bestiaux pendant son absence : il n’en retrouva pas un seul pied. Il se proposa dès lors de recommencer les premiers défrichemens. Après avoir parcouru l’île de Safal, nous allâmes dîner à l’habitation de M. Artigue, située sur l’île de Babaguey, où nous passâmes le reste de la journée ; le soir nous revînmes à la ville du Sénégal. Quelques jours après cette promenade, mon père voulut essayer, si les plantes dont son île était couverte, seraient propres à faire de la potasse. Il s’arrangea avec un habitant du Sénégal, qui lui loua des nègres et un canot, pour le transport des cendres des plantes qu’on brûlerait. Une galerie couverte que nous avions dans la petite maison que nous habitions, nous parut très-propre à recevoir les ustensiles nécessaires à notre fabrique. Ce fut là, que nous plaçâmes nos chaudières. Nous voilà donc fabriquans de potasse, en attendant la reddition de la colonie. Les premiers essais nous donnèrent de l’espoir. Nos cendres produisaient une potasse d’une belle couleur, et nous ne doutions plus d’une grande réussite, quand nous en aurions envoyé en France un échantillon. Nous en fîmes quatre barriques environ ; mon père en envoya une caisse à un de ses amis de Paris, pour en faire l’analyse. En attendant la réponse du chimiste qui devait prononcer sur la qualité de notre potasse, mon père loua trois nègres pour commencer les défrichemens de son île de Safal : il y alla lui-même pour diriger les premiers travaux, mais il tomba bientôt malade de fatigue ; heureusement sa maladie ne fut pas longue ; au mois de décembre, il était entièrement rétabli. À cette époque, partit du Sénégal l’expédition anglaise pour l’intérieur de l’Afrique ; elle était commandée par le major Peddie, celui qui prodigua tant de secours aux malheureux naufragés de la Méduse. Ce digne philantrope Anglais mourut quelque temps après son départ : nous le regrettâmes vivement.

Dans les premiers jours de janvier 1817, la colonie du Sénégal fut rendue aux Français. Les Anglais partirent, les uns pour l’Angleterre, les autres pour les colonies de Sierra-Leone, et du Cap-de-Bonne-Espérance ; et la France rentra dans toutes ses possessions des côtes occidentales de l’Afrique. Nous restâmes encore un mois dans notre premier logement ; ensuite nous en louâmes un plus considérable. Mon père commença alors à remplir ses fonctions de Greffier-Notaire, et nous reçûmes enfin des vivres du Gouvernement Français. La maison que nous habitions était vaste, et les logemens bien distribués, mais l’emploi que mon père occupait n’était guère compatible avec la tranquillité, que nous aurions désirée. Pour nous soustraire au bruit et aux conversations tumultueuses des personnes qui sans cesse venaient au greffe, nous nous fîmes construire une petite case de roseaux, au milieu de notre jardin qui était fort grand. C’était là que nous passions une grande partie de la journée, ma sœur, ma cousine et moi. Nous commençâmes dès-lors à voir peu de monde, et à ne rendre que les visites indispensables. Tous les dimanches la famille allait à l’île de Safal, où nous passions très-agréablement la journée ; mais autant ce jour nous paraissait court à la campagne, autant les six autres jours de la semaine nous paraissaient longs et ennuyeux au Sénégal. Ce pays était si peu fait pour des personnes de notre âge, que nous tourmentions continuellement mon père, pour qu’il nous renvoyât en France. Mais comme il avait toujours de grands projets sur la fabrication de la potasse, il nous faisait entendre que nous lui serions très-utiles dans la suite, pour surveiller les ouvriers de sa fabrique.

C’est ici le moment de donner une description abrégée du Sénégal et de ses environs, pour que le lecteur soit plus à même d’apprécier ce que j’aurai à dire dans la suite.

Les voyageurs qui ont écrit sur l’Afrique, ont fait un tableau trop magnifique du pays connu sous le nom de Sénégal. Apparemment que fatigués d’une longue et ennuyeuse traversée, ils auront été charmés à l’aspect de la première terre sur laquelle ils pouvaient se reposer. Cette première impression prend toutes les couleurs de la réalité chez l’observateur superficiel, ou qui ne fait que passer ; mais s’il y reste quelque temps, l’illusion se détruit, et le Sénégal lui paraît tel qu’il est en effet ; c’est-à-dire, un pays brûlant, aride, mal sain, et dépourvu des végétaux les plus nécessaires à la nourriture de l’homme et à la conservation de sa santé.

La ville de Saint-Louis qu’on nomme aussi Sénégal, parce qu’elle est le chef-lieu de tous les Établissemens français sur cette côte, est bâtie sur une petite île ou banc de sable formé au milieu du fleuve du Sénégal et à deux lieues de son embouchure. Elle a deux mille toises de long, sur trois cents de large. Les naturels du pays l’appellent Ndar ; et Ba-Fing ou Rivière-Noire, le fleuve qui l’arrose. Ce dernier nom répond à celui de Niger que les anciens géographes ont donné à ce fleuve.

La population de Saint-Louis est d’environ dix mille âmes dont cinq cents européens, deux mille nègres ou mulâtres libres, et à-peu-près sept mille cinq cents esclaves. Il n’y a guère à Saint-Louis que cent-cinquante maisons bâties à l’européenne. Le reste des habitations se compose de simples cases de roseaux ou huttes de paille qu’une légère étincelle peut faire disparaître en un moment, ainsi que les maisons de brique qui les avoisinnent. Les rues sont larges, mais non pavées. La plupart sont tellement remplies de sable, que les vents et les ouragans apportent des déserts du Sahara, qu’il est presqu’impossible d’y marcher lorsque les vents d’est soufflent ; ce sable fin et brûlant semble se dissoudre dans l’air ; on le respire, on le mange avec les alimens ; en un mot, il pénètre partout. Les rues étroites et peu fréquentées en sont souvent obstruées. Plusieurs maisons de la ville sont assez jolies ; elles ont au plus un étage. Quelques-unes possèdent des galeries couvertes ; mais en général tous les toits sont dans le goût oriental, c’est-à-dire, en forme de terrasse.

Les jardins du Sénégal, quoiqu’on en ait beaucoup vanté les légumes, sont en petit nombre et en très-mauvais état. Toute leur culture se borne à celle de quelques mauvais choux dévorés par les insectes, à une planche de radis amers, et à deux ou trois quarrés de salade fanée avant qu’elle soit bonne à manger. Mais il faut dire que ces végétaux sont trouvés exquis, parce qu’on n’en a pas de meilleurs. Cependant le jardin du Gouverneur possède plusieurs autres plantes, comme concombres, melons, carottes, œillet-d’inde, quelques plans d’ananas stériles, et même des soucis. Il y a encore dans ce jardin trois dattiers, une petite treille, et quelques jeunes plantes d’Amérique et de l’Inde. Mais tous ces végétaux sont rabougris, tant par la nature chétive du sol où ils végètent, que par les vents brûlans du désert qui souvent les dessèchent. Quelques-uns néanmoins qui se trouvent abrités par les murs, et que l’on a soin d’arroser souvent sont un peu plus vigoureux.

Cinq à six arbres assez touffus (figuier des îles), sont plantés çà et là dans les rues ; on voit aussi trois ou quatre Baobabs dont les feuilles sont dévorées par les nègres avant qu’elles soient développées[1] et un palmier du genre rondier qui sert de signal aux navires qui viennent du large.

À une lieue et demie de l’ile Saint-Louis, on trouve l’île de Babaguey. Elle est presque entièrement cultivée ; mais le sol en est si aride qu’il ne peut guère y croître que du coton. Il y a dans cette île un poste militaire et un mât de signaux. MM. Artigue et Gansfort y possèdent chacun une petite habitation. La maison bâtie à l’européenne qu’on y voit, sert à loger le stationnaire et à recevoir les employés du Sénégal dans leurs parties de chasse.

L’île de Safal est située à l’est de celle de Babaguey dont elle n’est séparée que par un bras du fleuve. Cette île fut l’asyle que nous choisîmes dans la suite, pour nous soustraire à la misère, comme on le verra ci-après.

À l’est de l’ile de Safal, se trouve la grande île de Bokos, dont la fertilité est bien supérieure à celle des trois précédentes. On voit dans celle-ci de vastes plaines de millet, de maïs, de coton et d’indigo de la plus belle espèce. Les nègres y ont établi plusieurs grands villages dont les habitans vivent dans une heureuse aisance.

Au nord de ces îles, et à l’est de celle du Sénégal, on trouve l’île de Sor, où réside une espèce de prince noir, auquel les Français ont donné le nom de Jean Bart. On rencontre dans cette île, généralement aride, des terres qui seraient susceptibles de recevoir quelques grandes plantations. M. Valentin, négociant à Saint-Louis, y a déjà fait planter quelques milliers de pieds de cotonnier qui sont de la plus grande beauté. Mais cette île étant très-exposée aux incursions des Maures du désert, il serait peut-être imprudent de s’y établir.

Une multitude d’autres îles formées par les usurpations du fleuve sur la grande terre, avoisinnent celles dont je viens de parler, à plusieurs lieues de distance dans le nord et dans l’est. Elles sont en grande partie couverte de marécages qu’il ne serait pas difficile de dessécher. C’est dans ces îles que croît le patriarche des végétaux, décrit par le célèbre Adanson, sous le nom de Baobab, et dont la circonférence s’étend souvent à plus de cent pieds.

Plusieurs autres îles plus ou moins étendues que les précédentes, s’élèvent sur le fleuve depuis Saint-Louis, jusqu’à Podor ; la plupart sont peu ou point habitées, quoi que le sol soit beaucoup plus fertile que celui des îles qui avoisinent le Sénégal. Cette indifférence des nègres pour la culture de ces îles, s’explique par l’influence qu’on a laissé prendre aux Maures du désert de Sahara, sur toutes les habitations riveraines du Sénégal, dont ils enlèvent les habitans pour les vendre aux marchands négriers de l’île Saint-Louis. Il n’est plus douteux que l’abolition de la traite des noirs, et l’acquisition que la France vient de faire du pays de Dagana, ne détruisent bientôt la prépondérance de ces barbares du désert sur les bords du fleuve du Sénégal, et ne remettent les choses dans leur premier état, en permettant aux nègres ou aux colons français de s’établir dans ces contrées, et de jouir en paix du champ qu’ils auront ensemencé.

Parmi toutes ces îles, celle de Tolde qui a environ deux lieues de tour, paraît la plus convenable à un établissement tout à la fois agricole et militaire. La fertilité de son sol et sa situation entre les deux escales principales où se fait la traite de la gomme, lui donne le triple avantage de pouvoir nourrir la garnison qu’on y placerait, de protéger la traite et la navigation du fleuve, et d’empêcher les Maures d’enlever les nègres de leurs paisibles habitations. On a déjà fait à l’île de Tolde, des essais de plantations en caféyers, cannes à sucre, indigotiers, cotonniers qui ont parfaitement réussi. M. Richard, agriculteur botaniste pour le Gouvernement, vient d’y établir la pépinière générale des Établissemens français. À Trois lieues de l’île de Tolde, en remontant le fleuve, se trouve le village de Dagana, situé sur la rive gauche, et à l’extrémité du royaume de Brak ou de Walo. C’est à ce village où les Français ont déjà un fort et plusieurs batteries, que commencent les Établissemens agricoles français qui ne finissent qu’à six lieues de l’île Saint-Louis. Une grande partie de ces terres ont été concédées aux planteurs français qui y ont semé des cotonniers de la plus belle espèce et qui promettent une branche de commerce immense pour la France. On cite surtout la plantation de M. Boucaline, comme étant la plus vaste et la mieux dirigée. Le Roi vient d’accorder à ce colon, une prime d’encouragement de 10,000 fr. À peu de distance de la plantation Boucaline se trouvent les terres de la concession royale couvertes de plus de dix mille pieds de cotonniers ; cette belle plantation fondée par les soins de M. Roger, actuellement gouverneur du Sénégal, est aujourd’hui dirigée par M. Rougemont dont le zèle est au-dessus de tous éloges.

Après le village de Dagana, en amont du fleuve, on arrive à l’île à Morfil, qui n’a pas moins de cinquante lieues de l’ouest à l’est, sur une largeur moyenne de huit à dix lieues. Les nègres de la république des Peules, y cultivent beaucoup de millet, de maïs, d’indigo, de coton et de tabac. Le pays des nègres Peules a une étendue d’environ cent-vingt lieues de long, sur trente de large. C’est un démembrement de l’ancien empire des nègres Wolofs, qui comprenait autrefois tous les pays situés entre la rivière du Sénégal et celle de Gambie. Le pays des Peules n’est arrosé que par une branche du fleuve Sénégal qu’on nomme rivière à Morfil ; mais semblable à la Basse-Égypte, il doit son extrême fertilité aux débordemens annuels et périodiques du fleuve. L’abondance surprenante de ses récoltes qui se répètent deux fois l’année, le fait considérer comme le grenier du Sénégal. On y voit de vastes plaines très-bien cultivées, d’immenses forêts qui produisent des arbres rares de la plus belle espèce, et une prodigieuse diversité de plantes et d’arbrisseaux propres à la teinture ou à la médecine.

À l’est du pays des Peules, se trouve celui de Galam ou Kayaga, situé à deux cents lieues de l’île Saint-Louis. Les Français possèdent un établissement au village de Baquel. Ce pays par sa position un peu élevée jouit en tout temps d’une température assez fraîche et saine. Son sol est reconnu susceptible de toute espèce de culture ; les mines d’or et d’argent qui l’avoisinnent, promettent de le voir un jour rivaliser avec les plus riches possessions des Espagnols dans le Nouveau-Monde. Cette conjecture est assez justifiée par les rapports des agens que les compagnies d’Afrique et des Indes ont envoyés dans ces contrées, et particulièrement par M. de Buffon, qui dans un manuscrit déposé aux archives des colonies, s’exprime ainsi : « Il est certain qu’on trouvera dans les sables des ruisseaux (du pays de Galam), plusieurs pierres précieuses ; telles que rubis, topazes, saphirs, et peut-être même des diamans, et qu’il y a dans les montagnes, des mines en filons d’or et d’argent. » Deux productions non moins estimables peut-être que l’or et l’argent, sont indigènes à ces belles contrées, et y pullulent d’une manière prodigieuse : c’est le Lotus ou arbre à pain des anciens, dont parle Pline, et le Shéa ou arbre à beurre, dont le voyageur anglais Mongo-Park a donné la description.

  1. Les nègres emploient la feuille du Baobab comme gluten, pour préparer leur Kouskou (espèce de bouillie.)