XIII

D’UNE ENTREVUE SENTIMENTALE QUI EUT LIEU ENTRE L’ÉPOUSE ROBOAM ET NICAISE LE FATOUT DU LION-D’OR.


Quand Nicaise fut introduit dans le boudoir par un grand diable de laquais qui riait dans sa barbe, l’épouse Roboam était assise sur un sofa, et achevait de mettre encore un peu de rouge, qui tranchait en pâleur sur le vermillon luisant de ses joues.

— Champagne, dit l’épouse au valet, servez à rafraîchir. Ce jeune garçon vient de loin, vous pensez.

Champagne sortit. Quoique formé par les voyages, notre Nicaise resta sérieusement embarrassé.

— Approchez, mon ami, lui dit l’épouse avec bonté.

— Écoutez donc, répondit Nicaise, vous n’avez point menti, sauf le respect ; je viens de loin, la bourgeoise.

— Je suis comtesse, mon ami.

— Ah ! dame, ça m’est égal, par exemple ! déclara le bon fatout du plus sincère de son cœur.

— Quelle naïveté charmante ! s’écria l’épouse. Asseyez-vous et laissez là ce qui vous embarrasse, savez-vous…

Mais Nicaise serra son parapluie à deux mains et répliqua :

— Que non point ! Il est tout neuf ! Ça ne me quitte jamais !

Le valet rentra avec un plateau qu’il déposa sur le guéridon.

Nicaise dit :

— C’est tout de même reluisant chez vous, la comtesse !

L’épouse, enchantée, lui versa un grand verre de vin d’Espagne et s’écria :

— On dirait une comédie de M. Dancourt. Vous êtes ravissant, mon ami, vous comprenez ?

— À votre santé, répliqua Nicaise, et bien honnête ! J’avais justement soif tout à fait.

Il fit claquer sa langue après avoir bu.

— Point piqué ! ajouta-t-il. Du mignon poiré, oui ! Alors c’est ici chez M. Ledoux ?

— Je connais plus d’un Ledoux, dit l’épouse, qui trempait un biscuit dans son verre.

M. Ledoux de chez nous, précisa Nicaise. Reversez, si vous voulez, la comtesse.

— Vous le trouvez bon !

— Assez.

— Et vous trouvez le logis agréable ?

— Quand à ça, oui.

— Et la maîtresse du logis, savez-vous !

— Dame !… dit Nicaise. Reversez, allez !… Je vous trouve comme vous êtes, c’est sûr et certain, la comtesse.

Il but pour la troisième fois et se campa sur sa chaise crânement avec son parapluie en travers de ses genoux.

— V’là la chose, dit-il en regardant l’épouse en face : M. Ledoux m’a enseigné la rue et le numéro, et j’ai venu tout droit. Je vas vous dire. On croyait que M. Ledoux était un sans cœur, à cause qu’il n’avait pas voulu s’épouser avec la demoiselle après l’événement, quoique tout était prêt puisqu’on avait dansé les épousailles, mais il a bien prouvé qu’il avait du bon ayant promis à la demoiselle qu’il lui ferait avoir ce qu’elle a besoin…

L’épouse écoutait toute distraite. Nicaise reprit en pressant son débit, car le vin d’Espagne lui déliait la langue :

— Comment savait-il que la demoiselle était à Paris ? Moi je m’en moque ! Après l’événement, on lui demanda son loyer, à la demoiselle, s’entend, qu’était en retard de six mois, car le bonhomme n’aimait point payer. Pas le sou dans la maison ! Alors les meubles vendus, et tout ! Et les quatre petits à la dure avec la tante Catherine…

— Ah ça ! mon garçon… voulut interrompre l’épouse.

— Faut bien qu’on vous dise. La Poupette pleurait toutes les larmes de ses yeux ; la demoiselle était un quarteron toquée.

— Comment, un quarteron toquée ?

Le fatout se donna un petit coup de doigt au milieu du front.

— Un grain dans le cerveau, si ça vous plaît mieux, une paille, quoi, expliqua-t-il en buvant son quatrième verre avec un évident plaisir. Et elle était drôle, sa fêlure ! C’était de toucher tous les hommes au gras du bras, en dessous de l’épaule. Fallait bien que ce fût la folie, pas vrai, puisqu’il n’y a jamais eu si sage que la demoiselle, depuis que le monde est monde !

L’épouse bâilla.

— Garçon, dit-elle, votre demoiselle m’ennuie. Parlons de ce que vous voulez.

— C’est même chose : j’appartiens à la demoiselle… Alors elle voulut venir à Paris avec tout son monde, rapport à l’idée qu’elle avait de trouver l’assassin…

— L’assassin ! s’écria l’épouse. Quel assassin ?

— Celui du bonhomme. Et voyez un peu ce que c’est que ce Paris qu’est si grand ! Comme la demoiselle n’avait ni sou ni maille pour nourrir la Poupette, les quatre petiots et la tante Catherine, j’ai voulu travailler de mes bras, pas vrai ? Or je sais tout faire, la menuiserie, les chaussures, la cuisine et le reste. Pas moyen de trouver l’ouvrage, aussi vrai comme vous embaumez la bonne odeur, la comtesse !

L’épouse réconciliée lui prit la main. Il se recula.

— Pas de bêtises ! ordonna-t-il, car il était à son sixième verre et il avait de l’aplomb. Comme quoi, on serait mort de faim tout le monde sans une histoire. Ça vaut la peine d’être raconté : Deux jolis jeunes gens, un monsieur et une dame, mais jolis, jolis ! Ils passaient en carrosse. On venait de nous chasser de l’auberge où nous étions, rue Saint-Honoré, et la demoiselle pleurait. Le carrosse s’arrêta, oui dà ! Il y a encore de bon monde. Ils descendirent tous deux, les tourtereaux : Et « qu’avez-vous, pauvre femme ? » Et « que vous faut-il ? » Et « qui est cette jolie enfant ? » Je parle de la Poupette, s’entend…

— Grâce ! cria l’épouse en se bouchant les oreilles. Tu me fais perdre la tête, mon garçon. Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

— Ah ! dame, riposta Nicaise, nous ne les avons point gardés ensemble, écoutez donc ! les bêtes que vous savez bien. Je n’aime pas qu’on me tutoie… J’ai bientôt fini. Versez, ça vous amusera… Fallut tout raconter, tout en grand. Et quand le monsieur et la dame surent que nous venions de Bar-le-Duc, et qu’ont avait été victimé par les coquins du chevalier de Saint-Georges…

— Hein ?… fit l’épouse, redevenant tout à coup attentive. Le chevalier de Saint-Georges !

— Leur bourse y passa, poursuivit Nicaise, et ils promirent de faire avoir à la demoiselle une bonne place… la poste de Nonancourt.

— Nonancourt ! répéta l’épouse, qui interrogea sa mémoire.

Puis elle pensa :

— C’est ce que voulait ce jeune impertinent, le vicomte Raoul, comprenez !

— Seulement, continua Nicaise, ils ne voulurent pas dire leurs noms, et on ne les a plus revus. N’empêche qu’on vivotte avec leur bourse depuis le temps, les chérubins ! et que tout en vient : ma casaque neuve, ma toque et le parapluie… Voilà donc qu’hier M. Ledoux arrive et dit à la demoiselle : Ne faut pas tant m’en vouloir, je vas vous procurer le bureau de poste de Nonancourt…

— Encore ! s’écria l’épouse stupéfaite. Pensez ! Toujours cette poste-là !

— Il n’y a qu’une chose qui m’étonne, acheva Nicaise, c’est de ne pas trouver ici M. Ledoux, car il m’avait bien donné son adresse dans cette maison.

L’épouse réfléchissait :

— Comment s’appelle votre demoiselle, mon garçon ? demanda-t-elle.

— C’est la fille au défunt père Olivat, pardié ! répondit Nicaise.

L’épouse prit le placet de Raoul, qui était encore sur le sofa, et le parcourut des yeux :

— Hélène Olivat ! lut-elle.

Elle eut l’imprudence d’ajouter :

— Est-ce qu’elle est aussi belle que moi, votre demoiselle, savez-vous ?

Nicaise but un maître verre de vin et haussa les épaules, disant :

— Si je sais, la comtesse ! Je sais qu’il n’y a point sa pareille à Paris !

L’épouse prit une pose de colombe et murmura :

— Le sentiment… la vertu… l’union des âmes. Savez-vous écrire, jeune villageois ?

— Qu’est-ce que ça vous fait ? demanda Nicaise.

— Enfant ! reprit-elle ; concevez ! depuis ma plus tendre adolescence je cherche la candeur et la sensibilité…

— Je ne les ai point trouvées, ces choses-là, riposta le fatout.

Il se leva ; la vaste Hollandaise le retint pas son parapluie. Ce fut son manteau que Joseph perdit. L’épouse éthérée de Roboam Boër n’eut que le parapluie en coton bleu du fatout.

La porte s’ouvrit tout à coup, et mein herr Roboam entra accompagné d’un joli seigneur, enrubanné sur toutes les coutures, mais dans un tout autre goût que l’épouse.

Mein herr Boër était un Hollandais très laid à cheveux plats, à longues oreilles désourlées, et dont la jaune maigreur faisait un contraste complet avec l’embonpoint extraordinaire de sa moitié. Sa physionomie ne prévenait pas en sa faveur.

— Épouse Boër, dit-il, je vous présente mes compliments.

— Un beau parapluie ! murmura le compagnon du mari, qui s’inclina très bas.

— Malheureux ! déclama l’épouse, qui lança un regard terribles au fatout, vous m’avez compromise aux yeux de mon mari et de M. le marquis de Romorantin, concevez !

— Ça le marquis de Romorantin ! s’écria Nicaise. C’est M. Ledoux… Bonjour, monsieur Ledoux.

— Bonjour, mon ami Nicaise, répondit le marquis en souriant.

— Vous voyez bien que c’est M. Ledoux ! dit Nicaise triomphant. Rendez mon parapluie ! ah ! mais !

D’un geste noble, l’épouse le lui tendit, puis, se tournant vers son mari, elle dit :

— Mein herr Boër, ce villageois sollicitait mon appui pour obtenir la poste de Nonancourt en faveur d’une malheureuse fille, la nommée Hélène Olivat.

— Refusez, dit tout bas le marquis à Roboam : refusez tout net.

— Épouse, répliqua mein herr Boër, nous verrons, nous réfléchirons. Maintenant, que M. le marquis vous a présenté ses devoirs, comme il le désirait, nous prenons congé de vous, afin de parler affaires.

— Madame la comtesse, dit le marquis en lui baisant la main, a tout uniment la plus délicieuse toilette que j’aie admirée en ma vie…

— Et simple ! dit l’épouse, qui fit un tour complet pour se laisser voir de tous les côtés.

— Et simple ! répéta le marquis.

Il se tourna vers le fatout et ajouta :

— Allons, mon garçon, ta commission est faite ; va-t’en !

— Je ne demande qu’à m’en aller, répondit Nicaise. À vous revoir, monsieur Ledoux ! Bonsoir, la compagnie !

Il prit la porte. Mein herr Boër et le marquis s’éloignèrent au même instant. En descendant les escaliers, Nicaise se disait :

— Tout de même, j’ai r’eu mon parapluie ; mais la demoiselle n’a pas son brevet.

Mein herr Boër et M. le marquis de Romorantin, qui semblait être son conseiller privé, avaient gagné le cabinet d’affaires, situé à l’autre extrémité de l’hôtel. Mein herr différait de sa femme, non seulement par la couleur et le poids, mais encore parce que son accent hollandais était sans mélange d’allemand. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, triste, froid, et dont l’apparence monotone faisait ressortir encore les allures sémillantes de son factotum, M. le marquis de Romorantin.

— Maître Gadoche, mon brave, dit-il en s’asseyant à son bureau, j’aime bien à savoir le fond des choses. Pourquoi m’avez-vous dit de refuser ce brevet ?

— Nous allons causer de cela, répliqua le brillant marquis, plongé dans une bergère et les pieds au feu. Auparavant, il convient de traiter des questions beaucoup plus graves.

— Alors, Gadoche, mon garçon, s’il s’agit de choses graves, arrivons tout de suite à Mylord ambassadeur. Le comte Stair est mécontent, et se plaint des lenteurs que subit l’affaire.

— Mylord se plaint avec une apparence de raison, mein herr. L’affaire est arrêtée, c’est vrai, depuis que le chevalier de Saint-Georges a mis le pied à Paris. Il ne fallait pas le laisser gagner Paris, où tout se perd et se cache !

— À qui la faute, s’il vous plaît ?

— À vous. L’argent ne doit jamais manquer dans les entre prises de cette sorte. Si j’avais eu de l’argent, je n’aurais pas tenté une misérable aventure de casse-cou là-bas, à Bar-le-Duc ; je n’aurais pas été cloué sur mon lit par cette diabolique blessure. J’aurais mené moi-même l’expédition de la Font-de-Farges, et vous auriez en poche vos cent mille livres sterling !

Mein herr Boër ne discuta point.

— Dorénavant, maître Gadoche, dit-il, vous ne manquerez plus d’argent. Où en sommes-nous de nos recherches ?

— Au même point. Néant ! le chevalier de Saint-Georges semble s’être englouti sous cent pieds de terre.

— Cela peut durer longtemps, maître Gadoche ?

— Mein herr, cela peut durer toujours.

— N’avez-vous pas d’autres nouvelles ?

— Si fait… une nouvelle très curieuse.

— Bonne ?

— Non, mauvaise.

— Voyons votre mauvaise nouvelle.

— Avez-vous ouï mention d’une nouvelle étoile, apparaissant au firmament de la cour ?

— Certes, lady Mary Stuart de Rothsay. C’est le bruit de la ville.

— Un nom qui sonne haut, n’est-ce pas ? lady Stuart de Rothsay !

— Que nous importe ?

— Et qui sonne mal, mal pour nos projets. Vous n’avez point pensé à ce que pouvait être cette lady Mary Stuart de Rothsay, à laquelle Philippe d’Orléans me paraît prêter beaucoup d’attention ?

— Non… Et vous, maître Gadoche ?

— Si fait, moi, mein herr, je pense qu’il y a beaucoup d’argent à gagner pour moi dans cette aventure.

— Notre prix est réglé.

— Il y a les étrennes… et je ne suis pas convenu avec vous de ne pas aller quelque jour droit à mylord ambassadeur, lui proposer mes services particuliers.

Le Hollandais toussa.

— Aujourd’hui même, dit-il, on va solder votre arriéré et vous compter une prime de deux cents louis. Est-ce assez ?

— Pour le moment.

— Si c’est assez, veuillez me dire ce que vous savez sur lady Mary Stuart de Rothsay.

— Il suffira d’un mot, mein herr. Dans l’affaire de Bar-le-Duc, lady Stuart a fait plus contre nous que tous les serviteurs du prince et le prince lui-même !

— Serait-ce la Cavalière ? demanda Boër, qui se leva à demi, tant il eut de surprise, la Cavalière, dont on a tant parlé ?

Gadoche répliqua froidement :

— Vous l’avez dit, c’est la Cavalière, et la Cavalière a ses entrées chez M. le Régent !