X

D’UNE COMÉDIE QUE JOUA PIÈTRE GADOCHE ET COMMENT IL SE VANTA D’ÊTRE BEAUCOUP PLUS HABILE QUE SON MAÎTRE CARTOUCHE.


Au moment où s’élevait le cri sinistre de Piètre Gadoche, donnant lui-même l’éveil, la grande Hélène se rapprochait de Mariole tremblante, pour lui demander compte de son absence. Mariole était rentrée par la porte du jardin, qu’elle avait trouvée ouverte, et Franciot lui avait dit, comme elle passait dans la cuisine :

— Tiens ! la Poupette ! M. Ledoux est à courir après vous dans les champs.

Mariole avait défiance de M. Ledoux. Elle pensa que la conduite de M. Ledoux n’avait d’autre but que de mieux faire remarquer son absence. La catastrophe qui termine notre dernier chapitre coupa court à l’interrogatoire dont elle était menacée.

Pendant que tout le monde se précipitait vers la porte extérieure, Hélène seule courut à l’escalier, qu’elle monta rapidement, quoique ses jambes tremblassent sous le poids de son corps. Elle appela son père dès le carré ; elle l’appela du seuil de la porte. Son père ne pouvait plus lui répondre.

Elle entra. C’était une fille au cœur vaillant. Elle ralluma elle-même le flambeau qui restait sur la table de nuit de son père et se trouva en face d’un spectacle qui dépassait tout ce que sa terreur aurait pu imaginer.

Le bonhomme Olivat était couché sur le dos, les yeux hors de leurs orbites, la langue tirée et noire. Il avait au cou d’horribles traces, suites du genre de mort qui lui avait été infligé par une main évidemment très habile. Aucune arme ne l’avait frappé ; vous eussiez dit l’œuvre d’un tigre.

Son bras gauche reposait sur la couverture, son bras droit pendait hors du lit, et la main de ce bras, terriblement crispée tenait encore un lambeau sanglant, qui était la chair arrachée au bras de l’assassin.

Hélène ne pleurait point. Elle tâta premièrement la poitrine de son père, puis le pouls du bras gauche, car ce lambeau rouge que tenait la main droite lui faisait peur. Il n’y avait plus aucun signe de vie, quoique la chaleur naturelle restât complète.

Un sanglot s’arrêta dans la gorge d’Hélène.

— Pauvre vieux père ! dit-elle.

Le son de sa propre voix la secoua comme un grand cri.

Elle souleva le traversin et vit la place vide laissée par le sac. C’étaient des voleurs. La première pensée de colère et de vengeance naquit en elle, quand le traversin, en retombant, éparpilla les cheveux blancs du vieillard. Elle le baisa au front ; elle essaya de fermer sa bouche et ses yeux, mais elle ne put.

On entendait mille cris confus au dedans et au dehors. Elle resta un instant immobile à écouter, puis elle s’agenouilla et mit la chandelle par terre, pour examiner enfin cette chose informe et rouge qui pendait au bout du bras droit.

C’était la main qui avait combattu : Une bonne main, et dont le vieillard vantait encore souvent la force remarquable, quand il avait une heure de gaieté.

Cette main avait si profondément labouré le bras de l’assassin, que chacun des ongles, celui du pouce comme ceux des quatre doigts, gardait un lambeau de toile, coupé net et franc, un lambeau de peau et une portion de muscle. Le tout se dans le creux de la main à un morceau d’étoffe plus considérable, qui venait de ce fait que la chemise du meurtrier inconnu s’était déchirée à l’emmanchure.

Une marquise peut-être n’eût pas raisonné si vite et si bien qu’Hélène Olivat dans cette circonstance, parce qu’il arrive aux marquises de n’être point expertes en fait de lingerie. Mais Hélène était lingère, comme elle était tout à la maison. C’était elle-même qui taillait et cousait les chemises de son père.

Elle vous eût dit, après quelques secondes d’un rapide examen, à quel endroit précis les ongles du vieillard avaient attaqué le bras de l’assassin. Elle voyait la blessure faite, elle la voyait en sa forme et en sa profondeur ; elle la voyait de ses yeux, comme vous lisez cette ligne.

Elle resta un instant agenouillée et tâchant de prier ; elle ne put.

— Je le retrouverai, dit-elle en se levant, j’en suis sûre !

Elle descendit d’un pas ferme, et quand elle arriva au milieu du bruit confus qui emplissait le rez-de-chaussée, elle n’eut pas besoin de parler pour imposer silence à tous.

— Qu’avez-vous vu ? demanda-t-elle.

— Le père Olivat est-il blessé ? interrogea Mariole, qui essaya une caresse.

Hélène la repoussa.

— Le père Olivat n’est pas blessé, répliqua-t-elle d’un accent étrange. Qu’avez-vous vu ? Répondez en peu de mots et clairement. J’ai besoin de savoir.

Vingt bouches s’ouvrirent, vingt voix s’élevèrent, mais personne ne dit plus d’un mot. Elle saisit le bras du fatout, qui avait perdu ses belles couleurs, et lui dit :

— C’est toi que je veux entendre. Va. Parle, et ne mens pas !

Nicaise regarda Mariole, qui pleurait parce qu’on l’avait repoussée.

— Demoiselle, balbutia-t-il, j’ai vu deux hommes s’ensauver du toit de la grange, et je craignais que M. Olivat n’ait eu du mal.

— Connais-tu ces hommes ?

— Oui, demoiselle… un surtout, le boiteux.

— Où les avais-tu vus ?

— Ici.

— Quand ?

— Aujourd’hui.

— Comment les appelles-tu ?

— Je ne sais pas leurs noms.

— Que font-ils ?

— Ce sont des amis au jeune braconnier… M. Raoul…

Mariole essuya ses yeux et devint attentive. Hélène dit :

— Celui qui sert le jeune vagabond qui prend le nom de roi d’Angleterre !

— Soupçonnez-vous M. Raoul ? s’écria Mariole hors d’elle-même. Je peux faire serment…

Elle s’arrêta, épouvantée de son imprudence.

— Est-ce M. Raoul, demanda durement Hélène que tu as été chercher cette nuit, Mariole ?

— Oui, demoiselle, répondit M. Ledoux, qui reparut à l’improviste, calme, propre, un peu pâle peut-être, mais tiré à quatre épingles dans son pourpoint vert-pomme. C’est pour chercher M. Raoul que l’enfant est allée dehors : je l’ai vue… et j’ai vu aussi les deux hommes dont parle le bon Nicaise. Ils fuyaient vers la Croix-Aubert. Ils appartiennent à ce Raoul, qui appartient lui-même au chevalier de Saint-Georges.

— Le chevalier de Saint-Georges est un bon chrétien ! protestèrent quelques voix ; nous le voyons à l’église, agenouillé pieusement…

D’autres voix repartirent :

— C’est un Anglais !

Hélène avait baissé la tête. Mariole cachait son visage entre ses mains, Nicaise était atterré.

— Demoiselle Hélène, poursuivit M. Ledoux, qui lui prit affectueusement la main, je suis sorti d’ici pour vous rendre service, et je ne sais pas encore ce qui s’est passé dans votre maison. Je vois toutes les figures atterrées, et il semble que la joie de nos fiançailles est remplacée par un grand deuil. J’ai entendu pourtant que vous disiez : Mon père n’est pas blessé…

— Mon père est mort, répliqua Hélène d’une voix sombre.

— Assassiné ? demanda M. Ledoux avec une horreur très naturellement jouée.

— Assassiné ! répéta Hélène.

— Je m’en doutais ! dit M. Ledoux, pendant que l’assemblée entière s’agitait épouvantée.

Mariole tomba brisée sur un siège, et Nicaise s’écria en fermant les poings.

— Ah ! les coquins ! les coquins ! tuer le père de la demoiselle !

La scène alors, entre Hélène et son promis, prit un caractère véritablement étrange, même dans ce pays lorrain, qui avait la réputation d’aimer l’argent par-dessus tout.

— Demoiselle Olivat, dit M. Ledoux d’un ton paisible et poli, les affaires sont des affaires. Il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met…

— Attendez à demain ! attendez à demain ! conseillèrent quelques gens de la noce. Vous êtes dans votre droit, mais il faut de la convenance !

M. Ledoux ne voulut point écouter cet avis des gens de la noce. Il continua très doucement :

— Les malfaiteurs ont-ils enlevé les économies de votre père ?

— Oui, répondit Hélène d’une voix si changée qu’on eut peine à l’entendre ; toutes ses économies.

Mais elle ajouta fermement :

— N’ayant plus de bien, monsieur Ledoux, je vous rends votre parole.

— Gredin ! s’écria Nicaise, qui s’élança les poings fermés sur le collecteur. Tu n’aimais donc que les écus de la demoiselle !

Ce fut Hélène elle-même qui l’arrêta et le repoussa à l’écart.

— Demoiselle Olivat, reprit le fiancé, parmi les murmures de l’assemblée, cela me coûte de rompre l’affaire, j’avais bien de l’affection pour vous ; mais je suis jeune et je dois soigner mon avenir. Je reste votre ami, et si vous aviez quelquefois besoin d’aide…

— Adieu, monsieur Ledoux, dit Hélène, qui lui montra du doigt la porte. Vous avez assez parlé.

Nicaise ouvrit les deux battants tout grands. Les gens de la noce regardèrent cette issue d’un œil d’envie. Chacun aurait voulu être dehors. M. Ledoux salua à la ronde, et certes, on lui fit un peu les gros yeux, mais il y avait là bien des esprits sages qui l’eussent approuvé s’il eût seulement attendu au lendemain. Ces esprits sages ne savaient pas que M. Ledoux n’avait pas le temps d’attendre, et qu’il jouait là une comédie aussi bien combinée qu’audacieuse. Il se dirigea vers la porte. Nicaise, rendu brave par l’excès de sa colère, lui mit le poing sous le nez. M. Ledoux ne s’en inquiéta guère.

— Demoiselle Hélène, dit-il un instant arrêté sur le seuil, je ne vous dis point adieu, je vous dis au revoir. Il y a longtemps que je surveille les menées du chevalier de Saint-Georges et de sa bande : je suis dans le pays pour cela. Je vous aiderai à trouver l’assassin de votre père, sachez-le bien, et vous entendrez bientôt parler de moi.

— Restez ! s’écria Hélène. Parlez !

Mais il était déjà parti.

Je ne sais comment cela se fit : un quart d’heure après, l’auberge du Lion-d’Or était vide. Pas une âme ne restait dans la salle commune, dont la porte était toujours grande ouverte. En haut, Hélène était à genoux devant le lit de son père. Derrière elle, Nicaise et Mariole sanglotaient.

Hélène se retourna tout à coup, l’œil égaré, la bouche crispée.

— Que faites-vous encore ici ? demanda-t-elle.

Ils ne répondirent que par leurs larmes.

— Allez-vous-en, reprit-elle. Je n’ai plus de pain à vous donner !

— Ma sœur ! murmura Mariole, ma bonne, ma bien-aimée sœur !

— Ah ! demoiselle ! dit le fatout, dont la pauvre bonne figure suppliait, si vous saviez !…

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! reprit Hélène avec exaltation. Je suis pauvre ; on abandonne les pauvres. Mon père avait raison ; les hommes sont méchants : tous les hommes ! Il n’y a que l’argent, et pour de l’argent on tue ! Je chasserai la tante Catherine, je chasserai les petits, je vous chasse !

Au lieu d’obéir, ils s’agenouillèrent tous deux, l’un à droite, l’autre à gauche. Hélène regarda Mariole, douce sous sa couronne fleurie qui faisait contraste avec son immense douleur ; elle ne fut point touchée. Elle regarda Nicaise, dont toute l’âme candide et dévouée était dans ses pauvres yeux ; elle garda sa colère.

— Je vous chasse, répéta-t-elle, je vous chasse. Sortez ! je vous dis de sortir !

Mais ses deux mains se portèrent à son front, et elle tomba dans leurs bras évanouie.

Au dehors, les gens de la noce suivaient, en caravane, le chemin de Bar-le-Duc. On ne se quittait point, par crainte de ces terribles malfaiteurs, qui infestaient le pays. On causait pour abréger la route, et, Dieu merci, il y avait de quoi causer !

M. Ledoux seul manquait pour plaider sa cause, car il fut attaqué un petit peu au début du voyage. Mais, en définitive ces Olivat avaient du malheur ! c’était la seconde fois ! On n’est pas pressé d’entrer dans une pareille famille.

Combien le bonhomme pouvait-il avoir dans sa paillasse ? Le voleur avait fait un joli coup ! À mesure que la route avançait, l’unanimité se faisait, au sujet de la conduite de M. Ledoux. Il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met. Et c’était une maison de malheur ! Aux portes de Bar-le-Duc, on trouvait que M. Ledoux avait été bien honnête de prendre une si belle paire de gants pour rompre cette mauvaise affaire. Il aurait pu s’en aller sans rien dire.

M. Ledoux, qui occupait si fort les gens de la noce, et qui le méritait mieux encore qu’aucun ne le pouvait penser, marchait seul, dans une direction tout opposée, en pleine forêt. Malgré le froid qu’il faisait, il avait dépouillé son pourpoint vert-pomme, et allait en manche de chemise, avec son mouchoir, noué du mieux qu’il avait pu, autour de son bras gauche, immédiatement au-dessous de l’épaule. La glace avait beau durcir la terre, quoique M. Ledoux avançât très lentement, il avait le visage inondé de sueur. De temps en temps, des gémissements s’échappaient de sa poitrine.

Les événements que nous avons racontés avaient couru la poste. Il était à peine dix heures du soir. À vingt minutes de chemin environ de l’auberge du Lion-d’Or, dans la direction du nord-ouest, M. Ledoux quitta la route battue et s’engagea dans le fourré, la main droite au-devant du bras gauche pour éviter le choc des branches. Au bout de quelques pas, il entra dans une clairière au centre de laquelle une masse sombre se montrait, parsemée de raies faiblement lumineuses.

C’était une ancienne cabane de sabotiers, connue dans le pays sous le nom de la Hutte-aux-Fouteaux. Fouteau est le sobriquet du hêtre et les sabotiers de la hutte avaient exploité autrefois, à cet endroit, un quartier de hêtre, qui était maintenant la clairière.

Les lèvres de M. Ledoux lancèrent le coup de sifflet qui avait déjà ouvert, une heure auparavant, la porte de derrière de l’auberge. La porte de la hutte roula sur ses gonds et laissa voir une trentaine d’hommes, armés jusqu’aux dents pour la plupart, empilés dans un étroit espace.

L’entrée de M. Ledoux fut saluée par une acclamation. Lui se laissa tomber sur un billot et dit :

— Saunier est-il ici ?

En même temps, il rejeta son pourpoint posé en écharpe sur son bras gauche, qui était rouge de sang depuis l’épaule jusqu’au poignet.

— Saunier ! docteur ! crièrent des voix. Maître Gadoche est blessé !

Quand Saunier, le docteur, bandit à la figure farouche, mais singulièrement intelligente, s’approcha de maître Gadoche, celui-ci était prêt à se trouver mal.

— Oh ! oh ! dit Saunier avant même d’avoir retiré le mouchoir. Mordu par un loup, capitaine ! Il n’y a là ni plomb, ni fer !

— Déchiré par un mourant ! répliqua Gadoche d’une voix faible.

— C’est venimeux, cela ! gronda Saunier, qui était un fort habile homme, comme nous allons le voir, mais qui avait les préjugés de son temps. N’allez pas vous évanouir, capitaine ! Les pansements ne valent rien, faits pendant la syncope. Vous autres, de l’eau et du brandevin !

Plusieurs gourdes furent apportées, et Gadoche, ravivé, releva la tête.

— Rogue et Salva sont-ils arrivés ? demanda-t-il, pendant que Saunier dénouait le mouchoir avec précaution.

— Oui, capitaine, répondit le boiteux lui-même. Ne vous inquiétez pas. Nous sommes ici avec l’argent.

— C’est bien, dit Gadoche. Alors, docteur, fais vite !

Sous le mouchoir enlevé, il n’y avait point de chemise. Nous savons que la manche presque entière était restée aux ongles du bonhomme Olivat. Une blessure apparut aux lueurs de la chandelle tenue par le docteur, une blessure si large, si profonde, si terrible en un mot, qu’une longue exclamation courut parmi la foule des bandits.

Certes, pour avoir montré une figure froide et calme pendant sa scène d’adieux avec Hélène, il fallait que M. Ledoux eût en lui une énergie peu ordinaire.

Le muscle du bras était littéralement déchiré jusqu’à l’os comme s’il eût été touché par la griffe d’une panthère. Gadoche dit :

— Guérirai-je ?

— Oui, capitaine, répondit Saunier ; avec le temps, j’espère.

D’une main habile et ferme, le médecin bandit commença le pansement. Gadoche restait immobile, muet et blanc comme un marbre.

Quand le pansement fut achevé, et il dura longtemps, Saunier ordonna un repos absolu ; mais Gadoche dit : « Pas encore ! » Il ajouta :

— Maître Saunier, voilà de l’argent qui me coûte cher et qui doit nous rapporter gros. Combien sommes-nous ici ?

— Trente-trois en vous comptant capitaine.

— Prenez le sac. Quoi qu’il y ait dedans, faites quarante-cinq parts, dont il y aura dix pour moi… à moins qu’on ne trouve que je ne les ai pas bien gagnées.

— Vive le capitaine ! cria la troupe en chœur.

— Dix pour moi, répéta Gadoche, deux pour vous, deux pour Lapierre et Tontaine, mes deux lieutenants, une pour chacun des autres…

— Nous étions de l’affaire ! s’écrièrent à la fois Rogue et le juif.

— J’ai dit ! répliqua Gadoche.

— Et si vous avez quelques réclamations à faire valoir, mes anges, ajouta Tontaine, un gaillard qui mesurait six pieds de haut, je vous prie de vous adresser à moi, par préférence.

Pendant qu’on opérait le partage, Gadoche s’étendit sur un lit, improvisé à l’aide de feuilles sèches et de manteaux. On le croyait assoupi ; mais aussitôt que le partage fut achevé, il se souleva sur son coude droit et ordonna à la bande de faire le cercle autour de lui.

— Mes enfants, dit-il, le nommé Cartouche qui se fait passer pour le premier chef de bandits qui soit au monde se serait évanoui comme une vieille femme, s’il avait souffert seulement le quart de ma torture. C’est venimeux, la griffe d’un mourant, je sens cela, le docteur a raison. Mais je ne m’évanouis pas, parce que je suis Piètre Gadoche, et non point Louis-Dominique Cartouche. Demain je serai debout.

— Vive le capitaine ! ponctua la bande, qui était contente de sa part de prise.

— J’ai fait ce soir, poursuivit Gadoche, un bout de comédie que ledit Cartouche, qui a volé sa réputation, aurait mis cent ans à inventer. J’ai joué le Lorrain, comme si j’étais né en Normandie ! Je me suis fait passer pour un croquant, grippe-sou et le reste, afin qu’on ne me soupçonnât point d’être un assassin… Est-ce Cartouche qui vous parlerait si librement avec son bras dans l’enfer ?… Il y a des choses que j’ai remarquées. Les bandits sont larges et généreux, parce que l’argent ne leur coûte qu’un coup de couteau. Singez le petit bourgeois effronté qui marchande sans vergogne, jamais on ne vous fera l’honneur de croire que vous êtes capable d’un meurtre. J’ai agi en conséquence : au lieu de me sauver comme Rogue et Salva, j’ai pris la peau de M. Ledoux, le collecteur ; j’ai été lâche, avaricieux et gredin comme une douzaine de gabelous. Ma réputation est faite… en outre, j’ai placé un jalon sur notre route future, j’ai gardé la possibilité de protéger mon ancienne fiancée et de lui montrer du doigt quelque jour un des serviteurs du roitelet anglais, en lui disant : Voici l’assassin de votre père !

— Bravo, capitaine, clama le chœur.

Le médecin Saunier ajouta :

— Ce Cartouche n’est qu’un polisson auprès de vous !

Nous raconterons plus tard, quand nous aurons un instant, l’histoire véridique et curieuse de ce médecin Saunier.

— Maintenant, mes enfants, reprit Gadoche, si je pouvais vous dire : En avant et marcher à votre tête, toutes ces précautions de comédie seraient bien inutiles, car je serais sûr d’en finir cette nuit avec les Lorrains et la Lorraine, mais quand je ne suis pas là, je ne réponds de rien, et me voilà cloué sur ce lit, pas vrai, Saunier ?

— Si vous bougiez, capitaine, répondit le médecin, vous seriez un homme mort.

— Alors, maître ! s’écria le géant Tontaine, donnez-nous seulement vos instructions, et vous verrez de quel bois on se chauffe !

Lapierre, l’autre lieutenant, fit une déclaration analogue.

Gadoche soupira et poursuivit :

— Il le faudra bien, mes enfants ; je n’ai pas le choix. Mes instructions ne seront pas longues. Le chevalier de Saint-Georges part à minuit : vous allez monter à cheval. Le territoire de Bar-le-Duc finit à la Font-de-Farge, sur la route de Reims : vous vous posterez à la Font-de-Farge…

— Et quand le roitelet passera… commença Tontaine en faisant le geste de mettre en joue.

— Feu ! interrompit Gadoche avec toute son énergie réveillée. Si vous visez bien, chacune de vos balles de plomb vaudra mille fois son pesant d’or hollandais !