La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre X

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 63-71).

Chapitre dixième.
Du loup et de toute sa nature.


Lou est assés commune beste : si ne me convient jà dire de sa faisson ; quar pou de gens sont qui bien n’en ayent veu. Ilz vont en leur amour ès louves, en février, et font en la manière que font les chiens ; et sont en leur grant chaleur xi ou xii jours.

Et quant une louve est chaulde, s’il ha loups en païs, ils vont tous après elle, comme font les chiens après une lisse quant est chaude ; mes james nul ne l’alinhera fors que un. Elle fet en telle manière que elle pourmenera les lous vi ou viii jours sanz mengier et sanz boire et sanz dormir ; quar ils ont tant le couraige à elle, que ne leur chault de mengier ne de dormir. Et quant ils sont bien las, elle les leisse bien reposer jusques tant qu’ils sont endormis, et puis grate du pié et esveille celluy qui li semblera qui plus l’ait amée et plus ait travaillé pour elle ; et s’en vet loinh d’iqui et se fait alinher à lui ; et pour ce, dit-on, quant aucune femme fet aucun mal, que elle ressemble la louve, pource que elle se prent au plus let et au plus mescheant. Et c’est vérité que la louve se prent au plus let et plus mescheant ; quar pource qu’il a plus travaillé et plus jeuné que n’ont les autres, est il plus povre, plus megre et plus mescheant ; et c’est la cause pourquoy on le dit. Aucunes gens dient que james lou ne vit son père, et c’est vérité aucune fois et non pas touzjours ; quar il avient que quant la louve en a mené celuy que elle vuelt plus, comme j’ay dit, et les autres lous s’esveillent, ils se mettent tantost ès routes de la louve, et s’ilz truevent que le lou et la louve se tienhent ensemble, trestous les autres corrent sus au lou et le tuent ; et pource dit on que lou ne vit james son père et ceci est vérité en ce cas ; mes quant en tout le païs n’a senon un lou et une louve, lors ne puet estre vérité. Ou aucune fois par aventure les autres lous se sont esveillés si tost ou si tard que encore le lou ne se tendra aveque la louve, ou par aventure seront jà leissiés, et lors s’enfuit il des autres lous qu’ils ne le tuent pas ; et en ce cas aussi n’est pas vérité. Ils pevent engendrer au bout d’un an et lors se despartent de la mère et de leur père. Et aucune fois anssois qu’ils ayent un an, mes qu’ils ayent les dens refètes et remuées[1] toutes à leur droit des autres petites dens qu’ils ont premier ; quar ils ont deux dens en un an : les premières leur chiéent quand ils aront demi an ; et puis les remuent ; les autres qu’ils portent tous les jours de leur vie sans remuer. Et quant celles sont refetes à leur droit, donc leissent ils leur père et leur mère et vont querir leurs aventures. Mes pour quant qu’ils aillent loinhs ne demuerent l’un sans l’autre longuement. Pource n’est pas que s’ils encontrent leur père et leur mère qui les ont norris, qu’ilz ne li facent feste et réverence touzjours. Et sachiés que quant un loup et une louve se sont accompanhiés, ils demuerent tousjours voulentiers ensemble et pour quant qu’ils aillent querir leur proye loinh, l’un dessà, l’autre de là. Il ne sera que la nuyt ne soyent ensemble s’ilz pevent, et se non, au moins au bout de trois jours. Et telz lous einsi accompanhiés portent à mengier à leurs enfans einsi bien le père comme la mère ; fors tant que le lou menje premièrement lui même son saoul et le remenant[2] porte à ses cheaulx. La louve ne fait pas ainsi ; quar elle porte, ansoys que elle menje, tout à ses cheaulx et menge aveques eux, Et si le lou est aveques les chiaux, quant la louve vient, et elle porte rien[3], et le loup n’a assez mengé, il oste la proye à elle et à ses cheaulx et menge son saoul premier ; et puis leisse le remenent, s’il en y a, et si non, si muerent de fain s’ils vuelent, car il n’en conte guères, mes qu’il ait le ventre plain. Et quant la louve voit ce, elle est si fausse et si malicieuse, que elle laisse la viande, que elle porte, loinh de là où les louvetiaulx sont, et vient veoir si le lou y est ; et si le lou y est atendra jusques tant que le lou s’en soit alé, et puis aportera la viande à ses louvetiaux. Mes le lou, qui est aussi malicieux, quant il voit venir la louve sans nulle proye, il la vet flairer à sa bouche, et s’il sent que elle ait rien porté, il la prent aux dens et la bat tant qu’il convient qu’elle li monstre où elle a lessé sa proye. Et quant la louve s’aperçoit qu’il fet einsi, quant elle tourne à ses chiaux, elle vient tout le couvert et ne se monstre point au lou jusques tant que elle ait veu s’il y estoit ou non. Et s’il y est elle se musse[4] jusques tant qu’il s’en soit alé querir sa proye pour la fain qu’il ha. Et lors quant il s’en est alé, elle porte à ses chiaux à mengier ; et ce est droite vérité. Aucuns dient qu’elle se bainhe et corps et teste quant elle revient, afin que le lou ne sente rien que elle ait porté ; mes je ne l’aferme mie.

Autres lous passans d’aventure, qui ne sont mie einsi accompainhés, n’aident point einsi nourrir ses chiaux à la louve ; mes quant le lou et la louve sont accompainhés et il n’a plus lous ou païs, par droit naturel sentement, il scet bien que les chiaux sont siens, et pource les aide il à nourrir ; mes ce est mal gracieusement. Au temps que les louvetiaux sont petits, sont plus gras les lous que en temps de l’an, quar ils menjent ce qu’ils prennent et ce que la louve et les chiaux devoient mengier.

Et portent les louves neuf sepmaines et aucunefoiz trois ou quatre jours plus. Une fois vont en leur amour l’an. Aucunes gens dient que la louve ne porte chiaux tant comme sa mère est vive, mes je ne l’aferme pas. Elles ont einsi leurs chiaux comme une lisse, ore plus, ore moins.

Ilz ont grant force espicialment devant et male morsure et forte, quar aucunefois un lou tuera bien une vache, ou une jument ; et a si grant force en la bouche, qu’il portera une chièvre ou un mouton ou une brebis ou un pourcel, sans toucher en terre, en sa guele et courra si fort portant la bête, que se mastins ou chevaucheurs ne viennent au devant, les pasteurs ne gens a pié n’y pourront atteindre.

Il vit de toutes chars, de toutes charroinhes et de toutes vermines et sa vie n’est pas longue ; quar il ne vit plus de xiii ou xiiij ans. Il a male morsure et venimeuse pour les crapaus, et vermines qu’il menge.

Il va si tost, mes qu’il soit vuyt[5], que j’ai veu leissier quatre leisses de lévriers à doubles, l’un après l’autre, qui ne povoient afichier[6] au lou : quar il vet aussi tost comme beste du monde et dure longuement son aler. Quant on le chasse à force aux chiens courans, il ne fuyt guères loinh d’euls, si mastins ou lévriers ne l’esloinhent. Il fuyt le couvert comme un sanglier ou un ours, et voulentiers les voies.

Il vet communément querre sa vie la nuyt ; d’aucunefois le jour, quant il a grant fain. Et aucuns sont qui chassent cerfs, sangliers et chevreuls et sentent tant comme mastins et prennent des chiens quant ils pevent. Il en y ha d’aucuns qui menjent les enfans et aucunefois les hommes, et ne menjent nulle autre char puisqu’ils[7] sont encharnés aux hommes, ansois se laisseront morir, et ceulx apelle l’en lous garoulz ; quar on s’en doit garder. Et sont si cauteleus, que quant ilz asaillent un homme, ils le tiennent, si ils pevent, ansois qu’il les voye ; et s’il les voit premier, ils l’asaillent si subtilment que à peines eschappe que ils ne le preinhent et tuent ; quar ils se scevent très bien garder des armes que l’homme porte. La cause pourquoy ils se prennent aux hommes si sont deux : l’une si est, quant ilz sont trop vieuls et perdent leurs dens et leur force. Et ne pevent porter leur prise einsi que souloient fere, donc convient qu’ils se preinhent aux enfans, qui n’est pas forte prise pour euls, ne les y convient à porter, fors que seulement mengier, et ont plus tendre char que n’est la pel ne la char d’une beste. L’autre rayson si est quant ils sont encharnés en pays de guerre, où il y a eu batailles et estors[8], et lors ils menjent des hommes morts ou des pendus qui sont bas astachiés ou cheus du gibet ; et la char de l’homme leur est si savoureuse et si playsant que puisqu’ils y sont encharnés, ils ne menjeroient autres bestes, ansoys se laisseroient mourir ; quar j’ay veu qu’ils laissoient les berbis et prenoient et tuoient le pastour.

Merveilleusement est sachant beste et fausse plus que nulle beste en garder tous ses avantaiges, car il ne fuyra jamais trop fort, fors tant comme il en ara besoinh ; quar il vuelt touzjours estre en sa force et en son alayne ; quar chescun jour li est besoinh ; quar chescun qui le voit le crie et chasse. Quant on le chasse à force, il fuyra tout un jour se levriers ne li sont leissiés. Il se fait voulentiers prendre en aucun vilaige ou ruissel. Il se fait pou abayer, se non qu’il ne puisse aler avant.

Ils deviennent aucunefois enragiés, et quant ils mordent un homme, à peine en puet garir ; quar leur morsure est trop venimeuse, comme j’ay dit pour les crapaux qu’ils menjent, et d’autre part pour la maladie de la rage. Quant ils sont pleins ou malades, ils peissent de l’erbe, comme un chien, pour eulx vuider. Ils demeurent longuement sans mengier ; quar un lou demourra bien sans mengier vi jours ou plus. Quant la louve a ses chiaux, à peines fera mal près de là où elle ha ses chiauls, pour paour de les perdre. S’il vient à un parc de brebis, s’il a loysir, il les tuera toutes ansois qu’il en mange.

On les prent à force aux chiens, aux lévriers, aux laz et ès cordes ; mes s’il est priz en un laz ou en autres cordes, quelles qu’elles soient, il les coupe merveilleusement tost de ses dens, se on n’y est bien tost pour le tuer ; ès fosses, ès aguilles, ès haussepiez, ou à poudres venimeuses que on leur donne en la char ; et en autres manières. Aussi quant le bestiaill descent des montainhes l’hiver, ils descendent après, pour avoir leur vie. Ilz suyvent voulentiers gens d’armes pour les charoinhes du bestiaill ou des chevauls mors ou d’autres choses : ils hullent comme un chien ; et s’ils sont deux lous ils feront si grant noise que vous dirés qu’il y a plus de huit chiens ; et cela font ils quant il fet cler temps et serin, ou quant ils sont juenes lous qui n’ont pas encore passé leur an, ou quant l’en les apelle en ullant pour les encharner. Et grant paine si on les a encharnés demeurront là où ils aront mengié espicialment vieulx lous, au moins la première fois qu’ils mengeront. Mes quant ils sont asseurés, qu’ils ont mengié deux ou trois foys, que on ne leur fet nul mal, lors aucunes fois, ils demuerent ; mes aucuns sont si malicieus qu’ils mengeront la nuyt et s’en iront avant le jour bien loinh demie lieue ou plus demourer ; espicialment s’ils sentent que on leur ayt fet ennuy ou ils sentent que on leur ait fait trayn de char pour le chassier. Ils ne se plainhent point quant on les tue, comme font chiens ; mes des autres natures y ressemblent ils aucques[9]. De ses autres natures, manières et malices d’euls diray je plus à plain quant parleray comment on le doit chassier. Si on li giète moult lévriers, il regarde devers chescun, quant il les voit venir. Et conoist tantost celuy qui le vuelt prendre. Lors se haste il de fuyr quant qu’il puet ; mes si ils sont lévriers qui ne l’osent prendre, tantost le connoist. Si ne hastera jà son erre. Et quant on giète au costé ou devant lévriers qui le vueillent bien prendre et il le voit, s’il est plain, il se vuide et derrière et devant, tout en courant, pour estre plus viste et plus légier.

On ne puet nourrir un lou, pour quant que on l’ait cheau ne juene et l’en le chastie et bate et tienhe en discipline, que touzjours il ne face mal, s’il a loysir et le puet fere ; et james pour quant qu’il soit privé ne sera, se on le maine dehors, qu’il ne regardent touzjours dondéssà et dondélà[10] pour veoir s’il puelt en nul lieu fere mal ; ou il regarde qu’il a doubte que aucun ne li fasse mal, quar il scet bien en sa connoissance qu’il fet mal. Et pour ce le crie l’en chasse et tue ; mes pour tout cela ne puet il laisser sa mauvaise nature.

On dit que le destre pié de devant du lou porte medicine au mal des mamelles et aux boces qui viennent aux pourciaus privés dessoubzles maisselles[11] ; et aussi le foye du lou séchié et poudre est bon au foye de l’homme. Toutes voyes je ne l’aferme mie ; quar je ne vueill metre en mon livre chose qui ne soit droite vérité. La pel du lou est bien chaude pour fere moufles ou pelisses ; mes ce n’est pas belle fourreure ; et aussi elle put touzjours se elle n’est bien conrée.

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  1. Remuées, rechangées, du latin remutare et non pas de removere.
  2. Remenant, le reste, du latin remanere.
  3. Rien, quelque chose, du latin rem. Le mot rien ne prenait autrefois le sens négatif que lorsqu’il était accompagné de la particule ne. Ainsi : elle porte rien, signifiait : elle porte une chose ; elle ne porte rien, signifie : elle ne porte nulle chose.

    Il en est de même de guères. (Voyez la note 2 de la page 47.)

    Il en est de même de point. (Voyez la note 4 de la page 46.)

    Rien, point, guères, sans la particule ne, étaient, au xive siècle, employés dans un sens affirmatif.

  4. Musser, mussier ou mucer, cacher.

    « Quant Adam ot sentie la saveur de la pomme qui lui estoit deffendue et à Eve autressi, ils se trovèrent tous nus et orent honte li uns de l’autre : car avant ne savoient-il noient (néant) de lor nueté (nudité). Que firent-il dont ? Il pridrent foilles de figuiers que elles estoient grans, si s’en couvrirent au miex que il porent, dolens en furent et courecié ; si se mucièrent desous un arbre. »

    (Histoire universelle jusqu’au temps de la république romaine. Manuscrit de la Bibliothèque royale, no 68293, anciens fonds français.)
  5. Vuyt, vide.
  6. Afichier, dans le sens le plus usité, signifiait fixer, arrêter ; mais ici Gaston Phœbus parle de la course rapide du loup, et il a employé le mot afichier dans le sens d’atteindre. Ce passage édaircit complètement celui de la page 39, note 5, qui était resté obscur.

    Il va trop tost ; quar à paines au partant de son lit, y affichera un pareill de lévriers. Il faut entendre :

    Il va très vite ; car avec peine au partir de son lit, l’atteindra un couple de lévriers.

  7. Puis, après ; puisqu’ils, après qu’ils.
  8. Estors, estour, combat, conflit.

    Mais jurent que tant y feront
    Que morts en la place girront,
    Ou desconfis seront et pris
    Ou de l’estour auront le prix
    Tant sont enragiez de combattre.

    (Roman de la Rose, vers 17957.)

    Mossen Pere Tomich, dans son Histoire des rois d’Aragon et des comtes de Barcelone, désigne ainsi l’endroit où fut assassiné le comte Ramon Berenguer surnommé Tête-d’Étoupe.

    « Anant lo dit comte Berenguer por so cami, y essent en un pas qu’es diu la Perxa del Estor en lo cami real de Gerona prop Hostalrie, etc. »

    « Allant ledit comte Ramon Berenguer par son chemin, et étant en un pas qu’on a appelé la Perche-de-l’Estor sur le grand chemin de Girone près d’Hostalrie, etc. »

    Dans Vérard et dans Lenoir, on lit efforts au lieu d’estors, c’est évidemment un contresens.

  9. Auques, encore.
  10. Dondéssa et dondélà, deçà et de là.
  11. Maisselles, mâchoires, du latin maxilla.