La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre L

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 205-211).

Chapitre cinquantième.
Ci devise comment le bon veneur doit chassier et prendre le lièvre à force.


Et quant le veneur voudra chassier le lièvre, il le doit querir et fere trouver et chassier et rechassier et requerir et prendre à forse en ceste manière : et le puet chassier toute l’année, en quelque temps que ce soit, quar touzjours sa sayson dure ; pour ce est ce très bonne chasse, comme j’ay dit devant, que du lièvre. En esté le puet il chassier au matin jusques à prime ; et puis boyre et desjeuner ses chiens et demourer ou dedenz hostel ou en l’ombre et se reposer luy et ses chienz, jusques tant que la chalour du jour soit abaissiée et heure de nonne : et d’ilec en avant les lièvres se relèveront ; si les pourra chassier tout le jour jusques à la nuyt ; et ce est d’avril jusques en la fin de septembre qu’ilz se relievent de haute heure, pour les courtes nuytz, une fois plus tost et une autre plus tard ; et aussi selon le temps qu’il fera ; quar s’il fait grant chaut ilz se releveront de plus basse heure et plus tart, et s’il plovoit, ilz se releveront de plus haute heure, quar dès que le mi-jour[1] sera passé on les trouera relevés.

Et la doit querir au matin en celuy temps viron[2] les blés qui seront derrièrement semez et plus tendres, de quieuque nature qu’ilz soyent ; quar illec trouvera il qu’il hara viandé ; et là doit mener ses chiens ; et quant ilz en assentiront, il se doit demourer tout coy et parler à ses chiens et les fere venir et assembler yqui et lessier les en bien assentir ; quar ilz en assentent trop mieulz aux viandeis qu’ilz ne font quant elle[3] s’en va au gîte, pour quant qu’il s’en aille de meilleur temps. La rayson si est : quar un lièvre ira ou champ là où elle viandra de trop de erres, et les chiens en assentiront par tout ; quar elle aura bien hanté et gouverné[4]. Et quant elle s’en yra à son giste, elle prendra aucune voye ou petite ou grante, laquelle elle ira batant une grant piesse et puis se croupira, et lavera et limera ses piés son visage et ses oreilles, puis ira oultre, ou revenra sus soy et fera ses malices et soubtilesses. Donc doit le veneur atendre si les chiens le dresseront et mettront hors de son viandeis ; et s’ilz le font, c’est bien en fet. Si aille après tout belement et non pas trop haster ; quar, comme j’ay dit, les lièvres vont et reviennent sur elles, et pour ce n’est-il pas bon qu’il aille trop près d’eulx ; car si un lièvre revenoit sus soy, il defferoit les routes d’elle, que les chiens ne pourroient mie si bien assentir. Et se les chiens ne le pevent metre hors du viandeis pour ce qu’ils n’en puelent assentir, quar elle ira la voye où null chien, comme j’ay dit en la chasse du cerf, ne puet si bien assentir comme ès autres lieus, quar le cuer ne dit mie aux chiens que elle aille le chemin, et aussi ou chemin poudreux haslé et batu n’en puelent-ils pas assentir à leur gré, pour quant que le vousissent fere ; non font ilz quant elle s’en va à son giste par autre pays, quar elle s’en va tout d’une randonnée ; ou là où elle hara viandé, elle il y ara esté et alé et demouré toute la nuyt, si assentent les chiens comme ilz veulent. Et quant elle s’en va tout droit d’une randonnée et d’unes erres et non plus, les chiens ne puelent mie assentir si ayséement ne si bien d’assez. Lors doit le veneur apeller ses chiens et prendre tout autour dou champ, alant tout belement le pas affin que ses chiens ne trespassent routes. Et quant il aura fet son essaint[5] et son tour viron le champ ou elle hara viandé, si null chien[6] la dresse, là où elle se destourne du champ, il doit apeller tout belement les autres chiens à celuy la, et aler après comme j’ay dit. Et si null des chiens ne le dresse hors de son viandeis, il puet bien penser qu’ilz ont sur alé et trespassé routes. Lors doit il regarder tout autour du champ s’il y a ne chemins, ne voyes grans ou petites, quar par là s’en devra estre alée. Donc y doit-il apeler ses chiens et aler par l’un des costez du chemin bien longuement et revenir par l’autre jusques tant que ses chiens truevent ou elle se ha destournée hors du chemin, quar touzjours ne puet aler les chemins, mes bien les va voulentiers et longuement. Et se viron le champ, où elle hara viandé ha plusieurs chemins, il doit fere, en tous les chemins, einsi comme j’ay dit, jusques tant que ses chiens l’ayent dressiée ; et s’ils le dressent, si aille après, comme j’ai dit. Et si la falloit arrière en un autre chemin, il doit regarder quant elle vient au chemin, où elle tient sa teste ; et lors doit il batre aval le chemin, einsi comme j’ay dit. Et si ses chiens ne la dressent, ne d’une part ne d’autre, si prenhe amont le chemin einsi comme a fet aval, ou d’une part ou d’autre, le plus près qu’il pourra du chemin ; quar une lièvre demuere bien aucunefois près du chemin. Et s’ilz ne le dressent ni aval, ni amont, si preigne encore plus long tour et aval, et amont, et touzjours près du chemin et einsi le devroient-ils dressier, quar un lièvre fuyt aucunefoys trop longuement le chemin. Et s’ilz ne le dressent ni aval, ni amont ne par court tour, ne par long, lors puet-il bien savoir que elle ha refuy sus soy, ou est demourée dedenz son tour ; donc doit-il prendre par là où il est venu, chassant arrière hors du fouleis[7] un grant tour en alant bien arrière pour veoir se elle arait refuy sus soy et puis se fust destournée ou d’une part ou d’autre ; et si ses chiens le dressent, si aille après ; et s’ilz ne la dressent de celui tour qui soit bien grant, si en preigne un autre plus court et tans tours et essains en apetissant toujours que ses chiens le dressent ou le fassent saillir, se elle est demourée ; quar une lièvre demuère aucunefois tant que on la voit en sa fourme et en son lit, ou que les chiens la prennent sans ce que elle ne se bouge. Et quant elle est mal menée et chassiée de chiens, encores demeure plus voulentiers et plus longuement, et par ce cas en faut l’en trop[8].

Brief on ne puet faillir à trouver un lièvre et prendre à force, s’il ha bons chiens et le veneur est bon, se n’est ou par fuyr les voyes, ou par refuyr sur soy, ou par demourer : se n’estoit par change, ou par lévriers qui li fussent getez, qui l’eussent tant aloigné tant que chiens n’en peussent assentir, ou par bestail, vaches ou berbis ou autres bestes qui fussent venus sur ses routes. Bien est voir que aucuns lièvres demuerent en leurs viandeis ou viron d’iqui, mes ce ne sera jà que elle n’ait fet un grant tour loin d’iqui pour soy ressuyer et pour fere ses malices et puis s’en revendra demourer en son viandeis, ou de lez.

Au vespre, en celuy temps d’esté, ne doit il pas fere einsi, quar il ne doit mie demourer[9] que ses chiens l’aillent trouver ainsi comme au matin ; quar ilz ne le pourroient assentir, ne l’aler trouver de si haultes erres : quar les jours d’esté sont trop loncx, et la grant chalour, qui a tout haslé, ote l’assentement d’une si petite bestelette, comme est un lièvre, que jamès point pour point ilz ne le pourroyent trouver comme on fait à matin ; mes à vespre, les doit il aler querir aux blez et gaignages près des buissons et ruissiauls et aunais en ces ombres, à la frescheur. Et puet savoir se ses chiens en crient, n’en font bon semblant que elle est relevée ; quar jamès n’assentiroyent, comme j’ay dit, des erres de la nuyt devant ; si aille et chasse après ses chiens, et courre bien touzjours auprès d’eulx pour savoir là où ils le faudront et la requere quand ils l’aront faillie, tout en telle manière comme j’ay dit qu’il la quere au matin pour la trouver.

En yver la puet querir tout le jour ainsi comme j’ai dit qu’il fasse à matin en esté, et atendre que ses chiens la truevent aussi bien de haulte heure comme à basse, espicialment s’il fet froit et brun temps, quar tout le jour en asseoiront assez. Et s’ils y mettoient trop et assentoyent sà et là et non pas rectivement, il leur doit aydier et rengier et querir là où il li semblera que doyve demourer, à longues verges.

Et je loe que on n’aille pas trop matin chassier, quar si on y va trop matin, les chiens assentiront du lièvre qui s’en ira devant eulz de bon temps ; et quant ce vendra au haut jour, ilz ne voudront point assentir pour ce qu’ilz aront accoustumé de chassier au matin. Pour ce dis-je que c’est mauveise coustume de mener ses chiens à la chasse trop matin, se ce n’est en esté pour le grant chaut. Encore veuill-je que en esté le souloill soit levé, au moins d’une toise de haut. Quar null chien[10], qui ait acoustumé de chassier de près, ne vorra chassier la fort longe : et tout chien, qui hara acoustumé de chassier de fort longe chassera encore plus voulentiers de près. Briefvement le chassier et requerir d’un lièvre en queuque temps que ce soit, se fasse tout einsi comme j’ai dit du quérir ; si en faudra pou si les chiens sont bons.

Aucuns mauveis chasseurs sont qui vont querant le lièvre tout de reng, et ne leur chaut comment qu’ils fassent, mès que elle saille, et ne leisseront ja fère à ses chiens leur mestrise de l’aler trouver, qui est une des plus belles qui soyent en la chasse du lièvre. Cieulz gens feroyent bien de chiens de bonne nature mauveis. Mes quant le bon veneur quiert bien et diligentement une lièvre et la chasse et la requiert, et les chiens s’aperçoyvent que leur meistres le veult, et il leur en fet bons pleisirs et bonnes cuyrées lors metent ilz grant poine en querir et requerir un lièvre quant ilz l’ont failli et ne le veulent leissier jusques tant qu’il soit mort, pour les bonnes cuyrées, et pour ce que leur mestre leur aprent.

Et quant ilz l’ont prise à force, il doit mettre lièvre en terre devant tous ses chiens et deffendre que null ni touche, de son estortoire, et le fere abayer une piesse. Et doit mettre une litière, comme j’ay dit du chevreul, à terre, et mettre du pain dedenz le sang du lièvre ; et s’il est home qui le puisse fère, il doit fere porter de la char cuyte et du froumage et metre tout ensemble sur la litière. De la chair du lièvre ne doit il point donner à ses chiens, quar elle est fastieuse[11] viande et les fet vomir, et y prenent si grant despleisir en le vomir qu’ilz n’ayment mie tant à la chassier une autre fois ; mes il y puet metre tout le sang comme j’ai dit et le cuer et les roinhons et la langue et non plus. Puis doit fère mengier ses chiens en la manière que j’ay dit de la cuyrée des chevreulz. Lièvres descendent des montainhes quant il nège pour venir à la plaine v ou vi lieues, et aussi en genvier, quant elles vont en leur amour vienent elles tenir leur ruyt de deux ou trois lieues loinh.

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  1. Midi.
  2. Viron, du mot γυρος, tour. On dit maintenant environ. Mais aujourd’hui ce mot est adverbe et on l’emploie dans le sens d’à peu près. Au temps de Gaston Phœbus, viron était préposition et signifiait autour de… Viron les blés, c’est-à-dire, autour des blés.
  3. Gaston Phœbus fait le mot lièvre tantôt masculin, tantôt féminin ; il arrive même qu’il lui donne, comme ici, les deux genres dans la même phrase.
  4. Dans le manuscrit de Neuilly on lit : conversé, qui signifie ici : fait beaucoup de tours.
  5. Essaint. Enceinte. Il y a dans Vérard : « Quand il aura fait son essai. » C’est évidemment une erreur.
  6. Dans l’ancien langage, null, lorsqu’il n’était pas accompagné de la particule ne, prenait le sens du mot latin ullus, quelque. Si null chien le dresse… c’est-à-dire : si quelque chien le dresse

    Dans le langage de nos jours, nul, employé sans la particule ne, veut dire : sans valeur. Un acte nul, un homme nul.

    Mais quand on veut donner au mot null le sens négatif, quand on veut qu’il signifie pas un, il faut y joindre la particule ne. Ainsi, dans la phrase suivante, Gaston écrit : Et si null des chiens ne le dresse, c’est-à-dire : Si pas un des chiens ne le dresse…

    Il en est de même actuellement. Ainsi Mme Deshoulières, dans ses réflexions diverses, écrit :

    Nul n’est content de sa fortune,
    Ni mécontent de son esprit.

  7. Hors du fouleis, c’est-à-dire hors de l’endroit qui a été foulé. Dans Vérard il y a hors du fueillis. C’est un non sens.
  8. En faut l’en trop. En manque-t-on beaucoup.
  9. Demeurer. Attendre.
  10. Quar null chien, c’est-à-dire : car un chien qui ait coutume de, etc. Voyez la note 2 de la page 207.
  11. Fastieuse. Dans le manuscrit de Neuilly ont lit festueuse. Peut-être faut-il entendre lourde. Ce mot viendrait alors de l’expression latine fascis, faix, fardeau. Guillaume de Lorris, qui a écrit les 4,150 premiers vers du Roman de la Rose, décrit ainsi la quatrième des flèches de l’Amour :

    La quarte eut à nom compaignie
    En celle eut trop pesant feste,
    Elle n’étoit d’aller loin preste ;
    Mais qui de près en voulsit traire,
    Il en peut assez de mal faire.

    Vers 939.