sous le pseudonyme Gilbert Doré
Le Monde illustré (février à avril 1890p. 56-58).

XV


Sous l’arcade des chênes verts qui, d’une rive à l’autre, tendent leurs grands bras fraternels comme pour se rejoindre dans un embrassement de feuillages, au fond du ravin, entre les saules dont la pâle chevelure aux reflets d’argent tombe, éplorée, il coule sans bruit, sur une pente insensible, le petit ruisseau de Kerloquet… Est-ce vraiment un ruisseau, est-ce une mare, cette flaque d’eau lourde et qui semble morte ?… Il faut, bien près du bord, les pieds dans la vase, écarter les lanières des roseaux pour apercevoir, sous une couche verte et lisse d’aquatiques végétations, le frisson léger, si léger, de cette onde. On descend le ravin dans la bruyère courte d’où sortent çà et là des blocs de granit et, comme des îlots de verdure, d’énormes ajoncs si serrés, si touffus, qu’ils semblent feutrés tant ils croissent drus à la hauteur d’homme. Plus bas, des mûriers sauvages accrochent les vêtements comme pour inviter les rares voyageurs à goûter leurs mûres au délicat parfum qui pendent, noires et sanglantes, dans un frêle lacis de branches sous la dentelle des feuilles découpées.

Des liserons dont la teinte indécise semble hésiter du bleu mauve au rose pâle égayent la sévérité des troncs ; le lierre court d’arbre en arbre, plantant jusqu’aux sommets ses racines aériennes. La ciguë aux parasols blancs, la clochette allongée des gentianes indigo, les légers panaches des roseaux, gracieux comme des touffes de plumes blondes, remplacent, à mesure qu’on descend vers le ruisseau, la flore sèche et sans parfum des landes. C’est le triomphe des grandes fougères, des iris, des joncs, de toutes ces plantes vivaces qui sont la joie des coins humides. Parfois, une fillette aux pieds nus, aux yeux sauvages, passe, traînant sa jupe déchiquetée ; elle va, entre de gras pâturages où pleuvent les pommes mûres, vers les monumentales avenues des châtaigniers de Kercado. Une lavandière bat son linge au lavoir tout proche. Essayez de leur parler : elles fuiront peut-être, ne comprenant pas ; puis, avec un bonjour timide en breton, elles lèveront sur vous leur bleu regard voilé de cils splendides. Ce n’est plus la Bretagne de la côte, où déjà pénètrent le français et l’instruction ; c’est la Bretagne d’autrefois, la vraie, où les paysans ignorants et superstitieux gardent avec fierté la routine de leur misère.

Un peu à l’écart, une petite maison domine ce doux ravin de Kerloquet. Elle est bien vieille et semble bien pauvre, sous les chaumes pendants du toit. Blottie au fond d’un jardin mal cultivé où croissent plus de fleurs sauvages que d’arbres fruitiers, on dirait vraiment qu’elle a honte et qu’elle s’efforce de cacher, sous un bel habit de clématites et de lierre, ses murs de pierre brute, sa porte unique et sa fenêtre basse aux ais disjoints. Par l’étroite baie, on entrevoit une grande chambre mal éclairée : au plafond, des arbres à peine équarris forment solives ; la vaste cheminée sans feu semble un trou d’ombre ; çà et là luisent des faïences peintes et des pots d’étain. Au fond un lit clos, sculpté comme une châsse, dort, encastré dans le mur, sous ses courtines de perse à fleurs qui datent de l’autre siècle. Sur un fauteuil de paille qui contraste singulièrement avec le reste du mobilier — huche, coffres longs, durs escabeaux, gros meubles paysans en cœur de chêne — pend une robe de femme, une belle robe de drap fin, aux larges velours.

C’est la maison d’Yann Lebrenn et de sa femme Maria-Josèphe.