La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 79

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LXXIX

Païen s’adubent d’ osbercs sarazineis, Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine,
995 Tuit li plusur en sunt dubiet en treis ; Qui, pour la plupart, sont de triple épaisseur.
Lacent lor helmes mult bons sarraguzeis, Sur leurs têtes ils lacent les bons heaumes de Saragosse,
Ceignent espées de l’ acer vianeis, Et ceignent les épées d’acier viennois.
Escuz unt genz, espiez valentineis, Leurs écus sont beaux à voir, leurs lances sont de Valence ;
E gunfanuns blancs e blois e vermeilz. Leurs gonfanons sont bleus, blancs et rouges.
1000 Laissent les muls e tuz les palefreiz, Ils laissent là leurs mulets et leurs bêtes de somme ;
Es destrers muntent, si chevalchent estreiz.
Montent sur leurs chevaux de bataille, et s’avancent en rangs serrés.....
Clers fut li jurz, e bels fut li soleilz, Le jour fut clair, et beau fut le soleil :
N’unt guarnement que tut ne reflambeit. Pas d’armure qui ne flamboie et resplendisse.
Sunent mil grailles por ço que plus bel seit ; Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau.
1005 Granz est la noise, si l’ oïrent Franceis. Grand est le tumulte, et nos Français l’entendent :
Dist Olivers : « Sire cumpainz, ço crei, « Sire compagnon, dit Olivier, je crois
« De Sarrazins purrum bataille aveir. »
« Que nous pourrons bien avoir bataille avec les Sarrasins. »
Respunt Rollanz : « E Deus la nus otreit ! Et Roland : « Que Dieu nous l’accorde, répond-il.
« Ben devum ci estre pur nostre rei ; « Notre devoir est de tenir ici pour notre Roi ;
1010 « Pur sun seignur deit hom suffrir destreiz, « Car pour son seigneur on doit souffrir grande détresse.
« E endurer e granz chalz e granz freiz ; « Il faut endurer pour lui grande chaleur et grand froid,
« Si’n deit hom perdre e del quir e del peil. « Et perdre enfin de son poil et de son cuir.
« Or guart cascuns que granz colps i empleit, « Frapper de grands coups, voilà ce que chacun doit,
« Que malvais chant de nus chantet ne seit. « Afin qu’on ne chante pas sur nous de mauvaise chanson.
1015 « Païen unt tort, e chrestien unt dreit. « Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens.
« Malvaise essample n’en serat ja de mei ! » Aoi.
« Ce n’est pas moi qui vous donnerai jamais le mauvais exemple ! »


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Vers 994.Des osbercs. O. Faute évidente, et qui rompt la mesure. ═ Une étude spéciale sur les armures décrites dans la Chanson de Roland peut offrir un double intérêt. Elle mettra le lecteur à même de saisir plus aisément mille passages de notre poëme, où il est question de helmes, d’osbercs, d’espiez, de gunfanuns, etc. Sans doute, nous avons essayé de rendre notre traduction claire et limpide pour tout le monde, pour les femmes mêmes et pour les enfants. Mais ils comprendront encore mieux la vieille Chanson, quand nous en aurons expliqué tous les termes difficiles. Une seconde utilité de ce travail frappera davantage les savants : la description de ces armures se rapporte évidemment au temps où fut écrit le poëme, et par conséquent peut servir à fixer cette époque d’une manière plus ou moins précise. — Commençons par décrire l’armure offensive.

1° La pièce principale est l’épée. L’épée est l’arme noble, l’arme chevaleresque par excellence. On est fait chevalier per spatam (comme aussi per balteum, par le baudrier, et per alapam, par le soufflet ou le coup de paume donné au moment de l’adoubement). Mais c’est l’épée qui demeure le signe distinctif du chevalier. ═ L’épée est, en quelque manière, une personne, un individu. On lui donne un nom : Joyeuse est celle de Charlemagne (vers 2989) ; Almace, celle de Turpin (2089) ; Durendal, de Roland (988) ; Halteclere, d’Olivier (1363) ; Précieuse, de l’Émir (3146), etc. ═ Chaque héros garde, en général, la même épée toute sa vie, et l’on peut se rappeler ici la très-longue énumération de toutes les victoires que Roland a gagnées avec la seule Durendal : Si l’en cunquis e Peitou e le Maine. — Jo l’en cunquis Normandie la franche, etc. (2315 et ss.) ═ L’épée est tellement importante aux yeux du chevalier, que Dieu l’envoie parfois à nos héros par un messager céleste. C’est ainsi qu’un Ange remit à Charlemagne la fameuse Durendal pour le meilleur capitaine de son armée. (2319 et suiv.) ═ Aussi ne faut-il pas s’étonner si nos héros aiment leur épée et parlent avec elle comme avec une compagne intelligente, avec un être vivant et raisonnable… Mais il faut ici passer aux détails matériels. ═ Il semble que l’épée des chevaliers de notre poëme ait été longue. Le Sarrazin Turgis dit quelque part : Veez m’espée ki est e bone e lunge. (925.) C’est d’ailleurs le seul texte qu’on puisse citer sur ce point. ═ L’épée se ceignait au côté gauche : Puis ceint s’espée à l’senestre costet. (3143.) Elle était enfoncée dans un fourreau (V. la fig. 5) qui est nommé une seule fois dans toute la Chanson. Au moment où Ganelon est insulté par Marsile : Mist la main à s’espée ; — Cuntre dous deiz l’ad del’ furrer getée. (444-445.) Et Olivier se plaint, dans le feu de la mêlée, de n’avoir pas le temps de tirer son épée : Ne la poi traire. (1365.) ═ Nulle part il n’est ici question du baudrier. ═ L’épée est en acier. Pour louer une épée, on dit qu’elle est bien fourbie. (1925.) Joyeuse, l’épée de Charlemagne, a une clarté splendide : Ki cascun jur muet XXX. clartez (2502) ; Ki pur soleill sa clartet ne muet. (2990.) Une des qualités de Durendal, c’est d’être « claire et blanche ». (1316.) L’acier de Vienne paraît avoir été particulièrement célèbre (997), à moins que ce mot (ce qui est fort possible) n’ait été placé là pour les besoins de l’assonance. Il est dit ailleurs que les bonnes épées sont de France et d’Espagne. (3889.) ═ La pointe de l’épée ou du brant a le même nom que la pointe de la lance : c’est l’amure : De l’brant d’acer l’amure li presentet. (3918.) ═ L’épée se termine par un helz et un punt. Précisons la valeur de ces mots : D’or est li helz e de cristal li punz. (1364.) Le helz, c’est la garde ; le punz, c’est le pommeau. Ce pommeau est de cristal, c’est-à-dire, orné de pierres précieuses (1364, 3435), ou plus souvent doré : En l’oret punt l’ad faite manuverer. (2506 et aussi 2344.) Ce pommeau est assez considérable. Il est creux, et c’est la coutume des chevaliers d’y placer des reliques : En l’oret punt asez i ad reliques. (2344, et aussi 2503 et ss.) Charlemagne a fait mettre dans le pommeau de son épée l’amure de la lance avec laquelle Notre-Seigneur a été percé sur la croix. (2503 et ss.) L’auteur, comme on le voit, ne connaissait pas la légende de la Table Ronde : Asez savum de la lance parler — Dunt nostre Sire fut en la cruiz naffret. — Carles en ad l’amure, mercit Deu. — En l’oret punt l’ad faite manuverer. — Pur ceste honur e pur ceste bontet. Li nums Joiuse l’espée fut dunet. Quant au pommeau de Durendal, il contient quatre reliques précieuses : du vêtement de la Vierge, une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des
cheveux de saint Denis. (2343 et ss.) Bref, le pommeau est ou peut devenir un Reliquaire. ═ Le helz, avons nous dit, est la garde de l’épée. Elle est généralement dorée ; d’où l’expression : d’espées enheldées d’or mier. (3866.) Il paraît plus difficile, au premier abord, de comprendre les mots suivants : Entre les helz ad plus de mil manguns. (621.) Mais le texte de Versailles nous en donne une explication acceptable : Entre le heut et le pont qui est en son ; — De l’or d’Espaigne vaut dis mile mangon. (V. 891.) ═ Entre les helz, entre le helz et le punt, se trouve la « poignée ». Elle est généralement très-étroite, très-grêle, comme on pourra s’en convaincre d’après les figures ci-contre, qui donneront d’ailleurs une idée très-suffisante de l’épée de notre Chanson... 2° La lance et l’espiet. — D’une étude fort attentive de notre texte, il résulte que les deux mots lance et espiet y désignent tantôt le même objet (vers 1033, 3818, etc.), et tantôt deux objets distincts. (Vers 541, 3080.) Mais, neuf fois sur dix, la synonymie est complète, et le mot lance, qui est d’ailleurs bien plus rare dans notre poëme que le mot espiet, a presque partout exactement le même sens. ═ La lance se compose de deux parties : le bois, qui s’appelle la hanste et le fer, dont l’extrémité s’appelle amure. ═ La hanste est en bois de frêne : Entre ses poinz tenait sa hanste fraisnine (vers 720), ou en pommier : Ardant cez hanstes de fraisne e de pumer. (Vers 2537. Cf. la Chronique de Turpin, cap. ix.) Est-ce pour l’assonance ? — La hanste se tenait droite quand on ne se battait pas ; d’où l’expression si fréquente : Dreites cez hanstes. (Vers 1143 et passim.) Mais, dans le combat, on la boutait pour renverser ses adversaires : d’où le mot plus fréquent encore : pleine sa hanste de l’ cheval l’abat mort. (Vers 1204, 1229, etc.) On la tenait au poing droit : En lur puinz destres unt lur trenchanz espiez. (Vers 3868.) On la faisait rouler dans la paume de sa main : Sun espiet vait li ber palmeaint. (Vers 1155.) ═ Nous n’avons aucun renseignement dans notre poëme sur la hauteur de la lance : cette hauteur d’après tous les documents figurés, était considérable. L’auteur de la Chanson indique, comme par exception, que les Lorrains et les Bourguignons espiez unt forz e les hanstes sunt curtes. (Vers 3080.) Telle serait la dimension et la forme de l’épieu, qui est l’arme de chasse. C’est également par exception que le poëte signale la hanste de l’épieu de Baligant. La hanste fut grosse comme un tinel ; — De sul le fer fust uns mules trusset. (Vers 3153, 3154.) La hanste, d’ordinaire, n’était pas si pesante ni si énorme. Elle se brisait même trop aisément : Fiert de l’espiet tant cum hanste li duret (vers 1322) ; et l’on se rappelle Olivier n’ayant plus au poing qu’un tronçon de bois ensanglanté, ou plutôt, comme le lui dit Roland, un vrai bâton. (Vers 1351 et suivants.) L’amure est en acier, en acier bruni : luisent cil espiet brun, etc. (vers 1043) ; en acier bien fourbi (vers 3482) et bien tranchant. (Vers 1301, 3351.) Mais, par malheur, rien dans notre texte ne nous fait connaître la forme et la dimension de l’amure. Les monuments figurés sont plus complets. (V. les figures 2, 3, 4.) ═ Les meilleures épées se seraient faites à Valence, suivant notre poëme ; mais Valentineis ne joue-t-il pas au vers 998 le même rôle que l’acier vianeis au vers 997 ? Affaire d’assonance. Il convient néanmoins d’observer ici que Rabelais dit, dans son Gargantua (I, 8) : Son espée ne fut valentianne ny son poignart sarragossoys. ═ 2° Bien moins précieuse que l’épée, la lance cependant peut recevoir un nom spécial : du moins l’espiet de l’émir s’appelle Maltet. (Vers 3152.) ═ Au haut de la lance est attaché, est « fermé » le gonfanon ou l’enseigne. (V. les fig. 2, 3, 4.) Le mode d’attache n’est pas spécifié, si ce n’est peut-être
dans un passage des manuscrits de Venise IV et Paris (V. les fig. 2, 3, 4), qui comble une lacune évidente du texte d’Oxford. Il y est question « de clous d’or qui retiennent l’enseigne ». (Müller, p. 95, 96.) Ce gonfanon est de différentes couleurs. Ceux des Français, comme ceux des Sarrazins, sont blancs e vermeilz e blois. (Vers 999 et 1800.) Le gonfanon de Roland est tout blanc (laciet en sum, un gunfanun tut blanc) ; celui de Naimes est jaune (vers 3427), etc. ═ Les enseignes sont quelquefois dorées : Cil oret gonfanun (vers 1811), c’est-à-dire sans doute brodées ou frangées d’or. Quelques-unes (celles des Pairs et des hauts barons) ont, en effet, des franges d’or qui descendent jusqu’aux mains du cavalier : Les renges d’or li batent jusqu’as mains. (Vers 1057.)
Telle est l’enseigne blanche de Roland. Du reste, les gonfanons tombent jusqu’aux heaumes : Cil gonfanun sur les helmes lur pendent. (Vers 3006.) ═ Le gonfanon est presque toujours à pans, c’est-à-dire à langues. (V. les fig. 2, 3, 4. cf. le vers 1228, etc. etc.) Quand on enfonce la lance dans le corps d’un ennemi, on y enfonce en même temps les pans du gonfanon (vers 1228) : El cors li met tute l’enseigne (vers 3427) ; Tute l’enseigne li ad enz el cors mise. (Vers 3363.) ═ Ces petits gonfanons ne doivent pas être confondus avec la grande Enseigne, avec le Drapeau de l’armée. Geoffroi d’Anjou est le gonfalonier du Roi. (Vers 106.) C’est lui qui porte l’orie flambe : Gefreid d’Anjou, portet l’orie flambe. — Seint Pere fut, si aveit nun Romaine ; — Mais de Munjoie iloec out pris eschange. (Vers 3093, 3095.) Ce texte est confirmé par plusieurs de nos autres romans, qui représentent Roland comme l’Avoué de l’Église romaine. (V. l’Entrée en Espagne.) Quant aux Sarrazins, ils font porter en tête de leur armée le Dragon de leur émir, l’étendard de Tervagant et de Mahomet, avec une image d’Apollin. (Vers 3268, 3550, etc.) En outre, Amboires d’Oluferne porte « l’enseigne de l’armée païenne » : Preciuse l’apelent. (Vers 3297, 3298.) ═ Enseigne et gunfanun paraissent, d’ailleurs, absolument synonymes. 3° La lance et l’épée sont en réalité les seules armes offensives dont il soit question dans notre poëme. Quand l’Empereur confie à Roland la conduite de l’arrière-garde, il lui donne, comme symbole d’investiture, un arc qu’il a tendu : Dunez mei l’arc que vus tenez el’ poign. (Vers 767.) Dunez li l’arc que vus avez tendut... Li Reis li dunet. (Vers 780, 781.) ═ Lorsque Marsile s’irrite contre les violences de Ganelon, il lui jette un algeir ki d’or fut enpenet. (Vers 439, 442.) Il s’agit évidemment d’une sorte de javelot. ═ Enfin, pour achever Roland sur le champ de bataille, les hordes sauvages qui l’attaquent lui jettent des darz, des wigres, des muzeraz, des agiez, des giesers...
(Vers 2074, 2075, 2155.) Il s’agit ici de flèches de différentes espèces. Ce ne sont pas là, entendons-le bien, les armes régulières, même des païens, et, encore un coup, il n’y en a point d’autres que la lance et l’épée. — Mais arrivons aux armes défensives. ═ Les trois pièces principales de l’armure défensive sont le heaume, le haubert et l’écu. (V. la fig. 5.) 1° Le heaume est l’armure qui, concurremment avec le capuchon du haubert, est destiné à protéger la tête du chevalier. D’après les monuments figurés,
le heaume (V. la fig. 6) se compose essentiellement de trois parties : la calotte de fer, le cercle, le nasal ou nasel. Cette dernière partie est la seule qui, dans notre poëme, soit nommée par son nom ; mais il est implicitement question des autres. ═ La calotte est pointue : Sur l’elme à or agut. (Vers 1954.) Comme tout le heaume, elle est en acier : Helmes d’acer. (Vers 3888.) Cet acier est bruni (vers 3603), et l’épithète que l’on donne le plus souvent au heaume est celle de cler (vers 3274, 3586, 3805) ou flambius. (1022.) Il faut croire que cet acier était souvent doré : c’est du moins la manière d’expliquer les mots de helmes à or (vers 3911 et 1954), à moins qu’il ne s’agisse uniquement ici que des richesses du cercle. ═ Le cercle ? On ne trouve pas ce mot dans notre poëme ; mais c’est du cercle sans doute qu’il est question dans ces vers où l’on montre le heaume semé de pierres fines, de pierres gemmées d’or, de perles gemmées d’or (de perles, c’est-à-dire de verroteries) : L’elme li freint o li gemmes reflambent (vers 3616), L’elme li freint ù li carbuncle luisent (vers 1326) ; Luisent cil elme as pierres d’or gemmées (vers 1452 et 3306), etc. ═ Enfin le nasel est clairement et nominativement indiqué par ces vers : Tut li detrenchet d’ici que à l’ nasel (vers 1996), Tresque à l’ nasel li ad freint e fendut (vers 3927), etc. Le « nasel » était une pièce de fer quadrangulaire, ou d’autres formes (V. la fig. 5), destinée à protéger le nez. L’effet en était disgracieux autant que l’emploi en était utile. ═ Une particularité qui est indiquée très-nettement, qui est vingt et cent fois attestée dans notre Chanson, c’est la manière dont le heaume était fermé, attaché sur la tête, ou plutôt sur le capeler, sur le capuchon de mailles. Ces deux mots vont souvent ensemble : Heaumes lacés (vers 712, 1042, 3086), etc. Et quand Roland va porter secours à l’archevêque Turpin : Sun elme à or li deslaçat de l’ chef. (Vers 2170.) Tout au contraire, quand les héros s’arment pour la bataille, lacent lur helmes (vers 2989), etc. ═ Où étaient ces lacs, qui sans doute étaient des liens de cuir passant d’une part dans une maille du haubert, et de l’autre dans quelques trous pratiqués au cercle ? La question est assez difficile à résoudre, même d’après les monuments figurés. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y en avait un certain nombre. Naimes reçoit de Canabeu un coup terrible qui lui tranche cinq lacs de son heaume. Tout le passage est digne d’attention : Si fiert Naimun en l’elme principal, — A l’ brant d’acer l’en trenchet cinq des laz. — Li capelers un dener ne li valt ; — Trenchet la coife entresque à la char. (Vers 3432 et suivants.) Le capelers et la coife, c’est le capuchon du haubert, c’est le capuchon de mailles que l’on portait sous le heaume. On comprend aisément que pour ajuster un casque de fer sur un bonnet de mailles, il était absolument nécessaire de l’attacher. ═ Les heaumes de Saragosse sont renommés. (Vers 996.) Est-ce pour la qualité de leur acier ? Au xvie siècle, Rabelais, comme nous l’avons dit, parle encore d’un poignart sarragossoys. (Gargantua, I, 8.) ═ 2° Le haubert, c’est le vêtement de mailles, la tunique de mailles, la chemise de mailles. Sous le haubert on porte le blialt. Quand Roland porte secours à l’archevêque Turpin : Si li tolit le blanc osberc leger. — Puis, sun blialt li ad tut detrenchet, — En ses granz plaies les pans li ad butet (vers 2172), etc.
Et c’est ce qui est encore mieux expliqué par ces vers de Huon de Bordeaux : Li autre l’ont maintenant desarmé — De l’dos li ostent le bon osberc saffré ; — Ens el bliaut est Hues demorés. (Barstch, Chrestomathie française, 56, 31.) ═ Pour le haubert, il s’appelle dans notre poëme brunie ou osberc. Quelquefois, il est vrai, brunie paraît avoir un sens distinct : Osbercs vestuz et lur brunies dubleines. (Vers 3088.) Mais la synonymie est presque partout évidente. ═ À l’origine, la brunie paraît avoir été une sorte de « cuirasse de cuir » sur laquelle on avait cousu un certain nombre de plaques métalliques. Mais au lieu de plaques, ce furent quelquefois des anneaux cousus sur l’étoffe (voy. p.-e. la fig 7), et de plus en plus rapprochés les uns des autres. De là au vêtement de mailles il n’y a pas loin. ═ Suivant un autre système, les Sarrazins auraient possédé avant nous de ces vêtements, et les auraient fabriqués avec une certaine perfection que les chrétiens purent imiter. De là peut-être, dans notre poëme, la célébrité des osbercs sarazineis. Quoi qu’il en soit, et quelque soit ailleurs le sens de ce mot, la brunie de la Chanson de Roland est absolument et uniquement un haubert, un vêtement de mailles parfait. Il se termine en haut par le capeler, ou capuchon de mailles qui se lace au haubert. (Vers 3432 et suivants.) Il s’attache sur le menton, qu’il préserve, et cette partie de la brunie s’appelle la « ventaille » : De sun osberc li rumpit la ventaille. (Vers 1298, 3449.) Quant à la chemise en elle-même, il ne nous reste malheureusement aucune indication dans notre poëme qui nous apprenne jusqu’à quelle partie du corps elle descendait. C’est un précieux élément de critique qui nous fait ici défaut. ═ Les épithètes que notre poëte donne le plus volontiers au haubert sont celles-ci : blancs (vers 1022, 1329, 1946, 3484), forz (3864), legers. (2171, 3864.) Les mailles sont très-distinctement indiquées. Elles sont de différentes qualités. Quelquefois fines : Le blanc osberc dunt la maile est menue. (Vers 1329.) D’autres fois (ce qui peut d’ailleurs se concilier avec la finesse), elles sont doubles : De sun osberc li derumpit les dubles. (Vers 1284.) Païen s’adubent d’osbercs sarazineis. — Tuit li plusur en sunt dublez en treis. (Vers 994, 995.) Brunies dublées (vers 711, d’après le texte de Venise), ou dubleines. (Vers 3088.) Enfin, il importe de signaler l’épithète de jazezanc, donnée à ce même haubert. Or jazezanc signifie : « qui est fait de mailles. » (Voir notre Glossaire.) Du reste, quand notre poëte veut exprimer que le haubert est mis en pièces, il se sert du mot desmailer. (Vers 3387.) ═ Dans la Chanson de Roland, le haubert est fendu. Deux fentes le partagent en deux pans, dont il est souvent question dans le poëme. Ces fentes étaient pratiquées non pas sur les côtés, mais sur le devant et le derrière du vêtement. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre ce vers : De son osberc li derumpit les pans. (Vers 1300, 1553, 3571, 3465, etc.) ═ Les pans du haubert étaient parfois ornés, à leur partie inférieure, d’une broderie grossière en or, ils étaient saffrés : Vest une bronie dunt li pans sunt saffret. (Vers 3141.) De sun osberc les dous pans li desaffret. (V. 3426. V. aussi 3307, 1453, 1032, 2949, etc.) Cet ornement (consistant peut-être en fils d’or entrelacés dans les mailles, sur une surface peu étendue et formant une bande) ne se trouvait, semble-t-il, que sur les hauberts des grands personnages, des pairs et des comtes... 3° L’écu (voir les fig. 8 et 9) était alors voutis, c’est-à-dire « cambré ». Il était énorme, de façon à couvrir presque tout le cavalier, quand il était monté. Sa forme nous est clairement indiquée par les monuments figurés. ═ L’écu était fait avec du bois qu’on avait cambré et dont on mettait parfois double épaisseur. Sur ce bois on clouait du cuir : Tranchent les quirs e ces fuz qui sunt dubles. — Cheent li clou... (Vers 3583, 3584.) Le cuir de l’écu semble avoir porté le nom de pene : De sun escut li freint la pene halte. (V. 3425 et aussi 1298.) Le champ de l’écu était « peint à fleurs » (vers 1810, etc.), c’est-à-dire qu’on y peignait des dessins d’enroulement romans. D’autres fois, il était revêtu seulement de couleurs vives : L’escut vermeil li freint. (Vers 1576.) Tut li trenchat le vermeill e l’azur (vers 1557) ;
le vermeil e le blanc. (Vers 1299.) On va jusqu’à le dorer, du moins en partie : L’escut li freint ki est ad or e à flurs. (Vers 1354.) Enfin, l’écu merveilleux du païen Abisme est charge de pierres, d’améthystes, de topazes, etc. (Vers 1660 et suivants.) ═ Au centre de l’écu est la boucle (V. les fig. 8 et 9), et c’est à cause de la boucle que l’on dit : escut bucler (vers 1283), et que plus tard on dira un « bouclier » tout court. La boucle (umbo) est une proéminence au centre de l’écu. Cette proéminence est assez large : Cez bucles lées. (Vers 3570.) La boucle est dorée (vers 1283) ou d’or : D’or est la bucle e de cristal listet. (Vers 3149.) La bucle d’or mer. (Vers 1314.) D’autres fois elle est en pierres précieuses : Tute li freint la bucle de cristal. (Vers 1263.) ═ La Chanson de Roland ne parle pas d’armoiries sur l’écu ; mais il est un vers très-précieux qui prouve que déjà l’on se servait de certains signes de ralliement peints sur le bouclier : Escuz unt genz de multes cunoisances. (Vers 3090.) Il ne faudrait pas, d’ailleurs, tirer d’autres conclusions de ce vers. S’il est question quelque part d’escuz de quarters (vers 3867), il ne s’agit que des divisions naturelles de l’écu, de ces divisions que produisaient les bandes de fer destinées à soutenir le cuir sur le fût. ═ Le chevalier passait son bras dans les anses de l’écu, et, pendant le combat, il le tenait serré contre son cœur. Mais, durant la marche, les chevaliers, embarrassés de cet énorme écu, de ce grant escut let (vers 3148), le pendaient à leur cou : Pent à sun col un escut de Biterne. (Vers 2991. V. aussi 713, 1292, etc.) En lur cols pendent lur escuz de quarters. (Vers 3867.) La bande d’étoffe ou de cuir qui servait à suspendre le bouclier (V. la fig. 5) s’appelait la guige : Pent à sun col un soen grant escut let. — La guige est d’un bon palie roet. (Vers 3148, 3150.) ═ Targes, employé une fois dans notre chanson (Targes roées, vers 3569), nous paraît ici le synonyme d’escuz. ═ Quelques mots sur les éperons. Ils se placent sur la chaussure ordinaire : Esperuns d’or ad en ses piez fermez. (Vers 343 et 3863.) Ils sont toujours « d’or pur », c’est-à-dire, en bon français, dorés » : Sun cheval brochet des esperuns d’or mer (vers 1606) ; d’or fin. (Vers 3353.) — Les éperons sont pointus (V. les fig. 2, 3, 4, 7) et non pas à molettes : Brochent le bien des aguz esperuns. (Vers 1530.)

═ Après le chevalier, il est très-juste de parler ici du cheval. — Le cheval est l’ami du chevalier ; mais cette affection ne se fait pas jour dans la Chanson de Roland. En revanche, dans Ogier le Danois, poëme un peu postérieur et dont la légende est à peu près aussi ancienne, cette amitié trouve son expression. Quand le héros, après de longues années de captivité, demande à revoir son bon cheval Broiefort, on parvient à le lui retrouver, mais épuisé, pelé, la queue coupée : « Ogier le voit, de joie a soupiré. Il le caresse sur les deux flancs : « Ah ! Broiefort, dit Ogier, quand j’étais sur vous, j’étais, Dieu me pardonne, aussi tranquille que si j’eusse été enfermé dans une tour. » Le bon cheval l’entend ; il avise tout de suite son bon seigneur qu’il n’a pas vu depuis sept ans passés, hennit, gratte le sol du pied, puis se couche et s’étend par terre devant Ogier, par grande humilité. Le duc le voit, il en a grand’pitié. S’il n’eût pleuré, le cœur lui eût crevé. » (Vers 10688 et suivants). Et dans Aliscans, Guillaume ne parle pas moins tendrement à son cheval Baucent : « Cheval, vous êtes bien las. Je vous remercie, mon cheval, et vous rends grâces de vos services. Si je pouvais arriver dans Orange, je voudrais qu’on ne vous démontât point ; vous ne mangeriez que de l’orge vanné, vous ne boiriez qu’en des vases dorés. On vous parerait quatre fois par jour, et quatre fois on vous envelopperait de riches couvertes. » (B. N., 753, f° 212.) Et Renaus de Montauban s’écrie dans les Quatre fils Aymon : « Si je te tue, Bayard, puissé-je n’avoir jamais santé ! Non, non : au nom de Dieu qui a formé le monde, je mangerais plutôt le plus jeune de mes frères. » (B. N. 7183, f° 76.) Le héros qui a donné son nom à Aubri le Bourgoing regrette son cheval avec les mêmes larmes : Ah ! Blanchart, tant vous aveie chier. — Por ceste dame ai perdu mon destrier. (B. N., 7227, f° 173.) D’ailleurs, le cheval rend bien cette affection au chevalier. Bayard, dans Renaus de Montauban : S’a veü son seigneur Renaut, le fil Aimon. — Il le conust plus tost que feme son baron, etc. etc. Lav., 39, f° 22.) Étant donnée cette affection réciproque, il est à peine utile d’ajouter, d’après les textes précédents, que le cheval a un nom. C’est Veillantif (Chanson de Roland, vers 2160), Tencendur (vers 2993), Tachebrun. (Vers 347.) C’est Saut-perdu, Marmorie, Passe-Cerf, Sorel, etc. Du reste, si l’on veut avoir le « portrait en pied » d’un cheval, si l’on veut connaître l’idéal que s’en faisaient nos pères, il faut lire les vers 1651 et suivants : « Pieds copiez, jambes plates, courte cuisse, large croupe, flancs allongés, haute échine, queue blanche, crinière jaune, petite oreille, tête fauve. » Dans Gui de Bourgogne existe un portrait analogue : Il ot le costé blanc comme cisne de mer, — Les jambes fors et roides, les piés plas et coupés, — La teste corte et megre et les eus alumés — Et petite oreillette, et mult large le nés. (Vers 2326, 2329.) ═ Les chevaux célébrés dans nos poëmes étaient des chevaux entiers. ═ Le chevalier se rappelait volontiers où et comment il avait conquis son bon cheval : Il le conquist es guez de suz Marsune, etc. (Vers 2994.) ═ Malgré son amour pour la bête, le chevalier ne lui ménage pas les coups d’éperon : Mult suvent l’esperonet. (Vers 2996.) Le cheval brochet. (Vers 3165, etc.) Ces mots reviennent mille fois dans notre poëme : ce sont peut-être les plus souvent employés. Et il l’éperonne jusqu’au sang : Li sancs en ist luz clers. (Vers 3165.) Avant la bataille, il lui laschet les resnes et fait son eslais (vers 2997, 3166), c’est-à-dire qu’il se livre à un « temps de galop ». Quelquefois, dans cet exercice, il fait sauter à son cheval un large fossé. C’est un petit carrousel. (Vers 3166.) ═ Le cheval de guerre s’appelle « destrier ». Le cheval de somme s’appelle sumier, palefreid (paraveredus), et l’on emploie aussi les mulets à cet usage : Laissent les muls et tuz les palefreiz. — Es destrers muntent. (Vers 1000, 1001. V. aussi les vers 755, 756.) ═ Notre vieux poëme nous parle plus d’une fois des étriers, mais sans nous en préciser la forme, et c’est ici que les monuments figurés viennent à notre aide. (V. les fig. 2, 3, 4, 7.) ═ Pour faire honneur à quelqu’un, et particulièrement au roi, on lui tient l’étrier : L’estreu li tindrent Naimes et Jocerans. (Vers 3113.) ═ Les selles étaient richement ornées gemmées à or (vers 1373), orées (vers 1605). La Chanson nous parle souvent des arçons, qui sont primitivement les deux arcs formant la charpente principale de la selle. (Vers 1229, etc.) Quant aux aubes de la selle, elles sont d’argent, quand elle est d’or. (Vers 1605) ═ Les détails nous manquent sur les freins, qui sont également dorés (vers 2491), et sur les sangles. (Vers 3573.) Les sceaux du xiie siècle nous sont ici d’un précieux secours.

═ Et maintenant, de tous ces passages de notre Chanson que nous avons soigneusement recueillis, pouvons-nous véritablement tirer quelques éléments de critique sur la date de cette œuvre célèbre ? Le défaut de tous les vers que nous avons cités plus haut, c’est leur vague, c’est leur manque de précision, et rien n’est d’ailleurs plus facile à comprendre dans un poëme. Ainsi, nous n’avons rien d’exact dans toute notre Chanson sur la longueur du haubert, et cette longueur est peut-être le principal criterium pour déterminer une date précise. Il est seulement certain que notre Roland est antérieur à l’époque du « grand haubert », au règne de Philippe-Auguste. Voilà qui n’avance guère le problème. J’ajouterai que, dans notre épopée, il n’est jamais question de chausses de mailles, et que l’usage de ces chausses a, suivant M. Quicherat, commencé sous le règne de Philippe Ier. (1060-1108.) Cet élément de critique est plus précis, et reporterait notre poëme à la dernière partie du xie siècle, qui est la date généralement admise. Mais, pour tout le reste, rien de scientifique. ═ D’autre part, nous avons vu les sceaux des xie et xiie siècles, conservés aux Archives de France. Or on peut dire, d’après ces documents figurés, que depuis la fin du xie siècle jusqu’à la seconde moitié du xiie, il n’y a pas eu dans nos armures un seul changement véritablement radical, et qui soit signalé dans le Roland. Les modes ne changeaient pas alors comme aujourd’hui, et les artistes qui gravaient les sceaux se contentaient trop souvent de copier des types antérieurs. ═ Quoi qu’il en soit, si nous avions, d’après de si vagues documents, une conclusion à tirer, nous placerions notre poëme entre les années 1060 et 1090. Mais nous avouons que cette attribution n’a rien de rigoureux. Notre poëme lui-même ne nous permet pas d’aller plus loin. (V. la Collection des empreintes de sceaux aux Archives de France, et notamment les sceaux du xiie siècle, nos 3928, 2929, 16187, etc. etc.) C’est d’après ces sceaux que M. Demay a dessiné, M. Fichot reporté sur bois, et M. Hurel gravé les neuf figures qui précèdent, et qui faciliteront à notre lecteur l’intelligence de cette partie de notre travail.

Vers 995.Dublez. O. Le cas sujet exige au pluriel dublet.

Vers 996.Lor. O. Lisez lur. ═ Elmes. O. Entre elmes et helmes, qui se rencontrent l’un et l’autre dans notre Ms., nous avons choisi la forme la plus étymologique. ═ Au vers 1001, lire plutôt destriers.

Vers 1004. — Lisez graisles pur. V. la note du v. 700 et celle du v. 17.

Vers 1006.Oliver. O. V. la note du v. 176, et lire Oliviers.

Vers 1007.Purum. O. C’est le seul cas où notre scribe écrive ce mot avec une seule r. Partout ailleurs il en met deux : purrai, 146, 581 ; purrat, 34, 156, 334, 1744 ; purrum, 1698, et purruns, 252 ; purrez, 133, 2735 ; purreit, 534, 596.

Vers 1009. — Lire bien. ═ Devuns. O. V. notre note sur les premières personnes du pluriel au v. 42.

Vers 1010.Seignor. O. V. la note des v. 17 et 51.

Vers 1013.Chascuns. O. V. la note du v. 203. ═ Le Ms. porte l’empleit ; erreur évidente. La correction est de Mu.

Vers 1014. — Le Ms. porte : Que malvaise cançun, ce qui forme un vers de douze syllabes et ne s’accorde pas avec chantet. ═ Lire : Que malvais chanz de nus chantez ne seit.

Vers 1015.Chrestiens. O. Pour le cas sujet pluriel, il faut : chrestien.

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