La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 55

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L’ARRIÈRE-GARDE ; ROLAND CONDAMNÉ À MORT

LV

Carles li magnes ad Espaigne guastée, Charles le Grand a dévasté l’Espagne,
Les castels pris, les citez violées. Pris les châteaux, violé les cités.
705 Ço dit li Reis que sa guere out finée. « Ma guerre est finie, » dit le Roi ;
Vers dulce France chevalchet l’Emperere. Et voilà qu’il chevauche vers douce France.
Li quens Rollanz ad l’enseigne fermée, Le comte Roland a planté son enseigne
En sum un tertre cuntre le ciel levée. Sur le sommet de la colline, droit contre le ciel ;
Franc se herbergent par tute la cuntrée. Par tout le pays, les Francs prennent leur campement...
710 Païen chevalchent par cez greignurs valées,
Et, pendant ce temps, l’armée païenne chevauche par les grandes vallées,
Osbercs vestuz, brunies endossées, Hauberts et broignes au dos,
Helmes lacez e ceintes lur espées, Heaumes en tête, épées au côté,
Escuz as cols e lances adubées : Écus au cou et lances debout.
En un bruill par sum les puis remestrent, Au haut de ces montagnes il est un bois. Ils y font halte.
715 .Iiii. c. milie atendent l’ajurnée.
C’est là que quatre cent mille hommes attendent le lever du jour.
Deus ! quel dulur que li Franceis ne l’ sevent ! Aoi.
Et les Français qui ne le savent pas ! Dieu, quelle douleur !


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Vers 703.Guastede. O. Il y a dans notre poëme trois familles, nous allions dire trois couches de Participes passés. Les premiers sont les plus anciens, où le t de la terminaison latine en atus, ata s’est conservé, où du moins il est représenté par un d. Tels sont guastede, cruisiedes (2250). Ces vieux participes sont très-rares. Les plus nombreux sont ceux en et au masculin, en ée au féminin. Et déjà il y a des participes en é, comme les nôtres : tel est encrismé. (V. 1216.) Nous avons dû réduire à une seule forme tous ces participes, et nous avons adopté celle qui est de beaucoup la plus commune. Or, mille fois au moins contre une, on trouve la terminaison et, ée.

Vers 706.Vers dulce France chevalchet l’Emperere. Nous plaçons ici notre « note générale sur la géographie de la Chanson de Roland ». C’est ici, en effet, que commence réellement l’Itinéraire de Charles et celui de Roland.

I. Positions occupées par les deux armées au début de la Chanson de Roland : Saragosse et Cordres. Lorsque commence l’action de notre poëme, Marsile et l’armée païenne occupent Saragosse. (V. 10 et suivants.) D’un autre côté, Charlemagne et l’armée française sont devant Cordres (v. 71), qui est emportée d’assaut. (V. 96 et suivants.) ═ Où est Cordres ? Faut-il, comme tous les traducteurs du Roland, traduire ce mot par « Cordoue » ? On a déjà montré, avec raison, qu’une telle assimilation est rigoureusement impossible. En effet, quand les messagers de Marsile vont en ambassade de Saragosse à Cordres (v. 96), et quand Ganelon se rend avec eux de Cordres à Saragosse (v. 366), ils ne paraissent pas mettre un long temps à faire le chemin.═ M. G. Paris (Revue critique, 1869, n° 37, p. 173) prétend que ce voyage ne dure qu’un jour. Le texte ne confirme pas très-nettement cette allégation (St. viii) ; mais il est évident que la chose se fait assez rapidement, sans fatigue, et que les ambassadeurs de Marsile et Ganelon n’ont pas, comme s’il s’agissait vraiment de Cordoue, à traverser toute l’Espagne. ═ Je suis donc fort disposé à admettre que Cordres, dans l’idée de notre poëte, est près des Pyrénées. Mais j’ajouterai que, dans son esprit, il s’agissait d’une très-grande ville ; — qu’il avait vaguement entendu parler de Cordoue, boulevard important de la puissance musulmane ; — et que, par une ignorance dont on trouve bien des preuves dans nos vieux poëmes, il place bravement cette grande ville non loin de Saragosse. ═ Tout au contraire, dans le roman du Cycle de Guillaume que nous avons découvert et intitulé la Prise de Cordres, c’est bien de Cordoue qu’il s’agit. ═ Quoi qu’il en soit, nous avons, dans cette traduction, traduit ce mot par « Cordres » pour mieux respecter notre texte. ═ Formulons en deux mots notre conclusion : « Au début de la Chanson de Roland, deux points topographiques sont mis en lumière : Saragosse, dernier refuge du roi Marsile ; Cordres, dernière conquête de Charlemagne, que je placerais à quinze ou vingt lieues de Saragosse au N.-O., ville imaginaire sans doute et née du souvenir de la véritable Cordoue. »

II. Itinéraire de Charles depuis Cordres jusqu’aux Pyrénées : Galne. Charlemagne n’attend pas à Cordres le retour de Ganelon, son messager près de Marsile. Il se met en route vers la France, il aproismet son repaire. (V. 661.) Il arrive sur les ruines de Galne, que Roland a jadis détruite et qui, depuis cet exploit, fut cent ans déserte. (V. 662-664.) C’est là que Charles attend Ganelon et le tribut promis par Marsile (V. 665-666.) Il nous paraît impossible de déterminer la situation de Galne, et nous y avons épuisé nos efforts. ═ Charles cependant ne tarde pas, après avoir vu Ganelon, à quitter Galne. (V. 701 : Franc desherbergent.) Il reprend la route de France (v. 702 : Vers dulce France tuit sunt achiminez), et fait une journée de marche. Puis, les Français se reposent, ils campent dans un lieu innommé (v. 709 : Franc se herbergent par tute la cuntrée), et c’est là que l’Empereur a ses rêves lugubres (v. 718-736) qui lui donnent le pressentiment de Roncevaux. Le lendemain matin, en s’éveillant, Charles montre à ses barons les défilés qu’ils ont à traverser. (Veez la porz et les destreiz passages, 741.) Donc, ils sont au pied des Pyrénées ; donc, il ne leur a fallu qu’un jour de marche pour aller de Galne aux Pyrénées ; donc, Galne serait, tout au plus, à une quinzaine de lieues S.-E. du pied des Pyrénées. ═ Or, nous avons déjà placé Cordres à quinze ou vingt lieues N.-O. de Saragosse. Il ne reste plus à préciser que la distance entre Galne et Cordres. Elle doit être peu considérable : car de Saragosse à Roncevaux il n’y a guère, en totalité, que trente ou trente-cinq lieues.

III. Le désastre de Roncevaux a eu lieu dans la Navarre et non dans la Cerdagne. La question a été soulevée par M. d’Avril dans une note de sa Chanson de Roland. (P. 277 de l’éd. in-12.) Frappé de ce double fait que les Français passent par Narbonne à leur retour en France (v. 3683), et que les Sarrazins, au moment de fondre sur l’arrière-garde chrétienne, chevauchent par tere Certeine e les vals e les munz (v. 856), M. d’Avril n’a pas craint de formuler ses conclusions en ces termes : « Le détail de ce voyage de Charles et la mention de la Cerdagne indiquent que le lieu du désastre, d’après notre poëme, serait la Cerdagne. C’est sur cette route que l’on trouve une localité appelée la Tour de Karl. On se serait donc trompé en cherchant le Roncevaux de Roland dans le Roncivals qui existe sur la frontière de la Navarre. » ═ Un tel système devait trouver de nombreux contradicteurs : MM. P. Raymond, G. Paris et François Saint-Maur répondirent à M. d’Avril. M. P. Raymond le réfuta dans un article de la Revue de Gascogne (septembre 1869, t. X, p. 365) ; M. G. Paris, dans la Revue critique (11 septembre 1869, n° 37) ; M. François Saint-Maur, dans une brochure intitulée : Roncevaux et la Chanson de Roland, simple réponse à une question de géographie historique. La question nous paraît aujourd’hui suffisamment éclairée, et il est très-nettement démontré que le Roncevaux de notre épopée est celui de la Navarre. ═ Premier argument. — Charlemagne, d’après notre Chanson, traverse plusieurs fois les ports ou défilés de Sizer (vers 583, 719, 2939), et il est aisé de voir que Sizer, d’après les assonances, doit se prononcer « Sizre ». Ces mêmes défilés sont appelés Cisre dans le manuscrit de Venise ; Portus Ciserei dans la « Chronique de Turpin » ; Portæ Cæsaris dans la Kaisercronik. Or il ne peut être douteux pour personne, après le travail de M. P. Raymond, que ces ports de Cizer ou de Cizre, ces portus Ciserei, ces portæ Cæsaris ne soient identiques avec cette partie de la Navarre française qui touche à Roncevaux et qui s’appelle encore aujourd’hui du nom de Cize. C’est ce même pays qui, dans une charte de 980, s’appelle Vallis Cirsia, qui, au xiie siècle, reçoit les noms de Cycereo, Sizara, Cizia, Cisera, Cisara, et que l’historien arabe Edrisi appelle en 1154 « la porte de Cizer », qui, au commencement du xiiie siècle, se nomme Ciza ; Cizie, en 1253 ; Cisia, en 1302 ; Sisie, en 1472. Et M. P. Raymond ajoute : « La voie romaine d’Astorga à Bordeaux traversait la vallée de Cize, qui correspond au val de Roncevaux en Espagne. » Le doute n’est plus possible, et, notre vieux poëme ne séparant pas Roncevaux des défilés de Sizer, il faut conclure que, ces derniers étant en Navarre, l’action de notre Chanson s’est passée en Navarre. ═ Deuxième argument. — La partie de la Navarre espagnole qui longe le pays de Cize s’appelle encore aujourd’hui le Val Carlos. Cette appellation est ancienne, et M. Raymond cite des textes de 1273 et 1333 (Archives des Basses-Pyrénées, G., 204, pp. 4 et 11), où il est question de l’église et de l’hôpital sancti Salvatoris [de] Summiportus in Valle Caroli. C’était l’ancienne localité nommée Summum Pyrenæum : on y voit aujourd’hui la petite chapelle nommée Ibagneta (le lieu de Jean ?), dont nous donnons ici le dessin, et près de laquelle M. J. Quicherat placerait volontiers le théâtre de la grande bataille. Quoi qu’il en soit,
dans la Chronique du Faux Turpin, il est question de la Vallis Caroli, près de Roncevaux, et c’est dans le Val Charlon, près des défilés de Sizer, que Charles, d’après la Kaisercronik, réunit une armée de 53,000 jeunes filles. « Le Val Carlos, dit M. G. Paris, est indiqué sur la carte de l’Espagne arabe qui fait partie de l’atlas historique de Sprunner, et qui est dressée surtout d’après les documents arabes. » Concluons que Roncevaux étant inséparable du Val Carlos, et le Val Carlos, d’après tous les documents, faisant partie de la Navarre, Roncevaux est en Navarre. ═ Troisième argument. — M. d’Avril cite en Cerdagne « la tour de Karl ou de Carol » ; mais on lui fait observer avec raison que Charlemagne a laissé des souvenirs dans toute la région des Pyrénées. Or ces souvenirs sont autrement profonds et vivants dans la Navarre. Outre le Val Carlos, dit M. P. Raymond, il existe d’autres vestiges de la tradition : sur l’ancien chemin d’Orthez à Sauveterre, qui s’appelait lo cami Romiu ou « de Saint-Jacques », et qui conduisait à Roncevaux, il y a un carrefour nommé « la Croix-de-Roland ». (Ce carrefour est sur la commune d’Orion ; il était ainsi désigné, au moins dès le xviie siècle.) D’ailleurs, on retrouve le nom de Roland sur tous les chemins de ce pays. Dans la commune d’Itzassou, il y a le Pas-de-Roland, etc. etc. Toutes ces localités, qui sont voisines de Roncevaux en Navarre, ayant gardé de tels souvenirs de Roland, on a tout au moins une présomption en faveur de la situation de Roncevaux en Navarre. ═ À ces arguments, l’école de M. d’Avril fait deux objections. Au v. 856 de la Chanson de Roland il est dit que les païens, pour surprendre l’arrière-garde française, traversèrent Tere Certeine e les vals e les munz. « Vous voyez bien, dit M. d’Avril, qu’il s’agit de la Cerdagne. » On a répondu que « la Cerdagne était alors beaucoup plus étendue, ou qu’il s’agit ici d’une autre Cerdagne. » Mais d’ailleurs, et encore une fois, il ne faudrait pas demander trop d’exactitude géographique aux auteurs de nos Chansons. Notre poëte savait vaguement qu’il y avait, non loin des Pyrénées, un pays nommé Cerdagne. Et il y fait bravement passer une armée païenne avant d’arriver aux défilés de Sizer. ═ Il en est de même de Narbonne. Quand Charlemagne rentre en France par la Gascogne et Bordeaux, il est dit que les Français passent Nerbone par force et par vigur. (V. 3683.) Or Narbonne n’est pas sur le chemin des Pyrénées à Bordeaux. Qu’en conclure ? Tout simplement que notre trouvère ignorait la géographie. Il savait, par une tradition poétique très-ancienne, que Charlemagne, en revenant de Roncevaux, s’était rendu maître de Narbonne. Et même ce récit est intercalé dans le Roland de Venise. Sans penser à mal, le poëte a donc écrit le nom de Narbonne, et peut-être les mots par force e par vigur indiquent-ils que l’auteur de notre Roland pensait vaguement à la légende d’un siége et d’une conquête par Charlemagne. Malgré tout, l’on peut admettre hypothétiquement avec M. G. Paris, qu’au lieu du mot Nerbone il y avait dans le texte original un nom de fleuve, et le mot passent s’expliquerait mieux d’après cette supposition. Enfin M. P. Raymond nous soumet une autre hypothèse : « Dans une bulle de Célestin III (vers 1187, 1171), l’église de Narbone, aujourd’hui Arbone, est citée près de l’église de Saint-Jean-de-Luz. » (Archives des Basses-Pyrénées, Cart. de Bayonne, dit le Livre d’Or, f° 52.) Et l’on trouve encore en 1303 le nom de Narbonne attaché à la même localité. (Testament de Dominique de Mants, évêque de Bayonne. Études historiques sur Bayonne, par Balasque, II, 573 et suiv.) En résumé, nous osons préférer notre propre système pour expliquer ce vers, et nous mettons volontiers cette erreur sur le compte de l’ignorance de notre poëte.

IV. Le retour de Charlemagne en France. M. Gaston Paris a très-clairement exposé la marche et énuméré les étapes de Charlemagne, depuis la mort de Roland jusqu’au procès de Ganelon : « Appelé par le cor de Roland mourant, l’Empereur revient à Roncevaux le soir de cette journée si remplie. (Vers 2398.) À deux lieues en avant, du côté de l’Espagne, on voit encore la poussière des Sarrazins qui se retirent (vers 2425, 2426) ; les Français se mettent à leur poursuite ; mais ils n’auraient pas le temps de les atteindre, car la nuit tombe, si Dieu ne renouvelait pour Charles le miracle de Josué. La journée dure encore assez longtemps pour que les chrétiens, qui ont barré aux païens le chemin de Saragosse (vers 2464), les bloquent contre l’Èbre et les forcent de s’y jeter et de s’y noyer tous. Les païens morts, Charlemagne trouve qu’il est bien tard pour retourner à Roncevaux (vers 2483), et les Français, accablés de fatigue, campent sur la terre déserte. (Vers 2489.) C’est pendant cette même nuit que la flotte immense amenée à Marsile par Baligant, l’émir de Babylone, remonte l’Èbre à la lueur de mille fanaux (vers 2643), et aborde non loin de Saragosse. Au matin, dès l’aube, Charles se lève, et les Français retournent, par cez veies lunges e cez chemins mult larges, voir à Roncevaux le « merveilleux dommage ». (Vers 2852, 2853.) C’est là que les messagers de Baligant viennent défier Charles, et, le soir de la même journée, l’Empereur victorieux arrive à Saragosse et s’en empare. Quand il y entre, clere est la lune, les estoiles flambient. (Vers 3659.) Il retourne en France le lendemain, sans doute par le même chemin, puisqu’il traverse de nouveau la Gascogne et arrive à Bordeaux (vers 3684) et à Blaye (vers 3689), d’où il va directement à sa chapelle d’Aix. » (Revue critique, 1869, n° 37, pp. 174, 178.) Nous avons essayé de résoudre à leur lieu les autres difficultés de la Chanson. (V. la Carte qui sert de frontispice à ce second volume.)

Vers 711.Halbercs. O. V. la note du vers 683. L’étymologie de ce mot est l’allemand halsberc. (V. le Glossaire.) Nous avons préféré la forme osbercs, qui est plus usitée, et où se trouve l’s étymologique. ═ Le manuscrit porte, par une erreur évidente : Halbercs vestuz e très-bien fermées. Ce dernier mot a même été ajouté postérieurement. Nous avons pris le mot endossées dans le texte de Versailles. Mu. a imprimé : E lur brunies dublées, qu’il a emprunté au manuscrit de Venise IV.

Vers 712.Healmes. O. V. la note du vers 683.

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