La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 24

◄  Laisse 23 Laisse 24 Laisse 25  ►

XXIV

Ço dist li Reis : « Guene, venez avant ; « Ganelon, dit le Roi, avancez près de moi,
320 « Si recevez le bastun e le guant. « Pour recevoir le bâton et le gant.
« Oït l’ avez, sur vus le jugent Franc.
« C’est la voix des Francs qui vous désigne : vous l’avez entendue.
« — Sire, dist Guenes, ço ad tut fait Rollanz ; « — Non, répond Ganelon, tout cela est l’œuvre de Roland.
« Ne l’amerai à trestut mun vivant, « Et plus jamais ne l’aimerai de ma vie.
« Ne Oliver por ço qu’il est sis cumpainz,
« Et je n’aimerai plus Olivier, parce qu’Olivier est son ami.
325 « Les duze Pers, pur ço qu’il l’aiment tant ;
« Et je n’aimerai plus les douze Pairs, parce qu’ils l’aiment.
« Desfi les en, Sire, vostre veiant. » « Et là, sous vos yeux, Sire, je leur jette mon défi.
Ço dist li Reis : « Trop avez mal talant. « — C’est trop de colère, dit le Roi.
« Or irez vus certes quant jo l’cumant. « Puisque je l’ordonne, vous irez.
« — Jo i puis aler ; mais n’i averai guarant ; « — J’y puis aller, mais je cours à ma perte,
330 « Nul out Basilies ne sis freres Basanz. » Aoi. Comme Basile et son frère Basan. »


◄  Laisse 23 Laisse 24 : notes et variantes Laisse 25  ►


Vers 319. Guenes. O. Quel que soit le type latin dont on fasse dériver le mot Guenes (Wenilo, Wenilus, etc. etc.), le vocatif ne peut avoir un s. Voy., à la note du v. 15, notre Théorie sur les vocatifs. ═ M. Müller fait observer qu’il manque ici, comme dans le texte de Venise (IV), une strophe dans laquelle Charles spécifierait le message qu’il confie à Ganelon. (Éd. T. Müller, p. 20.) Or le texte de Versailles et celui de Venise (VII) comblent cette lacune, et nous trouvons dans notre Chanson elle-même (428 et ss., 469 et ss.) les éléments d’une reconstitution facile. Nous n’avons pas osé insérer, dans notre texte lui-même, aucune addition notable ; mais nous nous sommes réservé de proposer au public, dans le cours de ces notes, les interpolations véritablement nécessaires. Voici donc comment nous proposerions de restituer le couplet absent, et, dans cette restitution, nous avons soin de suivre toutes les lois de notre dialecte :

Bel sire Guene, dist Carles, entendez :
De meie part Marsiliun direz

Que il receivet seinte chrestientet.
Demi Espaigne li voeill en fieu duner.
L’altre meitiet averat Rollanz li ber.
Se ceste acorde il ne voelt otrier,
Suz Saraguce le siége irai fermer :
Pris e liez serat par poestet,
Ad Ais le siet serat tut dreit menez :
Par jugement serat illoec finez ;
Là murrat-il à doel e à viltet.
Tenez cest brief ki est enseellez,
Enz el’ puign destre à l’ paien le metez.

Les Remaniements (Versailles et Venise VII) nous offrent deux autres Couplets, à la suite de celui que nous venons de restituer. Dans le premier, Guenes reçoit l’arc des mains du Roi (xxviii de Versailles) et le brise en voulant le tendre ; dans le second (xxix), il reçoit le bâton. Cette dernière circonstance étant très-clairement marquée dans notre texte d’Oxford (v. 341), nous ne pensons pas que le second de ces couplets appartienne à la Version originale. Quant à l’autre épisode, il se trouve ailleurs dans notre texte. (Vers 766 et ss.) Chez notre rajeunisseur, il est plein de répétitions inutiles et de certains traits relativement modernes. Voici, d’ailleurs, ces deux laisses : Li Emperere ot sa gent assemblé — Et uns et autres à Cordes la cité. — Or, est Guenes mot mal atalenté, — Rollant esgarde, si l’a araisoné : — « Cuvert, dit-il, tu as le sen desvé ; — A grant martire as mon cors délivré, — Quant sor moi as le message torné. — Or irai là, ja n’en ert trestorné. » — Nostre empereres l’a un poi regardé : — « Guene, dit-il, trop en avez parlé. » — Un arc li tent, et Guenes l’a cobré, — D’un chief en autre l’a froissié et cassé : — « Hé ! Dex, dist Challes, par ta sainte bonté, — Por cest felon somes toz tormenté. — Par cel Seignor qui primes me fist né, — Je ne lairoie chier ne soit comparé : — Car Guenelons est mot de mal pensé ; — De felonie le voi mot escaufé ; — Vers traïson a tot son cors torné. — Li rois Marsilles, se il le sert à gré, — Toz nos vendra por sa grant cruauté. — Terre de France hui chiet en grant vilté. »Guenes s’acline devant les piés Challon, — Tendi ses mains, si reçut le baston. — Il prist les briés o tot le qairelon, — En une boiste le mist por garison ; — Puis, pria Deu qu’il doinst maleïçon — A toz icels qui l’jugièrent par non : — « Par cel Seignor qui forma Lazaron, — Se Dex ce done qui sofri passion — Que j’en repaire à ma sauvation, — Jà ne ferai onques de mesprison — Que de Rollant n’en prenge vengeson. » (Versailles, vers 426-458.)

Vers 320.Lu guant. O. V. la note du vers 142. ═ Le gant et le bâton, comme le fait observer un éditeur de Roland, indiquent l’investiture d’une charge ou d’une mission : Karles tient son gant destre, Olivier l’a baillié. — Et li quens l’en rechut, si l’en a merchié. (Fierabras, p. 11 de l’édition Krœber et Servois. Cf. Gaufrey, édition F. Guessard et P. Chabaille, p. 47.) Le bâton est également indiqué dans ce vers de Huon de Bordeaux : Charles, y est-il dit, en sa main tient d’olivier un baston. (Vers 9499.)

Vers 321.Vos. O. V. la note du v. 17.

Vers 324. — Lire pur. ═ Si cumpainz. O. Si pour sis. Forme incorrecte, reproduisant sans doute une prononciation où l’s était éteinte.

Vers 325.Por. O. V. la note du v. 17.

Vers 328.Vos. O.

Vers 329.Avrai. Mu. V. la note du vers 38.

Vers 330. — Lisez frere. (V. la note du v. 1.) ═ Basant. O. À cause du cas sujet, il faut Bazanz (?). ═ La Prise de Pampelune appelle ces deux messagers, l’un Basin ou Baxin de Langles (v. 2547, 2600, 2657) ; et l’autre, tantôt Basel (V. 2548), et tantôt Basent (2657).

◄  Laisse 23 Laisse 24 Laisse 25  ►