◄ laisses 101 à 150. | Parallèle. Laisses 151 à 200 |
laisses 201 à 250. ► |
CLI
Or veit Rollant que mort est sun ami, Sur sun ceval que cleimet Veillantif. |
CLI
Roland voit que son ami est mort, et qu’il gît, la face contre terre. Très doucement il dit sur lui l’adieu : « Sire compagnon, c’est pitié de votre hardiesse ! Nous fûmes ensemble et des ans et des jours : jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t’en fis. Quand te voilà mort, ce m’est douleur de vivre. » À ces mots le marquis se pâme sur son cheval, qu’il nomme Veillantif. Ses étriers d’or fin le maintiennent droit en selle : par où qu’il penche, il ne peut choir. |
CLII
Ainz que Rollant se seit aperceüt, |
CLII
Avant que Roland se fût reconnu, ranimé et remis de sa pâmoison, un grand dommage lui vint : les Français sont morts, il les a tous perdus, hormis l’archevêque et Gautier de l’Hum. Gautier est redescendu des montagnes. Contre ceux d’Espagne il a combattu fortement. Ses hommes sont morts, les païens les ont vaincus. Bon gré, mal gré, il fuit vers les vallées, il invoque Roland, pour qu’il l’aide : « Ah ! gentil comte, vaillant homme, où es-tu ? Jamais je n’eus peur, quand tu étais là. C’est moi, Gautier, celui qui conquit Maelgut, moi, le neveu de Droon, le vieux et le chenu. Pour ma prouesse tu me chérissais entre tes hommes. Ma lance est brisée et mon écu percé, et mon haubert démaillé et déchiré… Je vais mourir, mais je me suis vendu cher. » À ces derniers mots, Roland l’a entendu. Il éperonne et, poussant son cheval, vient vers lui […]. |
CLIII
Rollant ad doel, si fut maltalentifs ; De cels d’Espaigne en ad getet mort .XX., |
CLIII
Roland est rempli de douleur et de colère. Au plus épais de la presse il se met à frapper. De ceux d’Espagne, il en jette morts vingt, et Gautier six, et l’archevêque cinq. Les païens disent : « Les félons que voilà ! Gardez, seigneurs, qu’ils ne s’en aillent vivants ! Traître qui ne va pas les attaquer, et couard qui les laissera échapper ! » Alors recommencent leurs huées et leurs cris. De toutes parts ils reviennent à l’assaut. |
CLIV
Li quens Rollant fut noble guerrer, |
CLIV
Le comte Roland est un noble guerrier, Gautier de l’Hum un chevalier très bon, l’archevêque un prud’homme éprouvé. Pas un des trois ne veut faillir aux autres. Au plus fort de la presse ils frappent sur les païens. Mille Sarrasins mettent pied à terre ; à cheval, ils sont quarante milliers. Voyez-les, qui n’osent approcher ! De loin ils jettent contre eux lances et épieux, guivres et dards, et des muzeraz, et des agiers… Aux premiers coups ils ont tué Gautier. À Turpin de Reims ils ont tout percé l’écu, brisé le heaume et ils l’ont navré à la tête ; ils ont rompu et démaillé son haubert, transpercé son corps de quatre épieux. Ils tuent sous lui son destrier. C’est grand deuil quand l’archevêque tombe. |
CLV
Turpins de Reins, quant se sent abatut,
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CLV
Turpin de Reims, quand il se voit abattu de cheval, le corps percé de quatre épieux, rapidement il se redresse debout, le vaillant. Il cherche Roland du regard, court à lui, et ne dit qu’une parole : « Je ne suis pas vaincu. Un vaillant, tant qu’il vit, ne se rend pas ! » Il dégaine Almace, son épée d’acier brun ; au plus fort de la presse, il frappe mille coups et plus. Bientôt, Charles dira qu’il ne ménagea personne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrasins, les uns blessés, d’autres transpercés d’outre en outre et d’autres dont la tête est tranchée. Ainsi le rapporte la Geste ; ainsi le rapporte celui-là qui fut présent à la bataille : le baron Gilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte au moutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n’entend rien à cette histoire. |
CLVI
Li quens Rollant gentement se cumbat, Paien l’entendent, nel tindrent mie en gab ; |
CLVI
Le comte Roland combat noblement, mais son corps est trempé de sueur et brûle ; et dans sa tête il sent un grand mal : parce qu’il a sonné son cor, sa tempe s’est rompue. Mais il veut savoir si Charles viendra. Il prend l’olifant, sonne, mais faiblement. L’empereur s’arrête, il écoute : « Seigneurs, dit-il, malheur à nous ! Roland, mon neveu, en ce jour, nous quitte. À la voix de son cor j’entends qu’il ne vivra plus guère. Qui veut le joindre, qu’il presse son cheval ! Sonnez vos clairons, tant qu’il y en a dans cette armée ! » Soixante mille clairons sonnent, et si haut que les monts retentissent et que répondent les vallées. Les païens l’entendent, ils n’ont garde d’en rire. L’un dit à l’autre : « Bientôt Charles sera sur nous. » |
CLVII
Dient paien : « L’emperere repairet. AOI. |
CLVII
Les païens disent : « L’empereur revient. De ceux de France entendez sonner les clairons. Si Charles vient, il y aura parmi nous du dommage. Si Roland survit, notre guerre recommence ; l’Espagne, notre terre, est perdue. » Quatre cents se rassemblent, portant le heaume, de ceux qui s’estiment les meilleurs en bataille. Ils livrent à Roland un assaut dur et âpre. Le comte a de quoi besogner pour sa part. » |
CLVIII
Li quens Rollant, quant il les veit venir, |
CLVIII
Le comte Roland, quand il les voit venir, se fait plus fort, plus fier, plus ardent. Il ne leur cédera pas tant qu’il sera en vie. Il monte le cheval qu’on appelle Veillantif. Il l’éperonne bien de ses éperons d’or fin ; au plus fort de la presse, il va tous les assaillir. Avec lui, l’archevêque Turpin. Les païens l’un à l’autre se disent : « Ami, venez-vous en ! De ceux de France nous avons entendu les cors : Charles revient, le roi puissant. » |
CLIX
Li quens Rollant unkes n’amat cuard, Ne chevaler, s’il ne fust bon vassal. |
CLIX
Le comte Roland jamais n’aima un couard, ni un orgueilleux, ni un méchant, ni un chevalier qui ne fût bon guerrier. Il appela l’archevêque Turpin : « Sire, vous êtes à pied et je suis à cheval. Pour l’amour de vous je tiendrai ferme en ce lieu. Ensemble nous y recevrons et le bien et le mal ; je ne vous laisserai pour nul homme fait de chair. Nous allons rendre aux païens cet assaut. Les meilleurs coups sont ceux de Durendal. » L’archevêque dit : « Honni qui bien ne frappe ! Charles revient, qui bien nous vengera ! » |
CLX
Paien dient : « Si mare fumes nez ! |
CLX
Les païens disent : « Nous sommes nés à la malheure ! Quel douloureux jour s’est levé pour nous ! Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs. Charles revient, le vaillant, avec sa grande armée. De ceux de France, nous entendons les clairons sonner clair. Grand est le bruit de leur cri de Montjoie ! Le comte Roland est de si fière hardiesse que nul homme fait de chair ne le vaincra jamais. Lançons contre lui nos traits, puis laissons-lui le champ. » Et ils lancèrent contre lui des dards et des guivres sans nombre, des épieux, des lances, des museraz empennés. Ils ont brisé et troué son écu, rompu et démaillé son haubert ; mais son corps ils ne l’ont pas atteint. Pourtant, ils lui ont blessé Veillantif de trente blessures ; sous le comte ils l’ont abattu mort. Les païens s’enfuient, ils renoncent. Le comte Roland est resté, démonté. |
CLXI
Paien s’en fuient, curuçus e irez ; |
CLXI
Les païens s’enfuient, marris et courroucés. Vers l’Espagne ils se hâtent, à grand effort. Le comte Roland ne peut leur donner la chasse : il a perdu Veillantif, son destrier ; bon gré mal gré, il reste, démonté. Vers l’archevêque Turpin il va, pour lui porter son aide, Il lui délaça du chef son heaume paré d’or et lui retira son blanc haubert léger. Il prit son bliaut et le découpa tout ; dans ses grandes plaies il en a bouté les pans. Puis il l’a pris dans ses bras, serré contre sa poitrine ; sur l’herbe verte il l’a mollement couché. Très doucement il lui fit une prière : « Ah ! gentil seigneur, donnez-m’en le congé : nos compagnons, qui nous furent si chers, les voilà morts, nous ne devons pas les laisser. Je veux aller les chercher et les reconnaître, et devant vous les réunir et les ranger. » L’archevêque dit : « Allez et revenez ! Ce champ est à vous, Dieu merci ! et à moi. » |
CLXII
Rollant s’en turnet, par le camp vait tut suls, A l’arcevesque en est venuz a tut, |
CLXII
Roland part. Il va à travers le champ, tout seul. Il cherche par les vaux, il cherche par les monts. Là il trouva Ivorie et Ivon, et puis il trouva le Gascon Engelier. La il trouva Gérin et Gerier son compagnon, et puis il trouva Bérengier et Aton. Là il trouva Anseïs et Samson, et puis il trouva Gérard le vieux, de Roussillon. Un par un il les a pris, le vaillant, et il revient avec, vers l’archevêque. Devant ses genoux il les a mis sur un rang. L’archevêque pleure, il ne peut s’en tenir. Il lève sa main, fait sa bénédiction. Après il dit : « C’est pitié de vous, seigneurs ! Que Dieu reçoive toutes vos âmes, le Glorieux ! En paradis qu’il les mette dans les saintes fleurs ! À mon tour combien la mort m’angoisse ! Je ne reverrai plus l’empereur puissant. » |
CLXIII
Rollant s’en turnet, le camp vait recercer, |
CLXIII
Roland repart ; à nouveau il va chercher par le champ. Il retrouve son compagnon Olivier. Contre sa poitrine il le presse, étroitement embrassé. Comme il peut, il revient vers l’archevêque. Sur un écu il couche Olivier auprès des autres, et l’archevêque les a absous et signés du signe de la croix. Alors redoublent la douleur et la pitié. Et Roland dit : « Olivier, beau compagnon, vous étiez fils du duc Renier, qui tenait la marche du Val de Runers. Pour rompre une lance et pour briser des écus, pour vaincre et abattre les orgueilleux, pour soutenir et conseiller les prud’hommes […], en nulle terre il n’y eut meilleur chevalier ! […] » |
CLXIV
Li quens Rollant, quant il veit mort ses pers En sun visage fut mult desculurez ; |
CLXIV
Le comte Roland, quand il voit morts ses pairs, et Olivier qu’il aimait tant, s’attendrit : il se met à pleurer. Son visage a perdu sa couleur. Si grand est son deuil, il ne peut plus rester debout ; qu’il veuille ou non, il choit contre terre, pâmé. L’archevêque dit : « Baron, c’est pitié de vous ! » |
CLXV
Li arcevesques, quant vit pasmer Rollant, |
CLXV
L’archevêque, quand il vit se pâmer Roland, en ressentit une douleur, la plus grande douleur qu’il eût ressentie. Il étendit la main : il a pris l’olifant. À Roncevaux il y a une eau courante : il veut y aller, il en donnera à Roland. À petits pas, il s’éloigne, chancelant. Il est si faible qu’il ne peut avancer. Il n’en a pas la force, il a perdu trop de sang ; en moins de temps qu’il n’en faut pour traverser un seul arpent, le cœur lui manque, il tombe, la tête en avant. La mort l’étreint durement. |
CLXVI
Li quens Rollant revient de pasmeisuns : Cuntre paiens fut tuz tens campiuns. |
CLXVI
Le comte Roland revient de pâmoison. Il se dresse sur ses pieds, mais il souffre d’une grande souffrance. Il regarde en aval, il regarde en amont : sur l’herbe verte, par delà ses compagnons, il voit gisant le noble baron, l’archevêque, que Dieu avait placé en son nom parmi les hommes. L’archevêque dit sa coulpe, il a tourné ses yeux vers le ciel, il a joint ses deux mains et les élève : il prie Dieu pour qu’il lui donne le paradis. Puis il meurt, le guerrier de Charles. Par de grandes batailles et par de très beaux sermons, il fut contre les païens, toute sa vie, son champion. Que Dieu lui octroie sa sainte bénédiction ! |
CLXVII
Li quens Rollant veit l’arcevesque a tere : |
CLXVII
Le comte Roland voit l’archevêque contre terre. Hors de son corps il voit ses entrailles, qui gisent ; la cervelle dégoutte de son front. Sur sa poitrine, bien au milieu, il a croisé ses blanches mains, si belles. Roland dit sur lui sa plainte, selon la loi de sa terre : « Ah ! gentil seigneur, chevalier de bonne souche, je te recommande à cette heure au Glorieux du ciel. Jamais nul ne fera plus volontiers son service. Jamais, depuis les apôtres, il n’y eut tel prophète pour maintenir la loi et pour y attirer les hommes. Puisse votre âme n’endurer nulle privation ! Que la porte du paradis lui soit ouverte ! » |
CLXVIII
Ço sent Rollant que la mort li est près : |
CLXVIII
Roland sent que sa mort est prochaine. Par les oreilles sa cervelle se répand. Il prie Dieu pour ses pairs, afin qu’il les appelle ; puis, pour lui-même, il prie l’ange Gabriel. Il prend l’olifant, pour que personne ne lui fasse reproche, et Durendal, son épée, en l’autre main. Un peu plus loin qu’une portée d’arbalète, vers l’Espagne, il va dans un guéret. Il monte sur un tertre. Là, sous un bel arbre, il y a quatre perrons, faits de marbre. Sur l’herbe verte, il est tombé à la renverse. Il se pâme, car sa mort approche. |
CLXIX
Halt sunt li pui e mult halt les arbres. |
CLXIX
Hauts sont les monts, hauts sont les arbres. Il y a là quatre perrons, faits de marbre, qui luisent. Sur l’herbe verte, le comte Roland se pâme. Or un Sarrasin le guette, qui a contrefait le mort et gît parmi les autres, ayant souillé son corps et son visage de sang. Il se redresse debout, accourt. Il était beau et fort, et de grande vaillance ; en son orgueil il fait la folie dont il mourra : il se saisit de Roland, de son corps et de ses armes, et dit une parole : « Il est vaincu, le neveu de Charles ! Cette épée, je l’emporterai en Arabie ! » Comme il tirait, le comte reprit un peu ses sens. |
CLXX
Ço sent Rollant que s’espee li tolt. |
CLXX
Roland sent qu’il lui prend son épée. Il ouvre les yeux et lui dit un mot : « Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! » Il tenait l’olifant qu’il n’a pas voulu perdre. Il l’en frappe sur son heaume gemmé, paré d’or ; il brise l’acier, et le crâne, et les os, lui fait jaillir du chef les deux yeux et devant ses pieds le renverse mort. Après il lui dit : « Païen, fils de serf, comment fus-tu si osé que de te saisir de moi, soit à droit, soit à tort ? Nul ne l’entendra dire qui ne te tienne pour un fou ! Voilà fendu le pavillon de mon olifant ; l’or en est tombé, et le cristal. » |
CLXXI
Ço sent Rollant la veüe ad perdue, |
CLXXI
Roland sent que sa vue se perd. Il se met sur pieds, tant qu’il peut s’évertue. Son visage a perdu sa couleur. Devant lui est une pierre brune. Il y frappe dix coups, plein de deuil et de rancœur. L’acier grince, il ne se brise, ni ne s’ébrèche. « Ah ! » dit le comte, « sainte Marie, à mon aide ! Ah ! Durendal, bonne Durendal, c’est pitié de vous ! Puisque je meurs, je n’ai plus charge de vous. Par vous j’ai gagné en rase campagne tant de batailles, et par vous dompté tant de larges terres, que Charles tient, qui a la barbe chenue ! Ne venez jamais aux mains d’un homme qui puisse fuir devant un autre ! Un bon vassal vous a longtemps tenue : il n’y aura jamais votre pareille en France la Sainte. » |
CLXXII
Rollant ferit el perrun de sardonie. Jo l’en cunquis Normendie la franche, |
CLXXII
Roland frappe au perron de […] L’acier grince, il n’éclate pas, il ne s’ébrèche pas. Quand il voit qu’il ne peut la briser, il commence en lui-même à la plaindre : « Ah ! Durendal, comme tu es belle, et claire, et blanche ! Contre le soleil comme tu luis et flambes ! Charles était aux vaux de Maurienne, quand du ciel Dieu lui manda par son ange qu’il te donnât à l’un de ses comtes capitaines : alors il m’en ceignit, le gentil roi, le Magne. Par elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne, par elle je lui conquis le Poitou et le Maine. Je lui conquis Normandie la franche, et par elle je lui conquis la Provence et l’Aquitaine, et la Lombardie et toute la Romagne. Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre, la Bourgogne et […], Constantinople, dont il avait reçu l’hommage, et la Saxe, où il fait ce qu’il veut. Par elle je lui conquis l’Écosse […] et l’Angleterre, sa chambre, comme il l’appelait. Par elle je conquis tant et tant de contrées, que Charles tient, qui a la barbe blanche. Pour cette épée j’ai douleur et peine. Plutôt mourir que la laisser aux païens ! Dieu, notre père, ne souffrez pas que la France ait cette honte ! » |
CLXXIII
Rollant ferit en une perre bise. Mult larges teres de vus avrai conquises, |
CLXXIII
Roland frappa contre une pierre bise. Il en abat plus que je ne sais vous dire. L’épée grince, elle n’éclate ni ne se rompt. Vers le ciel elle rebondit. Quant le comte voit qu’il ne la brisera point, il la plaint en lui-même, très doucement : « Ah ! Durendal, que tu es belle et sainte ! Ton pommeau d’or est plein de reliques : une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile, et des cheveux de monseigneur saint Denis, et du vêtement de sainte Marie. Il n’est pas juste que des païens te possèdent : des chrétiens doivent faire votre service. Puissiez-vous ne jamais tomber aux mains d’un couard ! Par vous j’aurai conquis tant de larges terres, que tient Charles, qui a la barbe fleurie ! L’empereur en est puissant et riche. » |
CLXXIV
Ço sent Rollant que la mort le tresprent, |
CLXXIV
Roland sent que la mort le prend tout : de sa tête elle descend vers son cœur. Jusque sous un pin il va courant ; il s’est couché sur l’herbe verte, face contre terre. Sous lui il met son épée et l’olifant. Il a tourné sa tête du côté de la gent païenne : il a fait ainsi, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort en vainqueur, le gentil comte. À faibles coups et souvent, il bat sa coulpe. Pour ses péchés il tend vers Dieu son gant. |
CLXXV
Ço sent Rollant de sun tens n’i ad plus. |
CLXXV
Roland sent que son temps est fini. Il est couché sur un tertre escarpé, le visage tourné vers l’Espagne. De l’une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par ta grâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, que j’ai faits depuis l’heure où je naquis jusqu’à ce jour où me voici abattu ! » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges du ciel descendent à lui. |
CLXXVI
Li quens Rollant se jut desuz un pin, De plusurs choses a remembrer li prist, |
CLXXVI
Le comte Roland est couché sous un pin. Vers l’Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vient souvenance : de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri. Il en pleure et soupire, il ne peut s’en empêcher. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli ; il bat sa coulpe et demande à Dieu merci : « Vrai Père, qui jamais ne mentis, toi qui rappelas saint Lazare d’entre les morts, toi qui sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de tous périls, pour les péchés que j’ai faits dans ma vie ! » Il a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé, les mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ils portent l’âme du comte en paradis. |
CLXXVII
Morz est Rollant, Deus en ad l’anme es cels.
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CLXXVII
Roland est mort ; Dieu a son âme dans les cieux. L’empereur parvient à Roncevaux. Il n’y a route ni sentier, pas une aune, pas un pied de terrain libre où ne gise un Français ou un païen. Charles s’écrie : « Où êtes-vous, beau neveu ? Où est l’archevêque ? où le comte Olivier ? Où est Gerin ? et Gerier son compagnon ? Où est Oton ? et le comte Bérengier ? Ivon et Ivoire, que je chérissais tant ? Qu’est devenu le Gascon Engelier ? le duc Samson ? et le preux Anseïs ? Où est Gérard de Roussillon, le vieux ? Où sont-ils, les douze pairs, qu’ici j’avais laissés ? » De quoi sert qu’il appelle, quand pas un ne répond ? « Dieu ! » dit le roi, « j’ai bien sujet de me désoler ! Que ne fus-je au commencement de la bataille ? » Il tourmente sa barbe en homme rempli d’angoisse ; ses barons chevaliers pleurent ; contre terre, vingt mille se pâment. Le duc Naimes en a grande pitié. |
CLXXVIII
Il n’en i ad chevaler ne barun Tedbalt de Reins e le cunte Milun : |
CLXXVIII
Il n’y a chevalier ni baron qui de pitié ne pleure, douloureusement. Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux et leurs amis et leurs seigneurs liges ; contre terre, beaucoup se sont pâmés. Le duc Naimes a fait en homme sage, qui, le premier, dit à l’empereur : « Regardez en avant, à deux lieues de nous ; vous pourrez voir les grands chemins poudroyer, tant il y a de l’engeance sarrasine. Or donc, chevauchez ! Vengez cette douleur ! — Ah ! Dieu, » dit Charles, « ils sont déjà si loin ! Conseillez-moi selon le droit et l’honneur. C’est la fleur de douce France qu’ils m’ont ravie ! » Il appela Oton et Geboin, Tedbalt de Reims et le comte Milon : « Gardez le champ de bataille, par les monts, par les vaux. Laissez les morts couchés, tout comme ils sont. Que bête ni lion n’y touche ! Que n’y touche écuyer ni valet ! Que nul n’y touche, je vous l’ordonne, jusqu’à ce que Dieu nous permette de revenir dans ce champ ! » Et ils répondent avec douceur, en leur amour : « Droit empereur, cher seigneur, ainsi ferons-nous ! » Ils retiennent auprès d’eux mille de leurs chevaliers. |
CLXXIX
Li empereres fait ses graisles suner, |
CLXXIX
L’empereur fait sonner ses clairons ; puis il chevauche, le preux, avec sa grande armée. Ils ont forcé ceux d’Espagne à tourner le dos (?) ; ils tiennent la poursuite d’un même cœur, tous ensemble. Quand l’empereur voit décliner la vêprée, il descend de cheval sur l’herbe verte, dans un pré ; il se prosterne contre terre et prie le seigneur Dieu de faire que pour lui le soleil s’arrête, que la nuit tarde et que le jour dure. Alors vint à lui un ange, celui qui a coutume de lui parler. Rapide, il lui donne ce commandement : « Charles, chevauche ; la clarté ne te manque pas. C’est la fleur de France que tu as perdue, Dieu le sait. Tu peux te venger de l’engeance criminelle ! » Il dit, et l’empereur remonte à cheval. |
CLXXX
Pur Karlemagne fist Deus vertuz mult granz,
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CLXXX
Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle, car le soleil s’arrête, immobile. Les païens fuient, les Francs leur donnent fortement la chasse. Au Val Ténébreux ils les atteignent, les poussent vitement vers Saragosse, les tuent à coups frappés de plein cœur. Ils les ont coupés des routes et des chemins les plus larges. L’Èbre est devant eux ; l’eau en est profonde, redoutable, violente ; il n’y a là ni barge, ni dromont, ni chalant. Les païens supplient un de leurs dieux, Tervagant, puis se précipitent ; mais nul ne les protégera. Ceux qui portent le heaume et le haubert sont les plus pesants : ils coulent à fond, nombreux ; les autres s’en vont flottant à la dérive ; les plus heureux boivent à foison. Tous enfin se noient, à grande angoisse. Les Français s’écrient : « C’est pour votre malheur que vous avez vu Roland ! » |
CLXXXI
Quant Carles veit que tuit sunt mort paiens, |
CLXXXI
Quand Charles voit que les païens sont tous morts, les uns tués par le fer, et la plupart noyés, et quel grand butin ont fait ses chevaliers, il descend à pied, le gentil roi, se couche contre terre et rend grâces à Dieu. Quand il se relève, le soleil est couché. L’Empereur dit : « C’est l’heure de camper ; pour retourner à Roncevaux, il est tard. Nos chevaux sont las et recrus. Enlevez-leur les selles, ôtez-leur de la tête les freins et par ces prés laissez-les se rafraîchir. » Les Francs répondent : « Sire, vous dites bien. » |
CLXXXII
Li emperere ad prise sa herberge. |
CLXXXII
L’empereur a établi son campement. Les Français mettent pied à terre dans le pays désert. Ils enlèvent à leurs chevaux les selles, leur ôtent de la tête les freins dorés ; ils leur livrent les prés ; ils y trouveront beaucoup d’herbe fraîche : on ne peut leur donner d’autres soins. Qui est très las dort contre terre. Cette nuit-là, on ne fit point garder le camp. |
CLXXXIII
Li emperere s’est culcet en un pret. |
CLXXXIII
L’empereur s’est couché dans un pré. Le preux met près de sa tête son grand épieu. Cette nuit il n’a pas voulu se désarmer ; il garde son blanc haubert safré : il garde lacé son heaume aux pierres serties d’or, et Joyeuse ceinte ; jamais elle n’eut sa pareille : chaque jour sa couleur change trente fois. Nous savons bien ce qu’il en fut de la lance dont Notre-Seigneur fut blessé sur la Croix : Charles, par la grâce de Dieu, en possède la pointe et l’a fait enchâsser dans le pommeau d’or : à cause de cet honneur et de cette grâce, l’épée a reçu le nom de Joyeuse. Les barons de France ne doivent pas l’oublier : c’est de là qu’ils ont pris leur cri d’armes : « Montjoie ! » et c’est pourquoi nul peuple ne peut tenir contre eux. |
CLXXXIV
Clere est la noit e la lune luisant. E d’Oliver li peiset mult forment, |
CLXXXIV
Claire est la nuit, et la lune brillante. Charles est couché, mais il est plein de deuil pour Roland, et son cœur est lourd à cause d’Olivier, et des douze pairs, et des Français : à Roncevaux, il les a laissés morts, tout sanglants. Il pleure et se lamente, il ne peut s’en tenir, et prie Dieu qu’il sauve les âmes. Il est las, car sa peine est très grande. Il s’endort, il n’en peut plus. Par tous les prés, les Francs se sont endormis. Pas un cheval qui puisse se tenir debout ; s’ils veulent de l’herbe, ils la broutent couchés. Il a beaucoup appris, celui qui a souffert. |
CLXXXV
Carles se dort cum hume traveillet. Urs e leuparz les voelent puis manger, |
CLXXXV
Charles dort en homme qu’un tourment travaille. Dieu lui a envoyé saint Gabriel ; il lui commande de garder l’empereur. L’ange se tient toute la nuit à son chevet. Par une vision, il lui annonce une bataille qui lui sera livrée. Il la lui montre par des signes funestes. Charles a levé son regard vers le ciel. Il y voit les tonnerres et les vents et les gelées, et les orages et les tempêtes prodigieuses, un appareil de feux et de flammes, qui soudainement choit sur toute son armée. Les lances de frêne et de pommier s’embrasent et les écus jusqu’à leurs boucles d’or pur. Les hampes des épieux tranchants éclatent, les hauberts et les heaumes d’acier se tordent. Charles voit ses chevaliers en grande détresse. Puis des ours et des léopards veulent les dévorer, des serpents et des guivres, des dragons et des démons. Et plus de trente milliers de griffons sont là, qui tous contre les Français … (?) Et les Français crient : « Charlemagne, à notre aide ! » Le roi est ému de douleur et de pitié ; il y veut aller, mais il est empêché. D’une forêt vient contre lui un grand lion, plein de rage, d’orgueil et de hardiesse. Le lion s’en prend à sa personne même et l’attaque : tous deux pour lutter se prennent corps à corps. Mais Charles ne sait qui est dessus, qui est dessous. L’empereur ne s’est pas réveillé. |
CLXXXVI
Après icel li vien un’altre avisiun, |
CLXXXVI
Après cette vision, une autre lui vint : qu’il était en France, à Aix, sur un perron, et tenait un ours enchaîné par deux chaînes. Du côté de l’Ardenne il voyait venir trente ours. Chacun parlait comme un homme. Ils lui disaient : « Sire, rendez-le nous ! Il n’est pas juste que vous le reteniez plus longtemps. Il est notre parent, nous lui devons notre secours. » De son palais accourt un lévrier. Sur l’herbe verte, au-delà des autres, il attaque l’ours le plus grand. Là le roi regarde un merveilleux combat. Mais il ne sait qui vainc, qui est vaincu. Voilà ce que l’ange de Dieu a montré au baron. Charles dort jusqu’au lendemain, au jour clair. |
CLXXXVII
Li reis Marsilie s’en fuit en Sarraguce. |
CLXXXVII
Le roi Marsile s’enfuit à Saragosse. Sous un olivier il a mis pied à terre, à l’ombre. Il rend à ses hommes son épée, son heaume et sa brogne ; sur l’herbe verte il se couche misérablement. Il a perdu en entier la main droite ; pour le sang qu’il perd, il se pâme d’angoisse. Devant lui sa femme, Bramimonde, pleure et crie, hautement se lamente. Avec elle plus de vingt mille hommes, qui maudissent Charles et douce France. Vers Apollin ils courent, dans une crypte, le querellent, l’outragent laidement : « Ah ! mauvais dieu ! Pourquoi nous fais-tu pareille honte ? Pourquoi as-tu souffert la ruine de notre roi ? Qui te sert bien, tu lui donnes un mauvais salaire ! » Puis ils lui enlèvent son sceptre et sa couronne […], le renversent par terre à leurs pieds, le battent et le brisent à coups de forts bâtons. Puis, à Tervagan, ils arrachent son escarboucle ; Mahomet, ils le jettent dans un fossé, et porcs et chiens le mordent et le foulent. |
CLXXXVIII
De pasmeisuns en est venuz Marsilies, A l’altre mot mult haltement s’escriet : |
CLXXXVIII
Marsile est revenu de pâmoison. Il se fait porter dans sa chambre voûtée : des signes de diverses couleurs y sont peints et tracés. Et la reine Bramimonde pleure sur lui, s’arrache les cheveux : « Chétive ! » dit-elle, puis à haute voix elle s’écrie : « Ah ! Saragosse, comme te voila déparée, quand tu perds le gentil roi qui t’avait en sa baillie ! Nos dieux furent félons, qui ce matin lui faillirent en bataille. L’émir fera une couardise, s’il ne vient pas combattre l’engeance hardie, ces preux si fiers qu’ils n’ont cure de leurs vies. L’empereur à la barbe fleurie est vaillant et plein d’outrecuidance : si l’émir lui offre la bataille, il ne fuira pas. Quel deuil qu’il n’y ait personne qui le tue ! » |
CLXXXIX
Li emperere par sa grant poestet
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CLXXXIX
L’empereur, par vive force, sept ans tout pleins est resté dans l’Espagne. Il y conquiert des châteaux, des cités nombreuses. Le roi Marsile s’évertue à lui résister. Dès la première année il a fait sceller ses brefs : à Babylone il a requis Baligant : c’est l’émir, le vieillard chargé de jours, qui vécut plus que Virgile et Homère. Qu’il vienne à Saragosse le secourir ; s’il ne le fait, Marsile reniera ses dieux et toutes les idoles qu’il adore ; il recevra la loi chrétienne ; il cherchera la paix avec Charlemagne. Et l’émir est loin, il a longuement tardé. De quarante royaumes il appelle ses peuples ; il a fait apprêter ses grands dromonts, des vaisseaux et des barges, des galies et des nefs. Sous Alexandrie, il y a un port près de la mer ; il assemble là toute sa flotte. C’est en mai, au premier jour de l’été : il lance sur la mer toutes ses armées. |
CXC
Granz sunt les oz de cele gent averse ; |
CXC
Grandes sont les armées de cette engeance haïe. Les païens cinglent à force de voiles, rament, gouvernent. À la pointe des mâts et sur les hautes proues, escarboucles et lanternes brillent, nombreuses : d’en haut elles jettent en avant une telle clarté que par la nuit la mer en est plus belle. Et, comme ils approchent de la terre d’Espagne, la côte s’éclaire toute et resplendit. La nouvelle en vient jusqu’à Marsile. |
CXCI
Gent paienor ne voelent cesser unkes, |
CXCI
La gent des païens n’a cure de faire relâche. Ils laissent la mer, entrent dans les eaux douces. Ils passent Marbrise et passent Marbrose, remontent l’Èbre avec toutes leurs nefs. Lanternes et escarboucles brillent sans nombre et toute la nuit leur donnent grande clarté. Au jour, ils parviennent à Saragosse. |
CXCII
Clers est li jurz e li soleilz luisant. Espaneliz fors le vait adestrant, |
CXCII
Le jour est clair et le soleil brillant. L’émir est descendu de son vaisseau. À sa droite s’avance Espaneliz, dix-sept rois marchent à sa suite, puis viennent des comtes et des ducs dont je ne sais le nombre. Sous un laurier, au milieu d’un champ, on jette sur l’herbe verte un tapis de soie blanche : un trône y est dressé, tout d’ivoire. Là s’assied le païen Baligant ; tous les autres sont restés debout. Leur seigneur, le premier, parla : « Écoutez, francs chevaliers vaillants ! Le roi Charles, l’empereur des Francs, n’a droit de manger que si je le commande. Par toute l’Espagne il m’a fait une grande guerre ; en douce France je veux aller le requérir. Je n’aurai de relâche en toute ma vie qu’il ne soit tué ou ne s’avoue vaincu. » En gage de sa parole, il frappe son genou de son gant droit. |
CXCIII
Puis qu’il l’ad dit, mult s’en est afichet Se jo truis o, mult grant bataille i ert ; |
CXCIII
Puisqu’il l’a dit, il se promet fermement qu’il ne laissera pas, pour tout l’or qui est sous le ciel, d’aller à Aix, là où Charles tient ses plaids. Ses hommes l’en louent, lui donnent même conseil. Alors il appela deux de ses chevaliers, l’un est Clarifan et l’autre Clarien : « Vous êtes fils du roi Maltraien, qui avait coutume de porter volontiers des messages. Je vous commande que vous alliez à Saragosse. De ma part annoncez-le à Marsile : contre les Français je suis venu l’aider. Si j’en trouve occasion, il y aura une grande bataille. En gage, donnez-lui ployé ce gant paré d’or et qu’il en gante son poing droit. Et portez-lui ce bâtonnet d’or pur, et qu’il vienne à moi pour reconnaître son fief ! J’irai en France pour guerroyer Charles. S’il n’implore pas ma merci, couché à mes pieds, et s’il ne renie point la loi des chrétiens, je lui enlèverai de la tête la couronne. » Les païens répondent : « Sire, vous avez bien dit. » |
CXCIV
Dist Baligant : « Car chevalchez, barun ! |
CXCIV
Baligant dit : « Barons, à cheval ! Que l’un porte le gant, l’autre le bâton ! » Ils répondent : « Cher seigneur, ainsi ferons-nous ! » Tant chevauchent-ils qu’ils parviennent à Saragosse. Ils passent dix portes, traversent quatre ponts, longent les rues où se tiennent les bourgeois. Comme ils approchent, au haut de la cité, ils entendent une grande rumeur, qui vient du palais. Là s’est amassée l’engeance des païens qui pleurent, crient, mènent grand deuil : ils regrettent leurs dieux Tervagan, et Mahomet, et Apollin, qu’ils n’ont plus. Ils se disent l’un à l’autre : « Malheureux ! que deviendrons-nous ? Sur nous a fondu un grand fléau : nous avons perdu le roi Marsile ; hier le comte Roland lui trancha le poing droit ; et Jurfaleu le blond, nous ne l’avons plus. Toute l’Espagne tombera désormais en leur merci ! » Les deux messagers mettent pied à terre au perron. |
CXCV
Lur chevals laisent dedesuz un’ olive. |
CXCV
Ils laissent leurs chevaux sous un olivier ; deux Sarrasins les ont saisis par les rênes. Et les messagers se prennent par leurs manteaux, puis montent au plus haut palais. Quand ils entrèrent dans la chambre voûtée, ils firent par amitié un salut malencontreux : « Que Mahomet, qui nous a en sa baillie, et Tervagan, et Apollin, notre seigneur, sauvent le roi et gardent la reine ! » Bramimonde dit : « J’entends de très folles paroles ! Ces dieux que vous nommez, nos dieux, ils nous ont failli. À Roncevaux, ils ont fait de laids miracles : ils ont laissé massacrer nos chevaliers ; mon seigneur que voici, ils l’ont abandonné dans la bataille. Il a perdu le poing droit : c’est Roland qui l’a tranché, le comte puissant. Charles tiendra en sa seigneurie toute l’Espagne ! Que deviendrai-je, douloureuse, chétive ? Hélas ! n’y aura-t-il personne pour me tuer ? » |
CXCVI
Dist Clarïen : « Dame, ne parlez mie itant ! En France irat Carlemagne querant ; |
CXCVI
Clarien dit : « Dame, ne parlez pas sans fin ! Nous sommes messagers de Baligant, le païen. Il défendra Marsile, il le promet ; comme gages, il lui envoie son gant et son bâton. Sur l’Èbre nous avons quatre mille chalants, des vaisseaux, des barges et de rapides galées, et tant de dromonts que je n’en sais le compte. L’émir est fort et puissant ; en France il s’en ira, en quête de Charlemagne ; il se fait fort de le tuer ou de le réduire à merci. » Bramimonde dit : « Pourquoi irait-il si loin ? Plus près d’ici vous pourrez trouver les Francs. Voilà sept ans que l’empereur est en ce pays ; il est hardi, bon combattant ; il mourrait plutôt que de fuir d’un champ de bataille ; sous le ciel, il n’y a roi qu’il craigne plus qu’on craindrait un enfant. Charles ne redoute homme qui vive. » |
CXCVII
« Laissez ço ester ! » dist Marsilies li reis. |
CXCVII
« Laissez ! » dit le roi Marsile ; et aux messagers : « Seigneurs, c’est à moi qu’il faut parler. Vous le voyez, la mort m’étreint et je n’ai ni fils, ni fille, ni héritier. J’en avais un : celui-là fut tué hier soir. Dites à mon seigneur qu’il me vienne voir. L’émir a droit sur la terre d’Espagne. Je la lui rends en franchise, s’il la veut, mais qu’il la défende contre les Français ! Je lui donnerai, quant à Charlemagne, un bon conseil : de ce jour en un mois il le tiendra prisonnier. Vous lui porterez les clefs de Saragosse. Puis dites-lui qu’il ne s’en ira pas, s’il m’en croit. » Ils répondent : « Seigneur, vous dites bien. » |
CXCVIII
Ço dist Marsilie : « Carles l’emperere Jo ai cunté n’i ad mais que .VII. liwes. |
CXCVIII
Marsile dit : « Charles l’empereur m’a tué mes hommes, il a ravagé ma terre. Mes cités, il les a forcées et violées. Cette nuit il a couché aux rives de l’Èbre ; ce n’est qu’à sept lieues d’ici, je les ai comptées. Dites à l’émir qu’il y mène son armée. Je le lui mande par vous : qu’il livre là une bataille ! » Il leur a remis les clefs de Saragosse. Les messagers s’inclinent tous deux ; ils prennent congé, puis s’en retournent. |
CXCIX
Li dui message es chevals sunt muntet. E Baligant cumencet a penser ; |
CXCIX
Les deux messagers sont montés à cheval. Ils sortent en hâte de la cité, vers l’émir s’en vont en grand désarroi. Ils lui présentent les clés de Saragosse. Baligant dit : « Qu’avez-vous appris ? Où est Marsile, que j’avais mandé ? » Clarien répond : « Il est blessé à mort. L’empereur était hier au passage des ports, il voulait retourner en douce France. Il avait formé une arrière-garde, bien propre à lui faire honneur, car le comte Roland y était resté, son neveu, et Olivier, et tous les douze pairs, et vingt milliers de ceux de France, tous chevaliers. Le roi Marsile leur livra bataille, le vaillant. Roland et lui se rencontrèrent. Roland lui donna de Durendal un tel coup qu’il lui a séparé du corps le poing droit. Il a tué son fils, qu’il aimait tant, et les barons qu’il avait amenés. Marsile s’en revint, fuyant, il ne pouvait tenir. L’empereur lui a violemment donné la poursuite. Le roi vous mande que vous le secouriez ; il vous rend en franchise le royaume d’Espagne. » Et Baligant se prend à songer. Il a si grand deuil qu’il en est presque fou. |
CC
Sire amiralz, » dist Clarïens, |
CC
« Seigneur émir », dit Clarien, « à Roncevaux, hier, une bataille fut livrée. Roland est tué et le comte Olivier, et les douze pairs, que Charles aimait tant ; de leurs Français vingt mille sont tués. Le roi Marsile y a perdu le poing droit et l’empereur l’a violemment poursuivi : en cette terre il ne reste pas un chevalier qui n’ait été tué par le fer ou noyé dans l’Èbre. Les Français sont campés sur la rive : ils sont si proches de nous en ce pays que, si vous le voulez, la retraite leur sera dure. » Et le regard de Baligant redevient fier ; son cœur s’emplit de joie et d’ardeur. De son trône il se lève tout droit, puis s’écrie : « Barons, ne tardez pas ! Sortez des nefs ; en selle, et chevauchez ! S’il ne s’enfuit pas, le vieux Charlemagne, le roi Marsile sera tôt vengé : pour son poing droit perdu, je lui livrerai la tête de l’empereur. » |
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