Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 295-316).


CHAPITRE XII


ultima ratio


Dès qu’ils furent arrivés dans la petite maison, Lévise qui n’avait songé qu’à mettre Louis en sûreté, ne pleura pas, mais encore pleine d’épouvante, elle prit les deux mains du jeune homme et s’écria : Oh ! partons, partons, ils te tueront ! que faisons-nous dans ce maudit village ? Louis ! je t’en supplie, partons ! je ne peux plus rester ici ! j’ai peur, ils sont tous contre toi ! Ne m’épouse pas, laisse-moi, mais ne reste pas ici.

Elle ne savait à quel prix le déterminer et comme, sombre, le visage contracté, il ne répondait pas, elle ajouta, s’adressant au capitaine : — Monsieur le capitaine, dites-lui, dites-lui de partir.

Elle reprit de nouveau, en se tordant les mains : On le tuera et je ne pourrai pas le sauver !

Le capitaine alla à Louis.

— Voyons, lui dit-il, ne vous entêtez pas. Vous n’en avez donc pas assez ? Elle a raison, voulez-vous attirer un malheur ? soyez raisonnable. Il faut absolument que vous partiez !

Louis ressentait un grand ébranlement. Combien avait été stérile et vaine toute cette furie dépensée pendant une heure. Quel bénéfice en avait-il retiré, même pour son amour-propre ? C’était lui que le curé avait protégé par son intervention, et non le braconnier. Il avait eu beau arriver à la dernière limite de ses forces, vainement tout ce qu’il avait de volonté s’était soulevé, et il avait mis en jeu une énergie morale dix fois supérieure, eu égard à sa complexion, à celle d’aucun autre homme, pensait-il. Il se rappelait l’invincible raideur du bras de Guillaume, cette puissance naturelle de muscles contre laquelle son vouloir exalté jusqu’à l’infinie tension, avait échoué. Il devait reconnaître qu’il était le moins fort et qu’il aurait été assommé, si on ne les eût séparés à temps. Louis ne pouvait supporter l’idée d’aucune infériorité. N’était-il donc qu’un pauvre petit homme impuissant ?

Découragé de lui-même, il trouvait qu’à l’église il avait été mou, inerte, il s’accusait aussi d’avoir été enchanté de laisser aller le braconnier sans essayer de recommencer le combat, et d’avoir trop facilement profité de ce que le capitaine et Lévise le pressaient, pour abandonner le terrain et venir se réfugier chez lui. J’aurais du me faire tuer sur la place se disait-il. Il n’avait rien obtenu pour Lévise non plus, sinon de démontrer que sa protection était inefficace pour elle.

— Vous m’avez fait fuir, dit-il ; si on laisse croire à ces gens-là qu’on a peur, il est certain qu’on ne les arrêtera pas.

— Comment, répliqua vivement le capitaine, vous n’êtes pas encore content ? Vous avez mis tout le village à l’envers, vous avez tenu tête sans un seul accroc à un homme qui est la terreur du pays ! que vous faut-il donc de plus ?

— Oui, ajouta Lévise, Volusien, Guillaume, tu as le dessus sur tout le monde !

Ces éloges, ce bon témoignage rendu à sa conduite firent sourire Louis de plaisir malgré lui et ramenèrent un peu de satisfaction dans son esprit troublé.

— Eh bien ! dit-il, si je puis être sûr que je n’ai pas été faible, je veux bien partir !

En effet, dès que cette grande et dominante avidité de supériorité et d’énergique dignité se trouvait apaisée et satisfaite, Louis se portait avec non moins de vivacité vers l’idée de partir, la plus forte après l’autre. Il lui tardait de quitter Mangues, afin de rendre un peu de repos à Lévise, afin d’être lui-même en paix, pour éviter l’arrivée et la rencontre de son père qui eût pu être plus fatale que tout le reste à la jeune fille.

— Oh Louis ! s’écria Lévise, si tu savais quel bien tu me fais ; le ciel m’a entendue ! Il me semble encore te voir devant Guillaume, ajouta-t-elle, pensant qu’une telle image chassait toute velléité de rester plus longtemps à Mangues. Elle l’embrassa, le serrant avec un emportement de bonheur, comme si elle le retrouvait sain et sauf par une chance miraculeuse. Il se dégagea assez brusquement.

— Ne me parlez plus de cet homme, dit-il, si vous voulez que je quitte Mangues !

— Non, non, reprit Lévise avec une espèce d’exaltation, ne parlons plus de tout cela. C’est passé, c’est fini, c’est loin ! À l’heure qu’il est, nous sommes en chemin pour Paris, n’est-ce pas ? c’est bien irrévocable ! — Elle aurait voulu en même temps, épancher la douleur qu’elle éprouvait encore, mais Louis ne cherchait ni à plaindre, ni à être plaint. La jeune fille mettait dans sa joie quelque chose d’agité, de craintif, et toutes ses émotions se réunissaient dans ces cris fébriles, par lesquels elle essayait de refouler sa souffrance.

— Ah ! se dit Louis, la pauvre fille, il est temps en effet que je pense à elle.

— Oui, répondit-il avec une vivacité que lui communiquait l’agitation, la fièvre de la jeune fille. Eh bien ! capitaine, y a-t-il une voiture ? peut-on se la procurer aujourd’hui même ?

— L’aubergiste vous prêtera la sienne, répliqua le capitaine.

Il fut convenu alors qu’on se servirait de la voiture pour aller à l’un des chefs-lieux d’arrondissement du département où relayait la diligence de Paris. Lévise pressait l’arrangement, il n’y avait pas de difficultés, il ne fallait pas de retard. S’il n’y avait pas eu huit lieues à faire de Mangues au relai de la diligence, elle eût proposé d’aller à pied, laissant tout derrière eux !

Quand le projet fut bien arrêté : Allons, prépare les coffres, les malles ! dit Louis à Lévise.

Oh ! s’écria-t-elle, nous serons donc enfin heureux ! Elle parlait de bonheur avec opiniâtreté pour masquer ses tourments. Et elle avait envie de pleurer malgré l’espérance qui était revenue.

Ces deux terribles jours avait détruit pour elle le bonheur antérieur, il lui semblait que les angoisses duraient depuis plusieurs mois, et ne pouvaient disparaître. Elle fût partie sur-le-champ, elle se fût trouvée transportée à vingt lieues de Mangues, qu’elle n’eût pas encore été rassurée.

— Tu as vraiment trop peur ! reprit Louis, et, reconduisant le capitaine, il lui dit : N’annoncez surtout à personne que nous partons ! on croirait…

— Cela n’a vraiment pas le sens commun, répliqua le capitaine, avec une certaine colère contre cette susceptibilité puérile et redoutable qui était une maladie chez Louis.

Le capitaine ne disait pas combien il était inquiet des dispositions de Guillaume, mais il courut chez l’aubergiste pour qu’on tînt la voiture prête. On devait partir de Mangues à onze heures du soir et rejoindre à deux heures du matin le relai où la diligence passait à trois heures.

Ensuite le capitaine alla chez le maire qu’il trouva dans une humeur terrible suscitée par l’affaire de l’église.

— Monsieur le maire, dit-il, je crois devoir vous prévenir qu’il serait bon de faire surveiller le beau Guillaume. C’est un homme dangereux. Tout le monde a entendu ses menaces. Cela tournera mal !

— Ah çà, reprit le maire, vous connaissez donc ce petit monsieur qui est venu faire tout ce trouble dans ma commune ? C’est très-ennuyeux. Cela pourrait aller aux oreilles du préfet. Je vais renvoyer cette fille qui a causé tout le tapage. J’en ai conféré avec M. le curé avant vêpres ! Ils se sont battus sur la route, à ce qu’il m’a dit. On ne m’a pas nommé maire pour n’être occupé que des sottises de ce monsieur. Je le ferai partir aussi. J’ai appris qui est son père et je vais écrire à celui-ci pour qu’il vienne le chercher. On n’a jamais rien vu de pareil.

— Mais ils partent ce soir ! dit le capitaine, et comme il n’est pas absolument sûr que la voiture qui doit les emmener soit disponible aujourd’hui, on peut surveiller le braconnier et l’empêcher de faire quelque mauvais coup qu’il tentera certainement.

— Eh ! s’écria le maire, faut-il mettre une brigade de gendarmerie en l’air pour préserver ce fou des suites de ses incartades ? Tant pis pour lui !

— Mais, monsieur le maire, dit le capitaine, si un meurtre est commis, vous aurez encore bien d’autres tracas…

— Ah ! interrompit le maire, j’aime mieux en effet qu’on me laisse tranquille ! Je dirai au garde-champêtre de tenir l’œil ouvert sur le beau Guillaume !

Le capitaine s’en revint allégé. Cependant le garde-champêtre n’était pas bien choisi pour une telle commission. Ce n’était pas un être esclave de la consigne. Il alla bien rôder aux environs de la Bossemartin, mais décidé à ne point continuer sa faction le lendemain ni les jours suivants.

Néanmoins son apparition auprès du cabaret et dans le cabaret fut remarquée par Volusien toujours prudent, et il avertit le beau Guillaume qu’ils étaient probablement gardés à vue.

Le beau Guillaume eut d’abord envie de dégoûter le garde-champêtre de les épier et de les suivre. Mais il se contint, sachant que cet homme, auquel il avait eu souvent affaire, n’exécuterait qu’un simulacre de surveillance.

L’insuccès de la lutte avec Louis, à laquelle il jugeait maintenant qu’il avait eu tort de se laisser emporter puisque cette espèce de duel ne présentait pas une issue certaine, l’avait ramené très-fortement à l’idée de tuer. Les tuer était sa mission. Il ne s’agissait plus d’une querelle particulière, comme avec Bagot, qui se vide en maltraitant seulement l’adversaire, il fallait employer la plus grande habileté, les soins, et le sang-froid. Le village entier l’avait chargé de punir, il devait punir à coup sûr, rapidement et sans rémission.

Il était irrité de n’avoir pu surmonter Louis et cela aussi demandait châtiment. Le petit taillis d’où l’embuscade était si bonne l’attirait et le sollicitait. Il voyait encore Louis et Lévise dans leur chambre livrés pleinement à son fusil. Il lui semblait qu’après leur mort ils se diraient que c’était lui qui les avait tués et que leur « âme » conserverait une éternelle épouvante de lui. Il se voyait traversant glorieusement les rues de Mangues, et tous les paysans diraient sur son passage : Voilà celui qui en a fait plus que nous !

Il imposa violemment silence à Volusien qui montrait des inquiétudes, des doutes, et répétait toujours que Louis était armé chez lui, et que ni le maire ni le curé ne paraissaient favorables à Guillaume.

— Eh ! dit le beau Guillaume, c’est parce qu’ils ne veulent pas faire eux-mêmes ce que je ferai. Tout le monde m’attend !

— Qu’est-ce que vient faire le garde-champêtre ? demanda Volusien.

— C’est pour l’apparence ! reprit Guillaume ; d’ailleurs si le maire et le curé ne sont pas pour nous, ce n’est pas une raison pour que je m’arrête. Ce n’est pas pour eux que je vais, c’est pour nous tous, comprends-tu, nous tous, les petits !

Alors Volusien répliqua qu’en tout cas ce même soir Louis devait se tenir sur ses gardes.

Guillaume répondit : Je les guetterai quinze nuits de suite, s’il le faut.

Néanmoins ce que Volusien avait dit de l’opposition probable du maire et du curé fit que Guillaume se décida à arrêter le plan des précautions à prendre après le meurtre.

Il fut convenu qu’on établirait une espèce d’alibi, qu’on laisserait tous les soirs une lumière dans la maison de Volusien, pour faire croire que les braconniers ne l’avaient pas quittée, qu’ils y rentreraient après le coup, nettoieraient le canon des fusils afin de pouvoir prouver qu’on ne s’en était pas servi, les accrocheraient au râtelier et fumeraient paisiblement leur pipe en gens qui n’ont point songé à se déranger, qu’on n’irait point à la Bossemartin de quelque temps non plus, afin également que personne ne pût témoigner qu’ils fussent sortis du cabaret à une heure proche de celle où ils agiraient.

Grâce à ces moyens, Guillaume déjà persuadé de l’impunité en vertu de son droit, était convaincu qu’aucune preuve ne pourrait être invoquée contre eux. Il pensa même aux recherches qu’on ferait peut-être sur le calibre des balles et la bourre des fusils et crut imaginer un moyen pour rendre ces recherches infructueuses. On mâcherait les balles et on bourrerait avec des feuilles. Enfin on passerait cette même soirée à la Bossemartin et à tous ceux qui parleraient de Louis et des scènes de la journée, on répondrait avec indifférence, comme si on ne s’occupait plus de rien, et que les quelques coups de bâton échangés eussent tout terminé.

Les deux braconniers allèrent donc à la Bossemartin où le dimanche amenait beaucoup de monde, et ils furent assaillis de félicitations et de questions toute la soirée. Ils suivirent exactement leur programme. Guillaume feignit de ne plus prendre aucun intérêt à ce qu’on lui disait. Mais l’impatience battait la charge dans sa poitrine, et comme on lui demandait à chaque instant s’il ne « rattraperait » pas Louis, il faillit plusieurs fois éclater et répondre avec emportement à ceux qui paraissaient douter de lui. Il avait des tentations de les assommer.

Les autres cabarets de Mangues étaient pleins aussi à neuf heures, après la danse au Mail, et on n’y parlait que du scandale de l’église et de la bataille. Le sentiment universel voulait qu’on fît payer à Louis sa bravade. Cardonchas se trouvait dans l’un de ces cabarets. Euronique était absente depuis deux jours, il avait sa liberté et en profitait. Le garçon de l’auberge vint et annonça que Louis et Lévise partaient le lendemain, que l’aubergiste lui avait dit de tenir la carriole prête pour onze heures du soir.

Alors on chercha ce qu’on pourrait bien faire avant le départ de Louis et de Lévise, et Cardonchas glissa sournoisement la proposition de leur donner un charivari. Il était fort humilié depuis que le bruit courait que Louis lui avait fait épouser Euronique pour se débarrasser de celle-ci, et le soufflet donné à sa femme lui restait sur le cœur.

La proposition fut accueillie avec des cris de joie. Quinze ou vingt garçons se levèrent avec enthousiasme pour se munir des instruments nécessaires, mais à cette heure avancée il devenait difficile de composer un orchestre bien complet. Cardonchas conseilla de se borner à chanter la chanson faite sur Lévise.

— Oui, oui, la chanson, c’est tout ce qu’il faut ! s’écria-t-on.

Aussitôt la bande prit des torches de résine et se précipita dehors, en hurlant, en braillant et en dansant. En chemin, on arrêtait les gens qu’on rencontrait, et on leur proposait de venir au charivari. La bande se grossit et se composa bientôt d’une quarantaine de personnes, filles et garçons, presque tous secouant une torche, et elle s’avança entonnant à tue-tête la terrible chanson.

Lévise faisait les préparatifs du départ avec une précipitation agitée. En se hâtant, elle espérait dévorer le temps, mais, quand elle eut fini, elle se trouva en face de longues heures mortellement lentes.

Elle embrassa cent fois Louis en répétant : Enfin, nous en avons fini avec nos tourments ! Elle essayait de montrer un grand contentement, mais elle croyait toujours voir reparaître les braconniers, tressaillait au moindre bruit, puis elle s’exaltait à l’idée de Paris, retombait dans l’inquiétude, revenait sur ce qu’elle avait éprouvé depuis deux jours, s’emportait en cris de colère contre les braconniers, disant que s’ils se montraient de nouveau, il faudrait les tuer, puis pleurait au cou de Louis en s’écriant : Je t’ai cru mort ! enfin reprenait encore de l’exaltation, déclarant de nouveau que tout était fini, qu’il ne fallait plus penser qu’à être heureux ! souriant, retenant ses larmes, maudissant la pendule, allant, venant sans motif, parlant subitement de choses insignifiantes pour avoir l’air d’être calme, tombant dans un silence morne, d’où elle sortait pour s’écrier que le ciel n’avait pas eu pitié d’eux, puis se redonnant courage et voulant en donner à Louis.

Les tendres paroles de Lévise pénétrèrent enfin le cœur de Louis. Le soleil amoureux rayonna comme dans les beaux jours du commencement. Les pensées pénibles ou âpres se dissipèrent aussi promptement qu’un brouillard du matin. L’avenir se montra à l’horizon, aussi pur et aussi brillant que le ciel le plus bleu.

Louis écrivit un billet fort laconique à sa famille : Je pars pour Paris. Je vous en apprendrai les motifs dans quelques jours !

La lettre devait être mise à la poste au moment du départ.

Lévise avait souvent parlé à Louis de la famille du jeune homme. Il avait toujours évité de lui laisser entrevoir les embarras qui pouvaient naître de ce côté, en répondant que ses parents ne s’occupaient pas de lui et approuvaient tout ce qu’il faisait. Le voyage à Paris amenait sous les yeux de Louis l’image de nouveaux embarras, mais ceux-là étaient éloignés et faibles en comparaison de ceux qui formaient la situation présente.

Il se laissa donc aller à échafauder complaisamment avec Lévise de beaux projets pour leur vie à Paris et à lui conter tout ce qu’il en savait de merveilleux. Ils se bercèrent de toutes sortes d’idées agréables, heureux de se sentir délivrés des sentiments pénibles !

Par une extrême délicatesse, Lévise ne lui parlait pas du mariage, afin de lui laisser toute liberté d’y renoncer, s’il en était tenté, car elle regardait comme trop grande de la part de Louis l’offre qu’il lui avait faite de l’épouser.

Quand la nuit vint, la jeune fille pria Louis de fermer les volets, ce qu’il accomplit sans objection. Alors les choses tristes reparurent à cause des idées qui s’éveillèrent. En fermant les volets, on pensait aux braconniers et aux événements fâcheux dont ils étaient le pivot.

Ni Louis ni Lévise ne voulurent en parler, bien qu’ils ressentissent à peu près la même impression en ce moment, et ils s’efforcèrent de revenir à la gaieté.

Le capitaine arriva, ayant l’air contrarié.

— On n’aura la voiture que demain soir ! dit-il.

C’était comme une chance funeste qui se déclarait contre eux, une condamnation du ciel. Lévise en eut l’esprit frappé. Il était si simple, si facile d’avoir une voiture ; n’en pas trouver dans une circonstance aussi pressante, c’est que leur perte était écrite !

— Il ne faut pas se désoler, reprit le capitaine, ce n’est qu’un jour de retard, il n’y a rien à craindre, les braconniers sont surveillés.

— Oh ! dit Lévise, avec accablement, il y a quelqu’un entre nous ! Elle éleva le doigt et montra le ciel. — Au lieu de me réjouir de partir, j’aurais dû faire des prières ! Mais enfin, ajouta-t-elle aussitôt avec une espèce de colère contre son propre pressentiment, pourquoi cela ? nous ne sommes pas méchants ! Est-ce qu’on ne peut pas avoir cette voiture demain matin ?

— Oh ! dit Louis d’un ton absolu, je ne partirai pas de Mangues en plein jour !

— Oh ! s’écria la jeune fille, qui pour la première fois manifesta de l’irritation contre Louis, tu ne voudrais pas partir ! c’est ce qui nous portera malheur !

Louis ne répondit pas, il écoutait une clameur confuse qui, d’abord lointaine, s’approchait et grandissait rapidement.

— Que veulent-ils encore ? dit violemment Lévise en allant vers la porte qui séparait la chambre où ils étaient de celle qui donnait sur la rue.

Elle s’arrêta la main posée sur le bouton de la serrure.

Le bruit croissait et devenait distinct. C’était la chanson !

Autant Lévise avait eu peur à l’église, autant elle se trouvait forte, là, chez elle.

La persécution des paysans prenant un caractère acharné l’indignait. Elle ne se voyait pas coupable, en s’interrogeant, si ce n’est de dévouement envers le seul homme qui eût été bon pour elle. Elle était encore plus indignée en songeant que cette persécution tombait du poids de tous ses dangers sur Louis, que les paysans eussent dû vénérer et à qui on faisait un crime de sa bonté. Elle avait vu Louis user toutes ses forces depuis deux jours avec une vaillance qu’elle admirait et qui lui faisait peine. Elle ne pouvait supporter l’angoisse que lui causaient les laborieux et épuisants efforts du jeune homme. Elle était comme un cerf acculé, qui se défend à outrance puisqu’il ne reste plus aucun moyen d’échapper à la meute. L’injustice des assaillants la révoltait. Elle avait reconnu des voix de femmes parmi le tumulte, et cela surtout lui paraissait monstrueux.

— Qu’ils viennent ! dit-elle d’une voix tremblante de colère, qu’ils viennent « les paysans » ! ils seront reçus. Je les connais. Il n’y a pas ici une seule fille qui n’ait « fauté » avant son mariage ici ! Et les vols, et les assasinats cachés, et toutes les infamies qu’ils font tous les jours. Ils osent me jeter la pierre ! il n’y a pas une bonne conscience entre eux tous. Je répondrai ! je peux lever la tête. Tu es ma famille, mon père, tout pour moi ! et l’on ne voudrait pas que je t’aime. Eh bien ! qu’on s’en prenne à moi seule ! si j’en souffre, je ne paierai pas encore tout ce que je te dois ! Mais non, ils n’ont pas le droit de parler !

Elle ouvrit la porte, et aussitôt, beuglées avec une joie et une provocation furibondes, arrivèrent dans la chambre comme une volée de cailloux ces paroles :

— « C’est comme ça que la Hillegrin gagne son pain ! »

Puis une réelle volée de pierres vint siffler, claquer et mugir contre les volets de la façade.

Les traits de Louis se tendirent comme si les muscles eussent été intérieurement serrés et tordus. Tout son être était raidi par une extrême impulsion. Il lui semblait que sa tendresse pour Lévise était décuplée tout à coup, et la nécessité de la venger définitivement le transformait en une machine de colère, une machine qui doit agir jusqu’à ce qu’elle se brise en éclats. Il alla décrocher ses pistolets, avec l’idée de tirer, de recharger, puis de tirer, jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne debout devant la maison.

Le capitaine qui faisait depuis le matin un rude métier de pacificateur éprouva une espèce de désespoir de se trouver jeté entre tous ces êtres acharnés. Il songea un instant à décamper ; puis, cherchant de toute la vitesse de son esprit un moyen d’empêcher les suites funestes qui menaçaient de survenir, il enleva brusquement la clef de la porte qu’il ferma sur Louis avec la décision d’un vieux stratégiste.

Celui-ci resta un moment hébété dans l’obscurité en face de cette porte fermée ! avec ses deux pistolets devenus inutiles dans ses mains !

Pendant ce temps-là, le capitaine s’élança vers Lévise. La jeune fille avait ouvert la fenêtre et les volets, et elle était apparue aux paysans comme une louve qui bondit.

Toutes les torches s’élevèrent en l’air de toute la longueur des bras qui les portaient pour qu’on vît bien ceux qui venaient à la fenêtre.

Quarante faces étaient dirigées vers Lévise. La flamme agitée des « résines » les éclairant subitement, ou les laissant retomber dans l’ombre semblaient les faire onduler et les multiplier, faces grossières, odieusement curieuses, pleines d’une méchanceté bestiale, et portant un rire imbécile.

— Les voilà ! s’écrièrent les paysans avec un beuglement prolongé et retentissant.

Aussitôt la chanson fut lancée à pleins poumons comme un mugissement de bœuf ou d’ours. Quelques-uns des chanteurs dansaient du reste comme des ours. Jamais divertissement ne leur avait causé un tel plaisir. La chanson passa comme une décharge d’artillerie. Lévise était frémissante et folle devant ce vacarme au milieu duquel aucune parole ne pouvait se faire entendre. Ce fut en ce moment qu’arriva le capitaine. Il voulut attirer la jeune fille en arrière, mais elle s’attacha des deux mains à la barre d’appui de la croisée, et il ne put lui faire lâcher prise. Il fallait qu’elle leur jetât à la figure ce flot de mots violents qui se pressaient dans sa gorge.

Les paysans prirent d’abord le capitaine pour Louis, mais quelques-uns le reconnurent : Eh ! le capitaine, dirent-ils.

— Mes amis ! cria le capitaine, retirez-vous, vous n’avez pas le droit de troubler le repos public. Vous pourriez vous en repentir.

Une salve d’exclamations moqueuses l’accueillit : Il est de la famille, c’est le compère à la Hillegrin, c’est le mitron ! etc. On leur fit des grimaces, et la chanson recommença avec de nouveaux hurlements.

À travers cette espèce de tonnerre, le capitaine et Lévise entendirent cependant les coups frénétiques que Louis donnait dans la porte pour la faire céder.

— Fermez, mais fermez donc ! disait le capitaine à la jeune fille qui attendait un apaisement du bruit pour prendre sa revanche et frapper à son tour. Il essaya de ramener un des contrevents, elle rejeta le volet contre la muraille d’un mouvement violent.

— Mais vous êtes tous des fous ! s’écria le capitaine perdant tout espoir de venir à bout de ces énergumènes !

— N’êtes vous pas honteux de vous mettre quarante pour insulter une femme ? lança-t-il de toute sa force.

L’abominable tapage ayant un peu faibli, la voix de Lévise partit comme une flèche aiguë :

— Qu’est-ce qui a le droit d’être ici ? Il n’y en a pas un seul ! Tenez, continua-t-elle en les montrant du doigt successivement capitaine, en voilà une qui s’est fait avorter l’année dernière, en voilà un qui a fait mourir son père de faim pour en hériter plus vite, en voilà un qui a volé et qui a fait condamner un innocent…

Une explosion incroyable de jurons, d’insultes, de menaces, de hurlements plus forts étouffa sa voix, bien qu’elle criât à se briser la poitrine, frénétiquement. Une torche fut jetée contre Lévise, le capitaine saisit la torche au vol. L’indignation le prenait.

— Vous mériteriez qu’on vous tire des coups de fusil ! leur dit-il.

Une avalanche des plus horribles invectives monta dans l’air. Lévise se voyait un peu vengée, peu lui importait. Elle secouait la tête avec mépris.

— Il faut entrer dans la maison ! Il faut la démolir ! Démolissons la maison ! braillèrent les paysans devenus furieux. Ceux qui avaient des bâtons commencèrent à attaquer à tour de bras la porte et les volets du rez-de-chaussée.

Louis était dans une espèce de fièvre chaude. Après avoir inutilement battu la porte à en tomber épuisé, il était allé à la fenêtre donnant sur le pré pour sauter à terre et courir sur les paysans. Puis le son de la voix de Lévise l’avait ramené à la porte qu’il avait recommencé à ébranler désespérément.

— Ouvrez-moi, ouvrez-moi donc ! demandait-il avec des supplications exaspérées.

Puis quand il entendit les paysans menacer de démolir la maison, et taper sur les fenêtres du rez-de-chaussée, il ne cria plus, il ne hurla pas, son accent devint indescriptible : Mais, capitaine, jetez-leur donc de l’eau bouillante ! mais qu’on tue ces misérables, mais ouvrez-moi, je vous tuerai vous-même ! ouvrez-moi donc que je tire sur ces chiens enragés.

Il ne savait pas se qui se passait, ce qui adviendrait à Lévise ; ne l’égorgerait-on pas ?

Il se précipita contre la porte et frappa sans s’arrêter avec ses poings, ses pieds, ses épaules.

Ses efforts étaient inouïs et redoublaient à chaque seconde au lieu de diminuer par la fatigue. Le capitaine hésitait à ouvrir. Il se troublait, se sentait les sentiments d’un allié pour les jeunes gens, se demandait s’il ne devait pas soutenir avec Louis une bataille en règle contre les paysans. Tout le monde entrait en fièvre. Des cailloux commençaient à siffler autour de Lévise. Elle quitta la fenêtre pour s’emparer de n’importe quoi et le jeter aux assaillants. Le capitaine saisit instinctivement la barre de la cheminée.

Mais alors deux grosses voix s’élevèrent au dehors : c’étaient deux gendarmes qu’on envoyait sur les lieux. Le maire avait été prévenu. L’arrivée des gendarmes dissipa le rassemblement.

Le pauvre Louis, comme un insensé, continuait toujours son travail terrible contre la porte. Enfin le capitaine lui ouvrit. Il n’y avait plus rien à craindre, les paysans étaient déjà loin.

Louis repoussa le capitaine et courut à la fenêtre de la route. Il ne vit personne.

— Où sont-ils ? demanda le jeune homme haletant.

— Les gendarmes les ont fait partir, répondit le capitaine d’un ton bourru. Il redoutait pour lui-même les conséquences de cette affaire où il avait semblé entrer en guerre avec les paysans.

Louis se retourna vers Lévise tombée sur une chaise. La jeune fille mesurait maintenant le danger qu’elle avait couru. Toute l’impression de cette scène, un moment suspendue par le mouvement de résistance et d’indignation qui avait soutenu Lévise, s’abattait sur elle. Elle entendit encore ces abominables mots dont elle n’avait pu parer la cinglante lanière, elle voyait grandir et revenir cette haine des paysans contre laquelle il n’y avait pas d’abri ni de défense, il lui semblait que ces gens acharnés rendus effrayants par la lueur fantastique des torches montaient à l’assaut de la fenêtre, étendaient leurs mains sur elle ; ses dents claquaient, elle tremblait. Du silence et de l’obscurité, elle s’attendait que de nouveaux cris allaient jaillir. Elle ne savait où fuir assez loin pour se débarrasser de ces images, de ces échos. Louis lui apparaissait comme un être séparé d’elle, qui ne pouvait rien. Elle avait froid, elle avait honte, elle n’avait plus d’espoir. Elle croyait que la nuit ne finirait plus. Elle ne croyait plus à rien de favorable.

— Est-ce qu’ils t’ont fait du mal ? s’écria Louis venant à elle et lui mettant la main sur l’épaule ; qu’as-tu donc ? voyons, je suis là !

— Ah ! c’est trop, c’est trop ! dit faiblement Lévise.

— Et je n’ai pas pu étre là ! reprit Louis en revenant au capitaine, vous m’avez stupidement enfermé quand j’aurais dû casser la tête à ces misérables et les chasser comme des loups. Vous laissez cette malheureuse enfant seule devant eux, lorsqu’elle n’a que moi pour la protéger ! vous êtes une brute comme eux. On aurait pu la tuer, la frapper, on l’a insultée, et tandis que je pouvais leur faire payer leur infamie, les écraser, vous m’en empêchez !

— Eh ! répliqua le capitaine, je l’ai fait dans votre intérêt et je ne m’en repens pas. Croyez-vous, d’ailleurs, que cela m’amuse ? Au nom de Dieu, partez donc, que nous n’entendions plus parler de vous ! Nous en avons tous par dessus la tête.

— Je ne peux vous le pardonner, dit Louis, vous m’êtes aussi odieux que tous les autres. Sans vous, Lévise ne serait pas à demi-morte.

— Comme vous voudrez, reprit le capitaine en descendant l’escalier, on ne se mêlera plus de vos affaires.

— Ne te fâche pas ! dit Lévise, il a été bien bon.

— Si c’est à vous qu’on casse la tête, ajouta le capitaine, je vous promets que je laisserai faire.

— Eh ! qu’ai-je besoin de vos services ! répondit Louis.

— Vous êtes reconnaissant ! reprit le capitaine, à l’heure qu’il est, vous seriez là à terre tous les deux, ou vous en prison et la petite Dieu sait où !

Louis fut forcé de reconnaître la bonne intention du capitaine.

— Eh bien ! oui, je vous remercie, dit-il d’un accent encore grondant, vous avez pensé nous rendre un grand service… pardonnez-moi.

— Allons, continua le capitaine, donnez-moi la main, je me suis mis dans une belle passe pour vous, ne pensez plus qu’à partir et soyez prudent.

Il les quitta.

Louis se disait qu’il incendierait le village, qu’il sortirait dans les rues et tuerait tous les gens qu’il rencontrerait, qu’il se ferait écharper, tuerait Lévise pour pouvoir plus librement exterminer les gens ensuite. Aucun châtiment aucune atrocité extravagante ne pouvait encore le satisfaire !

— Oui, je les brûlerai dans leurs maisons ! dit-il tout haut ! se laissant prendre à la croyance que de tels projets fussent exécutables.

Par ces mots, ces agitations d’une impuissance aux abois, Louis maintenait sans le savoir Lévise dans une atmosphère de terreur, c’étaient encore des combats, des dangers qu’il évoquait.

— Oh ! j’ai peur ! dit-elle, je ne sais pas ce que j’ai, j’ai peur ! je suis malade !

Cette plainte répondait cruellement au sentiment d’impuissance contre lequel se débattait Louis. Elle accabla le jeune homme et le mit hors d’état de consoler Lévise.

Pendant un moment, il regarda Lévise avec rancune. Que ne se rassurait-elle, elle-même ? Qu’avait-elle à redouter toujours ? Elle l’entraînait, lui aussi, dans l’inquiétude. On partait, on allait partir cependant ! Puis il considérait que l’arrivée à Paris ne terminerait pas les soucis et en ferait naître d’autres !

C’était lui qui l’avait voulu, qui était venu à Mangues, qui avait tout fait pour attirer Lévise et soulever ces conséquences fâcheuses. Que faire ? Une seconde après, il se voyait avec elle avançant rapidement vers Paris, puis avec elle encore dans Paris. L’impatience le saisissait de cette vie renouvelée, de ce changement absolu. Le départ pouvait-il être encore empêché ? Les braconniers avaient fait entendre des menaces. Ils avaient vingt-quatre heures à eux pour essayer de les exécuter. Mais en admettant qu’ils fussent décidés, à quel moment viendraient-ils ? En plein jour ? c’était impossible ! Cette même nuit ? mais la petite maison était fermée comme une forteresse ; le lendemain soir ! comment admettre une fatalité si tragique, et que d’incertitude dans leur tentative. Pourquoi le tenteraient-ils plutôt le lendemain que le jour présent. Sauraient-ils qu’on partait ? Quelle chimère que ce drame qu’il inventait là !

Malgré lui à tous ces raisonnements s’opposait une idée qu’il ne pouvait chasser : Ils ont pourtant le temps s’ils le veulent de nous tirer un coup de fusil ! Le capitaine nous presse singulièrement de partir ! Alors Louis pensait encore que c’était se tracasser pour un coup de dés qui pouvait tourner à son avantage, ou qui ne serait même pas joué, qu’on ne tue pas les gens si brusquement, et que quand même les braconniers auraient le désir et la volonté d’assassiner, il y avait une grande distance entre ce désir et sa réalisation.

C’était Lévise qui lui avait transmis cette supposition cruelle qu’on voulait les tuer.

Il la regarda de nouveau et son cœur se serra ! La nuit porte l’impression de l’abandon, de l’isolement, de la faiblesse ; elle semble anéantir l’existence des amis, des choses favorables, des lieux où l’on trouvera abri !

— Oh, se dit-il, mon adoration pour cette fille si bonne, si dévouée, si généreuse, ne saurait donc pas la sauvegarder !

Il décida Lévise à prendre quelque repos.

— Ah ! répondit-elle, où sommes-nous ?

Elle était obsédée par la pensée que le ciel ne l’aimait pas et elle attendait avec une terreur sourde l’heure où l’arrêt prononcé serait exécuté. Chaque fois qu’un craquement ou un bruissement se faisait entendre soit au dehors, soit dans la maison, elle se disait : Voilà qu’on va nous tuer ! Elle n’osait en parler à Louis, elle était absorbée par sa crainte et ne pouvait un seul instant s’empêcher d’écouter les avertissements de cette crainte qui étaient comme une voix basse et sinistre parlant dans son sein. Dans la nuit elle se sentait abandonnée avec Louis, environnée de puissances malfaisantes et mystérieuses, de fantômes, de revenants.

Louis s’étant un peu endormi, elle le réveilla et lui dit de nouveau d’un ton qui le glaça lui-même : J’ai peur, j’ai peur !

— J’ai, au contraire, répondit-il, l’absolu pressentiment que tout va nous réussir à présent. Je me sens plein de tranquillité et de confiance. Tous mes projets d’avenir sont clairs, distincts. Chaque fois qu’il doit m’arriver une bonne chose, j’éprouve cela !

Ce mensonge atteignit assez heureusement son but.

— Ah ! dit Lévise, pourvu que tu ne te trompes pas !

Elle respirait un peu en croyant pouvoir s’appuyer sur la confiance de Louis comme sur un soutien.

Le jour vint d’ailleurs chasser en partie l’influence du mauvais rêve qui pesait sur Lévise. Elle put enfin s’endormir, Louis également.