Plon-Nourrit (p. 175-188).
LE COURONNEMENT DE LA VIERGE
de fra Angelico, au Louvre


« L’ordonnance de ce tableau évoque l’attitude de ces arbres de Jessé dont les branches, soutenant sur chacun de leurs rameaux une figure humaine, s’évasent et se déploient, s’ouvrant, tels que des lames d’éventails, de chaque côté du trône en haut duquel s’épanouit, sur une tige isolée, la radieuse fleur d’une Vierge.

Dans le « Couronnement de la Vierge » de Fra Angelico, c’est, à droite et à gauche de la touffe séparée où le Christ, assis sous la pierre ciselée d’un dais, dépose la couronne qu’il tient de ses deux mains sur la tête inclinée de sa Mère, tout un espalier d’apôtres, de saints et de patriarches montant, en une ramure dense et serrée, du bas du panneau, finissant par éclater, de chaque côté du cadre, en une extrême floraison d’anges qui se détachent sur le bleu du ciel, avec leurs chefs ensoleillés de nimbes.

La disposition de ces personnages est ainsi conçue :

À gauche, — au bas du trône, sous le dais de style gothique, prient agenouillés : l’Évêque saint Nicolas de Myre, mitré et étreignant sa crosse à la hampe de laquelle pend, comme un drapeau replié, le manipule ; le roi saint Louis, à la couronne fleurdelysée ; les moines saint Antoine, saint Benoît, saint François, saint Thomas qui montre un livre ouvert sur lequel sont écrits les premiers versets du Te Deum ; saint Dominique un lys à la main, saint Augustin une plume ; puis, en remontant, les apôtres saint Marc, saint Jean, portant leurs évangiles ; saint Barthélemy exhibant le coutelas qui servit à l’écorcher ; saint Pierre, saint André, saint Jean-Baptiste ; puis, en remontant encore, le patriarche Moïse ; — enfin, la théorie pressée des Anges, se découpant sur l’azur du firmament, les têtes ceintes d’une auréole d’or.

À droite, — en bas, vue de dos, à côté d’un moine qui est peut-être saint Bernard, Marie-Madeleine à genoux près d’un vase d’aromates, dans une robe d’un rouge vermillon ; puis derrière elle, sainte Cécile, couronnée de roses ; sainte Claire ou sainte Catherine de Sienne, coiffée d’un béguin bleu semé d’étoiles ; sainte Catherine d’Alexandrie, appuyée sur la roue de son supplice ; sainte Agnès caressant un agneau couché dans ses bras ; sainte Ursule dardant une flèche, d’autres dont les noms sont inconnus ; toutes saintes, faisant vis-à-vis à l’Évêque, au roi, aux religieux, aux fondateurs d’ordres ; puis s’élevant le long des degrés du trône, saint Étienne avec la palme verte des martyrs ; saint Laurent avec son gril ; saint Georges couvert d’une cuirasse et coiffé d’un casque ; saint Pierre le Dominicain, reconnaissable à son crâne fendu ; puis, en s’exhaussant encore, saint Matthieu, saint Philippe, saint Jacques le Majeur, saint Jude, saint Paul, saint Matthias, le roi David ; — enfin, en face des Anges de gauche, un groupe d’Anges dont les faces, cernées de ronds d’or, s’enlèvent sur l’horizon d’un outremer pur.

Malgré les sévices des réparations qu’il endura, ce panneau, gravé et gaufré d’or, resplendit avec la claire fraîcheur de sa peinture au blanc d’œuf.

En son ensemble, il figure un escalier de la vue, si l’on peut dire, un escalier circulaire à double rampe, aux marches d’un bleu magnifique, tapissées d’or.

La première, à gauche, en bas, est simulée par l’azur du manteau de saint Louis, puis d’autres grimpent, feintes par un coin entrevu d’étoffe, par la robe de saint Jean et, plus haut encore, avant que d’atteindre la nappe en lazulis du firmament, par la robe du premier des Anges.

La première, à droite, en bas, par la mante de sainte Cécile, d’autres par le corsage de sainte Agnès, les draperies de saint Étienne, la tunique d’un prophète, plus haut encore, avant que d’arriver à la lisière en lapis du ciel, par la robe du premier des Anges.

Le bleu qui domine dans le tableau est donc construit régulièrement, en échelons, espacé en vis-à-vis, presque de la même manière, de chaque côté du trône. Et cet azur épandu sur des costumes dont les plis sont à peine accusés par des blancs est d’une sérénité extraordinaire, d’une candeur inouïe. C’est lui qui, avec le secours des ors dont les lueurs cerclent les têtes, courent ou se tortillent sur les bures noires des moines, en Y sur la robe de saint Thomas ; en soleil ou plutôt en chrysanthèmes chevelus sur les frocs de saint Antoine et de saint Benoît ; en étoiles sur la coiffe de sainte Claire ; en broderies ajourées, en lettres formant des noms, en plaques de gorgerins sur les vêtements des autres saintes ; c’est lui qui donne l’âme colorée de l’œuvre. Tout en bas de la scène, un coup de rouge magnifique, celui de la robe de Madeleine, qui se répercute dans la couleur de flamme de l’un des degrés du trône, reprend çà et là, atténué sur des bouts perdus d’étoffe ou se dissimule, étouffé sous des ramages d’or, comme dans la chape de Saint Augustin, aide, ainsi qu’un tremplin, pour enlever le merveilleux accord.

Les autres couleurs ne semblent plus jouer là que le rôle de nécessaires remplissages, d’indispensables étais. Elles sont, d’ailleurs, pour la plupart, d’une vulgarité, d’une laideur qui déconcertent. Voyez les verts : ils vont de la chicorée cuite à l’olive, pour aboutir à l’horreur absolue dans deux des marches du trône qui barrent la toile de deux traînées d’épinards tombés dans du macadam. Le seul vert qui soit supportable est celui du manteau de sainte Agnès, un vert parmesan très nourri de jaune que ravitaille encore, sur sa doublure aperçue, le voisinage complaisant d’un orange.

Voyez, d’autre part, ce bleu que l’Angelico manie si somptueusement dans les teintes célestes ; s’il le fonce, il devient aussitôt moins ample et presque terne ; exemple : celui qui colore le béguin de sainte Claire.

Mais ce qui est plus surprenant, c’est que ce peintre éloquent du bleu balbutie lorsqu’il touche à cette autre teinte angélique qu’est le rose. Le sien n’est ni léger, ni ingénu ; il est trouble, couleur de sang lavé d’eau, de taffetas d’Angleterre, à moins qu’il ne tourne au lieu de vin ; tel celui qui s’étend sur les manches du Christ.

Et il se révèle plus lourd encore sur les joues des saints. Il est, en quelque sorte, glacé, de même qu’une croûte de pâtisserie ; il a le ton d’un sirop de framboise noyé dans de la pâte à l’œuf.

Et ce sont là, en somme, les seules couleurs dont l’Angelico se sert : un bleu de ciel magnifique et un bleu vil, un blanc quelconque, un rouge éclatant, des roses mornes, un vert clair, des verts foncés et des ors. Ni jaune clair d’immortelles, ni paille lumineuse, tout au plus un jaune lourd et sans reflets pour les cheveux des saintes ; aucun orange vraiment franc, aucun violet faible ou valide, sinon dans une doublure clandestine de mante et dans la robe à peine visible d’un saint, coupé par le liseré du cadre ; aucun brun qui ne se cache. Sa palette est, on le voit, restreinte.

Et elle est symbolique, si l’on y songe : il a fait certainement pour ses tons, ce qu’il a fait pour toute l’ordonnance de son œuvre. Son tableau est l’hymne de la chasteté et il a échelonné, autour du groupe formé par Notre Seigneur et sa Mère, les Saints qui avaient le mieux concentré cette vertu sur la terre : saint Jean-Baptiste qu’étêta la trémoussante impureté d’une Hérodiade ; saint Georges qui sauva une vierge de l’emblématique dragon ; des Saintes telles que sainte Agnès, sainte Claire, sainte Ursule ; des chefs d’ordres, tels que saint Benoît et saint François ; un roi tel que saint Louis ; un évêque tel que saint Nicolas de Myre qui empêcha la prostitution de trois jeunes filles qu’un père affamé voulait vendre. Tout jusqu’aux plus petits détails, depuis les attributs des personnages jusqu’aux marches du trône dont le nombre correspond aux neuf chœurs des anges, est symbolique, dans cette œuvre.

Il est, par conséquent, permis de croire qu’il a choisi les couleurs pour les allégories qu’elles expriment.

Le blanc, symbole de l’Être supérieur, de la Vérité absolue, employé par l’Église dans ses ornements pour la fête de Notre Seigneur et de la Vierge, parce qu’il annonce la bonté, la virginité, la charité, la splendeur, la sagesse divine lorsqu’il se magnifie dans l’éclat pur de l’argent.

Le bleu, parce qu’il rend la chasteté, l’innocence, la candeur.

Le rouge, couleur de la robe de saint Jean, comme le bleu est la couleur de la robe de Marie, dans les œuvres des Primitifs, le rouge, parure des offices du Saint-Esprit et de la Passion, parce qu’il traduit la charité, la souffrance et l’amour.

Le rose, l’amour de l’éternelle sapience, et aussi, d’après sainte Mechtilde, la douleur et le tourment du Christ.

Le vert, dont la liturgie use dans les temps de pèlerinage et qui semble la couleur préférée de la sainte Bénédictine lui décernant le sens de fraîcheur d’âme et de sève perpétuelle ; le vert qui, dans l’herméneutique des tons, indique l’espoir de la créature régénérée, le souhait du dernier repos, qui est aussi la marque de l’humilité, selon l’anonyme anglais du XIIIe siècle, de la contemplation d’après Durand de Mende.

Par contre, l’Angelico s’est volontairement abstenu d’utiliser les nuances qui désignent les qualités des vices, sauf, bien entendu, celles adoptées pour les costumes des ordres monastiques qui en dénaturent complètement le sens.

Le noir, teinte de l’erreur et du néant, seing de la mort, dans l’Église, image, suivant la sœur Emmerich, des dons profanés et perdus.

Le brun, qui, d’après la même sœur, est synonyme d’agitation, d’aridité, de sécheresse, de négligences ; le brun, qui composé de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin, est satanique.

Le gris, la cendre de la pénitence, le symptôme des tribulations, selon l’Évêque de Mende, le signe du demi-deuil, substitué naguère au violet dans le rit Parisien, pendant le temps du Carême ; mariage du blanc et du noir, des vertus et des vices, des joies et des peines ; miroir de l’âme, ni bonne, ni mauvaise, de l’être médiocre, de l’être tiède que Dieu vomit ; le gris ne se relevant que par l’adjonction d’un peu de pureté, d’un peu de bleu, pouvant, alors qu’il se mue en un gris perle, devenir une nuance pieuse, un pas vers le ciel, un acheminement dans les premières voies de la Mystique.

Le jaune, considéré par la sœur Emmerich comme l’indice de la paresse, de l’horreur de la souffrance, et qui, souvent assigné, au Moyen Âge, à Judas, est le stigmate de la trahison et de l’envie.

L’orangé, qui se signale ainsi que la révélation de l’amour divin, l’union de l’homme à Dieu, en mélangeant le sang de l’Amour aux tons peccamineux du jaune, mais qui peut être pris dans une plus mauvaise acception, dans un sens de mensonge, d’angoisse, manifester, lorsqu’il tourne au roux, les défaites de l’âme surmenée par ses fautes, la haine de l’amour, le mépris de la grâce, la fin de tout.

La feuille morte, qui témoigne de la dégradation morale, de la mort spirituelle, de l’espoir du vert à jamais perdu.

Enfin, le violet, que l’Église revêt pour les dimanches d’Avent et de Carême et pour les offices de pénitence. Il fut la couleur du drap mortuaire des rois de France ; il nota, pendant le Moyen Âge, le deuil et il demeure à jamais la triste livrée des exorcistes.

Ce qui est moins explicable, par exemple, c’est le choix limité des types de visages qu’il préféra ; car ici, le symbole est inutile. Voyez, en effet, ses hommes. Les Patriarches, aux têtes barbues n’ont point ces chairs d’hosties presque lucides ou ces os perçant le parchemin d’un épiderme sec et diaphane, comme cette fleur de lunelle, connue sous le nom de monnaie du Pape ; tous ont des physionomies régulières et aimables ; tous sont gens sanguins et bien portants, attentifs et pieux ; ses moines ont, eux aussi, la face pleine et les joues roses ; aucun de ses saints n’a l’allure d’un Père du Désert, accablé par les jeûnes, la maigreur épuisée d’un ascète ; tous ont des traits vaguement semblables, une corpulence similaire et des teints pareils. Ils figurent sur ce tableau une placide colonie de très braves gens.

Ils apparaissent ainsi, du moins au premier coup d’œil.

Et les femmes sont toutes également de la même famille ; elles sont des sœurs aux ressemblances plus ou moins fidèles ; toutes sont blondes et fraîches, avec des yeux couleur de tabac clair, des paupières pesantes, des visages ronds ; toutes forment un cortège de types un peu gnan-gnan à cette Vierge au nez long, au crâne d’oiselle, agenouillée aux pieds du Christ.

Il y a en somme, pour tous ces personnages, à peine quatre types qui diffèrent, si nous tenons compte de l’âge plus ou moins avancé de chacun d’eux, des modifications imposées par la coiffure, par le port de la barbe ou la rasure, des poses de profil ou de face qui les distinguent.

Les seuls qui ne soient pas d’ensemble presque uniforme, ce sont les Anges aux adolescences asexuées, toutes charmantes. Ils sont d’une incomparable pureté, d’une candeur plus qu’humaine, avec leurs robes bleues, roses, vertes, fleuretées d’or, leurs cheveux blonds ou roux, tout à la fois aériens et lourds, leurs yeux chastes et baissés, leurs chairs blanches telles que des moelles d’arbres. Graves et ravis, ils jouent de l’angélique et du théorbe, de la viole d’amour et du rebec, chantent l’éternelle gloire de la Très Sainte Mère.

En résumé, au point de vue des types, ainsi qu’au point de vue des couleurs, les choix de l’Angelico sont réduits.

Mais alors, malgré la troupe exquise des Anges, ce tableau est monotone et banal, cette œuvre si vantée est surfaite ?

Non, car ce « Couronnement de la Vierge » est un chef-d’œuvre et il est encore supérieur à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire ; et, en effet, il dépasse toute peinture, parcourt des régions où jamais les mystiques du pinceau n’ont pénétré.

Là, ce n’est plus un travail manuel même souverain, ce n’est plus un ouvrage spirituel, vraiment religieux, ainsi que Roger Van der Weyden et Quentin Metsys en firent ; c’est autre chose. Avec l’Angelico, un inconnu entre en scène, l’âme d’un mystique arrivé à la vie contemplative et l’effusant, ainsi qu’en un pur miroir, sur une toile.

C’est l’âme d’un extraordinaire moine, d’un saint que nous voyons dans cette glace colorée où elle s’épand sur des créatures peintes. Et cette âme, on peut juger de son degré d’avancement dans les voies de la Perfection, par l’œuvre qui la répercute.

Ses Anges, ses Saints, il les mène jusqu’à la vie Unitive, jusqu’au suprême degré de la Mystique. Là, les douleurs des lentes ascensions ne sont plus ; c’est la plénitude des joies tranquilles, la paix de l’homme divinisé ; l’Angelico est le peintre de l’âme immergée en Dieu, le peintre de ses propres aîtres.

Et il fallait un moine pour tenter cette peinture. Certes, les Metsys, les Memling, les Thierry Bouts, les Gérard David, les Roger Van der Weyden, étaient d’honnêtes et de pieuses gens. Ils imprégnèrent leurs panneaux d’un reflet céleste ; eux aussi, réverbérèrent leur âme dans les figures qu’ils peignirent, mais s’ils les marquèrent d’une étampe prodigieuse d’art, ils ne purent que leur donner l’apparence d’une âme débutant dans l’ascèse chrétienne ; ils ne purent représenter que des gens demeurés comme eux dans les premières pièces de ces châteaux de l’âme dont parle sainte Térèse et non dans la salle au centre de laquelle se tient, en rayonnant, le Christ.

Ils étaient, suivant moi, plus observateurs et plus profonds, plus savants et plus habiles, plus peintres même que l’Angelico, mais ils étaient préoccupés de leur labeur, vivaient dans le monde, ne pouvaient bien souvent s’empêcher de donner à leurs Vierges des allures d’élégantes dames, étaient obsédés par des souvenirs de la terre, ne s’enlevaient pas hors de leur existence coutumière en travaillant, restaient, en un mot, des hommes. Ils ont été admirables, ils ont exprimé les instances d’une ardente Foi, mais ils n’avaient pas reçu cette culture spéciale qui ne se pratique que dans le silence et la paix du cloître. Aussi, n’ont-ils pu franchir le seuil du domaine séraphique où vaguait ce naïf qui n’ouvrait ses yeux fermés par la prière que pour peindre, ce moine qui n’avait jamais regardé au dehors, qui n’avait jamais vu qu’en lui.

Ce que l’on sait de sa vie justifie d’ailleurs cette peinture. Il était un humble et tendre religieux qui faisait oraison avant de toucher à ses pinceaux et ne pouvait dessiner une crucifixion, sans fondre en larmes.

Au travers du voile de ses pleurs, sa vision s’angélisait, s’effusait dans les clartés de l’extase et il créait des êtres qui n’avaient plus que l’apparence humaine, l’écorce terrestre de nos formes, des êtres dont les âmes volaient déjà loin de leurs cages charnelles. Scrutez son tableau et voyez comme l’incompréhensible miracle de cet état d’âme qui surgit, s’opère.

Les types des Apôtres, des Saints sont, nous l’avons dit, quelconques. Eh bien, fixez le visage de ces hommes et discernez combien, au fond, ils aperçoivent peu la scène à laquelle ils assistent ; quelle que soit l’attitude que leur attribue le peintre, tous sont recueillis en eux-mêmes et contemplent la scène, non avec les yeux de leurs corps mais avec les yeux de leurs âmes. Tous examinent en eux-mêmes ; Jésus les habite, et ils le considèrent mieux dans leur for intérieur que sur ce trône.

Et il en est de même des Saintes. J’ai avancé qu’elles avaient l’air insignifiant et c’est vrai ; mais ce que leurs traits, à elles aussi, se transforment et s’effacent sous l’épreinte divine ! elles vivent noyées d’adoration, s’élancent, immobiles, vers le céleste Époux. Une seule, demeure mal dégagée de sa gaine matérielle, sainte Catherine d’Alexandrie qui, avec ses yeux pâmés, ses prunelles d’eau saumâtre, n’est ni simple ni candide, ainsi que ses autres sœurs ; celle-là voit encore la forme hominale du Christ, celle-là est encore femme ; elle est, si l’on peut dire, le péché de cette œuvre !

Mais tous ces gradins spirituels, enrobés dans des figures d’êtres, ne sont, en somme, que l’accessoire de ce tableau. Ils sont placés là, dans l’auguste assomption des ors et la chaste ascension des bleus, pour mener par un escalier de pures joies au palier sublime où se dresse le groupe du Sauveur et de la Vierge.

Alors, devant la Mère et le Fils, l’artiste exalté déborde. On croirait que le Seigneur qui s’infond en lui le transporte au delà des sens, tant l’amour et la chasteté sont personnifiés dans son panneau, au-dessus de tous les moyens d’expression dont dispose l’homme.

Rien, en effet, ne saurait exprimer la prévenance respectueuse, la diligente affection, le filial et le paternel amour de ce Christ qui sourit, en couronnant sa Mère ; et, Elle, est plus incomparable encore. Ici, les vocables de l’adulation défaillent ; l’invisible apparaît sous les espèces des couleurs et des lignes. Un sentiment de déférence infinie, d’adoration intense et pourtant discrète, sourd et s’épand de cette Vierge qui croise les bras sur sa poitrine, tend une petite tête de colombe, aux yeux baissés, au nez un peu long, sous un voile. Elle ressemble à l’Apôtre saint Jean placé derrière Elle, paraît être sa fille et Elle confond, car de ce doux et fin visage qui, chez tout autre peintre, ne serait que charmant et futile, émane une candeur unique. Elle n’est même plus en chairs ; l’étoffe qui la vêt s’enfle doucement au souffle du fluide qu’elle modèle ; Marie vit dans un corps volatilisé, glorieux.

On conçoit certains détails de l’abbesse d’Agréda qui la déclare exempte des souillures infligées aux femmes ; l’on comprend saint Thomas avérant que sa beauté clarifiait, au lieu de les troubler, les sens.

Elle est sans âge ; ce n’est pas une femme et ce n’est déjà plus une enfant. Et l’on ne sait même si Elle est une adolescente, à peine nubile, une fillette, tant elle est sublimée, au-dessus de l’humanité, hors le monde, exquise de pureté, à jamais chaste !

Elle demeure sans rapprochement possible dans la peinture. Les autres Madones sont, en face d’Elle, vulgaires ; elles sont, en tout cas, femmes ; Elle seule est bien la blanche tige du blé divin, du froment eucharistique ; Elle seule est bien l’Immaculée, la « Regina Virginum » des Litanies, et Elle est si jeune, si ingénue, que le Fils semble couronner, avant même qu’Elle ne l’ait conçu, sa Mère !

Et c’est là vraiment qu’éclate le génie surhumain du doux moine. Il a peint comme d’autres ont parlé, sous l’inspiration de la grâce ; il a peint ce qu’il voyait en lui, de même que sainte Angèle de Foligno a raconté ce qu’elle entendait en elle. Ils étaient, l’un et l’autre, des mystiques fondus en Dieu ; aussi la peinture de l’Angelico est-elle une peinture du Saint-Esprit, blutée au travers d’un tamis épuré d’art.

Et si l’on y réfléchit, cette âme est plutôt celle d’une Sainte que celle d’un Saint ; que l’on se reporte, en effet, à ses autres tableaux, à ceux, par exemple, où il voulut rendre la Passion du Christ ; l’on ne se trouve plus en face des tumultueuses pages d’un Metsys ou d’un Gründwald ; il n’a ni leur âpre virilité, ni leur sombre énergie, ni leurs tragiques émois ; lui, pleure, à la douleur désespérée d’une femme. Il est une moniale d’art plus qu’un moine, et c’est de cette sensibilité toute amoureuse, plus particulièrement réservée, dans l’état mystique aux femmes, qu’il a su tirer les touchantes oraisons de ses œuvres et leurs tendres plaintes.

N’est-ce pas aussi de cette complexion spirituelle, si féminine, qu’il put également extraire, sous l’impulsion de l’Esprit, l’allégresse tout angélique, l’apothéose vraiment splendide de Notre Seigneur et de sa Mère, telle qu’il la peignit dans ce « Couronnement de la Vierge » qui, après avoir été révéré, pendant des siècles, dans l’église saint Dominique de Fiesole, s’abrite, admiré maintenant dans la petite salle de l’École Italienne, au Louvre. »

  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’ouvrage de Joris-Karl Huysmans.